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L’univers physiopsychologique des malades au XVIIIe siècle : « une pratique » du sensible

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L'univers physiopsychologique des malades au XVIIIe siècle : « une pratique » du sensible

LOUIS-COURVOISIER, Micheline

Abstract

Les consultations épistolaires constituent une archive généreuse pour qui s'interroge sur l'articulation entre langage, expérience sensible, et souffrance psychophysiologique. Cet article se concentre sur le langage utilisé par les patients quand ils s'adressent au Dr Samuel Auguste Tissot (1728-1797), médecin lausannois de renommée européenne. Une lecture répétée et précise de ces documents met en lumière les stratégies rhétoriques mises en œuvre par les malades pour décrire une intériorité corporelle qui dépasse le cadre des théories médicales de l'époque, et qui échappe à nos catégories contemporaines. Les expressions auxquelles ils recourent, des associations syntaxiques particulières, de même que l'ambiguïté sémantique de nombreux termes, révèlent un univers perceptuel et cognitif déroutant pour le lecteur d'aujourd'hui, une expérience du sensible qui ne nous est plus familière, dont on retrouve pourtant des traces, notamment chez les poètes. Il y a un lien entre la pratique du sensible et une conscience linguistique de soi, selon le terme de Jean Starobinski. Ce lien est lié au [...]

LOUIS-COURVOISIER, Micheline. L'univers physiopsychologique des malades au XVIIIe siècle : « une pratique » du sensible. Études Épistémè , 2017, no. 31

DOI : 10.4000/episteme.1742

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:97513

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siècles) 31 | 2017

Langages dissidents: performances et contestations religieuses à l’époque moderne

L’univers physiopsychologique des malades au XVIII

e

siècle : « une pratique » du sensible

Eighteenth-Century patients’ physiopsychological universe: a « practice » of interoceptive awareness

Micheline Louis-Courvoisier

Édition électronique

URL : http://episteme.revues.org/1742 DOI : 10.4000/episteme.1742 ISSN : 1634-0450

Éditeur

Association Études Épistémè

Ce document vous est offert par Université de Genève / Graduate Institute /

Bibliothèque de Genève

Référence électronique

Micheline Louis-Courvoisier, « L’univers physiopsychologique des malades au XVIIIe siècle : « une pratique » du sensible », Études Épistémè [En ligne], 31 | 2017, mis en ligne le , consulté le 10 octobre 2017. URL : http://episteme.revues.org/1742 ; DOI : 10.4000/episteme.1742

Ce document a été généré automatiquement le 10 octobre 2017.

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L’univers physiopsychologique des malades au XVIII e siècle : « une

pratique » du sensible

Eighteenth Century’s patients physiopsychological universe: a « practice » of interoceptive awareness

Micheline Louis-Courvoisier

1 Les consultations épistolaires sont fréquentes au XVIIIe siècle et constituent une source généreuse pour qui s’interroge sur la composante sensible de la maladie à cette époque.

Ce sont des sources moins intimes que les journaux personnels puisqu’elles sont adressées à un tiers, mais plus concentrées sur l’expérience de la souffrance puisqu’elles visent spécifiquement une explicitation précise des maux pour lesquels les malades consultaient. Leur contenu pourrait être défini comme une récapitulation et une concentration symptomatologique rédigées à l’intention d’un médecin identifié qui doit se faire une opinion, proposer un diagnostic et un traitement sur la seule base des mots véhiculés par la consultation écrite. Dans cette archive, la description de la souffrance est entièrement orientée vers l’obtention d’un résultat attendu avec impatience et surtout avec espérance.

2 Plusieurs chercheurs ont interrogé cette archive au cours de cette décennie1. Ces travaux ont permis de mieux comprendre les représentations de la souffrance, de la maladie et du corps au siècle des Lumières, l’hétérogénéité du marché thérapeutique, les comportements sexuels des hommes et des femmes, et leur implication sur la santé, la dimension collective de la maladie à travers la médiation épistolaire, les modalités de la pratique médicale, les multiples aspects de la relation thérapeutique. Ils ont précisé le cadre, les impératifs et les possibilités de consultations écrites. Ils en ont décrit les contenus et les modalités, épistémologiques mais aussi matérielles. Ils ont également montré l’influence du discours médical sur l’expérience, notamment dans des cas de figure précis comme celui de la masturbation2.

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3 Dans cet article, j’ai choisi de centrer mon attention sur l’expression des malades et de considérer cette archive comme un dépôt du langage de l’expérience sensible au XVIIIe siècle. Le langage ne véhicule pas seulement des contenus et des représentations, il nous transmet également des faits sensibles tels qu’ils ont été vécus, observés et décrits par les auteurs des documents. Le choix de mots, d’expressions, de figures nous permet ainsi de redessiner les contours d’un univers mental et perceptuel qui s’est estompé au cours de ces deux derniers siècles. Mon analyse porte sur l’expression que les malades convoquent communément pour décrire leur expérience. Ces récits révèlent des stratégies lexicales qui se répètent, et ces récurrences suggèrent un régime de rationalité qui associe, agglomère, et amalgame l’expérience sensible et l’ensemble des facultés cognitives3.

4 Dans le domaine de l’histoire du sensible, l’importance accordée au langage et à l’expression n’est pas nouvelle. Déjà Lucien Febvre recommandait qu’on y prête attention

4. Plus récemment Elena Carrera en fait la base de ses réflexions dans ses travaux portant sur l’histoire des émotions5. L’historicité du langage nous permet de prendre la mesure de celle de l’expérience, et comme le souligne Barbara Duden, l’historicité de l’expérience du corps peut être comprise à travers la relation entre la chair et le mot6. C’est cette relation qui m’intéresse ici.

5 Dans deux articles précédents, j’ai porté mon attention sur les lettres écrites par des patients mélancoliques. Dans le premier, j’ai montré que la symptomatologie sensorielle l’emportait sur les descriptions d’états émotionnels7. Dans le deuxième, j’ai mis en évidence le lien privilégié entre les sensations des différentes régions du bas-ventre et une détresse cognitive8. Ces premiers résultats m’ont incitée à sortir du cadre de la mélancolie pour pousser plus avant une réflexion sur l’expression du sensible et pour analyser plus précisément les composantes de cette expression.

6 Mon attention porte donc sur les traces expressives laissées par les malades pour rendre compte d’une expérience concrète et réelle à leurs yeux, c’est-à-dire une expérience inscrite dans une matérialité et dans une actualité. Comme le souligne Sophie Neveux, la définition du terme concret est directement liée à ce qui peut être perçu, ou ce qui permet d’imaginer une situation comme perceptible. Le terme concret réfère à une réalité

« en effet », une réalité sensible, matérielle et spirituelle9 . Or, ces lettres sont autant de tentatives pour les malades de transmettre à leur médecin leur réalité perceptible. Ces nombreuses traces du concret nous permettent d’interroger le corps expérientiel tel qu’il est ex-primé par les malades. L’anthropologue Kirmayer insiste à juste titre sur le fait que le corps ne peut pas se résumer au contenu d’une théorie des représentations, et qu’il est plus que le « corps image »10 ; il est aussi corps vivant, et le texte de ces consultations est une forme de matérialisation des corps vivants. Mon propos vise à relier les mots du malade à son existence concrète et matérielle telle qu’elle est vécue au moment de la rédaction du récit, en admettant d’emblée que leur expérience était réelle à leurs yeux.

7 La première partie de cet article est consacrée à une réflexion méthodologiques sur l’analyse des traces du sensible dans les consultations épistolaires. La deuxième partie porte sur les expériences du sensible décrites par les malades, et sur les mots et les figures pour les exprimer. La troisième partie relève la confusion sémantique de certains termes couramment employés et l’amalgame physiopsychologique mis en évidence par des constructions syntaxiques particulières. Nous verrons que le condensé expressif de ces récits illustre une forme d’interdépendance entre le langage, le corps et l’expérience, et révèle un flou catégoriel entre mental et organique, entre matériel et immatériel, entre cognitif et physique. La conclusion, en mettant en contraste les résultats de cette analyse

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et quelques considérations contemporaines, s’interroge sur le cadre épistémologique et sur certains aspects socio-culturels qui conditionnent une « pratique du sensible » et une

« conscience linguistique de soi »11.

