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LES PÉRÉGRINATIONS DU GASCON EXTRAVAGANT D'ONÉSIME SOMMAIN DE CLAIREVILLE

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Academic year: 2021

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(1)

EXTRAVAGANT D'ONÉSIME SOMMAIN DE CLAIREVILLE

Emmanuel DESILES Aix-Marseille Université

Selon la même symbolique d'une Schéhérazade devenue narratrice en vue de sa survie, le héros éponyme du Gascon extravagant de Claireville

1

"paie son écot en racontant à son hôte ses pérégrinations à travers le pays"

2

. Juste calcul pour passionner le public d'alors : tant dans la réalité que dans les textes, les voyages s'imposent lourdement dans les esprits du Grand Siècle. Rappelons, à l'instar de Roland Le Huenen

3

et sur l'initiative de Geoffroy Atkinson

4

, que de 524 récits de voyage recensés dans le domaine français au XVIème siècle, "ce nombre double au XVIIème siècle". Simple - mais considérable - différence : le Gascon de Claireville a choisi, pour son parcours, un espace bien plus restreint que celui affronté par les grands voyageurs auxquels il est généralement fait allusion. En effet, l'extravagant personnage ne dépassera pas les frontières du royaume, ce qu'avait pourtant osé Francion en 1626 et ce qu'osera le Page de Tristan en 1642. Toutefois si la critique - et elle a sans doute raison - ne reconnaît pas à ces textes le statut de "récit de voyage"

5

, les

1 : L'ouvrage est aussi attribué à Du Bail. Toutefois, les études de Felictà Robello ont prouvé que la paternité du texte revenait certainement davantage à Onésime Sommain de Claireville. Voir Robello (Felicità), "Du Bail o Claireville ? Ricerca di paternità pèr il Gascon extravagant", in Studi Francesi , n°85, gennaio-aprile 1985, pp.69-76.

2 : Assaf (Francis), "L'imagination du burlesque au service du libertinage baroque dans Le Gascon extravagant, attribué à Louis Moreau, sieur Du Bail" in Papers on French Seventeenth Century Literature , VIII, n°15/1, 1981, p.47.

3 : Le Huenen (Roland), "Qu'est-ce qu'un récit de voyage ?" in Littérales , n°7, Centre de Recherches du Département de Français de Paris X - Nanterre, 1990, p.12.

4 : Atkinson (Geoffroy), La littérature géographique française de la Renaissance : répertoire bibliographique , Picard, Paris, 1927.

5 : Voir Bideaux (Michel), "Le voyage littéraire : Genèse d'un genre" in Littérales , n°7,

(2)

pérégrinations des protagonistes principaux, par l'importance - au moins sur le plan quantitatif - qui leur est accordée et leur rôle fondamental dans la structure des romans, méritent attention. Le texte de Claireville, c'est avant tout le récit du Gascon

1

, et le récit du Gascon, c'est avant tout un voyage

2

. Il reste à savoir comment le roman comique, et ici l'un d'eux Le Gascon extravagant, puisqu'il est fracture d'avec les récits enféés du roman pastoral ou merveilleux, retrouve à travers les déplacements géographiques des personnages la peinture de la réalité à laquelle il tient tant.

DU VOYAGE RÉEL

Retrouve-t-on, dans le texte de Claireville, cette "recherche d'une solution moyenne qui allie à la finalité documentaire la séduction du plaisir et du divertissement", cette alternance de "description généralement tournée vers l'information géographique" et de "récit potentiellement riche en aventures"

3

? - Avouons honnêtement que la première composante a été passablement négligée par l'auteur comique. Certes, le Gascon rappelle l'éloignement du Japon et de la France

4

, ou encore qu'il existe un royaume de Pharsalie

5

; mais voilà tout ce que l'on sait de l'extérieur de la France métropolitaine. De l'intérieur, on ne saura guère plus

6

- premier paradoxe du roman qui se structure sur un cheminement géographique dont, finalement, nous ignorons presque tout. Car quel est le parcours que suit le Gascon ? Parti de sa région natale, il décide de gagner Paris - diagonale au départ fort prometteuse puisque le personnage s'est acheminé jusqu'aux environs de Poitiers. Pourtant c'est la ville de Blaye le repère topographique suivant

7

: pour rejoindre Paris, ce n'est plus un détour mais un retour. Plus tard, revoilà l'extravagant à Poitiers ; plus tard encore, on apprend qu'il dirige ses pas vers la Bretagne, sans savoir d'ailleurs s'il l'atteindra jamais

8

. Bref, Claireville brouille les pistes, laisse l'impression

Centre de Recherches du Département de Français de Paris X - Nanterre, 1990, p.179 et note 2 p.193.

1 : Felicità Robello écrit : "Au total, l'homodiégèse du cavalier occupe quelques 340 pages, la partie de ses exploits narrée par le gentilhomme en prend moins d'une centaine et 140 pages environ sont réservées à l'histoire-cadre." Claireville (O. S. de), Le Gascon extravagant, Histoire comique , texte établi, présenté et annoté par Felicità Robello, Piovan Editore, Abano terme, 1984, p.26.

2 : Nul doute dans l'esprit du narrateur : les aventures du gascon sont un voyage : "je le prié de le finir, et de vouloir plutost continuer à me dire le reste de son voyage", raconte le gentilhomme. Claireville (O. S. de), op. cit., p.112.

3 : Le Huenen (Roland), art. cit. , p.13.

4 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.96.

5 : Ibid. , p.175.

6 : Notons, au moins, la mention faite de "l'Isle de Corse". Ibid. , p.164.

7 : Ibid. , p.84.

8 : Le Gascon confie : "(...) dressant mes pas vers la Bretagne (...)", Ibid., p.113, rien ne

prouve, dans la suite du roman, que le héros l'ait atteinte, comme l'affirment pourtant

(3)

d'un décousu du parcours géographique du héros, sinon de ses repères topographiques précis. C'est bien à l'aide d'expressions on ne peut plus floues telles que "dans une ville"

1

, "dans une des bonnes villes du Royaume"

2

, "dans une ville de reputation"

3

, que le personnage joue le double jeu de la possibilité de ses dires et de l'impossibilité à quiconque les écoute de les vérifier. Finalement - et le paradoxe du roman est manifeste ici - les lieux français sont plus présents dans des locutions préétablies que dans le récit même des pérégrinations du personnage : il faut à Claireville pour citer Paris, Castres, Montpellier ou Beauvais, avoir recours à une

"poupée de Paris"

4

, à du "savon de Castres"

5

, à de la "poudre de Montpellier"

6

ou de la "sarge de Beauvais"

7

.

