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LiBRARY RULES,
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FIVECENTS WILL BE CHARGED FOR EACH DAY THE BOOK
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No
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TO WHICH THEY ARE CHARGED.
MINDANAO
m
ATI ï.L *-SUR-SEIN E. IMPRIMERIE E.LUGON
ET
MINDANAO
Extraits d'un Journal de voyage dans l'extrême Orient
AVEC HN1 CARTE DE L'ÀRCIIPEL DES PHILIPPINES
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE V1VIENNE, 2BIS, ETBOULEVARDDES ITALIENS, i5
A
LA
LIBRAIRIENOUVELLE
1870
Droitsdetraduction etde reproductionréservés
Un
voyageaux
extrémitésde
l'Asie estdevenu
chose si facile, qu'on parleau-
jourd'hui d'alleren Chine ou au Japon
comme on
pouvait parler, ily
a trenteans, d'aller
en
Italieou en Espagne;
et cespays
lointainsnous
seront bientôt plus familiersque
certains coinsde
notre Europe. Ily
acependant
quelques terres1
j4**J
Z
AVANT-PROPOS
asiatiques qui, bien
que
voisines des routes suivies par les paquebots, restenten
dehorsdu grand mouvement
qui se fait autour d'elles, n'attirentque de
loin
en
loinde
rares voyageurs etne
sont encore qu'imparfaitementconnues de ceux mêmes
quien
sont les maîtres.Les
îlesPhilippines sontde
cenombre;
l'Espagne, qui les possède,
ne
lésaencore ni explorées à fond ni entièrement con- quises; et à côté des partiesque
sado-
mination a civilisées, s'étendent des ré- gions inconnues et des peupladesen
lutte constante avec son autorité.
Un
épisode
de
cette lutte auquel ilnous
a étédonné
d'assister, et les impressionsrapportées
de
quelques moisde
séjourdans
l'archipel feront le sujetde
cerécit,dans
lequel ilne
faut chercher autre choseque
l'assemblagede
notes prises à la hâte,au
milieu d'autres occupations qui laissaient rarementdans
la journée quelquesinstantsde
loisir.Au moment
où l'Espagne voit sonempire
colonial des Antillesmenacé
parune
redoutable insurrection, iln'est peut- être pas sans intérêtde
jeterun coup
d'oeil surses bellespossessions asiatiques, qui renfermenttant d'éléments
de
richesse etde
prospérité*L'archipel des Philippines.
—
Administration.—
Populations.
—
Manille et ses faubourgs.—
L'armée aux Philippines.
—
Mouvement com-mercial.
—
Budgetdela colonie.Les
paquebots des Messageriesimpé-
riales et
de
laCompagnie
Péninsulaire- Orientalepassentàcôté desîlesPhilippines sansy
toucher.Des
bâtiments àvapeur
espagnols
de
lamarine de
l'Étatvontcher-6
LUÇON ET MINDàNAO
cherà
Hong-Kong
lacorrespondanceet les rares passagerspour
l'archipel.Ces
bâti-menls
sans cargosont secouéscomme
des bouteilles vides par leslames
courtes etirrégulières
de
lamer de
Chine. Aussi,quand on
les voit vieux et fatigués,quand
lemécanicien vousapprend que
lamachine en
est à sa dernière traversée etne
pourra plus servir sans être réparée à fond,on
est bien aise,au
boutde
trois jours, d'apercevoir la côtede Luçon.
Après
laPunta Capones
l ,que Ton
reconnaît d'abord,on
côtoie lesmon-
tagnes boisées qui se terminent
au
cap1. Tous les noms propres sontécritsavec l'or-
thographeespagnole.
Mariveles; puis, passant entre ce cap et la petite île
du
Corregidor,on
se trouvedans un
véritable golfe qui aprèsde 150
kilomètresde
pourtour. C'est lafameuse
baiede
Manille.Trop
vaste,pour
qu'on puisse jouir d'unevue
d'ensemble, ellene répond
pas à larenommée de
beauté imposante qu'onlui afaite.On
n'aperçoitque
les points les plus élevésde
ses ri- vagescomme
autant d'îles à l'horizon; et les trois heuresque nous
mettonsà latra- verser, avantde
mouiller devant Manille, sont trois heuresde
désappointement.Il fait nuit close lorsque nous
nous
dirigeons vers la terredans un de
ces lourds canotsque
les Espagnols appel-8 LUÇON ET MINDÀNâO
lent falùas;
nous remontons
lentement le fleuve Pâsig,qui sépare Manillede
sesfau- bourgs.Les
mille fanaux des grosses bar-ques
qui se pressent le longde
ses quais, les innombrables lumières des boutiques chinoisesde
Binondo, les chants des In- diens qui résonnentdans
lecalme
d'une belle nuittropicale, ontquelque
chosede
féerique; l'attraitde
la nouveauté, lecharme de
l'inconnu rendent l'impres- sion plus vive encore.Mais
différonsun moment
les descrip- tions particulières, jusqu'à ceque nous
ayons d'abord jetérapidement
lesyeux
sur l'ensemblede
l'archipel.Comprises
entre le 5* et le 19* degréde
latitudenord, le 115* et le
125
ede
longitude est, les Philippines présententune
superficie plus grandeque
cellede
laGrande-Bre-
tagne et égaleenviron à lamoitiéde
cellede
la France. Ellespeuvent
se diviseren
trois groupes principaux :
au
nord, lagrandeîledeLuçon,qui renferme Manille, capitale
de
la colonie;au
sud, Fileun peu moins grande de Mindanao;
entre les deux,les îlesBisayas, dont lesplusimpor- tantes sont,en commençant
par l'ouest,Panay,
l'île des Noirs (isla de Negros),Cebû,
Leyte etSâmar. Les
Espagnolscomprennent
encoredans
leurs posses- sions la longueîlede
Palâuan ou Paragua, située fort à l'ouest des Bisayas, et,au
l.