L’écoute de l’archive : une opération de lectures répétées

8 Cette analyse s’appuie sur 95 consultations envoyées au Dr SA Tissot12, médecin lausannois de réputation européenne, qui a pratiqué dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Un fonds d’archives, conservé à Lausanne, est constitué de plus de 1300 documents envoyés au médecin, écrits entre 1760 et 179713. Ces documents ont été intégrés dans une base de données avec pour but de restituer le relief, la diversité et la richesse du contenu de ces récits14.

9 Une lecture « grand angle » de tous les documents a permis d’observer que les auteurs de ces lettres restituaient une expérience de l’articulation physiopsychologique étrange, difficile à appréhender pour un chercheur contemporain, et donc intrigante. Un zoom a été opéré sur les documents écrits à la première personne du singulier15 et qui contenaient le terme « mélancolie »16. En effet, l’oscillation entre l’organique et le mental, inhérente à la mélancolie depuis Galien jusqu’à la fin du XIXe siècle17, suggérait que ces lettres constituaient un terrain privilégié pour qui s’intéresse aux complexes et subtiles relations entre le somatique et le psychologique. Néanmoins « un usage élastique »18 des termes diagnostiques, aussi bien chez les médecins19 que chez les malades, autour de mots comme mélancolie, hypocondrie, maux de nerfs, vapeurs et hystérie20 a nécessité un élargissement du corpus à toutes les lettres, toujours écrites à la première personne, qui contenaient ces termes. Toutefois aucun document lié à l’hystérie n’a pu être retenu, tous ayant été rédigés par un proche ou par un médecin et non par les malades eux-mêmes.

10 Circonscrire le nombre de documents permet une lecture plus attentive, une « écoute » précise de l’archive. Dans ce contexte, l’écoute n’est pas liée à une quelconque attitude d’empathie, elle consiste en une posture intellectuelle qui vise à poser des questions toujours plus précises au texte, à scruter les mots jusqu’à ce qu’ils livrent leur sens, au- delà de ce que l’on croit avoir compris lors d’une première lecture. Elle consiste aussi à tester des hypothèses et à mettre à l’écart les procès d’intention, les soupçons d’exagération ou de dramatisation21. Pourquoi, dans un premier temps, ne pas prendre au mot les malades ?

11 Le terme d’écoute signifie ici une opération de lecture en plusieurs étapes. La première consiste en une transcription des textes, avec une modernisation de l’orthographe qui permette des recherches lexicales et sémantiques ultérieures22. Ce moment de transcription (qui parfois relève d’un geste un peu automatique) favorise un état de disponibilité23 et de réceptivité, durant lequel l’activité interprétative reste en suspens.

12 La deuxième vise à lire et relire ces textes, à s’imprégner des rythmes de l’écriture, à en repérer les expressions et les locutions déconcertantes, là encore sans chercher à les interpréter d’emblée. Cette étape est importante pour plusieurs raisons. Elle nous aide à repérer les signes de tension entre « fausse familiarité et altérité illusoire »24, tant dans le registre sémantique que dans le registre conceptuel, à éviter une confusion automatique des catégories et des temporalités25. Cette étape nous permet de nous distancer des lectures historiographiques, nécessaires à l’analyse, mais aussi génératrices d’habitudes

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mentales professionnelles26. Il s’agit de l’étape de la conversation entre le chercheur et l’archive, qui donne aussi le temps au lecteur d’identifier d’éventuelles mises en résonnances du texte avec sa propre expérience et d’ainsi répondre au « devoir de lucidité » de l’historien27, d’établir des analogies s’il le juge pertinent ou d’en écarter l’écho s’il brouille l’analyse28. Elle permet enfin de relever les pièges cachés dans les écarts de définitions des mots partagés entre les auteurs des lettres et le lecteur contemporain (il règne une certaine confusion pour certains termes, que la transcription et une lecture multiple contribuent à dissiper), une opération qui permet de mettre à distance nos perceptions standardisées29.

13 La troisième étape vise à extraire les locutions, expressions et constructions discursives de leur contexte énonciatif pour discerner les combinaisons sémantiques et les articulations conceptuelles auxquelles les malades recourent pour exprimer leur expérience et relever les liens qu’ils établissent entre le corps et l’esprit, entre l’organique et ce que nous appelons aujourd’hui le mental, entre le matériel et l’immatériel. Cette étape est particulière dans le sens où elle brise et morcèle les récits, décontextualise les extraits, isole des mots ou des locutions ; elle concentre le regard sur le contenu sémantique de ces mots, soit en en interrogeant l’étrangeté évidente, soit en en débusquant l’étrangeté cachée. Elle constitue également un moment de lectures de travaux portant sur des périodes antérieures à celle sur laquelle on est en train de travailler. En effet, cette lecture permet d’entrer dans l’archive « par en-dessous », soit d’entrer dans l’univers mental qui précède celui dans lequel se trouvent les auteurs des consultations30.

Les traces du sensible : un accent sur l’épaisseur charnelle

14 L’écriture de ces lettres s’apparente à une action performative31, visant à interpeller Tissot et, entre autres, à lui signifier les aspects sensibles de la souffrance de leurs auteurs.

Le siècle des Lumières accorde au sensible un rôle prépondérant32 et la pratique médicale s’inscrit pleinement dans ce contexte. Les malades ne s’adressent pas seulement à l’entendement de leur médecin, mais aussi à ses capacités sensitives et imaginatives. Le Dr Tronchin, un contemporain de Tissot, l’exprime clairement dans une réponse qu’il adresse à un malade. Ce dernier lui demandait si un déplacement à Genève s’imposait dans son cas : mais le médecin ne le jugea pas nécessaire car, précisa-t-il : « en lisant vos mémoires, j’imagine, Monsieur, que je vous entends parler, je crois vous avoir vu et vous avoir touché »33. On voit ici que le médecin inclut l’imagination et les sens dans le régime de rationalité qui lui permet de juger d’une situation clinique, de poser un diagnostic et de prescrire un traitement. Le partage du sensible constitue l’un des éléments de la relation thérapeutique. Il s’appuie sur une conscience précise de l’intériorité corporelle telle qu’elle apparaît dans ces documents.

« Le désarroi intime »

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15 Ce sont surtout les sensations internes qui font l’objet de descriptions minutieuses, comme pour restituer des strates d’intériorité, invisibles mais sensibles, une épaisseur charnelle conduisant le médecin au cœur de la chair et donc de la souffrance des malades.

Souffrance ne signifie pas forcément douleur physique, beaucoup d’autres états sensibles

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y participent, et le défi consiste à les expliciter, à les localiser, à en rendre l’intensité, à en décrire les conséquences.

16 Monsieur Le Meilleur, souffrant d’hypocondrie, tente de lui expliquer une expérience sensorielle :

Quand je tourne, remûe, ou secoüe la tête ou lorsque je viens à me pancher d’un côté, je ressens comme quelque chose de flottant qui se porte du côté où se fait l’inclinaison, quelques fois même dans deux ou trois endroits du cerveau à la fois.

[…] Quand j’étudie, ou lorsque je me tiens debout ou assis, cette sensation de fluctuation se fait appercevoir vers le centre même du cerveau.35

17 Relevons ici l’insistance du malade pour faire entrer Tissot à l’intérieur même de son cerveau. La notion d’intériorité semble accentuer la gravité de la situation. Bien d’autres malades emmènent leur interlocuteur au plus profond d’eux-mêmes. Il est difficile aujourd’hui de se représenter une sensation au centre du cerveau, mais le fait est que de multiples sensations liées au cerveau sont restituées à Tissot.