C'est peut-être davantage à travers son actualité événementielle que la réalité du royaume transparaît dans le texte, "faits réels, événements historiques", comme le rappelle Pierre Ronzeaud

8

, "suscitant ainsi un réflexe de vérification par contiguïté" des aventures du héros. Les allusions à la guerre de Trente ans

9

, au sac de Privas

10

, peut-être même à l'affaire de Loudun

11

, permettent alors de reconnaître une réalité temporelle dans un espace que l'on reconnaît mieux, et que l'auteur a sans doute volontairement négligé. De même, si les descriptions de Paris sont quasiment inexistantes, bien que le Gascon y ait séjourné, ce vide plus tard comblé par Sorel et Furetière est momentanément oublié par une retranscription fidèle de l'antagonisme Paris / Province, ainsi que par la bipartion ville / campagne qui le sous-tend et le rappelle en permanence.

Le Gascon ? "C'est en principe sur la comparaison implicite entre les moeurs de Paris et celles de la Province que se fondent ses jugements"

12

. Aussi, le voyage du héros devient-il un voyage dans les particularités provinciales du pays, et le personnage est-il lui-même autant capable de débiter un paragraphe entier en gascon que de rappeler certaines finesses

Gustave Reynier (Le Roman réaliste au XVIIème siècle, Hachette, Paris, 1914, reprint Slatkine, Genève, 1971, p.256) et Maurice Bardon (Don Quichotte en France au XVIIème et au XVIIIème siècle , Champion, Paris, 1931, p.162).

1 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.195.

2 : Ibid. , p.200.

3 : Ibid. , p.293.

4 : Ibid. , p.187.

5 : Ibid. , p.201.

6 : Ibid. , p.234.

7 : Ibid. , p.266.

8 : Ronzeaud (Pierre), L'Utopie hermaphrodite , publications du C.M.R. 17, Marseille, 1982, p.114.

9 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.104.

10 : Ibid. , p.89.

11 : Ainsi que le suggère Felicità Robello, Ibid. , p.19.

12 : Felicità Robello, Ibid. , p.24.

(4)

lexicales du goût de la Cour

1

. Il sait encore évoquer les grands noms de la littérature françaises d'alors et remémorer également de façon allusive le passé littéraire du Midi

2

.

C'est peut-être là qu'il faut chercher le plus de réalité aux pérégrinations du héros : par la découverte de l'altérité qui s'y est effectuée et que le personnage, pourtant avant tout gascon, est désormais et conséquemment à même de retranscrire. Le voyage l'"éprouve au contact de realia qui lui sont plus ou moins exotiques", selon la formule de Michel Bideaux

3

. Conséquence ultime sur le personnage éponyme, mais aussi peut-être motif initial de ce voyage de la part de l'auteur. L'idée - qui n'est certes pas le seul apparat de Claireville - qu'une solide formation intellectuelle ne s'acquiert pas avant d'avoir été confronté aux spécificités de l'ailleurs se remarque çà et là dans le roman. C'est grâce à ses "grands voyages" que le Gascon a "admiré les effets de la Nature"

4

, et qu'il a pu

"connoistre l'humeur des personnes, et remarqu(er) leur defaux dont (il) faisoi(t) (s)on profit"

5

. L'idée est tellement admise dans l'esprit du temps qu'elle se révèle même utile, parce qu'elle est devenue poncif, dans l'économie d'une supercherie du Gascon qui fait passer l'un de ses comparses pour un "jeune gentil-homme (...) qui s'en retournoit chez luy apres avoir demeuré trois ou quatre ans à voyager pour se polir, et se façonner à l'humeur de tous les peuples du Royaume"

6

. C'est un mensonge en apparences, mais une vérité profonde de la mentalité du Gascon qui, bénéficiant d'un itinéraire comparable à celui d'un picaro, satisfait sa curiosité philosophique et intellectuelle. De la même façon que Naudé, par exemple et alors que paraît le Gascon, se promène dans les quartiers juifs de Rome

7

, le héros de Claireville traverse les milieux protestants de Province

8

.

La réalité de ce parcours, c'est donc nécessairement le vagabondage

1 : Notamment à propos du terme Demoiselle, Ibid. , p.237.

2 : Nous sommes de l'avis de Felicità Robello qui voit dans la qualification de "Paradis temporel des Dames" pour la Gasogne (Ibid., p.233), une réminiscence de cette

"conception courtoise de la femme qui a longtemps caractérisé la civilisation provençale", courtoisie qui doit particulièrement beaucoup à la seule Gascogne, puisqu'elle inaugure dès 1150, avec des troubadours tels que Jaufre Rudel, Cercamon ou Marcabru ce sentiment qui allait devenir la fin'amors (voir sur ce point, Nelli (René), L'Érotique des troubadours , Privat, Toulouse, 1963, chapitre III : "L'Érotique de 1150", pp.105- 157).

3 : Bideaux (Michel), art. cit. , p.187.

4 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.64.

5 : Ibid. , p.197.

6 : Ibid. , p.196.

7 : Voir Pintard (René), Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIème siècle , Boivin, Paris, 1943, reprint Slatkine, Genève-Paris, 1983, p.258.

8 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.89.

