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Communiquer, juger et agir sous Staline

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La personne prise entre ses liens avec les proches et son rapport au système politico-idéologique

Bearbeitet von Malte Griesse

1. Auflage 2011. Buch. XII, 536 S. Hardcover ISBN 978 3 631 60446 5

Format (B x L): 14,8 x 21 cm Gewicht: 800 g

Weitere Fachgebiete > Medien, Kommunikation, Politik > Politische Ideologien >

Marxismus, Kommunismus

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1. INTRODUCTION

Ce travail porte sur le tissu des liens interpersonnels et son évolution, ainsi que sur la formation de la personne au sein et à partir de ses rapports de communica- tion à l’époque stalinienne. La personne se trouve dans un système de coordon- nées entre, d’une part, ses engagements interactifs multiples et, d’autre part, ses opérations réflexives visant à se positionner dans un contexte plus large, par rapport à l’ensemble du système politico-idéologique. L’étude est centrée sur les communistes engagés, notamment sur ceux que je qualifierais de fondateurs de l’Etat soviétique, à savoir les bolcheviks de la première heure, dont les liens personnels se sont constitués très souvent à partir d’un engagement militant commun, sous l’égide du Parti.

Il y a peu de sujets sur lesquels on a autant écrit que sur celui du stalinisme.

On pourrait remplir des bibliothèques entières ne serait-ce qu’avec les publica- tions sur l’URSS de l’entre-deux-guerres. C’était déjà le cas à l’époque soviéti- que, lorsque la quantité de sources accessibles aux chercheurs occidentaux était encore assez limitée. L’ouverture des archives vers la fin de la perestroïka a provoqué une véritable prolifération de publications ; elle ne semble pas se tarir, bien que depuis l’avènement de l’ex-agent du KGB Poutine à la tête de la Fédé- ration de la Russie en 1999/2000 les conditions d’accès aux documents se soient détériorées et que l’intérêt de la politique occidentale pour la Russie décroisse toujours davantage – avec des répercussions sensibles sur le financement de la recherche aussi bien à l’Ouest qu’en Russie (où un grand nombre de projets de recherche sont financés ou co-financés par des organismes occidentaux). Même si personne ne sait de quelle manière la politique des archives va évoluer dans un avenir proche, nombre d’historiens craignent le « pire », bien que la politique des archives ne soit que la face visible des changements plus profonds de la vie publique en Russie.

1) Recherche historique spécialisée et commémoration

En réalité, ce n’est pas en premier lieu le fait d’exhumer encore des millions et des millions de dossiers poussiéreux des dépôts secrets des archives russes qui va modifier l’image que le passé soviétique revêt auprès de la population, image dont tant de représentants sont encore naturellement imprégnés. Depuis un cer- tain temps, on peut observer la façon dont le fossé se creuse entre les résultats d’une recherche historique de plus en plus sophistiquée et riche en sources d’une part, et la diffusion d’une nouvelle représentation tendancieuse de l’Histoire dans des manuels scolaires, des ouvrages de vulgarisation et des publications populaires, d’autre part. La nouvelle « culturologie » – née peu après l’effondrement de l’Union soviétique et la disparition avec elle du marxisme- léninisme comme discipline obligatoire – commence à combler le vide idéologi-

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que par la résurgence de modèles organicistes d’Histoire inspirés de ceux de Spengler. Ces modèles cherchent ainsi à expliquer la naissance, l’épanouissement, le déclin et la mort des civilisations dans le cadre d’une conception circulaire, dans laquelle le vieillissement de l’Occident donnerait lieu à l’essor d’une nouvelle grandeur de la Russie.1 Cela va de pair avec une renais- sance de l’Eglise orthodoxe, qui semble largement encadrer spirituellement les nouvelles tendances nationales-chauvinistes et orchestrer les efforts idéologi- ques du nouvel Etat dans ce sens.2

Face à la diffusion d’informations virtuelles, pratiquement incontrôlable, d’origine russe et occidentale, l’Etat ne cherche plus vraiment à tenir la recher- che historique sous sa tutelle. Mais il s’est, au fur et à mesure, ré-emparé des médias clés – aussi bien par des procédés de monopolisation économique que par des contraintes législatives – afin de dicter une nouvelle vision enjolivée et nationaliste du passé russe, où l’époque soviétique reste en grande partie éclip- sée et où l’on cherche principalement à renouer avec le passé impérial. A une exception près cependant : celle de la « Grande Guerre Patriotique » dont on a gardé, très significativement, le nom. La guerre est non seulement le symbole des efforts héroïques d’un peuple multinational qui, face à la menace d’un ad- versaire atroce dans sa politique exterminatoire, a retrouvé sa capacité d’action après et malgré la paralysie presque générale qui régnait pendant la Terreur des années 1930. Mais elle est aussi redevenue le symbole des exploits d’un Etat russe fort, lequel a atteint l’apogée de son pouvoir et a acquis son statut in- contesté de superpuissance sous la direction de Staline. A cet égard nous ne sommes pas loin de l’interprétation donnée par Staline lui-même dans son célè- bre toast au peuple russe.3 La guerre est revisitée, après les relectures de Khrouchtchev puis de la perestroïka, comme une lutte héroïque de la nation russe unifiée sous la direction (circonspecte) de son leader suprême, dont les erreurs stratégiques graves – surtout au début – ont coûté inutilement des mil-

1 Voir Scherrer (2003). D’où la popularité en Russie de théories comme celle du « choc des civilisations » de Samuel Huntington.

2 Voir le renouveau de l’antisémitisme, de la xénophobie en général, orienté notamment contre les Caucasiens et les Asiatiques, mais aussi contre de petites nationalités comme les peuples du Caucase septentrional ou les Bachkires, prend place à l’intérieur même de la Fédération russe, qui reste toujours un Etat multiethnique, même si la sécession des Républiques soviétiques non russes a fait des Russes l’ethnie majoritaire en Russie, et de loin. Pour ce qui est de l’influence de l’Eglise et son alliance (malsaine die Wer- tung ist hier sehr hart) avec l’Etat et la justice, confère le procès contre les artistes au- tour d’Anna Aluk et Jurij Samodurov, dirigeant du Centre Sakharov à Moscou, qui ont organisé en 2003 l’exposition « Attention, religion ». L’exposition fut violemment atta- quée par un groupe de « croyants orthodoxes » ; or, ce ne furent pas les détracteurs de l’exposition, mais les artistes qui furent condamnés pour « fomentation de dissension nationale et religieuse ». Ryklin (2006)

3 Pravda du 25.05.1945. Sur la commémoration de la Seconde Guerre mondiale en Rus- sie voir Lovell (2010).

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1) Recherche historique spécialisée et commémoration 3

liers de vies soviétiques (ce qui a été pratiquement passé sous silence),4 pour ne pas parler des millions de victimes à l’intérieur des frontières durant les périodes de paix. Le troisième pilier de légitimité, outre la nation grand-russe et son lea- der politique, est, dans cette nouvelle représentation historique, l’Eglise ortho- doxe, qui aurait pris en main, côte à côte et en parfaite harmonie avec l’Etat, la défense du territoire et du peuple contre l’envahisseur.