18 Le Meilleur n’étant pas sûr de se faire bien comprendre il propose à Tissot une expérience similaire :

Je ne puis, Monsieur, vous donner une idée plus juste qu’en vous priant de vous mettre une petite gorgée d’eau dans la bouche, de façon qu’elle n’en soit pas entièrement pleine ; alors en l’agitant un peu avec la langue, vous aurez l’idée la plus juste de ce qui se passe dans mon cerveau.36

19 Ici la description ne suffit pas, le malade demande au médecin de répliquer son expérience pour éprouver sa sensation et lui explique comment ce dernier peut parvenir au partage de ce qu’il éprouve.

20 Pour certains le terme de vapeurs recouvre un symptôme ou un diagnostic à la mode qu’ils ont intégrés dans leur vocabulaire. Mais d’autres le choisissent pour décrire minutieusement certaines manifestations intérieures subtiles. Cet élément hydropneumatique permet de retracer des trajets sensoriels multiples et originaux.

L’abbé Bartolot décrit des vapeurs chaudes qui partent du bas de son épine dorsale et se précipitent jusqu’au bas de sa nuque, ce qui lui donne l’impression qu’on tire un rideau devant ses yeux et qu’on lui serre le bas du crâne avec violence37. Les vapeurs permettent de décrire précisément des sensations corporelles en chaîne aux implications plurielles.

21 À lire ces passages, et bien d’autres encore, on a l’impression que les malades ont des capteurs sensoriels dans tous les plis de leur chair et donc une conscience particulière de leur corporéité et de leurs organes (un terme à considérer plus comme une forme qu’un organe au sens actuel du terme)38. Le sentiment de soi est désorganisé par un agglomérat de sensations précises, localisées, mouvantes, réelles à leurs yeux, qui s’additionnent et participent à leur malaise ou à leur mal-être. Elles illustrent le « désarroi intime » de leur auteur. L’expérience sensible n’épargne aucune fibre ; elle envahit toute la cartographie corporelle, de la tête aux pieds, du cœur de la chair jusqu’à la superficie.

Des figures pour dire le sensible

22 La plupart des malades recourent à la comparaison pour traduire, localiser et transmettre leur sensation interne, ou plutôt les éléments multiples de cette sensation. En effet, ils procèdent par décomposition, le terme comparatif permettant en peu de mots de renvoyer à des précisions de nature différente : « j’ai ressenti dans les epaules un frissonnement comme si ma peau se décolloit et comme si l’on m’avoit soufflé entre cuir

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et chair »39. La distinction entre la peau et la chair restitue la localisation et l’étendue de la sensation, les termes de souffle et de frissonnement ajoutent l’idée de mouvement et de température, et la comparaison au décollement introduit soit une idée d’arrachement, soit une idée de désolidarisation de l’intégrité corporelle. En quelques mots et au moyen de deux comparaisons, le malade communique une strate corporelle précise, un trajet, des mouvements et la notion de froid.

23 Mme Chastenay choisit un terme comparatif qui met l’accent sur la violence et la fulgurance de la sensation :

Je suis également tourmenté de mes idées, de mes lectures de ce que l’on dit, même de ce que l’on vâ dire, l’état de crainte m’est devenu presque naturelle et cependant chaque choses que j’eprouve l’augmente à un tel point qu’alors je ressents l’effet d’un coup de piston partie de mon estomach jusqu’à mon cerveau.40

24 Ici, il ne s’agit pas exactement du modèle du corps machine cartésien, comparaison souvent convoquée, mais plus précisément de l’effet d’une machine dans le corps, qui se déclenche sous l’action de stimuli externes amplifiés par une hypersensibilité qui aboutit à une sensation brutale traversant une portion corporelle non négligeable, puisqu’elle part de l’estomac pour aller jusqu’au cerveau41. En outre, et il est important de le souligner, la comparaison opère pour cette malade comme un lien formel entre une description de son état cognitif avec une expérience corporelle. Le coup de piston constitue la manifestation sensorielle induite par une quelconque impression faite sur une constitution chroniquement alimentée par la crainte.

25 L’usage de la comparaison est si fréquent dans ces récits qu’il témoigne d’une forme de nécessité rhétorique visant une exactitude dans la transmission du sensible en même temps qu’une stratégie ayant pour but de frapper l’esprit et le corps de Tissot. Dans son ouvrage portant sur l’art de parler, Bernard Lamy considère que d’une manière générale les figures sont comme « les armes de l’âme », comme un moyen de rendre avec plus d’exactitude un état passionnel, comme une manière de frapper l’esprit. Et il précise que les comparaisons permettent de rendre avec plus d’exactitude un état sensible, de faire entrer dans l’intelligence de l’interlocuteur des vérités abstraites42. Selon lui, les figures remplacent l’effet que les postures du corps ont dans une conversation en face à face. Un siècle plus tard, ces récits montrent à quel point cet usage est encore nécessaire pour restituer les subtilités sensorielles d’un corps, absent par définition de cette forme de consultation.

26 L’expérience sensible est présente dans la grande majorité de ces documents. Isoler et analyser les passages qui l’explicitent nous amènent à deux constats. En premier lieu, les malades sont connectés à leur intériorité par une pratique du sensible déroutante pour le lecteur d’aujourd’hui. Sentir un froid dans la moelle, des vapeurs monter le long de l’épine dorsale, un souffle entre cuir et chair, ou encore une fluctuation au centre du cerveau était des sensations réelles à leurs yeux difficiles à transposer dans notre expérience contemporaine. En second lieu, cette pratique du sensible est liée à une pratique du langage et de l’écriture. La plupart des auteurs de ces documents appartiennent à une catégorie aisée de la population et jouissent d’une éducation propice à l’écriture. Néanmoins, même ceux dont l’orthographe et la grammaire sont chancelantes trouvent les expressions nécessaires à la transmission de leur expérience43. Ces deux pratiques sont interdépendantes et cadrent avec ce qu’Alain Corbin a appelé une modalité de l’attention44. Ces consultations montrent qu’il y a de la part des malades une attention précise à leur intériorité corporelle, attention en lien avec la culture de la

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sensibilité de leur époque, et probablement exacerbée par leur état maladif et par la nécessité de la mise en récit. Elles montrent également que cette mise en récit est légitime et pertinente pour le médecin.

27 J’ai porté un accent sur cette composante sensible pour mettre en relief les détails et les précisions que les malades jugeaient nécessaires de transmettre à Tissot. Mais ce choix comporte un danger d’anachronisme, dans la mesure où il opère une distinction trop nette entre le somatique et le psychologique, et marque un dualisme trop catégorique. Or, le langage du XVIIIe siècle en général, et celui des malades en particulier, montre que cette distinction n’est pas opérationnelle dans toutes les circonstances et qu’une ambiguïté sémantique inhérente à certains termes complique la compréhension et l’interprétation de certains symptômes pour le lecteur contemporain45.

L’amalgame physiopsychologique : confusion sémantique et désordre syntaxique

28 Plusieurs termes illustrent une confusion sémantique, confusion à prendre ici au sens premier, soit un entremêlement d’éléments impossibles à distinguer46. Les termes les plus répandus sont bien sûr celui de l’humeur et celui de la sensibilité. Sous la plume d’un malade et dans la même phrase, le terme d’humeur47 peut renvoyer aussi bien à un état d’âme qu’à un fluide corporel ; celui de sensibilité évoque une propriété des nerfs comme une délicatesse psychologique. La question de la sensibilité est largement débattue au XVIIIe siècle, les théories la concernant dépendant des différentes écoles de pensée48. Cette confusion est apparente dans certaines de ces théories. En effet, la définition donnée par Haller de la fibre sensible contient une ambiguïté puisqu’il considère que quand une fibre sensible est activée, elle transmet à l’âme l’impression reçue. Il montre ainsi une sorte de continuité entre le matériel et l’immatériel, continuité explicitée également chez Tissot, qui considérait que les nerfs étaient placés entre l’âme et le corps49 . Les récits de malades font écho à cette ambivalence sémantique.