(5)

du héros. S'il en tire un enrichissement intellectuel, et échappe ainsi anachroniquement au reproche du "voyage pour le voyage" que formule Rousseau

1

, le Gascon n'en est pas moins exempté des détails prosaïques de la vie itinérante. Ici on l'imagine arrêté sur la rive d'une rivière pour n'avoir pas de quoi payer le bac

2

, là au sortir de la prison, on le voit, et dans quelles conditions!, considérer la route à choisir

3

. D'autres personnages, à vrai dire, viennent confirmer cette idée récurrente du vagabondage dans le roman. Il y a ce prêtre vagabond qui avoue "courir de lieu en lieu pour tascher à gaigner (s)on pain"

4

. Mais en cela les personnages errants n'échappent point à la considération sociale habituelle, notamment à l'épithète péjorative, que le narrateur du Gascon extravagant emploiera lui- même

5

, de "coureur". Aussi, l'opinion commune se méfie-t-elle des vagabonds. Nous en voulons pour preuves les nombreuses questions qu'adressera le prévôt au Gascon au début de son incarcération : selon la confession même du héros éponyme :

Alors le Prevost m'interrogea sur plusieurs poincts ? qui j'estois ? d'où je venois ? et quel estoit mon pays ? si j'estois gentil-homme, et l'ayné de ma maison ? Sçavoir si on ne m'y eust point amené si je fusse venu les voir ? et plusieurs autres questions qu'il me fit, à quoy je respondy, comme je jugé le devoir faire

6

.

Nonobstant les réponses que le Gascon tentera de faire, le héros est enfermé dans une image de personnage errant, qu'il doive son errance à son ascendance (puisque son supposé père Léon est avant tout un aventurier des mers), ou à lui-même : il avoue notamment à propos de Marguerite :

"j'ay l'esprit tellement troublé à cause de cette pauvre fille, que je ne sçay ny où je vais, ny ce que je dois faire"

7

.

Le vagabondage est tel qu'on peut parler non pas d'un voyage du Gascon, mais de plusieurs. En effet, le héros confesse : "Je me trouvé quasi

1 : Dans l'Emile ; voir sur ce point, Baker (Felicity), "L'esprit de l'hospitalité chez Emile" in Romantisme , n°4, 1972, p.90.

2 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.282.

3 : "(...) je ne sçavois que faire, confesse le héros, il estoit méme de-ja tard quand je partis de la ville, la faim me pressoit, et le mauvais temps qui survint, m'affligeoit beaucoup, j'estois fort mal chaussé, et mes habis ne pouvoient empescher la moindre pluye de me mouiller jusques à la peau, de sorte que j'estois en grande pene, d'autant que je ne voyois point de bourg ny de village autour de moy, où je me peusse retirer (...)".

Ibid. , p.281.

4 : Ibid. , p.277.

5 : Ibid. , p.276.

6 : Ibid. , p.220.

7 : Ibid. , p.99.

(6)

dans la mesme pene que j'avois esté le premier voyage"

1

. C'est assez dire qu'il n'y a pas une unité de but à ses pérégrinations mais bien plutôt une multiplicité de parcours qui finissent par les constituer. Aussi, un tel état de faits pousse le Gascon à rejoindre ce que nous pourrions appeler une

"nation nomade". Il s'agit d'abord de cette association avec un chirurgien et un violoniste, qui fera dire au héros : "Monsieur, nous voicy trois, de diverses provinces, mais dans la resolution de nous abandonner pas si tost"

2

. Si, bien sûr, cette association sera de courte durée, elle laissera place à celle du Gascon et d'une autre compagnie nomade : les gens de théâtre que l'on connaîtra mieux encore dans les pages du Roman comique de Scarron.

Le réalisme de cette errance du Gascon est donc dû, pour une bonne part, à l'absence de but géographique de son parcours. Certes, il dit lui- même avoir eu envie de "courir le monde pour tascher à faire quelque fortune"

3

et, plus tard, l'épisode de Léon donnera confirmation que les voyages peuvent accorder une fortune inespérée

4

. Toutefois, les accidents qui interviennent dans l'itinéraire du Gascon font que ce dernier perd tout but de son itinéraire. Après la cuisante déception de son aventure amoureuse avec Floricée, il "revassoi(t) sur la route qu('il) devoi(t) prendre, et la condition qu('il) desiroi(t) embrasser"

5

. Si Paris fut, comme nous l'avons remarqué, le lieu à atteindre, le Gascon avoue un jour : "je n'avois plus dessein d'aller à Paris"

6

. Aussi, n'a-t-il plus un seul but, mais plusieurs et de moindre importance. Quand il berne le peuple à l'aide de son compagnon soi-disant gentilhomme, son objectif se résume à obtenir assez d'argent des gens de la province "pour (..) sortir du lieu où (ils) est(oient)"

7

. Le Gascon songe-t-il à l'aboutissement de son parcours ? - Il semble bien plutôt que ce soit le narrateur du roman de Claireville qui y songe à sa place

8

. On pourrait toutefois penser que le héros tourne ses pas vers ses origines - origines provinciales, quand sur la route de Paris il pense peut-être rejoindre le corps des gardes gascons

9

, origines parentales,

1 : Ibid. , p.137.

2 : Ibid. , p.290.

3 : Ibid. , p.72.

4 : Ce sera le cas de ce "simple soldat" qui se souviendra "d'avoir veu dans ses voyages"

la princesse de Pharsalie, et, la reconnaissant dans le tableau de Léon, sera comblé "de tant de biens et de tant de grandeurs, que peu de temps apres il pouvoit hardiment se dire le premier du Royaume". Ibid. , p.175.

5 : Ibid. , p.73.

6 : Ibid. , p.112.

7 : Ibid. , p.199.

8 : Le narrateur s'interroge sur son mystérieux hôte : "(...) de retourner en sa patrie il n'en prenoit pos le chemin, pour visiter des amis, il est à croire qu'il n'en avoit pas dans le voysinage, de façon que je disois qu'il avoit envie d'aller à la Cour (...)", Ibid. , p.66.

9 : "(...) je jettois les yeux sur Paris, et me souvenois que j'avois ouy dire que le regiment

(7)

quand il envisage de se rendre dans le royaume de Pharsalie pour y retrouver son père Léon

1

. Il n'est d'ailleurs pas inutile de rappeler que ce même Léon, lui, "perdit entierement le desir de revoir sa Patrie"

2

dans laquelle il lui était impossible de retourner. Ce n'est qu'une certaine ascension sociale du personnage, qui de laquais devient valet, puis gentilhomme de seigneur et enfin pédant, qui pallie un vide existentiel, quelquefois masqué par la découverte d'éphémères motivations à suivre un parcours précis. Ce sera le cas, par exemple, lorsque le Gascon rejoindra la troupe de comédiens dans la seule intention de demeurer auprès de Marotte

3

.