10
LUÇON ET MINDÀNAO
sud de Mindanao,
la chaîne des îles Jolôou
Soulou, dont le souverain indi-gène
reçoitune
subventionde
l'Espagne.La
colonie est régie parun
généralde
division
dé Tannée
espagnole.Comme
d'ordinaire, son grade et la faveur d'un partiont surtout contribué à l'élever à ce poste, il suffit
pour
l'en faire descendre d'unchangement de
ministèreen Es-
pagne. Ses innombrables titrescommen-
cent par celui
de gouverneur
et capitaine général des îles Philippines. Il est le chefde
l'armée etde
toutes les branchesdu
gouvernement; mais
son pouvoir, déjàtempéré
parun
conseil dit d'administra- tion,où
siègent, avec l'amiral coffiman-dant la station, les principales autorités civiles, ecclésiastiques et judiciaires, est,
de
plus, fort entravé par la nécessitéde
recourir àMadrid pour
toute décisionde
quelque importance.*L'archipel est divisé en provinces gouvernées par des fonction- naires civilsou
militaires : les premiers réunissentaux
fonctions administratives des pouvoirsjudiciaires;lessecondsontau- prèsd'eux deshommes
spéciauxpour
ren- dre la justice.Ces
tribunauxde
première instance relèventdirectementdu
tribunalsuprême ou
audiencia siégeant à Manille, et dont le président est appelé régente.Bien despeupladesdiversessepartagent le soldes Philippines.
La
race tagaledans
12
LUÇON ET MINDANAO
les provinces voisines
de
Manille, les Bi- sayasdans
lesîlesde
cenom,
sontdesraces chrétiennes et civilisées.Le
centrede Luçon
est encore peupléde
tribus bar- bares, tellesque
les Tinguianes, les Igor- rotes, lesIfugaos;dans Mindanao
habiteune
race professant l'islamisme, et qui afait
de
touttemps
à l'Espagneune
guerre acharnée.Tous
ces peuples, chrétiensou musulmans,
sauvagesou
civilisés,appar-
tiennent àla racemalaise;mais,chezceux
qui professent lechristianisme, la civilisa- tion et lesmélanges de
sang ont adoucila dureté
du
type malais.Sur un
totalde 4,673,000
habitants, qui est lapopu-
lation indiquée par les recensements,
on
compte
environ88,000
infidèlessoumis
(iîifielesreducidos), ChinoisetEuropéens,
et
4,585,000
Indiens etmétisde
religion chrétienne.Le nombre
(jesmétisne
dépasse pas 115,000.On
supposeque
lapopu-
lation encore insoumise doit s'élever à
800,000 âmes
environ, ce qui porterait à5,400,000
la-populationtotalede
l'ar- chipel.La
race malaisesemble
avoir été la race conquérante;dans
la plupart desîles,
on
rencontre, réfugiéesdans
lesmon*
tagnes, quelquestribussauvages àla
peau
noire etaux cheveux
crépus,que
les Espagnolsmoment
Negritos,et quidoivent être la race primitive, vaincue, refoulée, presque anéantie par l'invasion malaise.14 LUÇON ET MINDANAO
Manille a
une
population d'environ99,000
âmes. Cetteville se diviseen deux
parties, dont la physionomie est entière-
ment
distincte.Sur
la rivegauche du
Pâsig est bâtie Manilleproprement
diteou
la villede
guerre, entourée d'uneen-
ceintede
fortifications; sur la riye droite s'élèventles faubourgs :Tondo,
Binondo, Quiapo, Santa-Cruz, San-Miguel, Meisig, qui occupentune
étenduebeaucoup
plus considérableque
la ville et qui sont, Bi-nondo
surtout, le centre des affairescom-
merciales; tout
y
est vie etmouvement.
Dans
les ruesde
la Escolta et delRosa-
rio, lesplus larges
de
Binondo, circuleune
foule
compacte de
piétons etde
voitures :calèches légères attelées
de deux
petitschevaux
indigènesqu'un
cocher lagal, coiffédu
salacot *, conduit à fondde
train; lourds chariots chargés d'abacâ*
ou de
sucre,dontleconducteur sommeille, bercé par le pas cadencédu
buffle quiles traîne ; coolies chinois pliant sous le poidsde leur balance à
deux
paniers, et auxquels le cocher indien,quand
ilne
renverse pas leur charge, lanceau moins un coup de
fouet en passant.Sur
les trottoirs, l'Européen, avec soncostume de
toileblancheetsonlarge
chapeau de
paille,coudoie le
commerçant
chinoispressé par{. Chapeauhémisphérique enpailleouen corne.
2. Chanvre deManille.
16 LUÇON ET MINDANAO
l'appât
du
gain, l'Indien et le métis éta- lant avec orgueil les couleurs voyantes d'une chemisede
jûsiou de sinamay
1,et l'Indienneàla
démarche
gracieusement nonchalante.Qui
n'avu
dépeintequelque
part cette piquante figure : ces traitsque
relèveun
teint bronzé et qui, bienque
empreintsdu
typede
la race malaise, ont leur singularité etleurcharme,
cette taillebien prise, ces flots
de cheveux
d'ébène qui traîneraientsouvent jusqu'à terresansle grand peigne qui les retient?
Que de
fois n'a-t-on pas décrit le
costume
desfemmes
tagales : fichude
fild'ananas qui tflotte autour d'un cou élégant, camisole
1. Tissusvégétauxfaitsdans lepays.
presque transparente qui
ne
descend pas jusqu'à la ceinture, longue pièce d'étoffe qu'ellesnomment
tapis, serréeautourde
la taille et qui presse le haut
de
la jupe, petites chinelas *enfin, qui laissent voir presque en entier leurs piedsnus?