De la sensation à la mentalisation

29 Cette ambiguïté est déroutante dans des termes tels que l’inquiétude, l’angoisse ou ceux qui relèvent du champ lexical de l’émotion. Si pour nous ces mots appartiennent clairement au registre du mental et de l’émotionnel, il n’en est pas de même au XVIIIe siècle. Inquiétude et angoisse renvoient soit à une sensation localisée, soit comme aujourd’hui, à une préoccupation de l’esprit plus ou moins envahissante. Dans la première catégorie, les malades disent avoir des inquiétudes « tout autour de [leur] nombril »50, dans les jambes51, au palais, au fondement et à l’oreille52. Dans ces occurrences, ce terme désigne une sensation précise et spécifique susceptible de se localiser dans toutes les parties du corps. L’angoisse cible essentiellement le cœur53 ou l’estomac54.

30 Quant à ceux qui appartiennent au champ lexical de l’émotion55, ils sont difficiles à comprendre. Dans certains cas, ils concernent une propriété physique et organique liée aux viscères : « Il se purgea le lendemain avec une medecine douce, car il est fort aisé à émouvoir »56 ; on décide aussi de diminuer les purges de Monsieur Torchon Defourchet, car le « malade est aisé à emouvoir »57. Ce ne sont donc pas les malades qui sont émus, ce

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sont leurs intestins. Toujours dans une application physique, il revient sous la plume de plusieurs malades pour qualifier leur sang :

A cela se joignirent les obstructions, le gonflement et la durêté du bas-ventre, les vapeurs et les émotions du sang qui me causèrent beaucoup d’inquietudes. Je devins en même tems fort craintive et mélancholique.58

31 Même si là encore il est difficile de comprendre en quoi consiste avoir des émotions du sang, on peut émettre l’hypothèse d’un lien entre émotion et intranquillité physique intérieure, et plus encore une intranquillité qui occupe tout le corps par le biais du sang en mouvement.

32 Le terme d’émotion ici se rapproche de celui d’agitation qui marque probablement un degré d’intensité plus fort, lui aussi utilisé dans le même sens :

Sy je bois une goute de bon vin vieu méllé avec de l’eau, il me fermente dans mon estomac et me procure une si grande agitation dans mon sang, et me vient un humeur noire que je ne suis pas maitresse de moy-même dans ses moments je ne me connois pas.59

33 Cette malade propose un lien entre une gorgée de vin, l’agitation du sang et l’humeur noire à prendre probablement ici dans son sens immatériel, une perte de contrôle et plus encore une forme d’étrangeté à elle-même. Ce lien ne s’appuie pas sur une théorie mais sur son expérience, sur une simultanéité perceptuelle qu’elle restitue dans la linéarité obligée du récit.

34 À relever encore le terme d’étonnement qui signifie, selon le dictionnaire de l’Académie française de 1762 aussi bien la surprise qu’une secousse. Pour certains malades, il semble recouvrir une réalité sensible plus subtile : Monsieur Torchon Defourchet évoque des

« etonnements dans un des cottés de la tête et une agitation qui me faisoit croire que j’avois l’humeur en mouvement »60. Que veut-il dire par étonnements dans un côté de la tête ? S’agit-il de secousses intérieures ? Quant à celui de Mme Fol, il semble très violent sans que l’on puisse comprendre en quoi il consiste : elle mentionne son étonnement au cerveau, dit-elle, « que je ne puis exprimer »61.

35 Un arrêt sur ces mots est important pour intégrer la confusion (toujours dans le premier sens du terme) sémantique contenue à l’intérieur même de chacun de ces termes. Cette confusion n’en est pas une pour eux, elle l’est pour nous. En effet, tous ces termes ont connu une mentalisation progressive et définitive de leur définition, ce qui marque un écart entre leur expérience physique et la nôtre. On peut peut-être deviner ou imaginer ce qu’est une inquiétude tout autour de nombril mais il ne nous viendrait pas à l’idée d’utiliser ce terme pour qualifier une sensation. Quant à l’émotion du sang ou à l’étonnement, il s’agit d’une expérience évanouie62 que même notre imagination contemporaine ne parvient pas à restituer.

Le « désordre » des systèmes et des catégories

36 La confusion sémantique n’est pas le seul marqueur d’un amalgame physiopsychologique qui passe aussi par une concomitance et une simultanéité d’expériences cognitives et physiques. « Quand je mange quelques choses qui relâchent, ma langue n’est pas libre pour parler ni mon esprit non plus »63. Chez cette malade une nourriture qui relâche ses fibres a une double action, physique sur sa langue, cognitive sur les facultés de son esprit, comme si l’action matérielle du relâchement organique était concomitante à une action

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cognitive, ou comme s’il y avait une continuité conceptuelle entre le matériel et l’immatériel.

37 Une citation de Monsieur Dauphin illustre bien cet agglomérat symptomatologique qui restitue dans le désordre tous les systèmes et les registres touchés, sans lien de causalité.

Je suis fort sujet aux coliques d’estomach et à la bile, des broüillards64 et une fixité dans les yeux qui me font souvent fixer des objets sans les voir qu’à demy, une foiblesse extreme par tout mon corps, et un mal-aise quasi journalier qui m’inquiete beaucoup ; comme de voir tomber tous les objets qui se présentent à ma vüe ; la moindre chose m’affecte et me jette dans la mélancolie. Des insomnies, des eveils en sursauts, des soubresauts dans mes nerfs et dans mes veines. Quelquefois un apetit vorace et parfois un degout mortel, une forte aprehension pour l’eau et les rües moüillées.65

38 Ses soubresauts se manifestent aussi bien dans ses veines que dans ses nerfs, les coliques d’estomac cohabitent avec la fixité des yeux et le manque de concentration, la faiblesse de son corps avec son inquiétude à voir tomber des objets, son appétit et son appréhension pour les rues mouillées. De tels exemples se multiplient et montrent à quel point nos catégories actuelles ne s’appliquent pas à leur manière d’exprimer leurs symptômes.

Angoisse, obsession s’entremêlent avec les systèmes digestif, veineux, nerveux, visuel. De vouloir remettre de l’ordre dans cet imbroglio serait une erreur qui nous ferait passer à côté de l’essentiel.

39 L’écriture d’une consultation épistolaire implique un récit différé de l’expérience, une reconstitution des symptômes et des événements (qui datent souvent de plusieurs années), et donc un délai entre l’expérience et sa mise par écrit. Or certains passages de ces lettres restituent un concentré chaotique à nos yeux de symptômes jetés pêle-mêle sur le papier. Ces passages expriment plutôt un sentiment de simultanéité symptomatologique entre les différents systèmes, entre le cognitif et le physique, une forme de synchronie narrative qui suggèrent une unité physio-psychologique liée à l’expérience. Comme le souligne Sophie Neveux, « la singularité même de l’événement cognitif est réduite à néant dans la multiplicité paraphrastique de la description, qui déplie le fait expérientiel et déploie trop de mots là où ce dernier était brut(al) et entier »

66. Par une écriture particulière, les malades trouvent une manière de restituer cette synchronie expérientielle et de transmettre la singularité de leur souffrance.

40 L’amalgame physiopsychologique est lié à l’expérience corporelle, et non à la conception philosophique des malades. En effet, ils sont nombreux, quand ils passent à l’explication ou à l’interprétation de leurs symptômes, à énoncer une distinction claire entre le corps et l’esprit, parfois dans un effet de causalité ou de conséquence explicite. Un homme, anonyme, consacre cinq pages à ses sensations corporelles, notamment celles qui affectent son bas-ventre, et termine ainsi sa lettre en une phrase : « Cet accident très particulier est mon seul mal, mais il s’etend jusqu’à l’ame qu’il attriste et abat »67. M.

Puihabilié, avocat, opère une distinction en attribuant ses fractures cognitives à « la bile qui travaille à l’excès » et en précisant : « il s’agit plus ici des maux de l’esprit que de ceux du corps ; ou si le role des organes y a quelque part, et même la principalle, comme je le crois, les effets ne s’en font absolument ressentir que sur les opérations de l’esprit : perception, mémoire, entendement, etc..68 ». La distinction entre corps et esprit est claire dans l’opération de l’entendement, elle est confuse dans la restitution expérientielle.