Ainsi, il y a une réalité du voyage du Gascon mais une réalité, comme nous l'avons vu, exempte de précision quant aux lieux visités. C'est une réalité anonyme qui a en outre l'avantage d'être adaptable à souhait, adaptable comme ce Gascon qui trouve ou fait sa place dans les régions qu'il traverse. Après s'être enquis des quelques renseignements indispensables au sujet du lieu qu'il a rejoint, le héros parvient par des lettres supposées à écrire au nom de l'amant provisoirement éloigné, au nom du fils parti dans le négoce, au nom de l'époux absent

4

. Pouvoir à ce point-là singer la réalité fait bien montre d'un indéniable "effet de réel" de la part du Gascon et - en filigrane - de la part de Claireville.

AU VOYAGE SYMBOLIQUE

Toutefois, on aurait tort de voir dans le Gascon le seul voyageur de ce roman. Segna, cette jeune fille possédée par le diable ou prétendue telle, a "esté depuis hier au soir dans un lieu, où (s)on imagination (la) porta"

5

. Si le récit de voyage implique nécessairement un déplacement géographique réel, comme le veut la critique la plus rigoureuse, c'est notre problématique elle-même qui se déplace ici jusqu'au statut fictionnel du voyage. La question de la "réalité" de la fiction est d'ailleurs au centre du texte. Léon témoigne avec honte de l'emprise véritable que possèdent sur lui les "traits feins d'une peinture inanimee"

6

; le jeu dramatique amoureux - et par la même fictif - que mettent en place Marotte et le Gascon sur scène a un pouvoir réel, puisque les deux jeunes gens deviendront véritablement amoureux l'un de l'autre. Certes, Chateaubriand voulait que le récit de

des Gardes estoit honoré de capitaines de notre pays (...)", Ibid. , p.74.

1 : "(...) je suis dans le dessein d'entreprendre le voyage de Farsalie, pour voir si Leon se souviendra des embrassemens de ma Mere, et s'il me pourra reconnoistre à ma phisionomie". Ibid. , p.179.

2 : Ibid. , p.164.

3 : Voir Ibid. , pp.298-299.

4 : Voir Ibid. , pp.76-80.

5 : Ibid. , p.142.

6 : Ibid. , p.169.

(8)

voyage soit récit de pure vérité ; "Un voyageur", écrit-il, "est une espèce d'historien : son devoir est de raconter fidèlement ce qu'il a vu ou ce qu'il a entendu dire ; il ne doit rien inventer, mais aussi il ne doit rien omettre"

1

. Strabon, bien avant lui, avait mis les lecteurs en garde : "tout homme qui raconte son voyage est un fanfaron"

2

. Lucien lui-même, l'un des plus véhéments à dénoncer l'affabulation dans les récits de voyage, n'en propose pas moins ouvertement un récit de pure fiction :

J'écris donc sur des choses que je n'ai jamais vues, des aventures que je n'ai pas eues et que personne ne m'a racontées, des choses qui n'existent pas du tout et qui ne sauraient commencer d'exister. Aussi mes lecteurs doivent-il ne leur ajouter aucune créance

3

.

Nous ajouterions plutôt "créance au premier degré". Si un voyage n'est pas véritable au sens strict, il n'en est pas moins riche d'enseignements. C'est bien ce qui poussera Fénelon, à la fin du Grand Siècle, à rédiger un Voyage supposé

4

. Dans Le Gascon extravagant, l'un des voyages supposés est celui que Segna effectuera dans l'au-delà : il s'agira bel et bien d'un voyage eschatologique, puisqu'il emmenera la jeune fille au lieu définitif de l'humanité. Il est vrai que bien des choses diffèrent du voyage du Gascon au voyage de Segna. Le premier effectue bien sûr son parcours sur terre, la seconde est transportée dans les airs - fantasme de vol commun à l'humanité d'après Bachelard. Le héros ne voit qu'un fragment de pays, la jeune fille affirme "avoir fait le circuit de toute la Terre"

5

et vu "tant de peuples"

6

. Le voyage du Gascon a une histoire, celui de Segna a passablement brûlé des étapes, et c'est d'ailleurs là l'une des causes de sa frayeur : "je ne sçavois par où j'y avois descendu", rapporte-t- elle, "ny quel chemin je devois prendre pour m'en retourner"

7

. Comme dans de nombreux lieux imaginaires, enfin, le territoire visité par la possédée a des frontières imprecises et, plus exactement ici, "obscurcie(s) par d'espaisses tenebres"

8

.

1 : Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Garnier-Flammarion, Paris,1968, p.42. Voir Le Huenen (Roland), art. cit. , p.16.

2 : Strabon, Géographie, I.2.23 C 30. Voir Jacob (Christian), "Le voyage et le palimpseste. Les parcours de la lecture dans un manuel de géographie antique" in Littérales , n°7, Centre de Recherches du Département de Français de Paris X - Nanterre, 1990, p. 31.

3 : Lucien , Histoire véritable in Romans grecs et latins , éd. de Pierre Grimal, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1958, p.1346.

4 : Fénelon, Voyage supposé en 1690 in Fénelon, Oeuvres complètes, J.-A. Lebel, Paris, 1823, volume 19, pp.455-459. Voir Ronzeaud (Pierre), L'Utopie... op. cit. , p.85.

5 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.142.

6 : Ibid. , p.149.

7 : Ibid. , p.143.

8 : Ibid. , p.143.