Il faut toute l'animation
de
cette foule bigarréepour
faire oublier la laideur et la vétusté des maisons. Elles se ressem- blent toutes : la partie inférieure seule est en pierre; elles n'ontqu'un
étage, et sont surmontées d'unénorme
toit entuiles, qui se prolonge sans interruption d'un bout
de
la rue à l'autre.Une
galerie1. Pantoufles qui ne couvrent que le bout des doigtsdepied.
18
LUÇON ET MÎNDÀNAO
qui
surplombe
fait le tour des appar- tementsdu
côtéde
la rue; séparée deschambres
parune
cloison percée de portes, elle est fermée à l'extérieur par des châssis à coulisse encadrant mille petits carreauxou lames de
coquilles, qui laissent passerune
lueurde
jour,mais
qui interceptent la vue.On
appelleen Espagne
les fenêtres los cristales;aux
Philippines,on
appelle ces châssis las couchas(de concha, coquille); et,quand
les couchas sont fermées, rien
de
plus tristeque
l'obscurité des appartements et l'aspectabandonné que
présente le de- horsde
la maison.Rien
ausside moins
confortableque
ces habitations :aucune
fraîcheur
pendant
la saison chaude, quidure
demars
àjuin; et,quand commence
avec juillet la saison des pluies,on ne
sait,
pendant
troismpis,dans
quelle partiede
sachambre
se réfugier pour échapperaux
gouttières.Sur
les petites rivières qui sillonnent les faubourgs glissent, rapides et silen- cieuses, poussées par des pagaies, les pirogues indiennes ou bancas faites d'un seul tronc d'arbre. Elles apportentde
lacampagne de
l'eau,de
l'herbefraîche, desfruits et surtout des cargaisons
de
cette noix d'arekque
le Tagal,comme
tousles Malais, enveloppe,pour
la mâcher,dans
une
feuillede
bételenduitede
chaux.Le
20 LUÇON ET MINDÀNAO
buyo
(c'est ainsi qu'ilsnomment
cette chique) leur est presque aussi nécessaireque
la nourriture.La
principalede
ces rivières, le riode
Binondo, estun
véritable canal encaissé entreles maisons; elle reçoit leseaux
des ruisseauxou
esterosde
Sibacon,de
Tutû-ban
et autres qui baignent les faubourgs indiensde
Trozeetde
Meisig, situés der- rière Binondo.Ces
faubourgs sontde
larges espaces couvertsde
cabanesen bambou
et nipa\
qui sont lademeure
des paysans tagals. Ellesne
leur coûtent ni biendu temps
ni biende
l'argent à construire : avec le bolo,grand
couteau1. Espèce de palmier.
dont il se sert très~adroitenient, l'Indien taille
dans
lebambou
toutes lespiècesde
samaison
; sur les«bordsmarécageux de
YeslerO) il
coupe
les grandespalmes de
la nipa^ semblables à celles
du
cocotier, eten
façonneun
toit.Les
planchersde bam- bou
crient et fléchissent sous les pieds,mais
n'en sont pasmoins
solides. Pasun
cloucependant dans
toutecette structure;tout est uni et affermi par des ligatures
en
rotin
ou en
écorcede bambou. Une
échellede bambou,
servant d'escalier, conduit à laporte;carlamaison
estpresquetoujours élevée au-dessusdu
sol sur quatre soli- des poteaux.Quelques
sièges,un
coffre qui contient22 LUÇON ET MINDANAO
ce
que
l'Indien ade
plus précieux,une
nattede
paille (pelate) qui lui sert de lit,quelques
images de
saintscomposent
toutl'ameublement de
sa frôle habitation. Maisdans une
telledemeure
gareaux
oura- gans!un
typhon enlèvera la maison, et Yeslerodébordé
entraînera au Pâsig tout cequ'elle renferme; gare surtout à l'in- cendie,quand
ilse déclareau milieud'une agglomérationde
cases indiennes! Elles flambentcomme
des torches; et lebam-
bou, éclatantsousl'action
du
feu, propagelç fléau
en
tous sens; rienne
l'arrête*Aussi*, àson approche,voit-on l'Indien en- lever
de
chez lui toutcequ'il peutporter; ce quiest trop pesant, il le jetteàlWero,
où
il le retrouvera le lendemain, et con- temple d'un œil tranquille la ruinede
sademeure.
J'aivu
parune
belle nuitde
' juin brûlerun
millierde
ces cases : surun
espacede
près d'un kilomètre carré, tout fut détruit.Au-dessus de
l'immense brasier,où
pétillaient lanipa
et lebam-
bou,se dressaitla
somptueuse maison
d'un riche métisque
l'incendie dévorait à Pin- térieur et qui semblait éclairéepour une
fête.