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Conclusion : hier/aujourd’hui

41 Tissot, comme d’autres médecins réputés de son temps69, est perçu comme une autorité salvatrice à laquelle des centaines de patients ont écrit des consultations épistolaires. Les malades calibrent leurs récits en fonction de ce destinataire spécifique et incarné dont ils attendent un soulagement qu’ils n’ont obtenu d’aucun autre. Il en résulte une intensité particulière du récit qui se manifeste dans un style propre à cette archive, choisi pour interpeller le médecin et lui transmettre une expérience sensible. Le zoom effectué sur les lettres prises en considération dans cette étude nous a permis de repérer et d’analyser les éléments sensibles de l’expérience de la souffrance et plus largement les connections implicites ou explicites entre le cognitif et le somatique.

Où sont passés les capteurs sensoriels ?

42 Une attention portée sur l’expérience nous montre que la sensibilité, concept si présent dans la philosophie, la médecine et la littérature du XVIIIe siècle, se concrétise sous la plume des malades par une somme de sensations décrites dans leurs détails. Il résulte de ces descriptions qu’elles ne se cantonnent pas à la surface de la peau mais qu’elles traversent le corps de part en part, et s’inscrivent dans tous les plis et l’épaisseur de la chair. Les précisions liées à la localisation et aux mouvements des sensations restituent une conscience de soi éclatée dans les fibres et chahutée par l’agitation des fluides. Les capteurs sensoriels sont partout, dans les solides, dans les liquides, dans les éléments hydropneumatiques et bien sûr dans les trajets nerveux. Mais ces derniers ne sont que des chenins parmi d’autres et ne résument pas la pratique du sensible telle que la vivent les correspondants de Tissot.

43 Plusieurs expressions nous semblent étranges et difficilement traduisibles dans notre expérience contemporaine. Où sont donc passés ces capteurs sensoriels qui semblent omniprésents dans le corps des malades du XVIIIe siècle, et qui semblent avoir disparu de nos capacités sensorielles ? Des chercheurs ont montré qu’actuellement les individus ont de la peine à détecter des états physiologiques autres que les battements de cœur et la sueur sur les paumes70. On est bien loin de la sensation de fluctuation au centre du cerveau. Ces capteurs ont-ils disparu ou leur activité dépend-elle du contexte historique d’une part, et des conditions de l’énonciation d’autre part ?

44 Il y a un lien évident entre un imaginaire socioculturel et la subjectivité individuelle. Le XVIIIe siècle est celui de la sensibilité, un concept qui rassemble le corps, l’esprit et l’environnement71. D’innombrables traités médicaux et philosophiques abordent la question des sens, des sensations, de la sensibilité dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le fait même que les termes liés au sensible soient si récurrents dans ces consultations est à mettre en lien avec les débats en cours72. En outre, l’écriture de l’expérience des malades s’inscrit pleinement dans une production littéraire visant la sensibilité du lecteur très répandue à cette époque73. Le récit des malades est ancré dans ce contexte médical, philosophique et littéraire spécifique.

45 Néanmoins, des indices littéraires relevés au hasard de lectures nous indiquent que les traces d’amalgame rhétorique entre matériel et immatériel, entre cognitif et organique persistent dans les siècles suivants. On les retrouve notamment dans les œuvres d’essayistes, de philosophes, de poètes. Fernando Pessoa n’écrivait-il pas : « mon âme est

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triste jusqu’à mon corps. Je me fais mal tout entier à la mémoire, aux yeux, et aux bras»74 ? Le poète nous donne une clé de lecture de son expérience qui s’apparente à l’amalgame physiopsychologique relevé dans les consultations : « Il est des souffrances intimes dont nous ne savons pas distinguer, tant elles contiennent d’éléments subtils, et comme infiltrés, si elles relèvent de l’âme ou du corps, et si elles reflètent notre malaise devant la futilité de la vie, ou si elles relèvent de l’indisposition de l’un de nos abîmes organiques - foie, estomac ou cerveau »75. Le désarroi intime ne fait plus la distinction entre l’âme et le corps, entre le matériel et l’immatériel. Le contexte historique a changé mais demeure une pratique du sensible du moins chez ces auteurs. En revanche, elle s’est probablement estompée dans l’énonciation de la maladie face à son médecin. En deux siècles, le cadre de l’énonciation s’est considérablement modifié, se réduisant peu à peu à une consultation orale, dictée par une temporalité imposée, et orientée par le questionnement du médecin.

46 Les capteurs sensoriels n’ont pas forcément disparu mais on peut émettre l’hypothèse qu’ils leur faut certaines conditions pour être activés.

Pratique du sensible/pratique de la connexion

47 Peut-on envisager alors que le contexte socio-culturel implique, permette et conditionne une « pratique du sensible » ? Et que le maintien de cette pratique soit soumis au moins à deux conditions ? L’importance centrale accordée à l’expérience et au langage qui la véhicule dans la pratique médicale des Lumières constitue la première condition. Le courant positiviste des siècles suivants diminuera progressivement cette focale en introduisant les normes et les statistiques, les techniques de mesure et d’objectivation corporelle et en diminuant proportionnellement ce que Jean Starobinski a appelé la

« conscience linguistique de soi »76, conscience très développée comme on l’a vu plus haut

77. La deuxième condition est remplie par l’importance épistémologique accordée à la sensation78, à la perception des sens reconnue par tous, appartenant à un régime de rationalité légitime dans l’exercice de la médecine. À l’époque des Lumières, il était

« normal » de sentir des manifestations intérieures corporelles, il était légitime d’en parler à son médecin avec son propre langage. Aujourd’hui, la sensation a perdu de sa valeur épistémologique et l’expérience est conditionnée par des normes extérieures mais aussi par des sortes de prothèses sensorielles. En témoignent les récents bracelets connectés destinés à quantifier notre bien-être, à caractériser la qualité de notre sommeil ou encore à mesurer nos battements cardiaques. La pratique du sensible fait place à la pratique de la connexion qui nous informe par médiation électronique de ce que nous sentons.

Vers une revalorisation d’une conscience linguistique de soi

48 Par le biais de l’amalgame physiopsychologique contenu dans l’ambiguïté de certains termes et par un « désordre » syntaxique, on peut inclure dans la définition de la

« pratique du sensible », qui ne s’arrête pas seulement aux phénomènes somatiques, une conscience linguistique mentale et cognitive. Il en résulte une conscience linguistique de soi, toutes catégories confondues, qui nécessite aussi bien une connexion à soi-même qu’un langage pour mettre en forme les sensations et pour les transmettre. Le discours toujours plus rationnalisant développé à partir du XIXe siècle a probablement relégué le discours expérientiel, du moins dans la relation thérapeutique, et peu à peu écarté la

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valeur métaphorique de l’expérience79. Le discours scientifique a participé à une mentalisation de l’expérience par l’effet d’une déconnection des sensations corporelles au profit d’une interprétation psychologisante et d’une molécularisation des troubles psychiques. On explique de plus en plus, on sent de moins en moins. Mais ce mouvement a ses limites. C’est du moins ce que laissent penser des récentes publications médicales.

Des médecins contemporains travaillant avec les malades chroniques s’interrogent actuellement sur l’opportunité de revaloriser l’expression métaphorique du patient pour l’aider à formuler ses sensations corporelles, voire sur l’effet préventif que l’écriture produit sur les symptômes80. En cela ils renoncent à l’idée que le langage constituerait un code transparent universel81 et revalorisent le poids des mots et la conscience linguistique de soi, notamment dans les domaines de la médecine qui résistent aux progrès.