(9)

Pourtant, malgré ces différences criardes, les voyages des deux protagonistes du roman ne sont pas si étrangers l'un à l'autre. De prime abord, qu'il s'agisse du Gascon ou de Segna, c'est bien la curiosité qui est au départ du voyage - curiosité eschatologique pour Segna

1

, curiosité philosophique et intellectuelle (nous l'avons vu) pour le Gascon. Mais il faudra surtout dépasser le cadre conventionnel de ces enfers, que la critique a eu la justesse de remarquer

2

, pour saisir à travers plusieurs indices les correspondances existant entre voyage réel (et en particulier celui du Gascon) et voyage eschatologique. L'un des truchements de cette opération de correspondance est ce guide initiateur, cet "animal (...) inconnu, et qui portant dans ses grifes une bougie grosse comme un filet, et noire comme de l'ancre, demanda" à Segna si elle "vouloi(t) avoir le contentement de considerer plus particulierement les secrets de cette desolation si bien peuplee"

3

. C'est précisément dans "cette désolation si bien peuplée" que l'on retrouvera, sous des traits plus ou moins identiques, l'humanité à laquelle est confronté le Gascon dans ses voyages.

C'est ici qu'il faudra remarquer l'isolement qu'essuie chacun de ses deux personnages : le cavalier provincial est condamné à errer et à être séparé du reste de la société, Segna connaît le même sort, puisqu'encore vivante elle sera séparée du reste des morts avec qui elle peut pourtant converser. À y regarder de plus près, ces deux sociétés, que la mort sépare, s'apparentent sur bien des points. Nous y rencontrons les mêmes vices et les mêmes faiblesses d'humains. À cette différence près que, sur la terre du Gascon, les personnages vicieux exercent leur pouvoir ; dans l'enfer de Segna, ce sont les mêmes... mais punis. Autrement dit, en utilisant un conventionnel de l'imagerie eschatologique, Claireville se permet une critique sur la société de son temps, que les romans comiques ou satiriques qui précèdent son texte avaient eux-mêmes formulée d'une manière bien différente. Il est tout-à-fait révélateur de repérer, à cet égard, que l'attaque envers les procureurs et autres gens de robe qui prenait place dans le récit

1 : "Je fus long temps à songer ce que je devois faire, n'osant d'abord souhaiter de voir des choses, dont l'imagination seule me faisoit trembler jusques dans l'ame ; Mais enfin la curiosité me portant à sçavoir l'estat entier de cet habitacle, je le prié de me vouloir faire voir generalement ce qu'il y avoit de plus rare et de plus remarquable". Ibid. , p.144.

2 : Les voix sont unanimes sur ce point : "La description des lieux infernaux commence de manière assez ordinaire dans l'extraordinaire, c'est-à-dire par des éléments conformes aux conventions du genre", écrit Francis Assaf ("L'imagination burlesque..." art. cit. , p.49). Jean Serroy lui : "Rêves d'enfer, comme il se doit : la femme se voit enlevée dans les airs, puis précipitée dans les abîmes de feu, tandis que des serpents, des monstres, des brasiers, toute la mythologie infernale, défilent sous ses yeux (...) Mythologie que d'innombrables livrets entretiennent, en ces temps de Contre-Réforme, dans la conscience populaire" in Serroy (Jean), Roman et réalité. Les histoires comiques au XVIIème siècle, Minard, Paris, 1981, pp.344-345.

3 : Claireville (O. S. de), op. cit. , pp.143-144.

(10)

de la vie du père de Francion en 1623

1

, est reprise ici dans ce cadre eschatologique où Segna reconnaît elle aussi le procureur corrompu de son père

2

. La possession d'une jeune fille n'est donc plus seulement matière à raillerie et à démystification, tel qu'on l'avait noté chez Théophile dans la Première journée

3

, mais bien arme satirique.

Si le monde réel et le monde de l'au-delà ont des parentés, il n'est pas étonnant que le peuple de ces enfers reconnaisse le personnage réel qui les traverse, et la possédée reconnaît, à son tour, de la terre et de son passé, certaines apparences (en l'occurrence les vêtements) ainsi que de nombreux individus dont beaucoup ne veulent pas montrer leur face

4

. Nonobstant ce désir de se cacher, la réalité, pourtant passée à travers le prisme déformant du monde eschatologique, transparaît : nous reconnaissons en particulier la Ligue. Autrement dit, le voyage eschatologique de Segna est moins un voyage dans l'au-delà qu'une lumière sur la réalité d'ici-bas. C'est aussi en ce sens-là que l'on peut interpréter les longues descriptions vestimentaires de la jeune fille : ces instruments d'apparat futile ornent dans leur éclat infernal des victimes peut-être trop soucieuses, sur terre, de détails matériels

5

. Ce discours sur la vanité des habits et de l'apparence se retrouve dans l'Histoire comique de Francion, mais - encore une fois - sous une forme bien différente : là où Sorel utilisait une diatribe franche et ouverte

6

(aussi pouvait-il se le permettre quelques quatorze ans auparavant), Claireville a recours à l'utilisation d'une imagerie eschatologique conventionnelle. De là se comprend cette technique de renversement ou de "miroir à l'envers", déjà clairement notifié dans l'Évangile par la formule : "les premiers seront les

1 : Voir le Livre III de l'Histoire comique de Francion de Charles Sorel.

2 : "(...) c'estoit le procureur de mon Pere, qui avoit autrefois servy à la maison, et qui par son industrie bonne ou mauvaise, s'en estoit rendu le maistre, avoit eu tout nostre bien, et celuy de plus de cent personnes avec nous". Claireville (O. S. de), op. cit. , p.148.

3 : Les conclusions du narrateur des Fragments d'une histoire comique étaient-elles sans équivoque : "(...) apres avoir esté traitée par un bon Medecin, il se trouva que son mal n'estoit qu'un peu de melancholie, et beaucoup de feinte". Viau (Théophile de), Oeuvres complètes , éd. de Guido Saba, ed. dell' Ateneo, distribution Nizet, Rome-Paris, 1978, tome II, p.30.

4 : "(...) ils se cacherent la teste dans la flame qui les environnoit, afin que je ne les visse point (...)", Claireville (O. S. de ), op. cit. , p.147.

5 : Cette phrase de Segna est tout-à-fait révélatrice à cet égard : "(...) Neantmoins je ne laissé pas de les remarquer quasi tous par leurs habits et les bombances qu'ils avoient prodiguees en vivant". Ibid. , p.147.

