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Antoine et Piao, Éric de Bellefonds

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Academic year: 2021

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Antoine et Piao

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Antoine et Piao

On fait souvent dans les parcs des rencontres inattendues mais fort intéressantes. J’avais pris l’habitude, il y a quelques années, d’aller chaque après-midi m’asseoir une heure ou deux dans un parc qui se trouvait juste en face de mon appartement. C’était un parc assez petit, où n’allait presque personne. En tout, peut-être quatre bancs, au milieu d’une grande pelouse que pour une fois on laissait pousser naturellement, et quelques arbres bien placés pour donner presque l’impression d’être dans un bois.

Un jour, je m’avançais distraitement le long du chemin vers le banc sur lequel j’avais l’habitude de m’installer, quand j’aperçu un homme assis à une extrémité. Bien qu’il devait avoir au plus 23 ans, il avait le visage fatigué des hommes qui ont trop vécu. Il portait un long par-dessus usé, et poussait des soupirs répétés en se balançant avec désespoir. Ma première réaction fut d’être déçu de trouver quelqu’un là où j’espérais pouvoir être entièrement seul, et normalement, je le

confesse, j’aurais même été un peu fâché d’y voir une espèce de clochard, et c’est d’assez mauvaise humeur que j’aurais continué mon chemin en espérant trouver un autre endroit pour m’asseoir. Mais, malgré ses vieux vêtements et son air abattu, il se trouvait que ce jeune homme avait fière allure. Il était encore beau, et avait un je-ne-sais-quoi qui le séparait du vulgaire. Il était impossible, si on avait la moindre perspicacité, de le prendre pour un malappris; ce devait être un homme poli à qui il arrivait malheur, et à qui on ne pouvait rien reprocher, sinon son malheur.

Il me donna une forte envie de me lier avec lui, et de connaître son histoire. Je m’approchai et m’assis à l’autre extrémité du banc, sans paraître m’intéresser à lui. De son côté, il n’avait pas fait attention à moi, et continuait à se balancer et parfois à secouer la tête, comme un homme qui se reproche sa sottise. Et justement, il s’écria subitement :

- Comment ai-je pu être aussi stupide !

Je souhaitais plus que jamais apprendre ce qui avait pu lui arriver, mais je sentais bien qu’il était trop absorbé en lui-même pour commencer le premier une conversation avec moi; et que si je ne faisais rien, ou si je me contentais de me tourner vers lui et de le regarder, il pourrait se passer plusieurs heures avant même qu’il me remarque, et que certainement il s’en irait bien avant, et que je serais quitte pour me demander toute ma vie quel malheur avait pesé sur les épaules de ce pauvre jeune homme.

Je résolu donc de l’aborder, en lui disant très honnêtement qu’il avait l’air bien malheureux. - Ah, ne m’en parlez pas ! répondit-il sans se tourner vers moi, avec le même ton qu’il aurait pris pour répondre à lui-même.

Voyant que je devais insister, et oser le déranger, je lui demandai ce qui lui était arrivé. Il avait alors les coudes sur les genoux, et il tourna lentement la tête vers moi. Je vis, ce que je n’avais pas remarqué plus tôt, que deux sillons un peu pâles, sous ses yeux, indiquaient qu’il avait beaucoup pleuré, et de toutes petites larmes y coulaient encore.

- Vous voulez savoir ce qui m’est arrivé ? me demanda-t-il.

- Si cela peut vous soulager, dis-je un peu honteux, car il entrait beaucoup de curiosité égoïste dans ma volonté d’en savoir davantage.

- C’est une histoire qui commence bien, et qui annonce, du moins les premiers jours, une vie véritablement paradisiaque, et qui malheureusement se termine tout autrement.

- Vous avez devant vous, lui répondis-je, le meilleur confident qui existe sur terre. J’écoute et je ne blâme jamais; j’accepte tout, je n’interromps pas; aussi pouvez-vous véritablement me dire tout ce que vous voulez.

- Dans ce cas, je vous raconterai mon histoire.

Très cher lecteur, à partir de maintenant, je dois m’effacer et laissez dire ce jeune homme. Soyez convaincu que je n’ai rien retranché; ni rien modifié en aucune façon. D’ailleurs son histoire est

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trop émouvante, et j’aurais crû commettre un sacrilège, si je ne l’avais pas restituée avec la plus grande fidélité.

- Tout a commencé, continua-t-il, il y a deux ans. J’ai peine à croire que si peu de temps se soit écoulé. J’ai l’impression que cela fait une éternité, ou du moins des centaines d’années, dans une autre vie. Comment peut-on passer d’un tel bonheur, avec un avenir qui devait être heureux, à une vie de totale solitude, de tristesse et de malheur, avec un avenir qui ne peut être que sombre et inutile ? Je me pose la question cent fois par jour. Il faut, ou bien qu’un démon s’amuse à tourmenter les hommes, ou que j’ai été le plus sot des mortels. Mais je ne veux pas trop plaindre mon sort maintenant, je l’ai déjà fait trop de fois. Il y a deux ans, donc, je venais de terminer l’université. J’avais un diplôme en administration, j’avais 24 ans, et je pouvais commencer ce qu’il convient d’appeler ma vie de bureau. Il ne tenait qu’à moi de choisir dans quelle ville j’irais m’installer et comment s’appellerait la firme qui allait m’engager. J’étais fier de mon diplôme et de la vie assurée qui m’attendait, mais en même temps je ne tenais pas à poser trop rapidement le premier pas dans ce chemin monotone que suivent tous les employés. Je voulais vivre un peu avant de m’endormir.

Je résolus donc de faire un voyage, officiellement pour me récompenser d’avoir obtenu mon diplôme, en réalité pour retarder encore un peu ce qu’on appelle sans rire la vie adulte. Dans quel pays irais-je passer mes dernières semaines de liberté ? Question embarrassante. Il y avait

l’Europe, le continent de toutes les beautés, mais ce que je cherchais surtout, c’était le dépaysement et la liberté des pays où la loi se contente d’interdire les excès, et n’existe pas encore pour uniformiser et enrégimenter les citoyens.

Après de longues hésitations, je choisis le Cambodge, pays auquel je ne connaissais rien, mais qui avait plusieurs avantages, puisque c’était, entre autres, un pays peu cher, sans danger, et ayant peu de touristes. Les membres de ma famille me firent les objections habituelles, en

m’expliquant que c’était trop loin et que si quelque chose m’arrivait, ils ne pourraient pas venir à mon aide. Je leur répondis ce que tout jeune homme aurait répondu, à savoir qu’il n’allait rien m’arriver. Si je songeais à un accident de la route ou à être attaqué par des bandits, j’avais entièrement raison; par contre, si je croyais que mon voyage serait sans événements, et que j’allais revenir et continuer ma vie comme prévu, je me trompais lourdement.

Je partis donc pour Phnom Penh, la capitale du pays. Immédiatement, je trouvai l’endroit agréable; le climat était parfait, les gens un peu distants mais sympathiques à leur façon, et surtout il y avait un air de liberté qui faisait changement des millions d’interdictions qui existent en Occident. Je visitai Phnom Penh trois jours, après quoi je me rendis à Battambang en bus. Pour être franc, le trajet fut un enfer, car le conducteur klaxonnait sans arrêt, même quand il était absolument seul sur la route. J’appris plus tard qu’il y avait un train, mais qu’il ne fonctionnait qu’un jour par semaine. J’appris aussi qu’il y avait des taxis collectifs qui ne coûtent pas beaucoup plus cher, où on est entassé avec cinq autres personnes, mais où on peut au moins implorer le conducteur, s’il a la lubie du klaxon.

Quoi qu’il en soit, après quelques heures misérables, je me retrouvai à Battambang. C’était une toute petite ville, où on pouvait traverser la rue sans attendre que passent des centaines de voitures, et où l’atmosphère était encore plus détendue qu’à Phnom Penh. Beaucoup de gens se promenaient encore à bicyclette, et je me promis bien d’en trouver une à emprunter un jour ou l’autre.

Je trouvai une chambre très convenable, côté cour, avec une sale de bain agréable, qui coûtait seulement dix dollars par jour. Il y avait peu de monde dans l’hôtel, et les deux jeunes hommes à la réception étaient sympathiques. Après avoir déposé mon sac dans ma chambre, je sortis pour visiter un peu la ville. J’avais déjà remarqué que les femmes, ou plutôt les jeunes filles, étaient extrêmement jolies au Cambodge. Je venais de sortir de l’hôtel depuis seulement une minute, et je me tenais debout au coin d’une rue sans savoir dans quelle direction aller, quand je vis une jeune fille qui venait vers moi sur le trottoir. N’ayant rien à faire avec moi, elle faisait plus ou

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moins semblant que je n’existais pas. Sa démarche était lente et un peu fatiguée, comme c’est assez fréquent chez ces gens, aussi j’eu le temps de bien la regarder. Elle était petite, ni grosse ni mince, et absolument divine. Il était impossible de connaître son caractère par son attitude. Était-ce une autre fille consciente d’être belle et voulant à tout moment être traitée en prinÉtait-cesse ? Était-ce une fille simple, ni timide, ni autoritaire ? Était-elle même un peu gentille ? C’est ce qu’il était impossible de savoir. Mais elle était si belle que je sus sur le champs que je n’allais pas l’oublier tant que j’habiterais à Battambang.