NOTES

1. Daniel Teysseire, « Le réseau européen des consultants d’un médecin des Lumières : Tissot (1728-1797 », Diffusion du savoir et affrontement des idées 1600-1770, Montbrison, Association du centre culturel de la ville de Montbrison, 1993, p. 263-297 ; « Mort du roi et troubles féminins : le premier valet de chambre de Louis XV consulte Tissot pour sa jeune femme (mai 1776) », dans Helmut Holzey, Urs Boschung Santé et maladie au XVIIe siècle, Amsterdam Atlanta, Rodopi, 1995, p. 49-56 ; Obèse et impuissant, le dossier médical d’Elie de Beaumont, 1765-1776, Grenoble, Jérôme Millon, 1995. Micheline Louis-Courvoisier, Séverine Pilloud, « The Intimate Experience of the body in the Eighteenth Century: between Interiority and Exteriority », Medical History, 47, 2003, p. 451-472. Séverine Pilloud, Les mots du corps. Expérience de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du XVIIIe siècle: Samuel Auguste Tissot, Lausanne, BHMS, 2013; Robert Weston, Medical Consulting by Letter in France, 1665-1789, Farnham, Ashgate, 2013; Michael Stolberg, Experiencing Illness and the Sick Body in Early Modern Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011; Wayne Wild, Medicine by post. The Changing Voice of Illness in XVIIIth century British consultation. Letters and Literature. Amsterdam-New York, Rodopi, 2006; Lisa Smith, « “An Account of an Uncaccountable Distemper”: the Experience of Pain in Early XVIIIth Century England and France », Eighteenth- Century Studies, 41, 2008, p. 459-480; Nahema Hanafi, « Des plumes singulières. Les écritures féminines du corps souffrant au XVIIIe siècle », Clio 35, Ecrits ordinaires féminins, 2012, p. 123-142 ; Joël Coste, Les écrits de la souffrance. La consultation médicale en France (1525-1825), Seysell, Champvallon, 2014 ; Patrick Singy, L’usage du sexe au XVIIIe siècle. Lettres au Dr Tissot, auteur de L’Onanisme (1760), Lausanne, BHMS, 2014 ; Sonja Boon, Telling the Flesh. Life writing, Citizenship and the Body in the Letters to Samuel Auguste Tissot, Montréal, MQUP, 2015.

2. Voir Patrick Singy, ibid., p. 1-42, mais aussi, Le livre sans titre. Les conséquences fatales de la masturbation (1830) édité par Alexandre Wenger, Grenoble, Jérôme Millon, 2011 ; Séverine Pilloud, Les mots du corps…, op. cit., p. 274-279.

3. J’emprunte la définition du cognitif à Sophie Neveux, John Donne. Le sentiment dans la langue, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2013, p. 26. Il s’agit des phénomènes mentaux, accompagnés ou non de symptômes physiologiques, c’est-à-dire, perception, cognition, émotion et désir.

4. Lucien Febvre, « Sensibilité et histoire » Annales d’histoire sociale, III, 1941, p. 5-20.

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5. Voir Elena Carrera, « Introduction » dans Elena Carrera (dir.), Emotions and Health, 1200-1700, 2013, Leiden-Boston, Brill, 2013, p. 1-17.

6. Barbara Duden, « Medicine and the History of the body », dans Jens Lachmund and Gunnar Stollberg (dir.) The social construction of illness, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1992, p. 39-51, en particulier p. 40.

7. Micheline Louis-Courvoisier, « Rendre sensible une souffrance psychique. Lettres de mélancoliques au XVIIIe siècle », Revue XVIIIe siècle, 47, 2015, p. 87-101.

8. Micheline Louis-Courvoisier, « The soul in the entrails. The experience of the sick in the Eighteenth Century, dans Sylvie Kleiman, Sophie Vasset (dir.) Entrails and Digestion in the Eighteenth Century, Manchester, Manchester University Press, à paraître en 2018.

9. Voir Sophie Neveux, op. cit., p. 25 à 54, 47-48, et 117.

10. Laurence J. Kirmayer, « The Body’s Insistence on Meaning: Metaphor as Presentation and Representation in Illness Experience », Medical Anthropology Quaterly, 4, 1992, p. 325.

11. Terme emprunté à Jean Starobinski, « L’invention d’une maladie », dans Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, p. 257.

12. Ces consultations concernent 76 malades (45 hommes et 31 femmes), dont certains ont envoyé plusieurs documents à Tissot. Les quelques informations les concernant indiquent qu’ils ont entre 20 et 50 ans, et que la proportion de malades mariés est à peu près égale à celles de célibataires (ou veufs). 10 malades ont envoyé plusieurs lettres à Tissot.

13. Pour une description complète et précise de ce fonds d’archives, voir Séverine Pilloud, Les mots du corps, op. cit., p. 49-57.

14. Cette base de données est accessible à tous sur le site : http://www.chuv.ch/iuhmsp/

ihm_home/ihm_accueil.htm, onglet « médiation », puis « Base de données S.A. Tissot ». Elle contient aussi une reproduction des documents originaux. Cette base de données a pu être effectuée grâce à un subside du Fonds National Suisse de la Recherche : requête n° 11-56771.99.

15. Environ 60 % des documents envoyés à Tissot sont écrits par des personnes tierces, comme des proches, des médecins « ordinaires », des hommes d’Eglise. Voir Séverine Pilloud, ibid., p. 96-106.

16. Que le terme soit considéré comme un diagnostic, un tempérament ou un simple adjectif relevant du langage courant (et parfois il est difficile de distinguer le registre pris en considération par les malades).

17. Paul-Ferdinand Gachet parle de mélancolie physiologico-psychique dans Etude sur la mélancolie, Paris, 1854, p. 110. Dans sa thèse de médecine, en 1864, E. Du Vivier s’interroge encore sur cette question : De la mélancolie, Paris, Victor Masson et Fils,1864.

18. Pour reprendre l’expression de Baudelaire un siècle plus tard, qualifié d’hystérique par un médecin, après que d’autres lui aient interdit la bière, le thé et le café, et pire pour lui, la lecture et l’étude. Dans cette lettre adressée à Sainte Beuve il poursuit : « Admirez-vous comme moi l’usage élastique de ces grands mots bien choisis pour voiler notre ignorance de toutes choses », cité dans Lettres de Belgique à sa mère, Paris, Ramsay, 2014, p. 27.

19. Jackie Pigeaud, « Délire de métamorphose », Gesnerus, 63, 2006, p. 77, relève que l’hystérie et l’hypocondrie sont une forme de mélancolie. Louis Odier (1748-1817), médecin praticien presque contemporain de Tissot, souligne la difficulté de distinguer, dans la pratique, les différentes maladies nerveuses. Louis Odier, Manuel de médecine pratique ou sommaire d’un cours gratuit, Genève, Bibliothèque Britannique, 1803, p. 176-188.

20. Pour les seules lettres qui contiennent le mot mélancolie, on trouve 14 diagnostics différentiels, énoncés soit par Tissot, soit par des médecins consultés antérieurement. Ces diagnostics sont aussi variés que « taches bleues suites de spasme », « migraine », « catarrhe des intestins », « timidité singulière », en plus des maux de nerfs et de l’hypocondrie. Cette variété atteste de l’écart entre la volonté de classification nosologique de la fin du XVIIIe siècle et la difficulté de déterminer un diagnostic consensuel dans la pratique.

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21. Wild relève une dramatisation du discours des malades qu’il met en lien avec l’essor de la sensibilité, Wayne Wild, op. cit., p. 220-221 ; Séverine Pilloud également met en garde contre l’exagération d’un sentimentalisme lié au XVIIIe siècle, Séverine Pilloud, Les mots du corps, op. cit., p. 194.

22. En revanche, au moment du travail sur les extraits, il importe de revenir à l’orthographe originale. Les citations seront donc ici conformes à l’original.

23. Henri-I. Marrou, De la connaissance historique, p. 88-89, cité par Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 2010, p. 162. Le chapitre d’Antoine Prost intitulé « l’histoire comme compréhension » est particulièrement intéressant pour la question de l’écoute.

24. Pour reprendre l’expression de Patrick Boucheron, L’entretemps. Conversation avec l’histoire, Paris, Verdier, 2012, p. 46.