En effet, déjà dans l’immédiat après-guerre, l’événement même, ainsi que la victoire comme couronnement de la tragédie, s’étaient transformés en un nou- veau mythe fondateur qui appuyait désormais la Révolution dans sa fonction légitimatrice du régime stalinien en place (d’où la rupture de 1945 qui coupe en quelque sorte l’histoire soviétique en deux parties, rupture plus marquante enco- re que la mort de Staline et toutes ses conséquences).5 Et, curieusement, en dépit de toutes les atrocités et des traumatismes qu’elle a engendrés, la guerre semble avoir été perçue comme une sorte de soulagement psychologique par une grande partie de la population, qui fut tout d’un coup libérée de l’exigence implicite et latente d’être heureuse dans les nouvelles conditions extraordinaires que seul le pays socialiste était censé offrir à ses citoyens. Pour la première fois, tristesse, deuil et mélancolie devenaient légitimes, on pouvait pleurer ses morts ouverte- ment sans remords, et faire part de ses douleurs à autrui sans tabou.6 Or, depuis les dérapages de la perestroïka au cours de laquelle les démarches encouragées par la nouvelle transparence (glasnost’) ont bientôt abouti à un « dévoilement » (razoblaenie) de Staline et de la collectivisation, le nouvel iconoclasme a rapi- dement atteint Lénine lui-même, et avec lui le mythe de la Révolution, laquelle reste largement identifiée à la personne du fondateur du « bolchevisme ». Les tentatives pour distinguer les deux Révolutions de 1917, l’une démocratique,

4 Une exception à cette glorification de la victoire et de la guerre dans la représentation historique populaire d’aujourd’hui est le film Štrafbat de Nikolaj Dostal’ qui raconte, à partir d’une documentation d’archives fournie, le destin d’un bataillon disciplinaire, composé de représentants de différentes catégories d’« ennemis du peuple » et de crimi- nels qui ont la « chance » de pouvoir racheter leur « culpabilité » en servant de chair à canon.

5 Cf. surtout Weiner (2001). Voir aussi Pixoja (1998). En novembre 2005, lors d’une présentation de son travail sur une nouvelle Histoire de l’Union soviétique au Davis Center (Harvard University) Andrea Graziosi s’est prononcé en faveur de 1953 comme césure principale. Significativement il a révisé son concept original, ce qui se montre très clairement dans la périodisation de son livre (du premier tome) qui vient de sortir, Graziosi (2007).

6 Voir Merridale (2000), selon laquelle le chagrin individuel lié à la perte de proches ne fut pleinement reconnu et « naturalisé » que dans l’idée d’un « chagrin de tout le peu- ple » [vsenarodnoe gore] à la suite de la guerre. Fitzpatrick (2004) parle du Glückspro- blem, c’est-à-dire du problème d’être censé être toujours heureux, comme d’une caractéristique fondamentale de la vie émotionnelle contradictoire dans l’Union soviéti- que des années 1930.

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l’autre plutôt autoritaire, ont vite fait long feu, au moins pour ce qui s’est passé auprès du grand public.7

Reste aujourd’hui, dans la mémoire collective en Russie, le souvenir prégnant de la guerre, de cette guerre qui est toujours appelée « Grande Guerre Patrioti- que ». Alors que les enfants russes nés dans les années 1990 ont parfois du mal à dire ce qu’était la Révolution ou qui était Lénine, il est peu probable qu’ils com- prennent la référence à la guerre de 1812. Après la désorientation complète dans le domaine de l’enseignement de l’histoire, et le chaos qui a suivi l’évaporation de l’idéologie soviétique, on est actuellement en train d’établir un nouveau ca- non qui ne recule même plus devant des falsifications éclatantes, notamment quand il s’agit de présenter aux jeunes les biographies hagiographiques des nou- veaux hommes forts.8 Ce dernier renoue ainsi, ne serait-ce qu’en partie, avec l’héritage stalinien pour ce qui est de la manipulation du passé historique afin de servir les fins politiques du moment. Le passé stalinien est ainsi réhabilité à plusieurs égards, ne serait-ce que de façon très partielle et non explicite. A la différence du cas de la mémoire du national-socialisme, il n’y a jamais eu en Russie ce que les Allemands appellent la Vergangenheitsbewältigung, la dénon- ciation non équivoque des crimes du régime passé qui ne rejette pas toute la culpabilité sur les dirigeants politiques et leurs soutiens les plus actifs. Elle tient également compte de la responsabilité de ceux qui ont profité du régime et qui y ont vécu tranquillement, sans s’opposer aux atrocités dont ils devenaient com- plices de par leur passivité.

Certes, la situation est peu comparable, non seulement parce que l’Union so- viétique n’a pas connu la défaite et la pression morale (tout à fait compréhensi- ble) des vainqueurs, mais aussi parce que la Terreur du régime stalinien ne s’est pas limitée à un groupe clairement circonscrit et pouvait littéralement atteindre tout citoyen individuellement, y compris les « bien-croyants », du moins pen- dant certaines phases, notamment dans la seconde moitié des années 1930 – une situation de menace ubiquiste qui a incontestablement marqué la psychologie des gens sur le long terme. Toutefois, même si chacun était potentiellement menacé et pouvait se trouver victime de purges à tout moment (pendant certai- nes périodes), il fallait dans le même temps une participation large, directe ou indirecte, à l’entretien de cette machinerie infernale de la Terreur et à tout ce qui l’entourait. De sorte qu’en effet la distinction presque essentialiste entre victi- mes et coupables, telle qu’elle est reproduite dans certaines variantes du modèle totalitariste – qui jouit d’une immense popularité dans la Russie d’aujourd’hui –, pose, de par sa tendance à une polarisation simplificatrice, énormément de pro- blèmes. Ces problèmes sont en quelque sorte comparables à ceux qui se dressent

7 Il n’y en Russie presque aucun historien qui s’intéresse à la Révolution de février. Une des rares exceptions est Boris Kolonickij. Voir Kolonickij (2000), Figes/ Kolonitskii (1999).

8 Ainsi, dans les nouveaux manuels d’histoire, la biographie de Poutine relève plutôt de la fiction. Scherrer (2005).

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1) Recherche historique spécialisée et commémoration 5

inversement en Allemagne, où la notion de Kollektivschuld (culpabilité collecti- ve) hante toujours les esprits et empêche souvent une évaluation nuancée de comportements individuels, situés dans un environnement complexe.9 Si l’on peut observer en Allemagne dans le débat public sur le national-socialisme, un penchant vers l’auto-accusation, la position adoptée le plus souvent aujourd’hui en Russie s’avère plutôt être celle de la justification et de l’auto-victimisation, du moins lorsqu’on n’évite pas complètement de parler de cette époque de

« cauchemards ».10 Dans une telle conjoncture politique et émotionnelle, les historiens russes qui travaillent sur l’époque soviétique sont peu écoutés et qua- siment marginalisés dans leur propre pays.11 Il n’est pas exclu que l’absence des Russes dans le champ de recherche de leur histoire contemporaine contribue à alimenter ce mélange de timidité et de condescendance avec lequel les historiens sérieux travaillant sur l’époque soviétique traitent, ou plutôt ignorent, les « char- latans » de la nouvelle vulgate prisée par la science populaire et la culturologie (laquelle commence à propager de vieux mythes sur la grandeur d’une Russie autocrate qui intègrent sans peine l’héritage de Staline comme grand homme politique et figure paternelle et dont l’impact sur l’opinion publique en Russie est considérable, comme en témoigne l’énorme diffusion de leurs publica- tions).12 La communication est ainsi gravement perturbée, et avec elle la fonc- tion de la recherche historique comme correctif de la « science » populaire.

9 Un exemple éloquent des péripéties de ce débat est la discussion déclenchée en Allema- gne par le livre de Goldhagen (1997), un livre, plutôt médiocre sur le plan scientifique, qui ne se soucie pas de différencier les cas individuels, mais attribue collectivement aux Allemands un trait presque inné qui les rendrait susceptibles d’être des « exécuteurs obéissants ». Dans un tout autre contexte, on n’aurait guère porté attention à une telle hypothèse simpliste ; mais dans le cas présent, le livre a été reçu élogieusement et il y eut très peu d’objections de fond contre ses généralisations et ce, même dans les milieux professionnels d’historiens.