Je la regardai s’éloigner, et même de dos elle me semblait sublime et parfaite. Je n’étais pas assez naïf pour croire qu’il existe un lien entre la beauté et la douceur de caractère, qu’à cette suprême qualité physique doit correspondre une qualité morale, mais je la trouvais trop belle pour ne pas l’espérer. J’admets aujourd’hui – car j’ai bien vécu en deux ans – que la chose est rare, mais elle n’est pas impossible. J’ai même remarqué que les plus belles, non celles très belles, mais celles qui rappellent les déesses, sont en général très gentilles. Le problème est qu’alors que les filles très belles sont assez courantes, du moins dans certaines régions, on ne rencontre que deux ou trois déesses dans une vie, et encore, si on est chanceux. Cette fille était-elle une déesse ou simplement une fille très bétait-elle ? Je n’en étais pas certain.

Quand elle eut tourné un coin de rue et que je ne pus plus l’admirer, je l’oubliai un peu et je commençai à visiter la ville. Aurais-je dû la suivre ? Sans doute, mais dans de pareils moments, je ne songe jamais à mon propre intérêt. Je n’eu pas cependant à regretter mon manque

d’ambition. Le lendemain, vers midi, alors que je mangeais dans un petit restaurant – et là-bas les restaurants sont en général tout ouvert sur le devant, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de mur de façade et qu’on peut tout voir dehors –, j’aperçu la même fille qui marchait sur le trottoir, de l’autre côté de la rue. Elle était toujours aussi belle, et je crois même qu’elle était habillée exactement de la même façon. J’arrêtai de manger un instant pour la regarder plus à mon aise. Dire qu’une fille si belle habitait quelque part dans cette petite ville, peut-être juste à côté de mon hôtel, que nous étions réunis au même endroit sans nous connaître ! Elle était peut-être mon idéal, et j’étais peut-être assez près du sien. Je n’étais pas encore amoureux, mais la première semence était plantée. Quand elle eut disparu, je recommençai à manger, mais cette fois je ne l’oubliai pas si rapidement. J’étais dorénavant bien déterminé à la revoir. C’est le lendemain, vers huit heures du soir, que je l’aperçu encore. J’étais allé dîner au même restaurant, dans le vague espoir de la revoir, et comme je ne l’avais pas vue, j’y étais retourné pour le souper. Elle passa encore de l’autre côté de la rue, mais cette fois elle était maquillée et portait, non pas les pantalons habituels au Cambodge, mais une espèce de petite robe, laquelle lui allait moins bien et lui faisait un peu ressembler à une poupée. Je la trouvais néanmoins divine, et si la robe avait quelque chose d’étranger sur elle, elle rendait mon inconnue définitivement plus attirante. Je la regardai passer avec le même enchantement, puis je résolu de savoir qui elle était. Ce ne devait pas être si difficile, puisque la ville était petite. Évidemment, j’aurais pu simplement aller lui parler à l’instant; mais d’aborder une inconnue dans la rue, sans aucune raison sinon que je la trouve merveilleuse, c’est ce que je n’ai jamais pu faire.

Le soir même, en rentrant à l’hôtel, je demandai aux deux réceptionnistes s’ils connaissaient une fille très belle qui devait habiter près du restaurant où j’étais allé. Ils me regardèrent en souriant, puis me répondirent qu’il y avait beaucoup de belles filles à Battambang. L’un des deux ajouta que si c’était une fille dont j’avais besoin, il savait où m’amener. Je répondis que je voulais seulement savoir où habitait cette fille, et cette fille exactement. Les gens là-bas, comme je le remarquai rapidement, tout en respectant au plus haut point l’autonomie de chacun, sont prompts à offrir leur aide dans les histoires de coeur. L’un de deux réceptionnistes, qui était grand pour un Cambodgien, puisqu’il devait avoir 1 mètre 65, et qu’il dépassait de beaucoup son confrère, me proposa de m’accompagner au restaurant le lendemain, puisque apparemment j’y apercevais tous les jours la fille qui m’intéressait. Le lendemain, vers six heures du soir, nous voilà donc au restaurant. Il m’informa qu’il n’avait pas beaucoup d’argent, et que normalement il ne mangeait

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jamais au restaurant. Je m’offris donc à payer pour lui; et jamais je ne crus un seul instant, dois-je le dire, qu’il m’avait accompagné uniquement pour manger sur mon compte. Nous avions commencé à manger depuis quelques minutes, et mon nouvel ami – qui s’appelait Tiang – aspirait une longue nouille en la tenant avec ses deux bâtonnets, lorsque j’aperçu la fille de l’autre côté de la rue.

- Elle est là, lui dis-je aussitôt.

Tiang, qui était dos à la rue, se retourna, devina immédiatement de qui je voulais parler, et se mit à hocher la tête. Quand il se retourna de nouveau pour être face à moi, il souriait avec un air un peu mystérieux.

- Je sais qui elle est, me dit-il.

- Sais-tu où elle habite ? lui demandai-je.

- Non, mais je sais où elle travaille, je peux t’y amener si tu veux.

J’étais au comble de la joie; non seulement j’avais eu le courage, ou la force, de chercher qui était cette belle inconnue, mais après seulement un jour, j’avais réussis, et j’allais probablement la rencontrer. Mon coeur, qui était jusque là resté assez calme, se mit à battre plus fort. Ce n’était plus un rêve comme j’en avais déjà fait plusieurs, et auxquels j’étais habitué, c’était le début d’une véritable aventure; car quoi qu’il puisse arriver, passer ne serait-ce que dix secondes avec une fille si belle ne pouvait être qu’un grand moment.

- Où travaille-t-elle ? lui demandai-je. - Tu verras, nous pouvons y aller ce soir.

- Parfait, répondis-je sans pouvoir m’empêcher de sourire. Et j’ajoutai, pour qu’elle demeure le sujet de conversation :

- Elle est belle, non ?

- Oui, très belle, répondit-il tranquillement avant de recommencer à manger.

J’attendis qu’il ajoute quelque chose, mais il semblait l’avoir déjà oubliée. Il me semblait qu’il manquait fort de poésie, ou de sentiments amoureux, s’il pouvait voir une fille si belle et se trouver avec un autre homme sans en parler. Je respectai néanmoins son indifférence, ou plutôt la préférence qu’il avait pour ses nouilles, et je le laissai manger sans insister.

Nous retournâmes ensuite à l’hôtel, qui n’était pas loin, où il m’invita à attendre une trentaine de minutes dans ma chambre, après quoi je pouvais descendre et nous partirions ensemble. Je passai ces trente minutes à marcher de long en large, et à sourire comme si j’avais gagné à la loterie. Comme d’habitude, étant optimiste, je me voyais déjà ayant comme petite amie la plus belle fille que j’avais vu de ma vie, peut-être la plus belle du pays, et même, je n’étais pas loin de croire, la plus belle d’Asie. Je commençais à me demander si je devais la demander en mariage de façon romantique, un genou par terre et une jolie bague dans les mains, ou s’il valait mieux en parler tranquillement avec elle. Qu’elle puisse dire non, qu’elle puisse ne pas même vouloir sortir une fois avec moi; qu’une fille si belle puisse, ce qui était probable, avoir déjà un petit ami ou un mari, c’est ce qui ne m’effleurait pas même l’esprit. J’étais beaucoup trop heureux pour

envisager des possibilités si malheureuses, et elle était si belle, si belle, comme je n’arrêtais pas de me répéter, que mon optimisme était à son comble. Je ne cessais de regarder ma montre, et il me semblait que le temps était plus lent qu’à l’ordinaire. Finalement, les trente minutes étant écoulées, je sortis de ma chambre et descendis l’escalier avec entrain.

Tiang m’attendait dans le vestibule. Il avait mis un pantalon plus chic, une chemise neuve à gros collet et des souliers à bouts carrés, très à la mode au Cambodge à cette époque. Il était devant le comptoir et discutait avec son confrère, qui lui était resté de l’autre côté. Quand il m’aperçut, il parut un peu surpris de voir que j’étais habillé de la même façon, mais il ne fit aucune remarque. Il dit au revoir à son ami, et nous sortîmes dehors. Je montai aussitôt sur sa petite moto, assis à califourchon derrière lui. Je n’étais pas surpris qu’on se rende en moto, puisque c’était le moyen

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de transport le plus courant, mais j’espérais que le trajet soit court, car j’ai toujours détesté m’asseoir à l’arrière d’une moto, mais jambes étant beaucoup trop longues pour y être confortable. Je me dis même à moi-même:

- Si après dix minutes la douleur est intenable, je lui demanderai de changer de place; je conduirai et lui sera derrière. Il est plus petit que moi, il n’aura pas mal aux jambes.