6 : On se souvient de la scène où Francion conspue ce "fils de Marchand (...)

superbement vestu d'une estoffe à qui l'on n'en voyoit guiere de pareille en France",

Sorel (Charles), Histoire comique de Francion, éd. d'Yves Giraud, Garnier-Flammarion,

Paris, 1979, pp.250-252. Toujours dans cette veine satirico-comique, le débat sur la

vanité et l'utilisation des vêtements se remarque dans le Romant satyrique de Jean de

Lannel, Toussainct du Bray, Paris, 1624, pp.94-102.

(11)

derniers, et les derniers seront les premiers", mais qui s'inscrit ici dans une polémique sociale précise. Le prêtre vagabond est aussi mal habillé que les damnés le sont bien, aussi homme de vertu (comme le note finalement le narrateur) que les damnés furent hommes de vices. Ce n'est peut-être pas un hasard si c'est dans sa bouche qu'il est rappelé que les procureurs - précisément - "croyent ce qu'on nous dit de l'eternité comme les comtes de la Cave-sous-terre, qu'on fait aux petis enfans, pour leur donner de la terreur"

1

. Bref, le message de ce voyageur et celui de Segna sont sensiblement les mêmes. Mais l'immense avantage du parcours de la possédée, c'est d'être aussi parcours dans le temps. Elle "avoit remarqué dans le lieu d'où elle venoit quantité de places, qui avoient chacune son escriteau, avec le nom des personnes qui les devoient un jour occuper"

2

. À l'aide de l'idée de prédestination, Claireville rappelle donc le point d'arrivée inéluctable du voyage existentiel de l'individu, et ses conséquences pour son voyage dans l'au-delà.

Conséquences dont les manifestations peuvent déjà être goûtées sur terre : Le Gascon en prison et Segna en Enfer vivent tous deux les affres du De profundis. S'il s'agissait de décrire seulement le milieu carcéral, Claireville l'aurait fait à la manière du Quevedo de l'Aventurier Buscon ; la mention de "petit Enfer"

3

pour qualifier la prison dans laquelle on a enfermé le héros est donc riche de sens. Certes, c'est un enfer dont il importe avant tout de s'abstraire, comme le note Jean Serroy

4

, mais le résultat, finalement, demeure le même : l'enseignement de Segna nous invite à nous abstraire de la prison infernale, celui du Gascon de la prison terrestre. Aussi, comprend-on que le voyage effectué par l'un et l'autre personnages est un voyage symbolique de la fuite. On fuit la société comme on fuit le vice, et le Gascon dans son milieu réel et Segna dans son milieu imaginaire demeurent des marginaux. Comme plus tard le sera le Dyrcona du Soleil, le Gascon est un individu en perpétuelle cavale, d'abord parce que ses supercheries passées lui interdisent de retourner sur les terres de ses méfaits, mais encore par un certain climat social qui lui est hostile, et qui font de lui, finalement, comme l'a écrit René Démoris, un "spectateur d'une société où il se trouve déclassé"

5

. L'errance du personnage est-elle donc errance symbolique d'un homme recherchant une société qui pourrait l'accueillir sans lui faire redouter la prison ou les étrivières, hélas déjà subies par le passé. Si le héros s'arrête tant avec le narrateur du roman, c'est qu'il a certainement trouvé une oreille amie. Son voyage est-il donc voyage

1 : Claireville (O. S. de), op. cit. , p.277.

2 : Ibid. , p.151.

3 : Ibid. p.214.

4 : Serroy (Jean), Roman et... op. cit. , p.358.

5 : René Démoris, Le Roman à la première personne , Armand Colin, Paris, 1975, p.36.

(12)

parmi "l'ensemble des humains afin de découvrir le mérite caché des gens inconnus ou ignorés et", comme le dit Béat de Muralt,

la présomption et la petitesse, le néant de ces gens en vogue, gens d'esprit, gens à érudition. Combien cette manière de voyager ne doit-elle pas être plus agréable que l'autre, combien ne sera-t-elle pas plus utile puisqu'elle nous fait connaître les gens avec qui nous devons passer la vie

1

.

Ainsi, le parcours du Gascon, si décousu soit-il, si dénué de but apparent semblait-il, n'en est pas moins un parcours savant.

AU VOYAGE SÉMIOLOGIQUE

Si nous avons tenté de trouver, à propos du rêve de Segna et pour reprendre l'expression de François Moureau

2

, un "imaginaire vrai", il est clair, inversement, qu'il existe, dans le roman de Claireville, un "réel faux".

Et c'est l'image du provincial, en particulier celle du Gascon, qui représente de façon flagrante ce mensonge. Comme dans le Dom Quixote gascon du Comte de Cramail

3

, le Gascon de Claireville est prétentieux, tonitruant, matamore. Mais ce dernier, ainsi que l'a remarqué Fausta Garavini, ne se sert de l'ethnotype du Gascon que "comme un masque de folie feinte, sous lequel se cache la substantifique moelle d'une sagesse authentique"

4

. Finalement, son bilinguisme Gascon / français est à l'image du personnage même, à la fois fou et homme sensé. La clé de cette bivalence du héros nous est donné dans la "PREFACE par un des amis de l'autheur"

5

, puis dans le corps même du texte. Le narrateur du roman nous signalera "qu'il

1 : Béat de Muralt, Lettre sur les voyages, voir Therrien (Madeleine), "La Lettre sur les voyages de Béat de Muralt ou de l'inutilité des voyages" in Métamorphoses du récit de voyage, Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat (2 mars 1985) , Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1986, p.80.

2 : Voir Moureau (François), "L'Imaginaire vrai" in Métamorphoses du récit de voyage, Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat (2 mars 1985) , Champion-Slatkine, Paris- Genève, 1986, pp.165-167.

3 : Le Dom Quixote gascon in Cramail (Adrien de Montluc, comte de), Les jeux de l'incognu , la Ruelle, Rocolet, Sommaville, Bessin, Courbé, Paris, 1630, pp.59-120.

4 : Garavini (Fausta), "Les Gascons contre eux-mêmes" in Marseille , n°101, 1975, p.193.