10 Les questions liées à la vie quotidienne, qui ont tendance à être traitées séparément du politique et suggèrent l’existence d’une vie personnelle et sociale à part, avec une forte ingérence de l’Etat, mais sans une participation active des gens du commun [obyvateli]

à ce qui relèverait de la sphère politique, commencent ces dernières années en Russie à attirer l’attention d’un public toujours plus grand. Voir Lebina, istikov (2003), adressé à un plus grand public et symptomatiquement concentré sur deux périodes de réforme, la NEP et le dégel, faisant ainsi abstraction du règne de Staline qui a probablement été la période du plus fort enchevêtrement entre vie quotidienne et politique. Dans cette même veine, il y a récemment eu des séries télévisées sur l’appartement communautai- re. Voir aussi les remarques critiques de Harris (2005), surtout p.590-591.

11 Dans les salles de lectures des archives (surtout à Moscou), qui conservent essentielle- ment des documents du 20e siècle, on trouve généralement plus d’étrangers que de Rus- ses. En revanche, les chercheurs russes peuplent les dépôts spécialisés en histoire prérévolutionnaire et plus ancienne, où les étrangers forment une minorité infime. On peut observer un déséquilibre similaire dans les conférences internationales ou lors de rencontres bilatérales entre chercheurs russes et étrangers.

12 Il suffit de se promener dans un des grandes librairies moscovites pour s’en convaincre.

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En ce qui concerne la conscience historique et la mémoire quelque peu éclec- tique du stalinisme chez les non-spécialistes, l’idée d’une période cauchemar- desque avec Staline comme son auteur et une population-victime semble aller de pair avec la glorification du secrétaire général comme grand homme politique.

Cette situation apparemment paradoxale rappelle ce que racontent de nombreux citoyens soviétiques, même ceux qui se considéraient hostiles au régime stali- nien, au sujet de leurs propres réactions lors de la nouvelle de la mort du dicta- teur : larmes, désespoir et perplexité devant le vide qu’aurait laissé malgré tout ce « géant ». N’est-ce pas comparable à ce que nous savons du syndrome de Stockholm, ce phénomène psychologique complexe d’identification des otages à leurs ravisseurs ? Cette identification se prolonge bien au-delà de la durée du pouvoir absolu qu’exercent les seconds sur les premiers et elle aboutit même dans certains cas à des relations amoureuses. L’association s’impose en effet si l’on tient compte de l’emploi massif du vocabulaire affectif vis-à-vis du leader politique – aussi bien dans le discours public que dans les millions de lettres

« personnelles » adressées aux autorités, où le mot « amour » [ljubov’] figure largement.13

S’il existe toujours un traumatisme collectif du stalinisme, qui a jusqu’à pré- sent empêché un traitement historique à grande échelle et qui a contribué à ce que les propos fort élaborés des historiens russes sur le phénomène soient igno- rés par l’opinion publique du pays, que peut-on alors espérer d’une monographie

13 Dans la littérature le syndrome de Stockholm est généralement attribué à une régression psychologique de la victime, qui se retrouve dans une dépendance totale vis-à-vis du ra- visseur : elle reproduit alors la relation parent-enfant et les formes d’identification mas- sive qui l’accompagnent. Voir description et théorie par une victime particulièrement parlante, Reemtsma (1997). On a également essayé d’appliquer ce modèle de régression (et d’identification infantile avec la figure du parent tout-puissant) aux victimes de tor- ture et de violence politique sous des régimes dictatoriaux. Bien qu’il y ait des parallèles et parfois des symptômes proches, ce modèle simplificateur ignore le poids des valeurs et des convictions politiques qui entrent en jeu chez des adultes et notamment chez des opposants qui sont, de par leur engagement politique antérieur, mentalement préparés à la possibilité d’être persécutés. Sans que cela veuille dire que leur conscience les met en condition de ne pas succomber à la force, ils ont d’autres ressources à leur disposition pour intégrer dans leur univers de sens ce qu’ils subissent : ils souffrent pour leur cause, malgré tout. Pour une critique qui cherche à combiner les concepts de la psychanalyse avec la théorie des systèmes de Luhmann voir : Regner (2000/2001). Néanmoins, pour le stalinisme, le problème est encore plus complexe, dans la mesure où le régime y a persécuté et réprimé aussi bien des opposants véritables (comme dans des dictatures du genre latino-américain), que des « bien-croyants », lesquels n’ont jamais eu le moindre mot contre le régime, et pour certains, s’identifiaient avec le système au point de s’autosacrifier. L’exemple le plus connu est sans doute celui de Buxarin, notamment ce- lui qui s’exprime dans ses dernières lettres à l’adresse de Staline, lettres écrites de la prison où il attendait son procès et son exécution. Voir surtout Buxarin (2001) et Buxa- rin (1993), une documentation détaillée du cas Buxarin avec des documents traduits en anglais peut être trouvée dans Getty/ Naumov (1999), p.364-419.

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2) L’écriture de mémoires aujourd’hui 7

supplémentaire, écrite qui plus est par un étranger et dans une langue étrangère, sachant que cette posture est souvent perçue avec des préjugés opiniâtres qui veulent qu’une telle expérience soit inaccessible et incompréhensible pour des personnes de l’extérieur qui ne l’auraient pas vécue elles-mêmes ?14 Aussi pro- blématique que soit cette position, les préjugés de cette nature sont profondé- ment ancrés dans les consciences. Il serait donc présomptueux de croire qu’un nouveau travail historique puisse tout à coup atteindre des gens profondément traumatisés, soit par leurs propres actes et contributions à ce qu’ils reconnaissent vaguement comme un comble de l’inhumanité, soit par ce qu’ils ont subi, im- puissants face à un pouvoir répressif et omniprésent. Quelle que soit la nature de ce traumatisme, force est de constater qu’il n’est ni reconnu, ni digéré, et qu’il possède en cela le potentiel de se transmettre d’une génération à l’autre.15 2) L’écriture de mémoires aujourd’hui

Toutefois, en dépit du non-dit qui pèse toujours sur beaucoup d’expériences vécues à la période stalinienne et malgré l’absence d’un débat public sérieux sur le sujet, on peut observer un phénomène curieux et remarquable en ce qui concerne la mémoire du stalinisme : l’écriture de mémoires qui est pratiquée individuellement mais à grande échelle. En Russie, quand je raconte mon travail et l’utilisation que je fais des récits autobiographiques comme sources (entre autres), on me répond souvent : « ma grand-mère » ou « mon grand-père », etc.

« écrivent eux aussi leurs mémoires ». Et apparemment la demande ne manque guère, du moins à en juger par la quantité de mémoires publiés, même si la plu- part des manuscrits ne circulent qu’au sein de la famille et du cercle d’amis.

Mais depuis la perestroïka – où les mémoires de camps comme celles de Solje- nitsyne, Evgenija Ginzburg, Mandel’štam, etc. ont pour la première fois été éditées officiellement (signalant ainsi la possibilité nouvelle de critiquer et dé- noncer le régime soviétique) –, des institutions (comme « Memorial » et les

« Archives du peuple ») rassemblent des documents personnels (non publiés) et encouragent ainsi substantiellement le nouvel essor de l’écriture privée. Notam- ment chez les citoyens ordinaires, cette écriture acquiert un tout autre statut, ne

14 Ces dernières années, l’on entend de plus en plus de raisonnements de ce genre même de la part d’intellectuels, voire d’historiens, qui contestent de manière globale aux col- lègues étrangers la capacité d’interpréter adéquatement les documents, notamment ceux ayant trait à la croyance.

15 Les effets transgénératifs de traumatismes sont encore peu étudiés. Mais il est acquis que, notamment pendant le premier âge et la prime enfance, où le nourrisson (ou le petit enfant) est encore entièrement dépendant de son entourage immédiat, les états d’amnésie totale chez les parents ont un impact traumatisant énorme sur l’enfant. Il est même possible que les neurones de miroir, qui favorisent la capacité de s’identifier à au- trui, font que l’enfant éprouve le traumatisme (surtout) avec sa mère qui le revit en état d’amnésie. Voir Reddemann (2006).