Mais je n’eu pas besoin de lui demander, le voyage ne fut pas long. Quoi qu’il en soit, nous voilà parti.

Assis derrière sa moto, n’ayant pas à me soucier de conduire, je regardais le ciel étoilé, et je profitais pleinement de l’atmosphère si différente de la nuit. Nous n’avions évidemment pas de casques, et je sentais avec bonheur l’air tiède sur mon visage. La nuit, l’air n’est pas trop chaud, il a la température idéale, et il n’a pas la même odeur que le jour. Il n’y a aussi presque plus personne sur les trottoirs, quand le soleil brûlant a fait place aux pâles lumières de quelques rares réverbères, et l’impression de liberté s’en trouve encore amplifiée.

Toutes ces sensations ensemble avaient conservé ma bonne humeur, et nous arrivâmes à destination avant que mes jambes commencent à me faire souffrir. Mais quand je vis où nous étions, je me demandai si mon guide n’avait pas décidé de s’arrêter en chemin. Ma belle

inconnue, ma douce aux yeux si beaux, et tout le reste aussi beau à n’en pas douter, pouvait-elle travailler là ? Tiang avait arrêté sa moto dans un stationnement recouvert de petit gravier, où se trouvait déjà une bonne vingtaine de motos. Le lieu de travail de mon ange, juste en face du stationnement, ne semblait pas fait pour un ange. C’était un immeuble à un seul étage, étroit mais profond. Comme d’habitude, le mur de façade était absent, et on pouvait voir à l’intérieur avant d’entrer. Il y avait d’abord une assez grande salle, et puis un corridor sur le côté qui s’enfonçait jusqu’à l’arrière de l’immeuble. La lumière était faible et rose, et il n’y avait aucun meuble sinon plusieurs chaises en plastique le long du mur, de chaque côté de la salle. Sur ces chaises, des filles étaient assises et semblaient s’ennuyer. L’ambiance était étrange et les filles elles-mêmes, en plus de s’ennuyer, semblaient mal à l’aise. Sur le coup, je ne compris pas où nous étions. Parfois, un jeune homme apparaissait au fond du corridor, marchait jusqu’à l’entrée, c’est-à-dire jusqu’au devant de l’immeuble, et repartait avec sa moto.

Bien qu’il y avait au moins quinze filles dans la salle, et une dizaine de personnes qui traînaient dans le stationnement, toute la scène était étonnamment calme et silencieuse. On eut dit

facilement que c’était un temple, si on avait remplacé les quinze filles par quelques statues dorées; temple sans le moindre ornement, évidemment, mais ce genre de temple existe. Que j’aurais aimé que c’en soit un, quitte à apprendre que ma belle inconnue était une nonne ! Mais ma belle, contrairement aux nonnes, qui sont intouchables, était loin de vivre dans un état

semblable. J’allais demander à Tiang ce que nous faisions là, et combien de temps nous allions y rester avant de repartir, quand je l’aperçus sur une des chaises. Je la reconnus aussitôt avec certitude; elle portait la robe que j’avais vue plus tôt et même dans cette lumière tamisée, elle était divinement belle. La lumière de certains néons avait un étrange effet sur son maquillage, qui ressortait plus qu’il n’aurait fallu. Mais loin de lui donner un air ridicule, il accentuait le côté un peu sauvage de sa beauté. J’avais déjà remarqué que le maquillage, fait pour des femmes

occidentales, avait un effet tout différent sur un visage cambodgien. Par exemple, le rouge pour les joues ne pouvait pas simuler une quelconque rougeur naturelle, puisque les femmes

cambodgiennes n’ont jamais la peau rouge. Toutes ces poudres, au lieu d’accentuer quoi que ce soit, les transforment complètement. Et j’appris vite à adorer cette transformation, semblable à de la magie. Je vois donc mon inconnue sur une chaise, et subitement tout s’éclaire. Malgré mon envoûtement, je comprends où nous sommes. Il est impossible de peindre l’hésitation qui s’empara alors de moi. Non seulement j’ignorais si je devais aller la voir ou partir, mais

j’ignorais si je devais être fâché, ou déçu, ou désabusé. Il est certain qu’il y avait une bonne dose de déception dans mon sentiment. Pendant quelques secondes, je restai à côté de Tiang sans

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bouger. J’attendais qu’une noble réprobation me pousse à partir. Une part de moi voulait être scandalisée, mais le scandale ne venait pas. Je voulais être révolté et choqué, mais je ne l’était pas. Ce n’est pas que j’eu jamais de ces sentiments faux et bourgeois, mais la partie raisonnable de moi-même aurait voulu s’en servir pour m’éviter un avenir qu’elle jugeait déjà mauvais, peut-être même désastreux. Ma raison, se sachant faible devant mon coeur, voulait utiliser des

sentiments bas pour me protéger, emprunter ce qui était vilain pour une fin noble. Mais ce fut inutile. Je savais qu’elle agissait mal, mais je n’arrivais pas à lui en vouloir. Était-ce la beauté, était-ce le désir ? Quoi que ce fut, malheur à toi ! Il faut parfois avoir des sentiments vulgaires, si on ne veut pas se perdre.

Tiang finit par avancer un peu, et je le suivis machinalement. Il avait lui aussi aperçu l’inconnue, et il voulait que j’aille lui parler.

- Vas-y, qu’attends-tu ?

- Ce n’est peut-être pas elle, balbutiais-je sans vraiment savoir ce que disais. - Je crois que oui, dit-il simplement.

Je ne savais pas à ce moment s’il était venu uniquement pour moi, ou s’il voulait lui aussi

rencontrer une fille – si on peut s’exprimer ainsi. J’admets que j’aurais préféré partir, et laisser le temps à mon âme de s’habituer à cette nouvelle situation, mais Tiang voulait clairement qu’on entre tout à fait, et je n’avais pas envie d’être désagréable. Nous marchâmes donc résolument vers la grande salle. Moi, je connaissais l’inconnue, en quelque sorte, mais elle ne me connaissait pas. Elle nous regarda entrer avec une certaine indifférence, puis continua à regarder plus ou moins dans le vide. Contrairement à ce qu’on voit parfois au cinéma, aucune fille ne faisait le moindre effort pour attirer ce qu’il convient, à partir de maintenant, d’appeler un client. Ah, ce mot, comme il allait me faire souffrir ! Si je m’en étais à peine douté, je serais parti en courant, sans m’inquiéter de l’opinion de Tiang ou de l’inconnue, ou de qui que ce soit. Mais une part de moi avait déjà accepté mon calvaire, et même si l’inconnue avait été laide, je crois que toute la suite des événements eut été identique. Je remis donc à plus tard le débat qui ne manquerait pas d’avoir lieu dans mon âme et je résolu, malgré ma surprise, de poursuivre mon plan jusqu’au bout et de faire connaissance avec l’inconnue.

Tiang s’approcha immédiatement d’une fille, et m’oublia complètement. Je restai quant à moi debout au milieu de la salle, faisant mine de regarder toutes les filles, mais n’en voyant aucune, hormis l’inconnue. Mon coeur battait alors si fort que mon corps devait se balancer un peu. Voyant que plus j’attendrais, plus la situation deviendrait ridicule, et que je risquais de partir sans avoir abordé l’inconnue, je m’avançai vers elle sans réfléchir, convaincu enfin que le plus important était d’être près d’elle, et que le reste viendrait de lui-même. Il y avait une chaise inoccupée près d’elle, je m’asseyai. Si elle avait eu l’air de s’ennuyer auparavant, cela cessa immédiatement quand je fus assis près d’elle. Elle me regarda sans gêne ni sans honte, ses petits yeux droit devant les miens, et sur le coup je perdis tout à fait le fil de mes idées. Elle souriait un peu, je voyais ses petites dents, très légèrement séparées les unes des autres, et ses lèvres roses, et les petits grains brillants dans la poudre qu’elle avait mise sur ses joues. L’envoûtement était si doux que j’aurais voulu que le temps s’arrête. Il me semblait que l’embrasser n’aurait pas été plus agréable, et que même l’émotion que j’en aurais eue aurait été trop violente.

Je finis pas revenir un peu à moi-même, et à reprendre ma volonté sans cesser de profiter du charme extraordinaire qui émanait de mon inconnue. Elle ne m’avait encore rien dit; je

commençai donc par lui dire simplement: « Bonjour, je m’appelle Antoine », sans m’attendre un instant à ce qu’elle me comprît du premier coup, et encore moins à ce qu’elle me réponde. Aussi fus-je stupéfait de l’entendre me dire, dans un français presque sans accent:

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Elle me regardait encore en souriant, comme si elle eut été vraiment contente de me voir. Elle avait encore cet air un peu nonchalant, qui comme je m’en aperçu plus tard ne la quittait jamais, mais loin de la rendre désagréable, loin de lui donner ce je-ne-sais-quoi blasé qui lasse

rapidement, il ajoutait à son charme, en faisant croire qu’elle était tout à fait tranquille, tolérante de tout et, malgré son emploi, désintéressée. Pour ce qui est du désintéressement, je pus me convaincre par la suite que ce n’était pas le cas; il n’en restait pas moins que sa gentillesse n’était pas fausse, et qu’à sa façon elle était honnête.