5 : L'auteur du roman a ajouté l'épithète d'"extravagant (...) pour prouver qu'il ne l'est point : car à considérer ses discours et ses recits, et à penetrer dans ses intentions, on trouve qu'il est philosophe moral, que les Gascons extravagans de cette sorte, sont raisonnables et sçavans, et que si tous les foux leur ressembloient, il n'y auroit point de différence entre la folie et la sagesse".Bref "(...) les plus grands censeurs confesseront que de toute l'extravagance il ne s'en retient que le titre. Ce que l'autheur a fait afin de luy donner advantage de parler librement de tout, pour ce qu'on dit que tout est permis aux foux, et de ne rien rien espargner en quelque lieu qu'il se rencontre". Claireville (O.

S. de), op. cit. , p.53.

(13)

n'estoit extravagant qu'alors qu'il vouloit faire paroistre qu'il estoit Gascon"

1

. Autrement dit, c'est l'ethnotype du gascon qui sert de refuge au héros éponyme, précisément parce qu'il est conventionnel et ethnotype.

Ce voyage littéraire à travers les provinces de France est-il alors aussi un voyage à travers les stéréotypes géographiques et humains. Une fois de plus, comme cela avait déjà été le cas pour le rêve de Segna, Claireville se sert d'un conventionnel, d'un certain conformisme d'idées, et tend à le dépasser. Si le réel (et en l'occurrence une réalité provinciale et humaine) s'est fait signe, l'occasion est donc donnée de dépasser celui-ci.

Le voyage du roman est donc un voyage sémiologique qui tend à recouvrer le sens véritable des choses que les mots ou les conventions établies ont dénaturées. À une époque où même les libertins érudits tentent non pas de dépasser mais d'expliquer - et par là même de justifier - les ethnotypes, notamment à l'aide de la théorie des humeurs

2

, Claireville effectue donc ici un acte de liberté intellectuelle rare.

À la lumière d'une telle intention de la part de l'auteur, nous comprenons la pauvreté des descriptions topographiques que nous avons repérée précédemment. Il s'agissait moins de décrire une réalité géographique connue que d'en rénover la vision commune. Ainsi, comme le note justement Jean Serroy, l'auteur "fera simuler la folie à son héros, seul moyen pour celui-ci d'être Gascon sans être totalement caricatural"

3

. Il s'agit donc d'une feinte folie, et Claireville nous invite encore à dépasser les signes conventionnels, à retrouver finalement, à l'aide de son héros éponyme même, au delà du signifiant qui le désigne ("l'extravagant"), le véritable signifié (le sage). C'est d'ailleurs symboliquement la démarche qu'effectueront à la fois Léon et la Princesse de Pharsalie. Léon, possédant d'abord le portrait - et donc la seule représentation picturale - de celle qu'il aime, rejoindra ensuite réellement la reine. Inversement, celle-ci qui a d'abord entendu parler - et il s'agit cette fois de représentation langagière - de Léon, exigera sa venue jusqu'à elle. Une telle symbolique avait déjà été mise en pratique par Sorel, lorsque Francion avait rejoint Nays après en avoir admiré le portrait. Dans tous les cas, le voyage, en partant des représentations pour arriver aux choses réelles, est un parcours qui met à nu la structure même du signe, et tend quelque peu à l'annihiler.

1 : Ibid. , pp.244-245.

2 : Robert Mandrou rappelle fort justement que "Les libertins érudits (...) ont essayé de se faire une représentation de l'Europe mais également de la France, région par région ; ils se sont appuyés sur la théorie des humeurs, qui était une théorie médicale médiévale, appliqué aux personnes et qu'ils ont transférée aux nations (au sens médiéval du terme).

(...) il y a quatre éléments, quatre tempéraments ; toute une théorie, à partir de là, explique que les tempéraments nationaux sont étroitement liés aux climats". Voir Garavani (Fausta), art. cit. , p.195.

3 : Serroy (Jean), Roman et..., op. cit. , p.229.

(14)

Par une telle démarche de dépassement des signes, le Gascon est l'opposé d'un malade mental. Fou en apparence, subtil et savant en réalité, le héros de Claireville peut rejoindre le modèle du "morosophe", du fou- sage. Comme le veulent les Essais de morale de Pierre Nicole

1

, le premier signe reconnaissable de la folie est l'incapacité à discerner l'illusion de la réalité ; par le petit travail sémiologique auquel s'est voué le Gascon pour repérer puis utiliser l'archétype de son personnage, il a donc prouvé toute sa santé mentale. Il est bien sûr diamétralement opposé au Lysis du Berger extravagant de Sorel, même s'il en partage l'épithète. Claireville fut peut- être davantage inspiré par Cervantès que par Sorel, mais non pas seulement le cervantès du Don Quichotte, comme le voudrait Maurice Bardon

2

, mais celui des Nouvelles exemplaires qui bénéficiaient depuis 1618 d'une traduction française. Il est tout-à-fait éclairant, à cet égard, de comparer le personnage du "Licencié de verre" espagnol et celui du Gascon. Celui-là, comme celui-ci, semblait "tenir du coquin plus que du fou"

3

, et, nonobstant ses extravagances, "nul n'eût pu douter qu'il ne fût l'un des hommes les plus sages du monde"

4

. Cette sagesse ressemble bien à celle du héros de Claireville, et, comme elle, porte ses efforts à brosser un tableau accusateur de la société, ou encore à démystifier les signes : le Licencié s'étonne de la pauvreté des poètes qui ne savent profiter de la richesse de leurs dames,

celles-ci n'étaient-elles pas toutes riches à l'extrême, avec leurs chevelures d'or, leurs fronts d'argent bruni, les émeraudes vertes de leurs yeux, l'ivoire de leurs dents, le corail de leurs lèvres et cette gorge de cristal transparent, et ces perles liquides qu'elles répandent lorsqu'elles pleurent ?

5

Cette vigilance à ne point se laisser duper par les tropes et à jouer avec la convention des signes est celle aussi du Gascon de Claireville, opposé au Lysis de Sorel qui en a justement manqué. Retenons néanmoins que l'intention des deux romanciers comiques est la même : il s'agit de mettre en garde le lecteur sur la fiction du langage, et plus généralement des signes. Seule la stratégie littéraire est différente : Sorel utilise un personnage dont les pensées et les actions sont démystifiées par le lecteur, Claireville, lui, dix ans plus tard, crée un personnage qui effectue lui-même cette opération de démystification.