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serait-ce que potentiellement, par l’importance publique qui lui est ainsi accor- dée. (Nous verrons par la suite que ces pratiques ne sont pas apparues ex nihilo et qu’il y a bien eu des précurseurs soviétiques forts institutionnalisés, qui me serviront de source primaire dans mon étude.) Après l’expérience extrême de la liquidation de millions de citoyens soviétiques sous Staline – liquidation non seulement « purement » physique de vies humaines mais aussi des traces de la mémoire – cette écriture et sa conservation pour la postérité dans les archives, sont censées réinvestir la personne d’une nouvelle dignité, d’un nouveau poids historique et d’une signification qui irait au-delà de la durée limitée de sa vie réelle. Cette idée n’est finalement pas si éloignée des discours soviétiques sur la personnalité (linost’), notamment de ceux que l’on trouve pendant les premiè- res années du pouvoir soviétique. Ainsi Irina Paperno a observé dans les pro- clamations des Archives du Peuple ou de l’Institut de la biographie (créé en 1991, sur la base d’un projet non réalisé en 1919) la tentative d’une réactualisa- tion des utopies du philosophe N.F. Fedorov qui voulait aboutir, par les moyens de la science moderne, à l’immortalité de tous les êtres humains, à la résurrec- tion des morts, et par là cherchait à arracher à l’oubli même les générations d’un passé lointain, qui furent condamnées à leur époque à rester du pur matériau de l’histoire, animaux de travail et chair à canon au profit des couches exploitan- tes.16

Que signifie cette vaste pratique d’écriture autobiographique pour le traite- ment du stalinisme par les non-spécialistes en Russie aujourd’hui ? Ne s’agit-il pas là d’une préoccupation particulièrement intense où le destin et les décisions individuelles sont interrogés rétrospectivement ? Cette préoccupation ne va-t- elle pas sur le plan éthique bien au-delà de ce que peut donner un « débat pu- blic » où l’on ne parle généralement que d’autrui ? N’est-ce pas là la façon la plus concrète17 de faire face à son propre passé et à son implication personnelle

16 Paperno (2002) renvoie dans ce contexte au projet de digitalisation des archives person- nelles, tel qu’il a été lancé par le directeur du Narodnyj Arxiv B.S. Ilizarov. Il justifie sa démarche en proclamant le droit personnel à l’immortalité pour tous qui pourrait être assuré dans « l’espace pratiquement illimité » offert par l’informatique. Centr dokumen- tacii «Narodnyj arxiv» (1998), introduction. Elle y voit une idéologie de la fin, apoca- lyptique, qui fait implicitement le lien avec les notions de l’aboutissement de l’Histoire propagées par les communistes. Or, Paperno ignore l’aspect commercial de la chose, qui suggère qu’Ilizarov se sert de croyances répandues plutôt que d’y croire lui-même. Ain- si son discours sur la « dignité humaine » acquiert un arrière-goût amer lorsqu’on ap- prend que l’accès aux documents digitalisés doit être payant. Ilizarov fait ainsi fi de l’avis des donateurs qui, par contrat, cèdent leurs droits aux archives, c’est-à-dire à Ili- zarov lui-même, puisque le Narodnyj Arxiv a été créé (en 1988) comme un organisme sociétal et qu’avec la privatisation sous El’cin, le directeur en est devenu propriétaire.

17 La manière d’entrer par le concret et par le vécu semble tout à fait courante pour les engagements politiques dans la vie sociale de la Russie d’aujourd’hui. Elle peut être ob- servée dans bien d’autres domaines. Voir la thèse en cours d’Olga Kovénéva qui com-

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2) L’écriture de mémoires aujourd’hui 9

dans un système qui pose énormément de problèmes moraux délicats, d’autant plus que cette pratique autobiographique est malgré tout accompagnée de publi- cité ? Il n’y a aujourd’hui guère de grande revue russe qui n’ait pas de rubrique spécifique rassemblant mémoires, témoignages personnels, journaux intimes et autres documents de ce genre.18 Certes, cette vague d’écriture personnelle a été déclenchée à l’époque de la glasnost’, dans une conjoncture politique où les victimes ont été pour la première fois pleinement reconnues.19 C’était donc l’occasion pour beaucoup de s’inscrire dans ce nouveau discours dénonciateur et de se mettre en valeur en tant que victime ou dissident ; c’est la raison pour laquelle a pu devenir populaire cette variation simplificatrice du modèle totali- taire, selon laquelle les individus n’auraient été mûs que par la peur et l’effroi et leur marge de manœuvre en termes d’action autonome aurait été réduite à zéro.

Cette vision simplificatrice a fait que de nombreux récits personnels écrits au cours des 20 dernières années et traitant de l’expérience soviétique et du stali- nisme, sont fort stéréotypés, en dépit d’une liberté de parole presque sans précé- dent. Entraînés pendant toute la vie à remodeler leurs biographies en suivant le schéma interprétatif signalé par le dernier tournant de la ligne générale du Parti, les citoyens soviétiques (puis de la Fédération de Russie) réagirent aux change- ments politiques massifs sous Gorbatchev (et Eltsine) avec un réflexe presque inné de réécrire et réévaluer leurs vies personnelles, cette fois-ci sous un nouvel angle considérant désormais l’histoire soviétique entière comme illégitime et purement répressive (un jugement impossible auparavant) et niant souvent tout agir autonome et volontaire.20 Le penchant consistant à se justifier dans le cadre de ce modèle est à ce jour très prégnant chez de nombreux auteurs de mémoi- res ; d’où la grande ressemblance entre beaucoup de leurs récits. Doit-on pour autant dévaloriser globalement cette démarche, entreprise en grande partie à

pare les milieux de protecteurs de l’environnement en Russie avec ceux de leurs collè- gues en France. Voir Kovénéva (2006).

18 Voir l’énumération dans Paperno (2002).

19 Sous plusieurs aspects la réévaluation du passé stalinien pendant la perestroïka ressem- ble au dégel sous Xrušev, où il y a déjà eu toute une vague de mémoires dénonciateurs directement encouragés par le régime. Mais, en dépit de la réhabilitation d’un grand nombre de victimes des répressions staliniennes, on a arrêté ce processus à mi-chemin, sans disculper, p.ex., les trotskistes et les accusés des grands procès politiques de Mos- cou. Tout en dénonçant le culte de la personne et les crimes de Staline, notamment l’arrestation et la liquidation de centaines de milliers de communistes « irréprocha- bles », les dirigeants autour de Xrušev n’ont jamais mis en cause ni l’instauration bru- tale du système monopartite après la Révolution d’octobre, ni la criminalisation des nombreuses oppositions à l’intérieur du Parti bolchevique pendant les années 1920, ni même la collectivisation avec la famine comme corollaire, qui a coûté la vie à des mil- lions de gens, surtout dans les campagnes les plus productrices de blé.

20 Cf. les spéculations de Fitzpatrick (2001) sur les démarches des citoyens ex-soviétiques pour se réinventer selon les nouvelles normes et exigences du discours capitaliste post- soviétique. Pour le concept de l’agir à la différence du comportement voir mes ré- flexions sur Hannah Arendt, chap.2.

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l’écart complet du public, souvent sans le moindre espoir ni intention d’être publiée ? N’est-ce pas, malgré tout, l’indicateur indubitable d’un besoin profond de digérer l’expérience traumatisante du passé, de parler après tout, ne serait-ce qu’aux proches, enfants et petits-enfants, de comprendre et donner une certaine cohérence à ce qui a été refoulé pendant si longtemps, tabouisé et banni de la clarté de la conscience dans le règne du non-dit, du demi-obscur ? Indépendam- ment de la qualité de nombre de ces mémoires et du degré de sincérité qu’on peut y trouver (ou non), il faut se garder de juger trop globalement, en raison tout d’abord de l’énorme quantité de cette production « littéraire » des 20 der- nières années, qu’il est pratiquement impossible de lire dans son intégralité. Et le fait même de l’existence de cette production indique bien le biais par lequel des couches diverses de la population cherchent à faire face à ce vaste côté obscur de leur passé : non pas celui de la « grande histoire », mais celui de l’expérience individuelle, du propre vécu.