- Vous parlez français, ne pus-je m’empêcher de répondre.

- Oui, j’ai appris quand j’étais petite. Ma mère est professeur, à Phnom Penh, et mon père était pharmacien.

Je la fis parler d’elle-même, ce qui est encore le meilleur moyen d’être agréable à quelqu’un, et j’appris qu’elle avait grandi à Phnom Penh, mais qu’à la mort de son père, sa mère s’était remariée avec un homme qu’elle, cette fille, n’aimait pas, et qui lui, l’aimait trop. Elle s’était donc réfugiée chez sa tante, ici, dans la ville de Battambang. Cela se passait quand elle avait quinze ans. Sa mère ayant acceptée que Piao n’habite plus avec elle, la jeune fille s’était

définitivement installée et avait repris l’école à Battambang. À dix-sept ans, elle avait rencontré dans une classe Tuoc, une fille à la morale un peu lâche. Tuoc était devenue sa meilleure amie, et comme elle était paresseuse et vénale, deux qualités qui, lorsqu’elles sont combinées, réduisent énormément les possibilités d’avenir, elle avait décidée de se faire « accompagnatrice », comme on dit là-bas. Mais comme elle manquait aussi de courage, elle avait convaincue Piao de la suivre, et il y avait maintenant six mois que Piao et Tuoc passaient toutes leurs nuits dans cet immeuble. Piao avait donc dix-huit ans et demi, comme Tuoc, et elle s’était rapidement habituée à son étrange vie. Ses deux soeurs et son frère, qui habitaient encore à Phnom Phen et qui

venaient parfois la voir, savaient ce qu’elle faisait, mais sa mère n’était pas au courant, du moins officiellement, car il est fort possible qu’elle s’en doutait.

Ainsi c’est l’amitié qui la fit échouer dans cet emploi si particulier, et non pas, comme il arrive si souvent, les exhortations d’une mère demandant à sa fille de lui fournir de l’argent. Combien de mères, dans certains pays d’Asie du Sud-Est, ont ainsi poussé leur fille dans cet emploi, non parce qu’elles mourraient de faim, mais pour avoir une télévision ou une maison plus grosse que celle du voisin. Ce n’est jamais la pauvreté des enfants qui envoie les filles dans ces

établissements, mais la vanité des parents. Sauf, comme avec Piao, quand une amie sait être convaincante, et que l’ennui se mêle à la cupidité.

Quant à sa tante, elle savait aussi, mais elle n’était pas contre, ayant fait la même chose pendant trois ans quand elle était plus jeune.

Voilà pour le passé de Piao. Je n’ai pas voulu entrer plus en détails, bien que j’en connaisse un peu plus, car son passé ne m’a jamais intéressé; se détacher de ses six derniers mois, ce qui était nécessaire, signifiait repousser tout ce qui n’était pas elle, pour ne voir que la jolie fille et l’avenir que je souhaitais avec elle.

Vous pourrez me prendre pour un sot, mais je croyais que son âme et son coeur étaient restés purs. De quoi l’espérance ne peut-il pas nous convaincre ! Nous sommes tellement fait pour le bonheur, que le risque le plus sombre ne nous fait pas peur, et nous ne croyons au malheur que lorsqu’il nous a complètement encerclé. Après m’avoir raconté sa vie succinctement, Piao cessa de tourner la tête vers moi, comme elle l’avait fait de temps à autre, et se mit à observer avec un peu plus d’attention trois jeunes Cambodgiens qui venaient d’entrer. Vous le dirai-je ? J’étais déjà jaloux ! J’avais remarqué que presque tous les hommes qui venaient étaient jeunes, et qu’il n’y avait que des Cambodgiens. J’étais le seul étranger, et je devais détonner énormément, même si – en apparence – personne ne faisait attention à moi. Je me persuadai que tous ces jeunes hommes avaient un immense avantage sur moi : celui d’être du même pays que Piao, et pendant un instant je me sentis ridicule. Cet instant disparut rapidement, cependant, et je soupçonne que c’était une dernière tentative de ma raison pour me faire abandonner. Ce fut la dernière, et après

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avoir admiré le profil si particulier et si cambodgien de la belle Piao, il ne fut plus jamais question de scrupule. Vous voyez que j’insiste un peu sur ce qui aurait pu m’arrêter; pas seulement le principal, mais aussi mille circonstances qui sans être importantes auraient pu me décider à renoncer à elle. Ce soir-là, je n’étais pas encore aussi amoureux que j’allais le devenir, puisque je n’étais amoureux que d’un joli visage, et non de Piao précisément, que je ne

connaissais pas depuis assez longtemps. Mais l’attirance que j’avais pour son joli visage, pour ses jolis yeux, pour ses lèvres, certainement les plus belles que j’ai vues de ma vie, et pour tout le reste que je n’oserais décrire, car je croirais blasphémer une divinité, l’attirance, dis-je, que j’avais pour tout ce que je voyais d’elle, jamais il ne put être plus fort. J’avais devant moi mon idéal, que j’avais méconnu, mais qui n’en était pas moins réel: et en me révélant cet idéal, Piao permettait à tous les sentiments amoureux dont j’étais capable d’atteindre un sommet qui me surprenait moi-même. J’avais auparavant, quelques années plus tôt, aimé une camarade à l’école, mais je voyais bien maintenant que ce n’avait pas été vraiment de l’amour. Que le sentiment que j’avais eu pour elle me semblait tiède maintenant ! C’était comme si après avoir bu toute ma vie du jus de raisin qu’on m’avait dit être du vin, on m’offrait soudainement une coupe de

champagne.

Je choisis donc, si vraiment l’amour nous laisse le choix, de suivre mon inclination. Piao avait cessé de me parler, et aussi rapidement qu’elle m’avait sourit et s’était montrée

gentille avec moi, elle regardait maintenant un peu partout avec indifférence. J’eu peur qu’elle ne fasse plus attention à moi, et même qu’un autre homme vienne lui parler, si la conversation entre elle et moi ne reprenait pas de façon plus intime. Je voulais m’éloigner avec elle, mais je n’avais jamais été avec ce genre de femme, et je ne savais pas comment m’y prendre. Elle ne m’avait pas parlé d’argent, mais nécessairement il fallait que je m’en occupe. Combien, comment, quand ? C’est ce que j’ignorais tout à fait, et être le premier à le mentionner m’aurait trop cruellement rappelé le véritable état de ma chère Piao. Il fallait pourtant bien en venir là, car elle ne disait rien et ne faisait aucune avance. Je décidai de l’inviter et de voir ce qui arriverait.

- N’y a-t-il pas un endroit où nous pourrions être un peu plus à l’aise, peut-être seuls tous les deux ? lui dis-je avec tout le calme dont j’étais capable; car en fait j’avais l’impression de lui faire une déclaration d’amour et mon coeur battait assez fort pour me faire craindre pour ma santé. Cette parole attira de nouveau toute son attention sur moi.

- Tu doit d’abord payer Pot, me dit-elle. - Et qui est Pot ?

- C’est le patron.

Elle n’en dit pas davantage et je ne voyais personne dans la salle qui ressemblât à un patron. - Et où est ce Pot ? finis-je pas demander.

- Il doit être dehors, me dit-elle tranquillement.

J’étais un peu interloqué par le contraste de son indifférence, alors que cela devenait sérieux, du moins pour moi, avec le sourire qu’elle avait eu quand je lui parlais pour la première fois. Cela me donnait l’impression que, si elle avait été assez contente de me parler, elle l’était un peu moins de ce qui allait suivre, et que d’ailleurs n’importe qui aurait fait l’affaire. Si seulement elle avait su que je souhaitais seulement être avec elle et avoir toute son attention ! Je me levai donc et j’allai chercher ce Pot dehors. J’aperçu immédiatement un homme un peu plus âgé et un peu plus costaud que les autres, qui se tenait debout devant l’immeuble, mais un peu en biais, ce qui faisait que je n’avais pas pu le voir d’où j’étais avec Piao. J’allai le trouver et lui dis :

- J’aimerais sortir avec la fille, là, qui s’appelle Piao. L’homme sourit et me dit dans un anglais télégraphique : - Toi, Piao ? Vingt dollars.

Je payai sur le champs et retournai vers Piao. J’avais hâte de quitter cet endroit et d’oublier comment j’avais réussi à m’attacher Piao, ne serait-ce qu’une nuit. Mais quand elle se leva, au lieu de me suivre, elle fit quelques pas vers le corridor, puis se retourna, et voyant que je ne

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comprenais pas où elle allait, revint vers moi. J’avais en effet complètement oublié ce corridor. J’avais payé pour être avec Piao ici-même, et non pour l’amener avec moi. Je dis néanmoins à Piao qu’elle devait me suivre, mais elle refusa.