1 : Nicole (Pierre), Essais de morale, Slatkine, Genève, 1971. Voir Hodgson (Richard G.), "Du Francion au Pharsamon de Marivaux : histoire de la folie à l'âge de l'anti- roman" in La Naissance du roman en France , Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century Literature, Paris-Seattle, Tübingen, 1990, pp.29-38.

2 : Bardon (Maurice), "Don Quichotte"... op. cit. , pp.160-165.

3 : Cervantès (Miguel de), Nouvelles exemplaires , Folio Classique, Paris, 1981, p.262.

4 : Ibid ., p.280.

5 : Ibid ., p.267.

(15)

Certes, demeure-t-il un certain paradoxe, qu'il s'agisse du Licencié de verre, de Lysis ou du Gascon, dans la mesure où le personnage fou ou celui qui feint de l'être subissent une même conséquence : tous deux finissent par être des marginaux de la société - mais, bien sûr, pour des raisons inverses. Voilà une fois de plus une justification de l'exclusion du héros et de son errance à travers le pays. Comme c'était le cas dans le rêve de Segna, la mise en marge du personnage dans le groupe humain vaut pour vertu de cet individu. Pour le Gascon, il s'agit, par une "folie concertée, raisonnée", d'"échapper à la déraison sociale"

1

. Mais pour ainsi

"échapper à la déraison sociale", au monde, encore a-t-il fallu le traverser.

Ainsi que l'avait écrit La Mothe Le Vayer à la fin de son traité sur L'Utilité des voiages : "Pour conclusion, j'approuve vôtre résolution, & je suis de vôtre avis, qu'il faut voir le Monde avant que d'en sortir"

2

. Cette sortie a désormais le privilège d'offrir au voyageur un bagage sémiologique neuf, une réévaluation et une réinterprétation des éléments de ce même monde.

Bref, Le Gascon extravagant de Claireville, c'est aussi et surtout un roman d'apprentissage sémiologique.

Par là même il est voyage d'initiation. Car le personnage, tout autant que le lecteur, jouit ainsi de la possibilité d'adopter un regard neuf sur le monde mais aussi sur lui-même, et ainsi, pour reprendre l'expression de Simone Vierne, "de changer totalement son statut ontologique, de renaître

"autre" "

3

. Nous avons là un roman d'initiation à démystifier les signes, et le personnage éponyme, ayant le premier invité à cette démarche, devient donc un double du lecteur, double et complice tout à la fois puisque la démystification se fait en dernière étape dans l'esprit du lecteur. Aussi, la structure métadiégétique du roman (le narrateur raconte que le Gascon raconte...) est-elle elle-même une image du voyage du lecteur. On ne se déplace que très peu dans l'histoire-cadre du roman ; ce sont les personnages et les évènements qui parviennent jusqu'à l'histoire-cadre (comme l'apprend la lecture du livre I) et non l'inverse. Cette histoire- cadre, double elle aussi du lecteur, car presque immobile et attendant que parviennent jusqu'à elle les voyages des autres, rappelle donc ce que Michel Butor exprimait sous ces mots : "cette issue, cette fuite, ce retrait, parce qu'à travers cette lucarne qu'est la page, je me trouve ailleurs"

4

. De même que cette histoire-cadre est traversée par les autres récits qui s'enchâssent en elle - c'est le cas lorsque nous apprenons que Léon, en tant

1 : Serroy (Jean), Roman et... op. cit. , p.362.

2 : La Mothe La Vayer, Petits traités en forme de lettres, "De l'utilité des voiages", Slatkine, Genève, 1970. Voir Doiron (Normand), "La dialectique classique du voyage et de la retraite" in Littérales , n°7, Centre de Recherches du Département de Français de Paris X - Nanterre, 1990, p.173.

3 : Vierne (Simone), "Le voyage initiatique" in Romantisme , n°4, 1972, p.37.

4 : Butor (Michel), "Le voyage et l'écriture" in Romantisme , n°4, 1972, p.5.

(16)

que père probable

5

, intéresse le Gascon lui-même - , le lecteur se voit donc intéressé simultanément par un triple voyage : voyage réel d'un itinérant sans but apparent, voyage symbolique du parcours moral des hommes, et enfin voyage d'initiation à une réévaluation sémiologique du monde.

**********

Ainsi, si le roman de Claireville a souvent été rattaché à la veine des textes picaresques

1

, il faut avouer qu'il s'en détache aussi considérablement.

Loin de reprendre ce thème de la conformidad de ces romans espagnols, les pérégrinations du Gascon extravagant témoignent plutôt de la volonté, selon l'expression de Bernard Gicquel, "d'accéder à l'existence supérieure"

2

. Finalement, le dernier voyage, c'est peut-être celui du texte qui, de lecteur en lecteur, retiendra celui qui aura su, comme le Gascon, comprendre ce dépassement du conventionnel, des signes, des stéréotypes, ce "discreto lector", ce "lecteur discret qui sait voir les choses cachées derrière les choses"

3

. Ce sera d'ailleurs le dernier paradoxe que nous relèverons : ce sont des signes, et dans le cas présent signes langagiers de Claireville, qui nous ont engagé à nous méfier des signes.

5 : Claireville (O. S. de), op. cit , pp.178-179.

1 : Antoine Adam avait trouvé la formule "d'authentique picaro français" au sujet du Gascon. Adam (Antoine), Histoire de la littérature française au XVIIème siècle , Domat- Del Duca, 1948-1956, tome I, p.406.

2 : Gicquel (Bernard), "Montage et symbolique du voyage dans Erec et Énide" in Métamorphoses du récit de voyage, Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat (2 mars 1985) , Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1986, p.146.

3 : Assaf (Francis), "Le miroir dans le labyrinthe : Préfaces d'histoires comiques" in

Papers on French Seventeenth Century Literature , vol.XVIII, n°35, 1991, p.292.

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