3) Vécu personnel comme point de départ de la recherche histori- que

N’est-ce donc pas conséquent d’entrer dans l’étude historique du stalinisme par ce biais, de regarder de près l’expérience vécue par les gens, leur moments de participation et prise de distance, de contribution et refus, d’action volontaire et contrainte, leurs croyances et incrédulités, leur confiance et méfiance, et sur- tout, dans la plupart des cas, tout le champ intermédiaire entre ces pôles : le flou, les ambiguïtés, les vacillements, ainsi que les grandes difficultés pratiques et morales à se positionner dans un système qui avait fortement tendance à nier l’existence même de l’ambiguïté, à déclarer toute position non-partisane comme foncièrement hostile, conformément au dicton : « qui n’est pas pour nous est contre nous » et, par conséquent, est un « ennemi » ? Un système qui avait toute- fois beaucoup d’attraits pour ses citoyens, non seulement parce qu’il assurait à de vastes couches de la population des possibilités d’ascension sociale jus- qu’alors impensables, mais aussi parce qu’il incarnait un projet global de justice et de bien-être pour l’humanité entière et offrait ainsi tout un univers de sens, dans lequel les individus pouvaient s’inscrire, qu’ils pouvaient assimiler : ils pouvaient ainsi s’en trouver grandis, investis d’un sens de cohérence, imbibés par l’éthos de l’action communautaire pour une cause universelle et juste. Dans la mesure où le règne de la justice sociale était projeté dans l’avenir, les défi- ciences souvent graves du présent se présentaient à beaucoup comme autant de sacrifices nécessaires sur ce chemin vers l’« avenir radieux », ce qui ne faisait qu’augmenter la grandeur de ceux qui se sacrifiaient et les doter d’une valeur morale toute particulière.

Certes, il est difficile de trouver des descriptions authentiques de l’enthousiasme pour la cause du communisme dans les mémoires d’aujourd’hui, qui ont non seulement tendance à présenter un moi intègre (aussi caché soit-il)

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3) Vécu personnel comme point de départ de la recherche historique 11

résistant à l’impact de l’idéologie du régime soviétique (au lieu de mettre en relief les attraits identitaires), mais qui sont également écrits, pour la plupart, sous l’impact d’un tout autre système de valeurs : cela rend extrêmement pro- blématique ne serait-ce que la reconstruction de sa propre implication antérieure dans une idéologie communiste. Ce qui était auparavant investi de sens et de grandeur morale s’est évanoui sous l’impact de la nouvelle idéologie individua- liste et de l’effondrement de l’Union soviétique qui a été perçu comme l’échec final de l’idée même du communisme (idée discréditée notamment par l’expérience de la stagnation et de la corruption, du népotisme, de l’hypocrisie et d’une ritualisation extrême de la vie sous Brejnev, ce qu’un chercheur a appelé avec Peter Sloterdeik « la raison cynique » de la fin du socialisme).21 Il semble que beaucoup de Russes voient désormais dans des anecdotes la seule représen- tation adéquate de l’idéologie communiste. Aussi bienfaisante et soulageante que puisse être, à certains égards, cette nouvelle perspective extérieure, on ne peut guère exagérer la radicalité de ce changement de paradigme, sa capacité à rendre totalement inintelligibles les croyances d’hier, non seulement, sur un plan général, concernant le traitement historique du facteur idéologique dans la mobi- lisation de la population, etc., mais aussi et surtout, sur un plan individuel, en ce qui concerne la mémoire de ses propres convictions et de sa propre conception du monde, qui paraît tout d’un coup tellement éventée qu’on commence à avoir du mal à croire que l’on y a cru.22 Et puisqu’on n’y avait rarement cru sans ré- serves ni vacillements, il est presque naturel d’envisager ses convictions sous l’angle de ses doutes, qu’on a peut-être considérés marginaux auparavant, mais qui sont devenus ce qu’il y a de plus réel, l’essence même de ce qu’on avait pensé auparavant – à la lumière du nouveau cadre interprétatif. Constater un tel changement de perspective et une telle réévaluation radicale de leur propre pen- sée chez des auteurs de mémoires ne signifie pas forcément les taxer de mauvai- se foi ou d’un manque de sincérité. La désagrégation de l’idéologie communiste est accompagnée de la disparition d’une manière distincte de voir et d’évaluer les choses, qui touche des régions fondamentales de la pensée et même de la perception, lesquelles sont souvent au-delà de ce qui est pleinement accessible à la conscience. Ainsi il y a toujours beaucoup de Russes (pas seulement des per- sonnes âgées) qui défendent avec véhémence les acquis du système soviétique : accès général à l’éducation, sécurité du travail, absence de chômage, standard de vie stable bien que relativement modeste, etc., même la grandeur de la « Rus- sie » ; des acquis qu’ils confrontent généralement aux pertes de ces dernières années. On ne peut donc guère leur reprocher de condamner rétrospectivement un système où ils se seraient bien installés à l’époque. En disant ouvertement avoir mieux vécu auparavant, ils affirment qu’il en était ainsi pour la plupart de

21 Yurchak (1997). Voir aussi Kharkhordin (1999), p.277.

22 Cf. Savkina (2009) qui se sent aujourd’hui dépaysée par son propre journal personnel de la fin des années 1960.

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la population (à l’exception des « Nouveaux Russes » qui ont su s’enrichir sur les débris de l’Union soviétique). Leurs arguments, bien que souvent fallacieux et inspirés de nostalgie, sont tout à fait intelligibles à notre sens, précisément parce que les catégories de jugement sous-jacentes ont changé et se sont adap- tées au nouveau paradigme idéologique (qui correspond peu ou prou au nôtre).

On oublie aisément que ce ne sont très probablement pas du tout les mêmes catégories qu’ils auraient mobilisées pour la défense du système soviétique quand ils vivaient (pensaient et contemplaient) encore en son sein : des valeurs communautaires, p.ex., et notamment l’idéal d’une société communiste parfaite à créer, dont la grandeur sans pareille a illuminé un présent parfois triste. Dans la plupart des cas, les commentateurs eux-mêmes ne se rendent pas clairement compte de ce que leurs propres catégories de jugement ont changé – puisque vues de l’extérieur, elles semblent avoir perdu leur clarté et leur rayonnement.23 Le concept de l’« émigration intérieure » (né dans l’Allemagne de l’après- guerre) qui décrit une attitude de refus cachée par rapport au régime (nazi) – régime qu’on ne pouvait pas combattre activement à cause du pouvoir répressif totalitaire – est donc une figure interprétative largement répandue dans le contexte post-soviétique. Dire que ce concept ne contribue pas vraiment à notre savoir sur la manière dont ces régimes opèrent sur les consciences individuelles n’est ni accuser ni justifier ceux qui se réclament avoir été des « émigrés inté- rieurs » ou qui affirment avoir feint leurs croyances et leur soutien au régime tout en pensant autrement dans leur for intérieur. Même s’il y a bien eu des gens qui ont vécu des « doubles vies », notamment pendant la dernière phase « cyni- que » de l’Union soviétique, l’énorme pouvoir de mobilisation du régime ne s’explique certainement pas par ce genre de repli des individus sur eux-mêmes.24 Reconstruire la force de mobilisation et la puissance de persuasion du régime soviétique, notamment sous Staline, n’est possible que si l’on prend tout à fait au sérieux l’idéologie communiste, si l’on ne se contente pas d’un point de vue extérieur qui la présente comme une farce à la manière des clichés et caricatures,

23 Voir à ce sujet le jugement rétrospectif de Stepan Podlubnyj sur son journal intime tenu dans les années 1930. Dans ses entretiens avec Jochen Hellbeck, il a réfuté ainsi tout ce qui y témoigne de son identification avec le régime, de ses efforts pour intérioriser les valeurs officielles, et ne veut voir dans son propre document qu’un témoignage des atrocités du régime, enregistré par une victime. Hellbeck (2006), p.220-221.