Arrive alors Pot qui demande à Piao, évidemment en cambodgien, ce qui se passe, et qui ensuite se met à balancer la tête pour dire non, tout en me pointant le corridor. Il fallut quelques minutes pour lui faire entendre ce que je voulais et pour se mettre d’accord, mais finalement je lui donnai dix dollars supplémentaires et je pus enfin partir avec elle.

Tiang était près de sa moto et attendait. Je jugeai à sa mine qu’il ne s’était pas contenté d’attendre, et j’étais fort surpris qu’il put demeurer si peu de temps avec une femme et en être apparemment satisfait. Si la providence pouvait m’attacher à Piao, me dis-je en moi-même, il me faudrait plus que quelques minutes avec elle pour en être rassasié, et certainement qu’après plusieurs jours et même plusieurs années, je n’en aurais pas encore assez.

Puisque je n’avais que fait la conversation, pendant que lui faisait déjà autre chose, je supposai que c’était un habitué. Tout cela était évidemment fort absurde, et je le cru encore plus absurde quand j’appris plus tard que Tiang avait une petite amie. Mais, ce qui excuse un peu Tiang, c’est que, comme c’est souvent le cas au Cambodge apparemment, sa petite amie refusait d’être intime avec lui avant le jour du mariage. Ainsi, pour avoir une épouse absolument pure, tout est arrangé pour que les maris ne le soient pas ! Il faut bien avouer que c’est la meilleure façon, non

seulement de dérégler la santé du mari comme celle de la femme, mais de s’assurer que tous les maris, peu importe le mérite de leur femme, soient des habitués d’un certain type

d’établissement.

Mais je m’éloigne. À ce moment, j’étais loin de me faire de telles réflexions et je ne songeais qu’à la sublime jeune fille qui était avec moi. Tiang eut un sourire significatif en me voyant arriver avec Piao, et tous les trois, elle entre nous deux, nous filâmes en moto en direction de mon hôtel. Si l’aller avait été doux, vous jugerez du retour. Ce n’était plus un jeune homme contre lequel j’étais collé, mais une jeune fille. Et celle dont je rêvais depuis trois jours ! J’avais toutes les peines du monde à demeurer calme, et c’est à peine si j’osais mettre mes mains sur sa taille pour me retenir et ne pas tomber par derrière. Mais, puisque nous étions trois sur une seule moto, et que cela ne me laissait pas beaucoup de place, il fallait bien que je me tienne sur elle. Serais-je bien vulgaire si je vous avoue que poser mes mains sur sa taille, et encore sur le vêtement qu’elle portait, cela valait déjà trente dollars. Je sais mieux que n’importe qui à quel point l’argent avilie tout, et surtout l’amour, et je serais le premier à préférer, s’il le fallait, une vie de complète solitude à une vie d’amour marchandé et faux. Mais la situation m’avait obligé à payer, et je ne pouvais pas empêcher le calcul qu’on fait toujours, à savoir si le prix en vaut la peine. Or, une seule seconde avec elle, je le savais déjà, valait toutes les fortunes du monde. Quand nous fûmes arrivés à l’hôtel, le confrère de Tiang – il s’appelait Muat – fut surpris de me voir avec une fille. Je montai immédiatement l’escalier avec Piao, tremblant et anxieux. Un pauvre aubergiste, ou un pauvre fermier, recevant une reine chez lui n’aurait pas eu plus

d’émotion que moi à ce moment. Une fois dans ma chambre, elle resta debout et attendit. Je la fis asseoir sur mon lit.

Certains hommes auraient cru l’avoir achetée, ou plutôt louée, et l’auraient traitée comme une domestique; quant à moi, je me voyais comme ayant acheté la permission de l’amener avec moi, et rien d’autre. Peut-être uniquement parce qu’elle était trop belle, peut-être parce que j’étais jeune et encore dégoûté de rien. Quoi qu’il en soit, je n’osais pas y toucher, et je crois même que je ne voulais pas. Du moins pas avant un certain temps. J’ouvris la télé, ultime secours des situations embarrassantes. Je trouvai un film, mais j’enlevai le son, pour ne pas perdre

entièrement son attention. Elle n’avait pas particulièrement l’air mal à l’aise, mais constatant que je ne me ruais pas sur elle comme un sauvage, elle ne savait que faire. Je lui offris quelque chose à boire, mais elle refusa. Je m’assis à côté d’elle, mais un peu plus en arrière, et je fis mine de regarder la télé moi aussi. En fait, c’était elle que je regardais. Je sentais que l’espèce de dévotion

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que j’avais pour elle n’avait aucun sens; et que s’il était dû à l’amour, ou plus prosaïquement à sa beauté, il ne fallait pas que cela m’empêche pour autant de tirer un peu d’agrément de la

situation. Après tout, elle ne serait pas contre, et cela ne prouverait nullement que je la méprise. Dans mon cas, puisque je l’aimais, cela prouverait au contraire mon adoration pour elle, bien qu’elle n’en saurait probablement rien. En tous les cas, pour le dire plus simplement, je sentais peu à peu mon désir prendre le pas sur ma timidité. Ce que je ne voulais pas quelques minutes plus tôt, je le voulus énormément en la voyant sur mon lit, et après l’avoir admirée de si près. Je débattai en moi-même encore quelques secondes, pour savoir s’il valait mieux, puisque je voulais la revoir, et la revoir en ami ou en petit ami, et non pas en client, que je fasse quelque chose avec elle ou non. Le conseil provenait sans doute de la concupiscence, mais je décidai de ne pas passer la nuit qu’à lui parler. Quelle naïveté, me direz-vous, mais, encore une fois, j’étais jeune et je l’aimais. Je m’approchai donc d’elle, et tout de go je posai un baiser sur son épaule. Elle tourna la tête rapidement, et me regarda avec intensité. Aussitôt je l’embrassai, et le reste se passa comme vous pouvez le supposer. Je m’attendais à ce qu’elle soit froide, ne serait-ce que parce qu’elle était si belle, mais ce ne fut pas le cas. Ce fut une chance, car je craignais que sa beauté me paralyse, et si elle avait été absolument passive et absente, j’aurais peut-être dû abandonner mon entreprise. Au lieu de cela, j’eu l’impression qu’elle me connaissait depuis toujours. J’étais même surpris du changement, car dans l’établissement elle n’avait semblé intéressé par moi qu’à demi, alors que soudainement elle m’aimait – physiquement du moins – avec passion.

Quand je lui fis la remarque de ce changement, quelques heures plus tard, elle me répondit qu’à l’établissement, quand elle attendait, il était inutile de se donner trop de peine, et que d’ailleurs, si elle s’était montrée trop enthousiaste, les autres filles se seraient moquées d’elle. Que ce que j’avais pris pour des moments d’indifférence n’était qu’un jeu, et qu’en fait elle m’avait trouvé agréable dès qu’elle m’avait vu entrer; qu’elle serait fort contente de me voir encore, et même assez souvent; mais que dans l’établissement et du moins pour un certain temps, elle allait rester un peu impassible, et sourire comme il faut, de temps en temps, mais sans montrer un

quelconque attachement particulier pour moi. J’étais content d’apprendre qu’elle me trouvait agréable, mais son petit discours me blessât, non pas seulement parce qu’elle allait cacher son sentiment pour moi en public, mais parce qu’elle n’utilisait pas le terme « impassible », mais bien « professionnelle ». Elle s’obstinait donc à être « professionnelle », même avec les gens qu’elle disait aimer, ou plutôt, pour l’instant, avec les gens qu’elle disait trouver agréable. Cette petite blessure au fond de mon âme, qui n’était encore qu’une égratignure, ne serait pas la dernière. Je l’oubliai bien vite pour recommencer à aimer mon idole. Le lendemain matin, j’étais un autre homme. J’avais été un jeune homme sans soucis, mais sans but. Je jugeais mon avenir d’après mon travail, ou plutôt mon futur travail, qui certes m’intéressait, mais auquel je ne donnais aucune réelle importance. Je n’étais pas comme tous ces sots toujours fiers de leur emploi, quel qu’il soit, et qui peuvent s’enorgueillir d’être marchands de savates ou nettoyeurs d’égouts. Mais ma vie, jadis vide, ne l’était plus. J’aimais. Mieux, je n’aimais pas en secret, et en quelque sorte platoniquement. J’aimais une fille qui le savait, ou du moins qui allait en être assurée bientôt, quand je le lui avouerais, et qui acceptais mon amour. Je sais, vous riez; elle l’acceptais parce que j’y ajoutais de l’argent. Peut-être, mais à cette époque, je refusais de voir l’argent.

Je me sentais déjà fort par l’amour que j’avais, mais j’étais un authentique surhomme en

considérant comme elle était belle. D’où vient que la beauté puisse avoir un tel effet ? D’où vient qu’un beau visage, loin de flatter uniquement notre vanité, nous donne la force d’entreprendre n’importe quoi, et la conviction de réussir ? Toujours est-il que j’aimais énormément cet état d’esprit, et que j’étais résolu à le conserver, et donc à conserver ce qui le provoquait. C’est bien cet état d’esprit qui transforme notre bien-aimée en trésor, et non une espèce de responsabilité reposant sur rien, ou un supposé devoir. Si s’occuper de son épouse n’était qu’un devoir, je serais

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certain de mourir célibataire, et peut-être même solitaire. Mais c’est l’effet qu’elle fait naître qui nous la fait estimer.