Au
milieude
ce lugubre spectacle, pasde
courses tumultueuses, pasde
crisde
désespoir, pasde
désordre :chaque
famille enlevait tranquillement ce qu'elle voulait sauver et s'en allait
camper
loindu
feu*24
LCJÇOÎIET MINDANAO
Quand on
quitte les faubourgspour
traverser le Pâsig, etqu'on
franchit l'en- ceintede
Manilleproprement
dite,on
est frappédu
contraste entre lesdeux
par-ties
de
la ville.La
villede
guerre ren-ferme
les casernes, lesdemeures
desau-
torités, les couvents;
on
laisse sur l'autre rive des ruespleinesde
lumière, rempliesde
l'animation d'une capitale, et l'on pénètredans une
ville déserte.Les
maisons, noircies par letemps,
ont l'airdélabré; les rues, tirées
au
cordeau et se coupant à angles droits, sontmal
tenues, sombres, silencieuses. L'air cir- cule
mal dans
tout cet espaceenfermé
de
remparts.L'enceinte bastionnée qui entoure la ville est
du
dix-septième siècle.Deux de
ses côtés, dont l'un touche à la plage et l'autreauPasig,formentun
angle aigudans
lequelest bâti le petit fort, appelé Fuerzade
Santiago, qui a plus d'une foisjouéun
rôle
dans
l'histoire des Philippines.Les
fortifications
de
Manille sont bien conser- vées;l'armement
esten bon
état,mais
fort ancien.En
sepromenant
surlesremparts,on
peutvoirtel affût quidatedu
siècleder- nier, et dont leboisde molave
àbravé les termites et lespluiestropicales,tandisque
ses ferruresont été plus d'une fois renou- velées; tel
canon de
bronze dont les élé- gantesmoulures
feraientmieux dans un
2
:
26 LUÇON ET M1NDÀJNAO
musée que
derrièreun
parapet*Dans
le siècle des canons rayés et des projectiles d'acier,de
pareilles défenses sont in- suffisantes. Manille, d'ailleurs, n'est pas protégéedu
côtéde
lamer; deux
vais- seaux cuirassés auraient aussi facilement raison des faibles naviresde
son apos- tadero lque du
vieilarmement de
ses murailles. Mais,une
foisManilleoccupée, resterait à faire la conquêtede
l'archipel;etl'expérience a
prouvé que
ce n'étaitpas chose aisée.En
1762,une
escadre anglaise se pré- sentait inopinément devant Manille, et apprenait à la ville étonnéeque
l'Angle-\t Station navale
terre était
en
guerre avec l'Espagne, lasommant en même temps de
se rendre.L'archevêque gouvernait alors par inté- rim.Il faitàlahâtequelques préparatifs
de
défense, appelle à son secours les Indiens des provinces;mais
l'ennemi aseize bâti-ments
etde nombreuses
troupesde
débar-quement: au
boutde
six jours, il fautsongera
capituler.L'archevêque, avantde
livrer la ville,
nomme
lieutenant-gouver-neur un
simple juge, D.Simon de Anda.
Ce
vieillard énergique s'embarque,disent les historiens, «dans un
canotpendant
la nuit, avec quelques rameurs,
un do-
mestique tagal, cinq mille piastresen
numéraire etquarante feuillesde
papier28 LUÇON ET MINDANÀO
timbré ». 11 traverse ainsi la baie
de Ma-
nille et s'établit à Baeôlor,
dans
la pro- vincede
laPampanga.
Ily
organisela ré-sistance et,
pendant
quinze mois, à force d'activité etde
courage, secondé par lagrande
majorité des populations, il tient têteaux
Anglais. Malgré lesrévoltesque
l'ennemi cherche à fomenterparmi
lesChinois et
même
les Indiens, malgréune somme de
cinq mille piastres offerte à qui amèneraitÀnda
vivant, celui-ci arrête les progrès des envahisseurs et les tient enfermésdans
Manille, jusqu'à ceque
la paix
de
Paris délivre l'archipelde
leur présence.La
tâche desconquérantsserait aujour-LUÇON ET MINDANAO 29
cThui plus difficileencore etle succès plus douteux.
D'une
part ,un
siècle écoulé a consolidé la domination espagnole;de
l'autre, l'armée, qui était alors à peine formée, est organisée aujourd'hui d'une
manière permanente
; elle est recrutée presque entièrementparmi
les indi- gènes, à qui l'habitudedu
climatdonne
sur lesEuropéens un
avantage considé- rable.L'armée
des Philippines secompose
de dix régiments d'infanterie indigène, dontsept sont distribuésdans Luçon
et les îles adjacentes, ettroisdans Mindanao; en
outre, de
deux
bataillons d'artillerie,dont l'un est européen , l'autre indigène2.
30 LUÇON ET MINDANAO
et
de deux compagnies de
sapeursdu gé-
nie.
Deux
escadronsde
cavalerieindigènepour
l'escortedu
capitaine général,et,pour
sa garde,une compagnie de
hallebardiers européens, dite gardedu
sceau royal,
complètentl'effectiftotal,qui est
de 9,000
à10,000 hommes;
presquetouslesofficiers etla plupartdès soug-officiers sontEuro-
péens.Pour que
le soldat tagalmarche
avec assurance, il fautqu'un
visageblanclui
montre
le chemin.Le
Tagaladu
reste d'admirables qualités militaires, qui ontpu
êtreappréciées par nosofficiers lorsde
la première expédition
de
Cochinchine :il a l'intrépidité
que donne
le méprisde
la
mort
propreaux
races asiatiques; ilLUÇON ET MINDÀNAO
31est
dur aux
fatigues etaux
souffrances; ilest d'une incomparable agilité, d'une so- briété à touteépreuve; sa nourriture ordi- naire estla morisqueta
ou
rizcuit àl'eau, qu'ilassaisonne à samanière
; lepainetlaviande qu'on lui distribue luisont choses étrangères et inutiles: il subsistera, s'il le faut, plusieurs jours,
en mangeant
quelquesbananes
eten mâchant
son buyo.Le
Tagal est généralement petit mais robuste,musculeux,
bien fait; co- quet et soigneuxde
sa personne, il se tient toujours propre et sait sedonner
bonne
tournure. Aussi, avec sa blouse, son pantalonde
coton bleu et son cha-peau
à larges bords recouvertde
toile32 LUÇON ET MINDANAO
blanche, la troupe a-t-elle fortbelle mine.
Les
casernesne
sont pasmoins
bien. tenues
que
lessoldats. Entronsen
passantdans
le quartierde
l'artillerie indigène :tout
y
est d'une propreté sans tache; les planchers sont polis à force d'être frottés.Chaque homme
a sa caisseen
bois verni qui contient seseffets, et surlaquellesont bouclés le petate etun
petit oreiller qui, étendusà terre, forment son lit.Au
fondde chaque chambre
est dresséune
sorte d'autel, ornéet entretenu par les soldats etsurmonté
d'uneimage de
sainteBarbe, patronne desartilleurs. L'Indienne
saurait vivre sansune image de
saint auprèsde
lui.