25. Simona Cerutti, « “A rebrousse poil” : dialogue sur la méthode », Critique, Juin-juillet 2011, p. 569.

26. Sans aller aussi loin que Siefried Kracauer qui dénonce « le champ de l’histoire [qui] est encombré d’habitudes mentales héritées et de thèmes rebattus qui s’allient pour le rendre pratiquement impénétrable » L’histoire des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2005, p. 120, il est vrai que l’on est parfois entraîné par une forme de dialogue entre collègues historiens, qui parfois nous éloigne d’une compréhension plus précise de l’archive.

27. Pour reprendre l’expression de Prost, op. cit., p. 164. Voir aussi Jean Starobinski qui invite à

« un relevé des distances dans l’histoire des sentiments ». Jean Starobinski, « L’invention d’une maladie », dans Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, p. 259. Première publication sous le titre

« Le concept de nostalgie », Diogène, 1966, p. 92-115.

28. Michel Foucault s’interroge sur ce qu’il a éprouvé lors de sa lecture des lettres de cachet :

« Sans doute une de ces impressions dont on dit qu’elles sont “physiques” comme s’il pouvait y en avoir d’autres ». Voir le tapuscrit, p. 2, de la préface de « La vie des hommes infâmes », dans les Archives Foucault, publié par les Cahiers du Chemin, janvier 1977. Les consultations épistolaires appartiennent également à cette catégorie d’archives émouvantes, interpellantes parfois, poétiques souvent, en raison d’une structure chaotique du texte, d’une ponctuation exclamative, d’une graphie défaite, d’une intensité dramatique. Elles font partie des sources qui peuvent faire impression.

29. Carlo Ginzburg, « Nos mots et les leurs. Une réflexion sur le métier de l’historien, aujourd’hui », Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités, no hors-série intitulé « L’estrangement.

Retour sur un thème de Carlo Ginzburg », 2013, p. 191-209.

30. Dans ce cas particulier, des auteurs comme Elena Carrera, « Anger and the Mind-Body Connection in Medieval and Early Modern Medicine, dans Elena Carrera (dir.) op.cit., Leiden, Boston, Brill 2013, p. 95-146, sur la colère; Erin Sullivan, « A disease unto Death: Sadness in the Time of Shakespeare » in Elena Carrera (dir.), op. cit., p. 158-183, sur la tristesse; Richard Sugg, The Smoke of the Soul. Medicine, Physiology and Religion in Early Modern England, Londres, New York, Palgrave Mcmillan, 2013, sur la dématérialisation de l’âme et de l’esprit. Ces trois ouvrages ont été très utiles pour mieux interpréter certaines expressions utilisées par les malades.

31. Sur la question de la source comme une action, voir notamment Quentin Skinner, La vérité et l’historien, 2012, Editions EHESS, p. 54-55 ; Angelo Torre, « “Faire communauté”. Confréries et localité dans une vallée du Piémont (XVIIe-XVIIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 62e année, 2007/1, p. 101-106 ; Simona Cerutti, op. cit. ; sur la notion de performativité d’une lettre, voir Willemijn Ruberg, « The Letter as Medicine : Studying Health and Illness in Dutch Daily Correspondence, 1770-1850 », Social History of Medicine, 23, 2010, p. 492-508.

32. Voir Georges Vigarello, Le sentiment de soi ; histoire de la perception du corps, XVI-XXe siècle, Paris, Seuil, 2014, en particulier p. 17-32.

33. Cité par Jean Olivier, « Les registres de consultation du Dr Tronchin», Revue médicale de la Suisse romande, 69, 1949, p. 663.

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34. J’emprunte ce terme à Georges Vigarello, op. cit., p. 20.

35. Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne, dorénavant BCU, IS 3784/II/149.01.06.17, lettre de M. Le Meilleur, 26.3.1770.

36. Ibid.

37. BCU IS 3784/II/144.04.04.02, lettre de l’abbé Bartolot, sans date.

38. Pour le terme d’organe, je reprends ici la définition de Jackie Pigeaud, « L’humeur des Anciens », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 32, 1985, p. 56. Duden insiste également sur le fait que les mots parlant de l’intérieur ne renvoient pas forcément à un organe. Barbara Duden,

« Medicine and the History of the body », p. 45.

39. BCU, IS 3784/II/144.03.06.19, lettre de M.Torchon Defourchet, sans date.

40. BCU, IS 3784/II/144.03.05.04, lettre de Mme Chastenay, 8.11.1784.

41. Sur le corps-machine, voir notamment Adrien Paschoud, « Rhétorique scientifique et enjeux polémiques dans l’article « spasme » de l’Encyclopédie, dans Hélène Cussac, Anne Deneys-Tunney, Catriona Seth (dir.), Les discours du corps au 18e siècle. Littérature-Philosophie-Histoire-Science, Laval, Presses Universitaire Laval, 2009, p. 69-80 ; Séverine Pilloud, Les mots du corps, op. cit., p. 180. Sur les différentes conceptions du corps, voir Roy Porter, George Vigarello, « Corps, santé et maladies » dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, George Vigarello (dir.), Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005-2006, p. 335-372.

42. Bernard Lamy, La rhétorique ou L’art de parler, Paris, André Pralard, 1676, p. 78, 83, 62, 84-85.

43. À cet égard, la lettre de Mme Fol est particulièrement frappante. BCU, IS 3784/II/149.01.06.14, lettre de Mme Fol, 26.8.1766.

44. Alain Corbin, « Histoire et anthropologie sensorielle », Anthropologie et Sociétés, vol. 14, 1990, p. 14 .

45. Philippe Rieder fait le même constat. Voir Philip Rieder, La figure du patient au 18e siècle, Genève, Droz, 2010, p. 93-111 pour le cas particulier Belle de Zuylen, et p. 371.

46. Cette confusion sémantique est très proche de ce que Sophie Neveux a nommé confusion ontologique, voir Sophie Neveux, op. cit., p. 137-139.

47. Sur la nature en même temps abstraite et réelle des humeurs, voir Pigeaud, op. cit.

48. Pour un résumé de ces débats, voir Roselyne Rey, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 2000, p. 126-145 (1ère édition 1993) ; Anne C. Vila, « Powers, Pleasures and Perils of the Senses in the Enlightenment Era », dans Anne C. Vila (dir.), A Cultural History of the Senses, Londres, New Dehli, New York, Sydney, Bloomsbury, 2014, p. 3-4 ; Alexandre Wenger, La fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle, Genève, Droz, p. 39-42.

49. Cité par Alain Cernuschi, « Acoustique et musique dans le Traité de nerfs de Tissot », dans Vincent Barras, Micheline Louis-Courvoisier (dir.), Tout autour de Tissot, Lausanne, 2000, p. 295-311 et plus particulièrement p. 302.

50. BCU, IS 3784/II/144.04.04.02, lettre de l’abbé Bertolot, sans date.

51. BCU, IS 3784/II/144.02.04.21, lettre de Mme de Mirmont, lettre du 20.2.1774.

52. BCU IS 3784/I/6/4 chap. XVIII, p. 6-7, lettre de M. Buyrette, 27.2.1770.

53. BCU, IS 3784/II/144.03.06.19, lettre de M. Torchon Defourchet, sans date.

54. BCU IS 3784/II/144.02.06.27, lettre de M. Bouteille, 19 juin 1775.

55. C’est au XIXe siècle que le terme d’émotion devient une catégorie uniquement psychologique, Damien Boquet, Nagy Piroska, « Une histoire des émotions incarnées », Médiévales, 61, 2011, p. 11.

56. BCU, IS 3784/II/144.01.07.40. Lettre sans nom, 16.8.1772, d’un auteur qui veut rester anonyme. Il s’agit ici d’un récit écrit à la 3e personne et donc pas inclus dans les lettres dont il est question ici. Néanmoins les descriptions sont si précises et concernent de près la sexualité du malade, ce qui peut nous faire penser à un auteur qui parle de lui à la 3e personne. D’autres malades l’ont fait.

57. BCU, IS 3784/II/144.03.06.19, lettre de M.Torchon Defourchet, sans date.

58. BCU, IS 3784/II/144.02.08.18, lettre sans nom, sans date, concernant une femme de 20 ans.

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59. BCU, IS 3784/II/144.04.06.05, lettre sans nom, sans date, concernant une femme d’environ 50 ans.