Il était dix heures lorsqu’elle se leva et se rhabilla. - Je dois être de retour avant midi, dit-elle.

- Alors reste encore une heure, ton travail n’est qu’à dix minutes d’ici.

- Ah, ah, dit-elle en souriant. Mais tu me veux déjà pour toi tout seul. Non, j’ai des choses à faire. Je fronçai involontairement les sourcils. Elle m’avait encore rappelé une réalité que je n’allais pas pouvoir changer facilement. Je lui demandai si elle habitait dans l’établissement.

- Non, j’habite chez ma tante. Mais il faut que je passe par le Muoc Moc (c’était le nom de l’endroit).

- Alors je viendrai vers quatre ou cinq heures. - Je ne serai pas là, je commence à sept heures.

La trivialité de la conversation me pesait, j’aurais voulu l’entendre dire qu’elle m’aimait, mais j’allais devoir attendre. Après cette première nuit, mon amour n’avait plus de bornes, et tout ce qui en nous deux parlaient d’autres choses me révoltait. J’aurais voulu qu’il ne soit plus question de manger, marcher, dormir, travailler, mais uniquement de s’aimer. Elle, par contre, demeurait calme. Elle passait rapidement de la plus grande tendresse à une objectivité toute terre à terre. Il va de soi que malgré toutes ces piqûres de mouches à ma vanité, le seul sentiment qui comptait était mon amour ; tous les autres disparaissaient rapidement devant ce qui était déjà ma raison de vivre, et surtout ma raison d’être heureux.

Je la regardai s’habiller, puis je me précipitai debout. Quand je la vis prête à partir, nous nous embrassâmes encore comme des amants véritables, ce que nous n’étions pas encore, puis je la laissai sortir. Je sautai aussitôt dans la douche, et il s’en fallut de peu que je me misse à chanter. Je m’habillai plus propre que de coutume, et je descendis. Il me semblait qu’exhiber mon bonheur ne pouvait que le faire grandir encore. Tiang et Muat me saluèrent, mais ils ne firent rien de plus, car une famille de clients venait d’arriver et ils devaient s’en occuper. D’ailleurs le père était penché sur le comptoir et remplissait un formulaire. Il ne fit pas attention à moi, mais la mère me regarda un court instant, et leur fille, qui devait avoir à peu près mon âge, se retourna carrément pour me voir passer. Elle était assez belle, et dans l’humeur où j’étais, je croyais qu’un mot de moi aurait suffit pour qu’elle tombe dans mes bras. Je me souviens lui avoir souri et avoir eu la fatuité de croire qu’en ne lui demandant rien, j’avais pitié d’elle et lui épargnais un coeur brisé. J’aurais pu lui dire : « Malheureusement ma chère, je suis déjà pris ». Et vraiment je fus bien près de le faire, tant ma tête était dérangée par mon cœur et l’ivresse de mon bonheur. Mais par chance cette sottise ne me vint pas à l’esprit. Je sortis donc et accueillis le soleil brûlant comme un ami qui brillait un peu plus pour moi que pour les autres.

Ce qui, trois jours plus tôt, m’agaçait un peu – le bruit des motos, la saleté par terre, la poussière dans l’atmosphère – ne m’agaçait plus. Tout le monde me semblaient gentils et beaux, et j’étais dans le pays le plus charmant du monde. Je mourais d’envie de savoir où habitait la tante de Piao, pour aller surprendre mon idole, et je me promettais bien, dès que je le saurais, de lui envoyer souvent un petit garçon prit au hasard, chargé de lui remettre en mon nom un bouquet de fleurs ou une boîte de bonbons. Pour lors, j’allai m’asseoir au bord de la rivière. Elle était assez sale, mais je le remarquai à peine. J’aurais vu un animal mort flotter dans le courant – ce qui arrive parfois –, que ma bonne humeur n’aurait pas été entamée le moindrement. J’y restai au moins une heure, puis je remarquai que de l’école qui était derrière moi sortait un grand nombre d’élèves. Je me retournai pour les voir passer. Ils devaient avoir environ quinze ans, et il me semblait que toutes les filles étaient belles.

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J’avais l’impression d’être l’homme le plus chanceux sur terre. Je remarquai que plusieurs rentraient chez eux en bicyclette, et cela me donna envie d’en emprunter une à l’instant. Je me mets donc en route sur le trottoir de la rue juste à côté, qui était pleine de marchands, et je vois une bicyclette, bien droite sur son double pied en métal. Toute les bicyclettes là-bas sont les mêmes, et ressemblent assez à celles qu’on trouve aux Pays-Bas. Ma bonne humeur, c’est-à-dire mon amour, ayant fait disparaître toute espèce de timidité en moi, j’entre dans le magasin devant la bicyclette et je demande à une dame, assise près du comptoir, si je peux emprunter sa

bicyclette. Je lui assure que je la rapporterai à la fin de l’après-midi, et qu’elle n’a pas à

s’inquiéter. La dame me regarde, mais elle n’a rien compris. Je répète en anglais, en français, ma petite demande, mais elle ne comprend toujours pas. Entre temps, une jeune fille et deux petits garçons – sans doute ses enfants – s’étaient approchés. Ils me regardaient tous avec beaucoup d’intérêt, mais sans rien comprendre. Je faisais de grands gestes avec les bras, je mimais un homme qui pédale, mais en vain. Finalement, je m’approchai de la bicyclette dehors, et je fis mine de la prendre. Aussitôt, la dame accourut et saisit le guidon, comme pour m’empêcher de partir. Elle souriait, mais hochait la tête violemment. « Décidément, me dis-je, je suis le seul amoureux ici, et mon pouvoir est plus limité que je le croyais. » Je finis par me pencher à

plusieurs reprises pour demander pardon de cette scène compliquée, et je partis. Je voulais être à bicyclette, j’étais encore à pied; je me croyais tout puissant, je ne l’étais pas et je vivais dans une illusion; aussi cet échec me refroidit un peu. J’eu peur que ce soit de mauvaise augure pour la suite de la journée. Existe-t-il plus superstitieux qu’un homme heureux ? Que craint celui qui n’a rien à perdre ? Je tâchai d’oublier, et pour m’aider, j’entrai dans une épicerie pour acheter une sucrerie quelconque. Malheureusement, la plupart des Asiatiques ne sont pas très portés sur les desserts, et je ne vis que des boîtes de biscuits peu intéressantes. Ce n’est pas au Cambodge qu’on prend du poids en mangeant des pâtisseries. En sortant, je vis sur le trottoir une espèce de vendeur ambulant, avec trois ou quatre enfants autour de sa brouette. Ce doit être de la crème glacée, me dis-je, et je m’approchai pour attendre mon tour, tout en examinant de plus près. Ce n’était pas de la crème glacée, mais une étrange mixture de sirop et de boules colorées. J’en pris quand même. Ce n’était pas bon, mais c’était sucré.

J’allai ensuite dîner au restaurant habituel, puis je retournai à l’hôtel. J’écoutai la télé pour passer le temps, puis à six heures trente, je sortis et je me rendis à pied au Muoc Moc. Bien que je connaissais maintenant l’endroit, l’appréhension était beaucoup plus forte que la première fois. En entrant, mon cœur battait comme celui d’un jeune amoureux de quinze ans. Je ne vis pas Piao, et m’assis près du mur opposé, d’où je pouvais bien voir l’autre côté de la salle, où Piao avait probablement l’habitude de s’asseoir, là où nous avions fais connaissance la veille.

J’étais assis depuis environ dix minutes quand je vis arriver Piao avec une amie, que je supposai être Tuoc. Piao n’était pas habillée comme la veille, mais ce qu’elle portait – une jupe très courte et un dessus très léger – avait le même but, et je comprenais maintenant pourquoi elle avait mis une robe si attirante auparavant. Je laissai les deux filles s’installer, puis j’allai les rejoindre. Je crois que mon bonheur, mêlé à une espèce de nervosité, prouvait assez à Piao et à son amie que j’étais amoureux. De son côté, elle paraissait contente de me voir, mais demeurait absolument calme, presque détachée, comme on est quand on rencontre quelqu’un qui se trouve à être entre un ami et une connaissance. Elle me présenta à son amie, qui était bien Tuoc, et je m’assis près d’elles.

- Vous êtes donc un vieil ami ? me dit Tuoc avec un sourire en coin. - Ma foi...

- Et que faites-vous dans la vie ? me demanda-t-elle sans attendre.

Je sentis immédiatement que j’allais avoir droit à l’interrogatoire habituel, lequel avait peut-être été commandé par Piao elle-même, car le veille, dans ma chambre, même si elle avait eu tout le temps de le faire, elle ne m’avait posé aucune question, et maintenant elle m’écoutait avec encore plus d’attention, sous une fausse insouciance, que son amie.