En
faisantletour des remparts,on
voit,au delà
de
l'avant-fossé, se déroulerune
longue allée bordéede
grands arbres;c'est la Calzada, la
promenade
publique.Là, par les belles soirées
de
la saison chaude, tout Manille, échappant à l'atmo- sphèreétouffante des rues, vient se grou- per autourde
l'excellentemusique de quelque
régiment indigène,ou
chercherun peu de
fraîcheurdans
le voisinagede
la
mer. Les
calèchesvont et viennent, les petitschevaux
tagals luttentde
vitesse;chacun
veut trouverdans
la rapiditéde
la course
une
brise artificiellemoins
molleque
la tiède brisedu
soir. Mais, si le rivage est animé, la radene
l'est guère.34 LUÇON ET MINDANAO
Hormis
lesbarques amarrées au
quaidu
Pâsig,
on ne
voitque
fortpeu de
bâti-ments
mouillés devant Manille.Le com- merce
des Philippines est encoredans
l'enfance; et il n'y a pas lieude
s'en étonnerquand on
voitcombien
d'entraves ont toujours arrêté son développement.Jusqu'en 1785,
un
seulnavire quittait Manilleune
fois par an, chargé des pro- duitsde
l'archipel qu'il échangeaitau Mexique pour
des piastres.On
l'appelaitla
nao
deAcapuko. Ce ne
fut qu'en1789 que
le portde
Manille fut ouvertaux
étrangers,et ce portrestajusqu'à ces dernièresannées
le seuloù
ils fussentadmis
à faire lecommerce. La
difficultédes transports d'une part, et,
de
l'autre, les restrictions sansnombre
apportéesau
dépôt et àla vente des articles coloniaux,empêchèrent
longtemps les produits des provincesd'affluer à la capitale.De
fortes surtaxesde
pavillon, d'ailleurs, étaient et sontencore imposéesaux
bâtimentsétran- gers. Il paraît probableque
la métropole trouverait avantage à renoncer à cesme-
sures protectrices
de
soncommerce
etde
son industrie,pour
laisser sa colonie se développer plus librement* Il faut ranger aussiparmi
les obstaclesau
progrèscom*
mercial desPhilippines, lespréventionsja- louses contre l'établissement desétrangers
dans
le pays.Le mouvement
totaldu
port36 LUÇON ET MINDANAO
de
Manille esl aujourd'huide 23,600,000
piastres
(124,136,000
francs) *, dont10,900,000
piastres(57,334,000
francs) d'exportations, et12,700,000
piastres(66,802,000
francs) d'importations. Plusde
la moitié des exportations est repré- sentéeparlesucre,Yabaed
et le tabac; le reste se partage entreun grand nombre
d'articles différents : des bois
de
teinture etde
construction,du
café,du
riz, des'cuirs,
de
la nacre,de
l'écailléde
tortue,de
l'indigo, des nids d'hirondelle etun
autre
mets
recherché des Chinois, le tri-pang,
mollusque qui se pêcheàMindanao.
1. Lapiastrevautenviron 5fr. 26.
L'archipel exporte aussi
en Chine de
lapoudre
d'or.On en
trouve à Panay, àMindanao
etdans
quelques endroitsde Luçon. On
conjectureque
les richesses minérales des Philippines sont considé- rables,mais
elles sont encore presque inconnues.Panay
produitdu
cuivre;on
a trouvédu charbon dans Cebû, en
assez grands gisements à cequ'on croit, etdans Luçon du
ferde bonne
qualitéetdu
cuivre.Mais
il n'y a nulle part d'exploitation sérieusementconduite.Du
haut des rempartsde
Manille,on embrasse
toute l'étenduede
la ville,et l'on serend compte de
sa physionomie.Ces
fortifications massives à revêtements
de
338 LUÇON ET MIND^NAO
pierre, ces grandes églises, ces couvents ont
un
aird'antiquité européenne, qu'onne
voitnulle partdans
l'extrême Orient et qu'on estpresque
surpris d'y rencontrer.Dans
lavillede
guerrecomme dans
les faubourgs,on
retrouve àchaque
pas les tracesdu tremblement de
terredu
3 juin 1863, l'un des plus terribles qui aientremué
cette terre volcanique»Les
belles églisesde
Santa-Cruz etde Binondo
sont*l'une fort
endommagée,
l'autre entiè-rement
détruite; plusd'un
couvent>
plus
d'une
église sontou
ruinésou
ébranlésdans
leurs fondements; legrand
pontde
pierre sur le Pâsig estrompu
etremplacé
parun
pontde bateaux;
ladouane, la
grande manufacture de
tabac, les plusbeaux
édifices sont tombés.Sur
trois côtés
de
la plus belle placede
Manille s'élevaient autrefoislacathédrale, grandiosecomme
les cathédrales d'Es- pagne, le palais des capitaines-généraux et l'hôtelde
ville. Aujourd'hui, ce sont troismonceaux de
ruines, sur lesquelles poussent ça et là des arbustes.En
par- courant Manille trois ans après l'évé-nement,
je m'étonnaisde
voirqu'on
n'eût pas essayéde
relever ces ruines, qu'on n'en eût pasmême remué
les débris :o L'argent
manque,
»me
répondait-onen
haussant les épaules*«Pavais été
témoin en Espagne de
i'é*40 LUÇOK ET MINDANAO
motion produite par le
tremblement de
terre
de
Manille, et il m'était resté l'im- pressionque
lamétropole avaitbeaucoup
fait alors
pour
sa colonie.Les
souscrip- tions particulières avaient atteintun
chiffre assez élevé;
un
décret royal avait ouvertun
créditde deux
millionsde
piastres. Il semble, à première vue,
que
cela aurait
du
suffire, avec les ressourcesde
l'archipel,
pour
releverau moins
quel-ques-unes
des principales ruines.Mais
les Philippines étaientalors hors d'état
de
se secourir elles-mêmes : le
budget de
la colonie présentaitun
déficit à la finde 1863; dans
celui deJTexercice 1864-65,il
ne
figurequ'une somme de 100,000
piastres «
pour
reconstrudtion el répara- tion des temples et couvents ruinés le3 juin » ;
en
outre, le crédit ouvert parun
décret royalfut annulé dès juin 1864, avant qu'onen
eûtdépensé
la moitié.C'est
donc
à peineun
millionde
piastres qui a étéemployé
à réparer cetimmense
désastre.