24 Selon Amalrik (1970) l’intelligentsia dissidente aurait mené une « double vie »,

« croyant une chose, disant une autre et faisant une troisième ». Voir aussi Tertz (1960), Krylova (2000). L’idée de l’ubiquité de ce modèle d’une émigration intérieure, consis- tant en un compromis entre conscience et utilité, persiste à ce jour. Quand je me suis présenté pour la première fois à la section des manuscrits de la Bibliothèque Lénine de Moscou, j’ai expliqué mon sujet de recherche et ai détaillé les documents qui m’intéressaient, la responsable (qui avait une bonne cinquantaine d’années) m’a répon- du à propos des journaux personnels et des lettres de l’époque stalinienne : « Ce n’est que de l’hypocrisie ! » Ces documents (qu’elle conserve) n’ont donc aucune valeur à ses yeux.

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4) L’historiographie, le tournant linguistique et l’« Homme nouveau » 13

lesquels sont courants aujourd’hui. Et il ne suffit pas non plus d’envisager l’idéologie communiste au singulier, tel que cela a été fait dans les études de soviétologie, qui étaient uniquement fondées sur les écrits de Lénine ou Staline.

Même si les écrits de ces leaders du parti étaient considérés comme des textes fondateurs et incontournables, l’éventail des penseurs et des textes marxistes servant (plus ou moins) de modèles était beaucoup plus large et, qui plus est, les possibilités d’assimiler ces textes et discours pour se forger sa propre conception du monde marxiste étaient variées et multiples. Pour saisir la dynamique du facteur idéologique, il faut donc admettre que même à l’intérieur d’un système qui nous a toujours été présenté comme monolithique et totalisant, il pouvait y avoir de nombreuses idéologies personnalisées qui se sont distinguées, ne serait- ce qu’avec des nuances, tout en se référant à un même canon de textes et dog- mes fondateurs. Ce sont précisément les processus dynamiques d’appropriation, les démarches personnelles et interpersonnelles visant à constituer son propre univers de sens qui rendent vivant le « facteur idéologique » et qui mettent les individus en état de s’installer dans le monde qu’ils habitent, d’assumer ce mon- de comme étant le leur et même de contribuer à le façonner.

4) L’historiographie, le tournant linguistique et l’« Homme nou- veau »

Les développements récents de l’historiographie en général – le « tournant linguistique » avec la mise en valeur du « discours », la conjoncture de l’histoire culturelle, l’intérêt nouveau pour la mémoire, pour la micro-histoire, les « ré- seaux informels » (networks), ainsi que pour les individus dans l’histoire – ont finalement eu un impact sur le traitement de l’histoire soviétique, largement encouragé par l’accès aux archives et à l’énorme base documentaire qu’elles offrent aux chercheurs. Toujours, et beaucoup plus que pour d’autres aires cultu- relles, on s’est interrogé sur la perception par ses citoyens du système soviéti- que, que la plupart des chercheurs occidentaux considéraient comme monstrueux et dont ils imaginaient mal qu’il eût pu bénéficier d’un quelconque soutien intrinsèque (d’où l’accent mis sur la force purement coercitive chez les adeptes du modèle totalitariste). Dans un même temps, on percevait ce système comme une menace dans la mesure où il y avait apparemment quelque chose qui faisait appel à un ressort profond de la nature humaine, qui exerçait un attrait irrésistible et mettait par là même sérieusement en péril la civilisation occidenta- le avec ses valeurs démocratiques et libérales, et cela indépendamment de la course aux armements. Pendant la guerre froide, la force séductrice de l’idéologie au pouvoir était patente : combien d’intellectuels occidentaux parmi les plus en vue, animés par les idéaux humanistes les plus nobles, se sont-ils voués à la cause du communisme et, avec elle, à celle de l’Union soviétique,

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celle de Staline incluse ?25 La question de la perception se posait avec d’autant plus d’acuité qu’il semblait presque impossible en URSS de rester indifférent à la politique et de vivre tranquillement sa « vie privée », à l’écart des proclama- tions officielles et de la propagande. En effet, l’Etat avait l’ambition explicite de politiser tous les domaines de la vie et d’éradiquer cette même « vie privée »26 en tant que résidu réactionnaire et petit-bourgeois. Dans les démocraties occi- dentales, il importait de savoir pour qui les gens votaient lors des élections, mais s’ils ne s’engageaient pas publiquement pour leurs idées, leurs convictions poli- tiques personnelles ne quittaient pas la sphère privée. En URSS, l’engagement politique en dehors du cadre prescrit et autorisé étant sévèrement réprimé (pou- vant même aller jusqu’à coûter la vie à celui qui aurait osé entreprendre une telle démarche), la représentation du régime chez les citoyens était cruciale pour évaluer le fonctionnement même du système, qui renvoyait toujours au soutien des « masses populaires », et surtout à la classe ouvrière, base de sa légitimation.

C’est la raison pour laquelle les chercheurs occidentaux se sont tant focalisés sur tous ceux qui avaient réussi à quitter le pays des soviets. En témoigne, p.ex., le projet Harvard lancé dans l’immédiate après-guerre consistant en des interviews approfondies d’environ deux milliers de réfugiés de guerre au sujet de leurs attitudes et comportements à l’égard des aspects les plus divers de la vie (y compris de la vie quotidienne) en URSS.27 Cela à une époque où l’historiographie n’avait pas encore manifesté son intérêt pour l’histoire de la vie quotidienne (Alltagsgeschichte). Néanmoins, ces interviews d’exilés soulevaient des problèmes méthodologiques majeurs, surtout parce que les réfugiés ne pou- vaient guère être considérés comme représentatifs de l’ensemble de la popula- tion soviétique : leur attitude négative et leur condamnation du régime stalinien semblaient aller de soi dès lors qu’ils avaient décidé de ne plus retourner dans leur patrie en dépit du « mal du pays » dont ils souffraient souvent en émigra-

25 Mazuy (2002), David-Fox (2011).

26 Le terme « astnaja žizn’ », litt. « vie à part », était clairement péjoratif, il signifiait la vie en dehors du « collectif », tandis que « linaja žizn’ » (vie personnelle) avait une connotation beaucoup plus positive parce qu’elle renvoyait à la linost’, c’est-à-dire à la personnalité qu’il était question de développer (au sens des projets de la création de l’Homme nouveau) et qui n’avait rien à voir avec une séparation du collectif, bien au contraire : la personnalité n’était censée s’épanouir qu’au sein du collectif. Voir Khark- hordin (1997).

27 Les matériaux du Harvard Project, où il y a souvent plus de 100 pages dactylographiées par interviewé, sont à ce jour utilisés par les historiens. Ils sont déposés à la Lamont Li- brary de Cambridge (Mass.). L’une des premières études fondées sur ces matériaux qui comporte le formulaire des questionnaires est Bauer, Inkeles (1959). Il va de soi que dans le cadre du projet on espérait en même temps apprendre quelque chose de nouveau sur des secrets du régime soviétique. Ainsi, ceux qui avaient eu des contacts avec le NKVD ou bien qui avaient travaillé pour lui comptaient parmi les personnes retenues pour un second entretien.

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tion.28 Ce n’est qu’aujourd’hui, avec le recul du temps et compte tenu des effets qu’a eu l’effondrement du bloc soviétique sur les consciences des citoyens ex- soviétiques, que l’on commence à considérer les problèmes liés au cadre, aux critères et aux catégories au travers desquels les conditions dans le pays natal furent alors évaluées par les réfugiés, pour qui la situation d’exil (se retrouver dans un pays occidental avec des échelles d’évaluation radicalement différentes) était à peu près analogue à celle des gens vivant la période d’effondrement de l’idéologie communiste en Russie. Si auparavant on voyait dans ce changement de perspective en premier lieu une garantie de l’objectivité des interviewés, c’est aujourd’hui précisément cette objectivité présumée qui pose problème, étant donné qu’on s’intéresse dès lors avant tout à la « subjectivité » des gens (des

« sujets staliniens »), ce qui témoigne, une fois de plus, du changement de pers- pective qui s’est effectué parallèlement dans l’historiographie.