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Je répondis que je venais d’obtenir un diplôme en administration. - Et c’est payant ? me demanda Tuoc.

- Ma foi, oui, je suppose.

- J’ai une cousine qui a marié un Finlandais. Elle habite là-bas maintenant. Apparemment, il fait l’équivalent de cent mille dollars par année. C’est possible, cent mille dollars par année ? - Oui, oui, répondis-je simplement.

Ma réponse la fit sursauter sur sa chaise en tapant des mains, comme si tout cet argent était pour elle.

- Je t’avais bien dit, Piao, lui dit Tuoc en se tournant vers elle, ils sont tous riches là-bas. Trouve-toi un Finlandais.

Piao se contenta de sourire sans répondre. Elle ne dit rien pour ne pas me contrarier, me dis-je naïvement, c’est donc qu’elle tient à moi. Contrairement à Piao, qui était toujours calme et bougeait peu, son amie avait un besoin d’action constant, parlait, tapait sur l’épaule de Piao, tournait la tête pour regarder un nouveau venu avec suspicion ou un air malin, ce qui faisait un étrange contraste avec Piao, mais expliquait peut-être en partie leur amitié.

- Monsieur, me dit Tuoc, et si on sortait ? Oui, prenez-nous toutes les deux, et sortons dans un bar.

Il faut savoir que l’endroit où nous étions était tout sauf un bar, puisqu’il n’y avait ni musique, ni quoi que ce soit à boire ou à manger. Comme je l’ai dit, il n’y avait qu’une grande salle, où les chaises constituaient tout le mobilier et les filles toute la décoration. Je me tournai vers Piao et lui demandai si cela lui serait agréable.

- Oui, dit-elle, sortons.

- Allons au Tonle Tin, ajouta Tuoc.

Je payai le patron comme la veille, en double cette fois, et nous partîmes ensemble sur la moto de Tuoc. Décidément, chaque nuit était meilleure que la précédente; j’étais parti la première fois pour le Muoc Moc derrière un jeune homme, j’en étais revenu avec une jeune fille, et voilà que j’y allais seul et que j’en revenais non pas avec une, mais avec deux. Sans être aussi belle que Piao, Tuoc était plutôt jolie, dans ce que j’appelais alors un genre imparfait mais agréable. Si je n’avais nulle envie de me partager entre Piao et son amie, ni d’être amoureux de deux femmes à la fois, l’occasion fut quand même une des plus charmantes de ma vie. Nous arrivâmes

rapidement au Tonle Tin. Nous laissâmes la moto devant l’établissement, au milieu d’une marée d’autres motos, nous entrâmes, et nous prîmes une table assez près d’un espace vide, au bout d’une grande salle. Il y avait beaucoup de monde éparpillés entre plusieurs tables, et des serveuses qui allaient et venaient. Ce n’était pas un bar, mais un karaoke. Il y a deux sortes de karaokes au Cambodge : les karaokes privés où on se retrouve à trois ou quatre dans une petite pièce, devant une énorme télévision; et les grandes salles où une foule d’inconnus se rassemblent pour écouter chanter quiconque en a envie. Dans les deux cas, l’établissement se fait de l’argent avec la bière. Nous étions dans le second type de karaoke. Dans ces établissements, il y a aussi des jolies filles plus ou moins payées pour chanter à tour de rôle, sans doute au cas où il n’y aurait pas assez de clients entreprenants.

C’était une de ces filles qui chantait quand nous arrivâmes. Aussitôt assis, une serveuse vint nous demander quelle sorte de bière nous voulions, car boire de la bière est une espèce d’obligation. Comme la chanteuse, comme Tuoc, comme Piao, elle était fort jolie et je me demandais si revenir en France était une bonne décision. Est-il possible pour une fille de naître laide dans ce pays ? me demandai-je. Ou est-ce que, comme les anciens Spartiates, ils précipitent au bas d’une falaise les enfants qu’ils jugent imparfaits ? J’avais hâte de recevoir ma bière, car il me semblait que si ma tête avait tourné un peu, mon bonheur eut été plus complet.

- Et vous êtes longtemps en vacances ? me demanda Tuoc. - Malheureusement, je dois repartir dans deux semaines.

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Je m’entendis répondre comme si ce n’était pas moi qui avait parlé, tant je n’avais déjà plus envie de quitter le pays. Je n’avais pu me décider à rester au Cambodge, mais j’étais fort certain de revenir, et le plus rapidement possible.

Piao n’avait presque pas parlé depuis que je l’avais revue, et Tuoc la regardais parfois comme pour l’engager à se montrer plus amicale avec moi. Ce n’était pas qu’elle était méchante, mais je la sentais mélancolique. Quant à moi, elle pouvait devenir muette, être près d’elle me rendait suffisamment heureux. Lorsque la jeune fille qui chantait eut terminé, Tuoc se leva d’un bond en agitant un bras. J’eu peur qu’elle me fasse le mauvais tour de m’inviter à chanter, mais elle alla parler à un homme près de la scène, qui s’occupait de la musique, puis elle monta lestement les quelques marches. Elle allait chanter. J’en profitai pour m’approcher de Piao et prendre une de ses petites mains, qu’elle avait si jolies. J’avais compris qu’elle serait toujours un peu distante en public, comme elle m’en avait averti plus tôt, et que ce n’était pas tant pour éviter des moqueries que par trait de caractère. Cela n’avait pas d’importance, car depuis la nuit précédente mon amour avait fait beaucoup de chemin et je n’avais pas besoin qu’elle soit gentille avec moi pour l’être avec elle. Tuoc avait une voix mélodieuses et enfantine, comme l’ont en général les femmes au Cambodge, et sa chanson complétait parfaitement le décor exotique dans lequel nageait mon bonheur. Comme je le remarquai ensuite plusieurs fois, j’étais heureux de ne rien comprendre de ce qu’elle chantait, car cela me permettait de goûter sans interférences les sons si particuliers de la langue cambodgienne. Lorsqu’elle eut cessé de chanter, elle revint s’asseoir avec nous. Lorsque les spectateurs aiment un chanteur, ils peuvent montrer leur appréciation en payant pour aller mettre un foulard coloré, que prête le karaoke, autour de son cou, ce qu’ils font sans attendre la fin de la chanson. Tuoc en avait reçu trois.

- La dernière fois, dit-elle en montrant les foulards, j’en avais deux. Je dois chanter de mieux en mieux.

- Non, c’est parce que tu t’habilles de plus en plus sexy, lui dit Piao, ce qui fit rire et sauter Tuoc. Nous restâmes encore une heure à cet endroit, puis nous allâmes dans une discothèque, où Piao ne voulut pas danser, mais où Tuoc dansa beaucoup. Vers une heure du matin, nous retournâmes au Muoc Moc; j’y laissai Tuoc et je retournai à ma chambre avec Piao. Dès que la porte de la chambre fut refermée, Piao devint une autre femme, ou plutôt une autre jeune fille. C’était comme si elle ne pouvait sortir qu’avec un épais manteau, qu’elle laissait tomber aussitôt qu’elle se retrouvait en privée. Je n’eu pas besoin de la cajoler pour qu’elle m’embrasse, elle vint elle-même vers moi pendant que j’enlevais ma chemise (car il fait si chaud dans les intérieurs en Asie du Sud-Est, que la première chose que je faisais en entrant chez moi, c’était toujours d’enlever mes vêtements); elle enroula ses mains autour de mon cou et m’embrassa aussi tendrement qu’elle le pouvait. La seconde nuit fut comme la première, sinon que l’enchantement de la nouveauté fut remplacé par celui d’une certaine connivence, ce que les journalistes de magazines féminins appellent « complicité ». Nous ne savons jamais, surtout au début, si cette complicité que nous ressentons avec une femme est réelle ou imaginaire, mais j’eu l’impression, à la façon qu’elle me regardait, qu’elle était bien réelle. Qu’il y put entrer de l’intérêt, dans son cas, ne changeait pas le fait qu’elle soit véritable. Il arrive que la bourse et le coeur soient compatibles. Comme j’aimerais vous donner tous les détails, car si j’ai parfois oublié ce que j’ai fait pendant le jour, je n’ai rien oublié de mes nuits. Je connais son corps aussi bien que le mien, et peut-être mieux. Je sais où sont chacun de ses grains de beauté, où commence le duvet à la base de son cou, et je peux dire sans exagérer que chaque millimètre d’elle est parfait, et que j’y plaçais déjà plus de valeur que j’en donne au reste de l’univers.