On
a élevé àla hâte desbaraques de
boispour
tenir lieu des édifices publics, ruinés oudevenus
tropdange- reux
: ce sont des églises provisoires,une douane
provisoire,une
manufacturede
tabac provisoire; tout est dit provisoire aujourd'huià Manille, quoiqu'onne songe
pas à rien reconstruirede permanent.
On
ajetéun
pontde
bateaux surle Pâsig;42 LUÇDN Et MÎND&ftAÔ
on
a meuble,pour en
faire la résidencedu
capitaine général,un
collège ditde
Santa-Potenciana, qu'il n'habite guère, parce qu'il préfère à l'air étouffé d'une ruede
Manille l'airpur
et lebeau
jardin, baigné parlePâsig,de
samaison de cam- pagne de
Malacanan.Ces
travaux sontpeu de
chose, il fauten
convenir. Aussi,en
voyanten 1866
tous ces édifices abat- tus, j'aimais à penser que, si l'on avait faitpeu pour
le service public, c'était peut-êtrepour mieux
soulager les infor-tunes privées.
Puisque nous
avonsprononcé
lemot
de
budget, disonsbrièvement de
quoi secompose
celui des Philippines.Les
13,810,000
et tantde
piastres (environ72,642,000
francs)de
recettes, portésau budget de
l'exercice 1864-65, se divisent,en nombres
ronds,de
lamanière
sui- vante :Contributionsetimpôts . 2,300,000piastres
Douanes 1,014,000 »
Loterie 700,000
Rentas estancadas (rentes provenant des
mono-
poles ). . • 9,468,000 «
Diverses 328,000 «
Les
rentas estancadascomprennent
lemonopole du
tabac, qui figurepour 7,826,000
piastres, les vins et liqueurs;l'opium, dont le
gouvernement vend
cha-44 LUÇON ET M1NDANAO
que année
lemonopole au
plus offrant;les droits
de
timbre, enfin, lescombats de
coqs; lerevenu de
ceux-cimonte
à108,000
piastres.Le
tabac est,comme on
le^voit, la principale source
de
revenu.Les
fabriquesde
Manilleetde
Cavitéem-
ploient,
Tune
9,000,l'autre 6,000 femmes
et plusieurs centaines
d'hommes.
Il sevend dans
l'archipelpour
prèsde 6,000,000 de
piastresde
tabac; l'expor- tation n'atteint pas tout à fait2,000,000 de
piastres(10,520,000
fr),et,outre cela,le
gouvernement
prélève sur la récolte,pour
les fabriquesde
la Péninsule,130,000
quintauxde
tabacen
feuilles d'une valeur d'environ660,000
piastres(près
de 3,500,000
fr).Mais
ilne
faut pas croireque
la récolte tout entière soitreprésentée par ces chiffres.
Une
partie considérable arriveaux consommateurs
sans passer par lesmains de
l'adminis- tration.Les
meilleurs cigares qu'onfume
tanten
province qu'à Manille, voire chez les hauts fonctionnaires ,ne
sont pas conformesaux modèles
adoptésdans
les fabriques et
ne
viennent pasde
l'es-tanco (bureau
de
tabac).Si le tabac est le
premier
élémentde
revenu, il est aussiune
des principales sourcesde
dépense. L'achatdu
tabacaux
cultivateurs, les transports, la fabrica- tion,montent
à lasomme
considérable3.
46 LUÇON ET MINDANAO
de
prèsde 3,000,000 de
piastres *, ce qui réduit le bénéfice nett moins de
5,000,000.En
présencede
ce résultat,en
songeantau grand nombre de mains
par lesquelles passe le tabac avantque
le prix
en
soitréalisé, et par conséquentaux
fraudesnombreuses
quipeuvent
se commettre,on
estamené
à penserque
le
gouvernement
aurait meilleurcompte
àabandonner
sonmonopole pour un
système bienentendu de
droits sur la cultureou
la vente.1,600,000
piastres représententlesdépenses qu'occasionne laperception
de
toutes les autres contribu- tions.i. Lepersonnel seulcoûte 1,482,000piastres.
Sous
le titrede «Grâce
etJustice» sont compris les frais des tribunaux et les traitementsdu
clergé, qui s'élèvent à764,400
piastres.L'armée
et la marine, dépenses improductivesmais
nécessaires,montent
à4,217,000
piastres.Deux
autres chapitresde
dépenses, qui sont, l'un les traitements d'unenuée de
fonctionnaires sans emploi, distingués par lesdénomi-
nationsde
retirados,juMlados
etcesantes, l'autre les frais des légations etconsulatsde Chine
etde
Cochinchine, formentun
total
de
prèsde 400,000
piastres.A
côté d'une tellesomme, dépensée
sans qu'ilen
résulteaucun
profitpour
la colonie,on
regrettede
voir les budgetsde
Fin-48 LUÇON ET MINDàNAO
struction et des travaux publics réduits à
75,000
piastres.456,200
piastrespour une
partiedu
haut personnel adminis-tratif,
pour
les postes, les télégraphes, lesprisons,etc., complètentlebudget
des dépenses, dont le total estde 10,959,000
piastres (environ
57,600,000
fr.).Ces
chiffresprésententpar conséquent
un
excé- dantde
recettesde
2,850,000
piastres(prèsde 15,000,000 de
fr.), excédantpurement
fictiftoutefois.