Désormais, toutes sortes de documents offrant une perspective interne sont devenues accessibles. Ce qui a initialement déçu – à savoir que le langage parlé

« à l’intérieur » (des réunions jusqu’aux sessions à huis clos aux plus hauts éche- lons du pouvoir, ainsi que dans les archives personnelles) ne se distingue pas significativement de ce que l’on connaissait du langage grandiloquent de la pro- pagande – a par la suite été considéré comme une nouveauté. C’est pour la nommer que Stephen Kotkin a forgé le terme de « speaking bolshevik ». Tout le monde semble avoir « parlé bolchevique » en URSS, ce qui renvoie à un dis- cours partagé, à un cadre de référence commun dans les limites duquel les ci- toyens soviétiques ont vécu et agi, qu’ils ont parfois pu instrumentaliser, mais dont ils n’auraient pas été en état de sortir, n’ayant aucun cadre de référence alternatif à leur disposition. Le « parler bolchevique » aurait ainsi marqué leurs comportements jusque dans les interactions privées.29 De ce constat découle la vieille question de la résistance ou, plus précisément, celle des conditions de la possibilité de résister (efficacement) au pouvoir soviétique.30 Etait-il donc possi- ble de résister à ce système dans le cadre englobant de ce discours ? Ou bien fallait-il avoir à sa disposition d’autres cadres pour ne pas reproduire dans sa critique les catégories et les valeurs du régime et ne pas contribuer par là à une consolidation de l’objet de la critique (dont on se trouvait ainsi dupe) au lieu de

28 En lisant les procès-verbaux – qui sont généralement rédigés en anglais dans un mélan- ge de traduction, de paraphrase et de résumé, souvent avec des commentaires de l’intervieweur sur les impressions que l’interviewé a faites sur lui – on se rend bien compte de l’étonnement des intervieweurs dans les rares cas où les interlocuteurs affir- maient qu’ils n’avaient jamais eu rien contre la politique du régime soviétique et que leur fuite avait plutôt été le fruit d’un hasard.

29 Kotkin (1995), en particulier chap.5 („Speaking bolshevik“), p.198-237.

30 Les études sur les formes les plus diverses de la « résistance » au pouvoir stalinien sont en plein essor. Voir, p.ex., Davies (1997a), Davies (1997b), Rossman (2005). Pour une discussion sur la résistance et son enjeu dans le cadre des « subjectivity studies » voir aussi le volume de Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History 1 (1), p.45-69 (hiver 2000).

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le défier véritablement. Où acquérir un langage en dehors de ce discours quand le « bolchevique » était la « langue maternelle » et tout l’entourage la parlait ; quand on ne pouvait pas se faire entendre autrement, ou bien même lorsqu’on ne maîtrisait pas d’autres « langues » ?

Pour explorer ces questions fondamentales, les historiens du stalinisme s’intéressent aujourd’hui non seulement aux documents secrets dont la disponi- bilité, aussi partielle soit-elle depuis l’ouverture timide des archives des organes de sécurité, a fait sensation, mais également aux rapports des agents de la police secrète sur les « humeurs » de la population,31 sur les dénonciations de dévian- ces politiques et les remarques potentiellement hérétiques d’individus.32 On porte également de plus en plus d’attention aux documents personnels comme les mémoires ou les journaux intimes qui, il est vrai, ont été déjà utilisés (dans la mesure où ils étaient disponibles), mais sous un tout autre aspect. Si auparavant on a interrogé les mémoires d’émigrés et de réfugiés33 essentiellement pour reconstruire les faits de l’histoire politique (faute de sources administratives, de procès-verbaux, etc.) – ce qui induisait un traitement très problématique, les souvenirs personnels étant à raison considérés comme des sources particulière- ment douteuses –, on s’intéresse désormais avant tout à ce genre de documents en tant que sources d’analyse des croyances personnelles, des états d’esprit et des manières de voir au moment de l’écriture ; la fiabilité des renseignements sur les événements relatés devenant une préoccupation secondaire.

a. Etudes sur la « subjectivité »

Au cours de ces dernières années, nombre d’études sur l’individu face au sys- tème ont ainsi vu le jour. Elles s’appuient sur des ego-documents comme les autobiographies, les mémoires ou les journaux personnels. Ces interrogations sur la subjectivité des Soviétiques (appelées subjectivity studies) devaient en grande partie mettre en évidence le degré élevé d’implication des citoyens dans la politique et les valeurs propagées par le régime. Leur mérite est considérable, dans la mesure où elles nous permettent de mieux comprendre les horizons des

31 Svodki: rapports différenciés selon les catégories sociales du régime (paysans, ouvriers, employés, intelligentsia…), ce qui est déjà une source particulièrement précieuse pour l’histoire sociale (bien que la catégorisation présente un biais idéologique fort) Voir Ve- likanova (1999).

32 Voir p.ex. le volume Vlast’ i xudožestvennaja intelligencija (1999), ainsi que les livres de Šentalinskij sur les écrivains réprimés, études fondées sur des archives du NKVD : Šentalinskij (1995), Šentalinskij (2001). L’auteur décrit en détail les difficultés qu’il avait à affronter et les années qu’il a passées en faisant des démarches, collectives mê- me, pour finalement avoir accès à ces documents.

33 Les mémoires publiés en Union soviétique ont attiré beaucoup moins d’attention, dans la mesure où l’on y a vu plutôt de la pure propagande du régime, une représentation qui était jugée bien connue et sans intérêt, alors que la question du degré d’engagement per- sonnel de ceux qui les ont rédigées et y ont ainsi présenté leur vie a rarement été posée.

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citoyens soviétiques, et de mieux saisir les raisons pour lesquelles il y a eu si peu de résistance là où au contraire on a longtemps tenu pour acquise l’idée selon laquelle le caractère répressif et brutal du régime, dont a souffert potentiellement toute la population, devait directement provoquer la dissidence. Les nouveaux travaux ont ainsi souligné l’aspect « constructif » des « offres identitaires » du régime : la globalité de l’idéologie comme repère et univers de sens ainsi que la manière dont les citoyens l’acceptaient et cherchaient à s’approprier le système de valeurs collectives. Cette appropriation personnelle n’était pas réductible à une pure soumission au pouvoir suprême (par crainte ou paresse, ou un mélange entre les deux) et allait bien au-delà du profit matériel (ascension sociale) et de l’opportunisme consistant à choisir le chemin de la moindre résistance.34 D’où le point focal mis sur les discours autour de l’Homme nouveau et sur l’attention que le régime portait aux individus pour mettre en avant la « refonte du matériau humain », sur ce qu’on a récemment appelé une « herméneutique de l’âme ».35 Des démarches furent entreprises par de nombreux citoyens soviétiques afin de développer leur conscience politique et culturelle et pour élever leur discipline, que ce soit par le biais du travail (régulier), du « travail social » [obšestvennaja rabota], par la lecture et relecture « avec le crayon » des classiques du marxisme ou bien par une écriture autobiographique qui cherche à situer sa propre vie dans le cadre plus large de la Révolution et du projet de l’édification du socialis- me/communisme, écriture qui reflète souvent la tentative de se purifier de tous les traits « égoïstes » et « mesquins » hérités de l’ordre ancien « capitaliste ».