Le lendemain matin, nous avions peu dormis, mais nous n’étions pas fatigués. Je téléphonai à la réception pour qu’on nous monte à déjeuner, ce que normalement je ne fais jamais, et ce que l’hôtel même, car il était loin d’être chic, ne faisais pas non plus. Mais Muat, à qui je parlai, me dit qu’ils s’arrangeraient, et trente minutes plus tard, une jeune fille cognait à la porte. Ce n’était pas des oeufs, du jambon, et ce genre de choses, car comme ailleurs en Asie, on ignore au

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Cambodge la différence qui existe entre déjeuner, dîner et souper, et on mange exactement la même chose trois fois par jour; mais c’était à manger quand même, et nous dévorâmes tout sans nous faire prier. Quel appétit nous avons après une nuit passée avec notre amoureuse ! J’étais amoureux même en la regardant manger; il me semblait qu’elle le faisait mieux qu’une autre, que c’était aussi beau à voir que toutes les situations qu’on croit plus charmantes. Elle me regardait parfois et souriait, mais je doute qu’elle ressentait le centième de ce que je ressentais. Toutefois je ne lui en demandais pas tant; en amour, le plus important est d’aimer, être aimé vient en second. Je lui annonçai que je souhaitais qu’elle reste avec moi chaque nuit, et chaque jour, tant que je serais au Cambodge. Je m’attendais peut-être à ce qu’elle se jette dans mes bras, et c’est ce qu’elle fit, mais pas avant de me dire :

- Parfait, je suis très contente, d’autant plus que j’avais besoin d’argent.

Ciel, pourquoi faut-il que tu refuses toujours un bonheur parfait aux hommes ! Elle m’embrassait et me poignardait tout à la fois. Lui donnais-je mon coeur pour qu’elle le tourmente ? Je n’étais déjà plus le maître de le lui refuser, aussi je ne dis rien pour me plaindre, et j’acceptai le

serrement de mon coeur avec les douceurs de ses caresses. J’aurais tout supporté pour l’avoir pès de moi, et j’étais persuadé qu’une journée sans elle était une journée perdue. Après m’être assuré de sa présence, il fallait maintenant trouver quelque chose à faire, et ne pas lasser l’amour, même le mien, en passant toute la journée au lit. Je lui demandai s’il y avait quelque chose à visiter à Battambang, car je n’avais rien remarqué quand je m’y était promené quelques jours plus tôt. Elle me répondit qu’à Battambang il n’y avait rien, mais qu’avec une moto, on pouvait aller visiter de vieux temples dans la campagne, qu’il y avait aussi un ou deux restaurants assez fameux, et que tous les guides amenaient les touristes à un certain endroit où on avait mis dans une cage les ossements de quelques victimes de Pol Pot. Je lui répondis que voir des ossements m’intéressait assez peu, fussent-ils ceux de victimes innocentes, mais que voir des temples et s’arrêter à un bon restaurant ne pouvait qu’être agréable. La sortie fut donc décidée. À dix heures, et après un nouveau baiser plein d’une passion extrême, nous descendîmes à la réception où je louai sur-le-champ une moto. J’étais l’homme le plus heureux du monde, à moto dans un pays libre, avec une fille magnifique collée sur moi. Ne croyez pas que parce qu’une image à la mode se voit partout la réalité en est diminuée; on croit qu’être en moto avec une fille

appétissante est agréable, et c’est vrai : le commun de cette fantaisie n’empêche pas que le plaisir soit réel. Vanité ou sensualité, laquelle est la plus forte ? Vous choisirez, si vous aimez méditer sur de pareils sujets. Pour ma part, je n’avais guère le temps de faire de la philosophie. J’avais encore l’impression de vivre dans un rêve, et j’aurais pu voir n’importe quoi, même quelque chose de terrible, sans réagir beaucoup, tant mon âme était toute enveloppée par mon amour et bercée par mon bonheur.

Les routes, autour de Battambang, étaient en terre et très poussiéreuses. Les énormes trous qu’il fallait contourner m’empêchaient d’aller vite. Je n’en étais que plus heureux, car je préférais profiter des paysages, et les trous forçaient Piao à me prendre par la taille pour garder son équilibre.

Nous vîmes donc un temple, et je crois, bien que ce soit un peu surprenant, qu’elle le voyait comme moi pour la première fois. Tout le monde connaît Angkor wat, c’était une version plus petite, comme il y en a plusieurs au Cambodge. Nous nous arrêtâmes ensuite à un restaurant : quelques tables le long d’un ruisseau et une cabane servant de cuisine. C’était simple et naturelle, comme Piao elle-même, et ce fut pour moi un nouvel enchantement, car ne connaissant rien moi-même de la cuisine cambodgienne, et ne pouvant lire le menu, Piao s’occupa de tout, avec toute l’attention d’une tendre maîtresse. Elle était contente de me faire découvrir quelque chose de son pays, et entra même une fois dans la cuisine, pour s’assurer que tout était comme il faut.

Vous l’avouerai-je ? J’ai oublié ce que je mangeai ce jour-là. Je n’ai en souvenir que le doux visage de Piao. Après dîner, Piao me proposa d’aller visiter d’autres temples, mais celui de l’amour était le seul qui me tentait, et nous retournâmes à l’hôtel. Je passai une semaine idyllique

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avec elle. Nous ne nous quittions jamais, et nous sortions uniquement pour aller manger, toujours au même endroit. Il me semblait que le monde aurait pu disparaître sans que je m’en émeuve, et que Piao était tout ce dont j’avais besoin. Quand nous étions dehors, je regardais avec un

mélange de compassion et d’indifférence chaque objet. Tout était neuf et beau, et à la fois inutile si ce n’était pas Piao. Ah, Seigneur, fallait-il me dévoiler ce que tu as créé de meilleur pour me le retirer aussitôt ? Je plaçais maintenant tout mon bonheur en Piao, mais j’avais la naïveté de ne pas craindre pour l’avenir, sans avoir non plus la force nécessaire pour l’obliger à se plier à mes volontés.

Quand la semaine fut écoulée, je me considérais presque le fiancé de Piao. Mais je devais partir, retourner au pays froid – et froid de plusieurs façons – d’où je venais.

Un soir, je pris Piao par les mains et je l’assis sur le lit, avant de m’asseoir à côté d’elle. Je lui dis, presqu’en pleurant, que j’allais partir. Elle le prenait en apparence très bien, mais elle me pressait les doigts de manière inaccoutumée, et je savais qu’elle n’était pas indifférente. Je nommais mon pays comme j’aurais nommé une autre planète, tant effectivement c’était un autre monde.

- Piao, lui dis-je, je ne peux pas vivre sans toi. Je pars demain, mais je reviendrai le plus vite possible, et nous habiterons ensemble.

Ces paroles, qui ont été dites des millions de fois depuis le début de l’humanité, ont toujours la même puissance pour celle qui les écoute, et la même importance pour celui qui les prononce. - Oui, me dit-elle, c’est ce que je veux aussi.

Brève réponse, me direz-vous, mais Piao n’était pas bavarde. Nous nous embrassâmes quelques minutes, puis je continuai :

- Il ne faut pas que tu retournes au Muoc Moc.

Je tremblais, et je sentais mon coeur battre de plus en plus fort, car une partie de mon bonheur dépendait de ce qu’elle allait répondre.

- Non, évidemment, répondit-elle, je resterai chez ma tante, et je chercherai un autre emploi. Je sentis aussitôt comme un poids de mille kilos disparaître de sur mes épaules. Je pouvais donc partir sans soucis. Ce n’était qu’un contretemps, et je commencerais à vivre avec Piao dans quelques mois. Mon bonheur était trop grand pour ne pas être fragile, et je crus Piao sans la moindre hésitation. Nous nous embrassâmes peut-être encore plus passionnément que les fois précédentes. Il ne manquait plus rien à ma joie, je ne pouvais m’empêcher de sourire, et mon esprit était confus. Je comprenais pour la première fois cette expression, qui semble si artificielle : être ivre de bonheur. Piao portait une petite chaîne en or autour du cou, avec une amulette. L’amulette, en or aussi, représentait un Bouddha, assis dans une petite niche vitrée. Elle retira sa chaîne et me donna l’amulette. Je commençai par refuser, mais elle insista. - Prends-le, dit-elle, pour que tu ne m’oublies pas.

- T’oublier ! m’écriai-je. Est-il possible que j’oublie pourquoi je vis. Ce serait plutôt à moi de m’inquiéter, si j’étais d’un naturel jaloux.

- Ne t’en fais pas, répondit-elle aussitôt avec douceur, je t’attendrai. - M’attendre, oui, mais en faisant quoi ?

- Je te l’ai dit, je ne retournerai pas au Muoc Moc. Je peux travailler n’importe où, c’est très facile. Je ferai un peu moins d’argent, c’est tout.

J’ignorais alors complètement le caractère indolent de ce genre de fille, qui s’accommode de tout pourvu que l’effort soit faible, et qui se laisserait mourir plutôt que de travailler durement à faire ce qu’elle n’aime pas.

Je me demandais alors si elle ne voulait pas que je lui donne de l’argent. Le fait est que j’étais à peu près ruiné. Mais pour être complètement franc, bien que je commençais à comprendre que plusieurs femmes en Asie voient les hommes comme des machines à sous, et considèrent comme juste et naturel d’en retirer un profit matériel, je refusais encore de mêler amour et argent. Je

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