En
effet, sur cettesomme, 2,050,000
piastres(10,670,000
francs) sontemployées
àsolder diverses dettesde
l'Espagneet àluirembourser
d'anciennes avances; et lereste, c'est-à-dire800,000
piastres
(4,208,000
fr.), passe, sous lenom de budget
extraordinaire, àdes dé- penses insignifiantes.On
peutremarquer en
lisant cerésumé qu'aucune somme
n'est consacrée à des dépenses reproductivespour
l'archipel.11
semble
cependant qu'il serait non-seu- lementjuste,mais
aussi d'unebonne
poli- tique, d'affecter à cet emploiune
partieau moins de
ce qui est maintenant attri-bué
à la Péninsule. Ily
a lieudé
croire, d'ailleurs,que,du
jouroù
l'administration voudraitaccomplircertainesréformesdans
le personnel, réduire le
nombre
desem-
ployés, exercer
une
surveillanceactive sur tous les services, principalement sur la perception des droitsde
toute espèce,50 LUÇON ET MINDANAO
renoncer peut-être à
quelques monopoles
dispendieux, ily
a lieude
croire, disons- nous, qu'elle arriveraiten peu de temps
à établir entreles recettes et les dépensesune
proportion avantageuse. Elle pourrait alors laisserune
large part à la métropole sanspriverla coloniede
ce qui est néces- saire à son développement.Excursions dans l'île de Luçon.
—
La province dela Pampanga.—
La municipalité dans les villages.—
Exploitationetfabricationdusucre.—
Àrâyat.
—
Mission et influence des curés aux Philippines.—
Lesprovinces de Bulacan,de laLagunaetde Batangas.
—
LesChinoisdansl'archi- pel.—
Considérationssurl'organisationdutravail danslescolonieseuropéennesdes paystropicaux.Rien
n'est plusmonotone que
la vie qu'onmène
à Manille. SiTon
excepte les premières heuresde
la matinéeoù Ton
jouit d'une fraîcheur relative,on
est toute la journée,bon
grémal
gré, enfer-mé
chez soi par l'ardeurdu
soleil.Mais
52 kUÇON ET MINDANAO
on
n'échappe paspour
cela à la chaleur.En
dépitde
mille précautions, latempé-
rature des maisons reste étouffante : ilsemble qu'on
vivedans un
bainde
va- peur, etTon
appellede
sesvœux
la findu
jour.
Mais
alors viennent les visites à rendreou
à recevoir; peut-êtrefaut-ilaller àquelque
tertulia (réunion),où
la con- versation n'a guère d'autre alimentque
les
commérages de
laville et lesnouvelles d'Europe, arrivées quelquefois depuis quinze jours. IIne
reste plusque
letemps de
faireun
touren
voiture à la Cal- zada,ou
d'arpenter à pied le quaidu
Pâsig,quiseprolonge
en
jetéedans
lamer,
et qu'on
nomme
leMalecon.
Heureusement
lestertuliassontrares, etTon
asouvent devant soiplusieurs heures d'une belle soirée.Ce
n'est pas laCalzada qui
nous
attire alors;nous nous
*
lassons vite
du
spectacle des voitures;l'ennui
nous gagne
à passer vingt foisdevant les figures lamentables
de deux municipaux
indiens, à tricornesénormes,
qui sont postéschacun
àune
extrémitéde
la
promenade,
et s'assoupissent sur leurs petitschevaux au
bruitmonotone du
tour- billon qui les enveloppe.Nous aimons mieux
errerdans
lacampagne,
dont le riant spectacle rafraîchit et délasse aprèsles longues heures
du
jour. Qu'elles sont belles cesroutes bordéesd'élégantesmai-
54 LUÇON ET MINDANAO
sons et
ombragées de
manguiers,de
tama- riniers,de bambous
! Qu'ils sontgracieux ces villages tagals, encadrésdans une
luxuriante verdure, qui laisse entrevoir le rideau bleuâtre des
montagnes de
laLagune
!Quel
airde
paix etde bonheur
chez toute cette population! Sampâloc, Mariquina,San-Fernando de
Dilas, Santa-Ana, Malabon,
tous cesnoms
des environsde
Manille éveillent aujourd'huien moi
des souvenirs d'une indicible poésie, sou- venirsque
jene
puis séparerde
celuide
l'ami qui a partagé avecmoi
toutes les émotionsde
ce long voyage.Mais
la ville n'estque
plustriste etpluschaude quand
il faut
y
rentrerpour
la nuit.Une
occasion s'offre ànous de
faireune
excursionen
province;nous
la sai- sissons avecempressement. M.
P., négo- ciant français, qui occupe depuisde
lon- guesannées une
position distinguéedans
le
commerce de
Manille et à l'obligeanceduquel nous sommes
redevablesde
plus d'un intéressant souvenir,nous met en
re- lation avecM.
Martinez, qui possède des propriétés etune
fabriquede
sucredans
la
Pampanga.