Toutes ces démarches individuelles sont mises en parallèle avec le discours public et les pratiques de la persécution (et de l’extermination) d’éléments im- purs ou « socialement étrangers », comprenant la chasse aux « ennemis du peu- ple » à découvrir à tout prix, à l’aide de la vigilance accrue de la population entière.36 Comme le corps de la communauté au sens large était encore atteint par les bacilles du profit personnel et des idées politiques « pourries », indivi- dualistes et libérales – épithètes clairement péjoratives, répercussions de

34 Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas eu de cas de figures classiques d’individualisme plus ou moins cynique, où le langage collectiviste n’aurait été em- ployé que pour répondre extérieurement aux normes et, ainsi, pour mieux servir ses propres intérêts personnels. C’est le grand mérite des études classiques de l’école révi- sionniste. Voir Fitzpatrick (1979).

35 Halfin (2003), pp. 7–42.

36 Jochen Hellbeck a décrit les démarches d’auto-purification de citoyens soviétiques et leur orientation vers la purification du corps social mise en œuvre par le régime stali- nien, dans son étude impressionnante et très bien fournie de journaux intimes soviéti- ques de l’entre-deux-guerres. Le cas le plus sensationnel semble celui du dramaturge A.

Afinogenov : son exclusion du Parti en 1936 et les accusations absurdes dont il fut l’objet lors d’une séance d’autocritique de l’Union des écrivains ont servi de point de départ à un travail sur soi continu, dont témoigne le journal extrêmement introspectif tenu pendant presque deux ans d’insécurité extrême à la colonie des écrivains de Pere- delkino. Hellbeck (2006), ici surtout chap. 7 (« Stalins Inkwell »).

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l’ancien régime et de l’influence malsaine de l’étranger « impérialiste » –, les corps et les consciences individuels étaient de même encore habités par ce genre d’imperfections. La pratique des purges, le contrôle et la vérification des effec- tifs du Parti (et d’autres collectifs) sont ainsi reconsidérés et situés à la jonction entre des démarches collectives et individuelles. En effet, les interrogatoires dans les commissions de purge ne se contentaient pas seulement d’expulser, de différencier prolétaires et bourgeois, citoyens loyaux et ennemis ou contestatai- res déloyaux (selon les périodes) ; ils étaient en premier lieu destinés à seconder un processus d’auto-purification que chaque citoyen était censé mettre en œuvre pour lui-même. En dehors de la pure répression, il y était question d’examiner exhaustivement le for intérieur des personnes et de les aider à trouver leurs points faibles pour y remédier par un travail plus ciblé et concentré sur elles- mêmes.

Une fois les citoyens ordinaires mis en avant comme agents de l’histoire par les historiens, ce ne sont plus seulement les fonds d’archives qui constituent un corpus de sources nouveau, mais aussi les milliers de mémoires publiés tout au cours de l’époque soviétique dans les maisons d’édition d’Etat – des sources accessibles depuis longtemps, mais très peu utilisées. Elles augmentent considé- rablement la masse documentaire dont nous disposons aujourd’hui. A l’encontre des idées longtemps reçues sur un système où il n’y aurait pas eu la moindre place octroyée à l’individu, nous nous apercevons désormais qu’il y avait en Union soviétique, y compris à l’époque de Staline, un projet autobiographique qui avait atteint une ampleur et un retentissement quasiment sans pareil dans l’histoire contemporaine.37 L’Etat a encouragé et subventionné cette vaste entre- prise d’écriture de récits autobiographiques, où les représentants de couches socioprofessionnelles les plus diverses étaient profondément impliqués. Il est cependant difficile de distinguer entre cause et effet, c’est-à-dire de savoir quel a été le stimulant : les subventions de l’Etat qui auraient incité le travail d’écriture des citoyens ou l’activité des citoyens, laquelle aurait incité la politique « auto- biographique » de l’Etat. Dans ce second cas, l’Etat, au moins initialement, n’aurait fait que réagir et chercher à canaliser le besoin apparemment irrépressi- ble chez les citoyens d’interpréter leur propre vie et leurs propres expériences par le biais de l’écriture, processus potentiellement cathartique pour la compré- hension de soi-même et de sa place dans une communauté plus large, et par là de

37 Pour des bibliographies commencées encore à l’époque soviétique voir Literaturnye memuary XX veka (1995); Sovetskoe obšestvo v vospominanijax i dnevnikax (1987- 1995), ainsi que Otkrytyj arxiv (1999). Oskotskii (1993), p. 4 estime qu’il y avait au moins 50 000 publications de mémoires en Union soviétique. Seule la Chine communis- te pourrait avoir atteint un nombre comparable, voir Hellbeck (2001), surtout note 4. Ici, il n’est pas question de tous les écrits mémoriels qui ont été rédigés suite à la perestroï- ka et l’« effondrement » de l’URSS. Bien que le contenu et la tendance des mémoires contemporains consistent souvent à dénoncer le passé soviétique, la pratique de l’écriture et le style puisent largement dans les formes établies à l’époque dénoncée.

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son attitude vis-à-vis de cette communauté et de ses représentants. La question de la loyauté se pose avec d’autant plus d’acuité que le système politique dans lequel ils vivent est totalisant. Le danger d’une pratique autobiographique in- contrôlée pour un régime extrêmement ambitieux, visant à refaire le monde, paraît évident. Toutefois, à mon avis, la question de pro-activité ou ré-activité de l’Etat face à la société (et inversement) – question toujours sous-jacente aux controverses classiques entre totalitaristes et révisionnistes – pose problème dans la mesure où elle présuppose une distinction nette entre les deux pôles (Etat – société) et suggère d’emblée une homogénéité de l’« Etat » qui parviendrait ou non à imposer sa volonté (une et indivisible) à l’assemblage hétérogène qu’est la société. Or, notamment à la suite de la Révolution, de nombreux agents se considéraient comme faisant partie intégrale de l’Etat et se trouvaient pourtant en profond désaccord entre eux sur de nombreux points fondamentaux relatifs à l’interprétation de la Révolution et au devoir politique du régime révolutionnaire qui en découlait, aussi bien pour ce qui était de la construction de la nouvelle société que de la création de l’« Homme nouveau ». Les images et visions de l’avenir communiste, aussi diffuses qu’elles fussent, semblèrent avoir été va- riées, et cela était d’autant plus le cas pour les chemins préconisés pour atteindre ce but. Les différends concernaient, entre autres, le rôle de l’Etat et la question de savoir à quel point il était légitime et approprié de recourir à la contrainte pour mieux faire avancer la cause et ainsi forcer la population à emprunter la voie la plus rapide vers la société communiste et l’avenir radieux. Ces différends allaient bien au-delà des clivages les plus visibles entre les différentes fractions et oppositions (plus ou moins) consolidées dans les années 1920.38

La culture autobiographique n’est pas née avec la Révolution, elle était déjà bien ancrée au sein de l’intelligentsia prérévolutionnaire, les mémoires classi- ques, comme celles de Herzen, ayant inspiré de nombreux intellectuels.39 Ce- pendant la campagne d’alphabétisation mise en place par le régime soviétique a permis une large diffusion de cette pratique au sein de couches sociales jus- qu’alors écartées de la vie intellectuelle du pays. L’héritage légué par l’intelligentsia prérévolutionnaire ne parle cependant ni en faveur de l’« Etat », ni en faveur de la « société » comme agent initial, étant donné que les leaders du nouvel Etat, notamment ceux de la première heure – ainsi que nombre d’acteurs sociaux, plus ou moins à cheval entre Etat, Parti et société, et tous engagés dans la création d’une nouvelle espèce d’Homme universel conscient – se recrutaient largement dans ce réservoir hétérogène qu’était l’ancienne intelligentsia. Donner aux marginalisés une voix, y compris une voix réflexive (legs à l’importance qu’on accordait à la conscience), leur permettre de développer leurs potentiels

38 Corney (2004) cherche à reconstruire le long processus d’émergence d’un récit plus ou moins cohérent de la Révolution d’octobre, processus marqué par des controverses mul- tiples autour de narratifs contradictoires et concurrents, tous éminemment politiques, parce que destinés à déduire du sens attribué au passé un programme pour l’avenir.

39 Sur le rôle fondamental de Herzen voir Paperno (2004).

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