60. BCU, IS 3784/II/144.03.06.19, lettre de M.Torchon Defourchet, sans date.

61. BCU, IS 3784/II/149.01.06.14, lettre de Mme Fol, 26.8.1766.

62. Pour reprendre l’expression de Richard Sugg, op. cit., p. 20.

63. BCU, IS 3784/II/144.04.06.05, lettre sans nom, sans date, concernant une femme d’environ 50 ans.

64. Ce terme de brouillard est difficile à comprendre ici. Il renvoie à l’élément hydropneumatique souvent utilisé par les malades et laisse penser que cet élément encore peu étudié cohabite avec les humeurs et les nerfs dans l’histoire du corps. Voir Micheline Louis-Courvoisier, « The soul in the entrails. The experience of the sick in the eighteenth century », dans Sylvie Kleiman, Sophie Vasset (dir,) « Entrails and Digestion in the Eighteenth Century », Manchester, Manchester University Press, à paraître en 2018.

65. BCU, IS 3784/II 44.01.07.06, lettre de M. Dauphin, sans date.

66. Sophie Neveux,op. cit., p. 11.

67. BCU, IS 3784/II/146.01.03.10, lettre sans nom, 17.10.1780, concernant un homme de 60 ans.

68. BCU, IS 3784/II/149.01.05.18, lettre de M. Puihabilié, 21.12.1770.

69. Comme William Cullen, ou Etienne François Geoffroy. Voir Guenter B. Risse, « Cullen as Clinician: Organisation and Strategies of an XVIIIth Century Medical Practice », dans A. Doig, JPS Ferguson, IA Milne and R. Passmore, (dir.), William Cullen and the XVIIIth Century Medical World, Edinbourg, Edinbourg University Press, p. 133-151; Laurence Brockliss, « Consultation by Letter in Early Eighteenth-Century Paris: the Medical Practice of Etienne-François Geoffroy », dans Ann La Berge, Mordechai Feingold (dir.), French Medical Culture in the Nineteenth Century, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, p. 79-117. Néanmoins, aucun d’entre eux n’a été si habile dans le ciblage de son public.

70. Lauri Nummenmaa, Enrico Gleran, Ritta Hari, Jari K. Hietanen, « Bodily Maps of Emotions », Proceeding of the National Academy of Sciences of the United States of America, 111, 2013, p. 646-651.

71. Anne C. Vila, « Sensibility and the Knowledge Seekers in Eighteenth Century France », dans Henry, Martyn Lloyd, (dir.) The Discourse of sensibility. The Knowing Body in the Enlightenment, Heidelberg, Londres, New York, Springer, 2013, p. 125-145.

72. Sur la culture de la sensibilité, et des théories qui la concernent, voir Anne C. Vila, « Powers, Pleasures and Perils of the Senses in the Enlightenment Era », dans Anne C. Vila (dir.) A Cultural History of the

Senses, Londres, New Dehli, New York, Sydney, Bloomsbury, 2014, p. 1-20; Alexandre Wenger, op. cit., p. 45-48, 76-81; Heather Beatty, op. cit., p. 7-35.

73. Roger Chartier a montré à partir du roman Clarissa de Richardson comment l’auteur mobilisait le corps, le cœur et la sensibilité du lecteur. Voir Roger Chartier, « Richardson, Diderot et la lectrice impatiente » MLN, vol, 114, 1999, p. 647-666.

74. Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, vol. 2, trad. Françoise Laye, Paris, Christian Bourgeois, 1992, p. 104.

75. Ibid.

76. Jean Starobinski, « L’invention d’une maladie », op. cit., p. 257 ; sur les aspects théoriques de la conscience corporelle, voir aussi du même auteur « Une brève histoire de la conscience du corps », Revue Française de la Psychanalyse, 45, 1981, p. 261-279.

77. Il serait important de faire une histoire de la dialectique entre corps et langage aux XIXe et XXe siècles et de l’importance de cette dialectique dans la pratique médicale. Cette histoire devrait s’intéresser non seulement aux récits de malades, mais aussi aux rapports qu’entretiennent les médecins au langage et à l’importance qu’ils accordent aux différents genres littéraires, et à la place qu’ils reconnaissent à la singularité et à la poétique du récit des malades.

Plusieurs travaux ont déjà amorcé cette recherche parmi lesquels Caroline Jacot Grappa, Dans le

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vif du sujet. Diderot, corps et âme, Paris, Classique Garnier, 2009 ; Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2001 ; Johanna Bourke, The Story of Pain ; from Prayer to Painkillers, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Laurence J. Kirmayer, op. cit.

; Littérature et Science, Philippe Chométy, Jérôme Lamy (dir.), Paris, Armand Colin, 2014 ; Muses et Ptérodactyle. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, éd. Hugues Marchal, Paris, Seuil, 2013.

78. Anne C. Vila parle d’une épistémologie basée sur les sens, voir « Medicine and the Body in the French Enlightenment » dans Daniel Brewer (dir.) The Cambridge Companion to the French Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 199.

79. Sur le lien entre la métaphore, la comparaison et la mélancolie, et le statut accordé aux figures de style dans le temps, voir Jackie Pigeaud « Métaphore », exposé de 1989, paru dans Yves Hersant, Mélancolies. De l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 841-850. À noter que dans les consultations, les malades recourent sans cesse à la comparaison. Voir Micheline Louis- Courvoisier, « Rendre sensible une souffrance psychique. Lettres de mélancoliques au XVIIIe siècle », Dix-Huitième Siècle, 47, 2015, p. 87-101.

80. Voir les travaux de Rémy Gagnaire en matière d’éducation thérapeutique, et l’article de Pascale Santi, Les hémophiles mettent des mots sur leurs maux du Monde Science et Techno du 16 janvier 2014 ; Joshua Smyth, Arthur Stone, Adam Hurewitz, Alan Kaell, « Effects of Writing about Stressful Experiences on Symptom Reduction in Patients with Asthma or Rheumatoid Artritis ; a Randomized Trial », JAMA, 281, 1999, p. 1304-1309 ; Mark Robinson, « Writing Well : Health and the Power to Make Images », Journal of Medical Ethics, Medical Humanities, 26, 2000, p. 79-84.

81. Laurence J.Kirmayer, op. cit., p. 339.

RÉSUMÉS

Les consultations épistolaires constituent une archive généreuse pour qui s’interroge sur l’articulation entre langage, expérience sensible, et souffrance psychophysiologique. Cet article se concentre sur le langage utilisé par les patients quand ils s’adressent au Dr Samuel Auguste Tissot (1728-1797), médecin lausannois de renommée européenne. Une lecture répétée et précise de ces documents met en lumière les stratégies rhétoriques mises en œuvre par les malades pour décrire une intériorité corporelle qui dépasse le cadre des théories médicales de l’époque, et qui échappe à nos catégories contemporaines. Les expressions auxquelles ils recourent, des associations syntaxiques particulières, de même que l’ambiguïté sémantique de nombreux termes, révèlent un univers perceptuel et cognitif déroutant pour le lecteur d’aujourd’hui, une expérience du sensible qui ne nous est plus familière, dont on retrouve pourtant des traces, notamment chez les poètes. Il y a un lien entre la pratique du sensible et une conscience linguistique de soi, selon le terme de Jean Starobinski. Ce lien est lié au contexte historique, valorisé dans la pratique médicale de la médecine des Lumières, négligé dans celle de la médecine positiviste, mais réhabilité récemment dans le cadre des maladies chroniques.

Epistolary consultations provide a generous amount of information for readers interested in the link between language, interoceptive awareness, and psychophysiological suffering. This article is based on the way language was used by patients in their letters to Dr Samuel Auguste Tissot (1728-1797), a Swiss physician from Lausanne, known all over Europe. A repeated and accurate reading of these documents underlines the rhetoric strategies used by patients to describe an inner body that goes beyond the scope of the XVIIIe century’s medical theories and that does not

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