Cette provinceborde
le baiede
Manilledu
côtédu
nord.Le 10
avril, levapeur
Filipinonous
transporteen
trois heures à l'embou- churede
la rivière Pâsag, dontnous
remontons
le courspendant
quelques56 LUÇON ET MINDANAO
kilomètres entre des rives couvertes
de
palétuviersetde
nipa.Du
villagede Gua- gua où nous
débarquons,nous gagnons
le chef-lieu
de
la province, Bacolor, illus- tréau
siècledernierparles vaillantseffortsde
D.Simon de Anda
contre l'invasion anglaise. C'est chez legouverneur de
laprovince
que nous
descendons.Sa maison
estappeléelaMaison-Royale (Casa-Real);
lui-même
a le titre d'alcademayor. On
ne
saurait être plusempressé que don Juan
Mufiiz Alvarez.Après nous
avoirfait les
honneurs de
sa maison, il veutnous
fairelui-même
leshonneurs de
sa province, etnous mène
chezM.
Martinez.En
avantde
sa voiture galopent quatrecavaliers indiens
de
misérable apparence et singulièrement équipés : ils portent lablouse et le
chapeau
blancde Tannée
des Philippines, etsontarmés de
lancesaux flammes
rouge etjaune, couleurs espa- gnoles; perchés sur des sellesde forme
étrange, ils ontpour
étriers des blocsde
bois grossièrementtaillés,dans
lesquelsun
creux imperceptiblene
leurpermet d'appuyer que
le gros orteilde
leurspieds nus.Les chevaux
sont aussimal
tenusque
leshommes. Les
cuadrilleros, c'est ainsiqu'onnomme
cesirréguliers,sontune
milice destinée à
purger
lepays desban-
dits (tùlisanes) qui l'infestaient il
y
apeu
de temps
encore. Ils sont fournis par les58 LUÇOJN ET MIISDANAO
villages; le
gouvernement
leurdonne
chevaux, fusils et lances,mais
ilsne
re- çoiventaucune
solde etn'ont d'autre pri- vilègeque
d'êtreexempts de
la prestation personnelle. Aussi vivent-ilsen
général« sur le pays », prenant à droite et à
gauche
cequ'on
veut bien leurdonner ou
ce qu'ils trouvent à leur convenance.Même quand
ils prennentcequ'on ne
leurdonne
pas, ce n'est à leursyeux que
pro- fiterlégitimementde
cette hospitalité dont les Indiens se font gloire.Le
Tagal se vantede
pouvoir traverser toute l'îlede
Luçon de Cagayan
à Albay, sansdépenser
un
réal, car toutemaison
indienne lui est ouverteé Bien qu'étrangeraux
endroitsqu'il traverse, il entre sans
mot
diredans
la
première
casede bambou
qu'il rencon-tre, s'y installe
pour
la nuit,prend
partau
repasde
familleettepartlelendemain
sansmême
remercier, tant la chose luisemble
naturelle.Le
longde
la routeque nous
suivons sont étalés surde
petites échoppes quelques bananes,du
buyo,un peu de
riz, enveloppédans une
feuillede
bananier.Le
passant choisit ce dont il a besoin et continue samarche
sanspayer;personne n'y trouve à redire,
San -Fernando
est la résidencede AL
Martinez et le butde
notre voyage*C'est
un grand
villagede 12,000
habi- tants* situéau bord de
la rivière Bétis*au
60 LUÇON ET MINDANAO
milieu des arékiers, des
manguiers,
desbambous, La maison de M.
Martinez, celledu
curé et le siègede
la municipalité qu'onnomme, dans
l'espagnoldu
pays, la Casa-Tribunal, sont construites sur lemodèle
desmaisons de
Manille.Presque
toutes lesautres sontde
ces maisons lé- gèresque
les Espagnols appellent cosasde cafta
y
nipa.A
peinesommes-nous
arrivésqu'une
députation d'Indiens, précédésd'unemu-
sique, se présente
pour nous
offrir sesfé- licitations; c'est la municipalité indienne, son chef le gobernadorcilloen
tête. Ils portent,comme
tous les Indiens, la che-mise
horsdu
pantalon; mais,pourcon-
stater leur dignité, ils mettent par-dessus
une
petite vesteronde
d'étoffe noire : ce sont des personnages.Le
gobemadorcilloou
capitan, qui équivaut àun
mairede
village, porte la
canne
à grossepomme
d'or des autorités espagnoles;
ceux
qui l'accompagnent sont les principaux {prin- cipales)de
l'endroit, quiy
ont exercéou
y exercent encore des fonctions; ce sont les chefsde
quartier (cabezas de baran-
gay), les adjoints (tenientes), les juges (jueces deganado,
de sementera, de aguas), qui tranchent les différends surles troupeaux, les cultures, l'irrigation, enfin les alguazils.
Les
chefsde
quartier ont sous leur autoritéun
certainnombre
4
62 LUÇON ET MINDANAO
de
familles : ils perçoivent l'impôt, choi- sissent les cuadrilleros, apaisent les troubles.Leur
charge est héréditaire en certains endroits; ailleurs, ils sonf éluspour
trois ans. Toutes ces chargesmuni-
cipales
ne peuvent
être rempliesque
par des Indiensou
des métis, domiciliésdans
le village,âgés
de
plusde
vingt-cinqansetne
tenant ni emploidu gouvernement
niterre
de
lacommune
à titrede
ferme.Les
élections
du
maire, des jugeset tenientesont lieutouslesdeux
ans,souslaprésidencedu
gouverneur de
la province etdu
curédu
village.Le
collège électoral secompose
de
treizemembres;
lemaire
sortantde
fonctionen
fait toujourspartie, lesdouze
autres
membres
sonttirésau
sortparmi
la municipalité. Ils dressentune
listede noms pour
toutes les fonctions à remplir, et la présentent à l'approbationdu gou-
verneur général.Les
gobernadorcillos etcabezas ont droit à 2
pour 100 de
l'im- pôt qu'ils ont recouvré, ce quidu
restene
faitque
lesrembourser
d'une partie des dépensesque
leur occasionnent leurs fonctions. Aussices chargesne
sont- elles recherchéesque pour
l'honneur etnon pour
le gain.Sinon toutle corpsmunicipal,