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Brancusi et les poètes, de Benjamin Fondane à Mathieu Bénézet : un artiste lyrique

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Culture et histoire dans l'espace roman

 

17 | 2016

De la joie pure : Brancusi et les poètes

Brancusi et les poètes, de Benjamin Fondane à Mathieu Bénézet : un artiste lyrique

Natacha Lafond

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/cher/5650 DOI : 10.4000/cher.5650

ISSN : 2803-5992 Éditeur

Presses universitaires de Strasbourg Édition imprimée

Date de publication : 13 décembre 2016 Pagination : 79-89

ISBN : 978-2-86820-942-9 ISSN : 1968-035X Référence électronique

Natacha Lafond, « Brancusi et les poètes, de Benjamin Fondane à Mathieu Bénézet : un artiste lyrique », reCHERches [En ligne], 17 | 2016, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 15 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/cher/5650 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cher.5650

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

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n°17 / 2016 Culture et Histoire dans l’Espace Roman

de Benjamin Fondane à Mathieu Bénézet : un artiste lyrique

NATACHA LAFOND*

L

’artiste Brancusi soulève des questions fondatrices dans l’œuvre des poètes. Tant dans l’œuvre de son ami Benjamin Fondane (1898-1944) que dans celle de Mathieu Bénézet (1946-2013) écrire sur Brancusi implique un retour autoréflexif sur l’acte artistique et poétique, et un retour aux origines de l’art. Malgré toutes les profondes différences entre ces deux auteurs, il est intéressant de noter comment Brancusi les réunit autour de questions paradoxalement proches. Il y a peu de descriptions dans ces deux œuvres. Les deux auteurs dialoguent en acte avec l’œuvre de l’artiste et l’interrogent à la lumière de leur propre création. Ils ont tous deux été proches de perspectives philosophiques dans leurs parcours respectifs. Perspective que l’on retrouve dans leur lecture de Brancusi.

Le premier, Benjamin Fondane, de la première moitié du xxe siècle, compose un essai poétique, alors que le deuxième, Mathieu Bénézet, de la deuxième partie du xxe siècle, écrit un poème. Mais tous deux y font un éloge commun. Bénézet a peut-être d’ailleurs connu le texte de Fondane.

Àfin de mieux cerner la spécificité de chaque œuvre, nous traiterons cependant des deux œuvres l’une après l’autre, avant de reprendre leurs points communs en conclusion. Il sera également furtivement question du poète tchèque Jiri Kolar, par un poème.

* Natacha Lafond, docteure en Lettres et Arts (musique, peinture et architecture) de l’Université de Strasbourg.

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Benjamin Fondane ou l’essai des origines Un hommage paradoxal

Paradoxale ; voilà comment caractériser l’ouverture de l’essai de Fondane consacré à Brancusi sans aller jusqu’à la forme de l’éloge paradoxal. Il aurait bien voulu, nous dit-il, que ce dernier perde son procès face à la douane américaine qui n’a pas reconnu ses œuvres comme des œuvres d’art, étant, selon elle, trop éloignées du réel. Sans doute est- ce une provocation inaugurale, qui permet de poser magistralement le problème de la mimésis artistique au xxe siècle. Toujours est-il que Fondane construit tout son texte à la lumière de ce paradoxe et qu’il continue les provocations. C’est ainsi qu’il aurait préféré que Brancusi soit ignorant dans son domaine et anonyme : « mais, malgré sa science – sa science infuse – il est devant son plâtre aussi pur que le Douanier, aussi peu responsable » (Fondane 2007 : 39).

Ce n’est que pour d’autant mieux faire l’éloge de l’art de Brancusi et lui rendre hommage. Car il en va d’abord d’un texte où l’auteur, Fondane, s’efface, pour tenter de rendre compte des singularités de Brancusi, un artiste inclassable qui, lui-même, selon Fondane, s’efface dans son œuvre. Rappelons ces lignes sur le mystère Brancusi de Lionel Jianou : « Pour certains, Brancusi est un expressionniste ; pour d’autres […] du surréalisme ; quelques-uns le considèrent comme un classique, un cubiste, un sculpteur baroque, un primitif ou l’un des premiers maîtres de l’art abstrait » (Jianou 1963 : 11).

Fondane ajoute, « À pied, il a parcouru un siècle plein d’écoles spéculatives et il a continué son bonhomme de chemin sans une seule influence ; c’est au moment qu’on découvrait le triangle et le carré, la surface plane et la ligne droit qu’il trouva bon de parler sphère et ligne courbe » (Fondane 2007 : 35). Toujours selon Fondane, ce n’est pas du tout non plus un Picasso. Il ne déstructure pas le réel ; il cherche davantage à le « polisser », à le surligner, à en trouver les traces et les traits fondateurs. Par ailleurs, il s’en éloigne radicalement comme le montre le procès subi par Brancusi à l’entrée des États-Unis, n’étant pas un figuratif. Profondément moderne, son œuvre s’écarte de toute mimésis traditionnelle. Puisque, selon les règlements du Tariff Act américain, qui a orienté la douane américaine, « Il faut qu’une œuvre d’art imite les objets naturels, notamment la forme humaine » (Fondane 2007 : 9). Or, nous répond Fondane « Ses bois, ses marbres, paraissent ne pas exprimer

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l’humain, ne pas charrier le quotidien [… c’est un] hommage seulement au jaillissement de la courbe tendre de la matière en ébullition » (Fondane 2007 : 11). Non seulement, il se présente en dehors de toute école, de toute classification, par son rapport ambivalent au réel, mais il ouvre aussi de nouvelles voies par son choix des formes.

Que retenir de cet essai ? Quelle perspective éclaire-t-il de l’œuvre de Brancusi sous le signe du paradoxe et de l’éloge ?

L’œuvre d’un artisan primitif

Le lien au réel de Brancusi est ce qui conduit à questionner son lien à l’art « primitif ». Brancusi pose la question du réalisme, de la figuration en Art et celle du lien à l’origine. C’est une qualité qui rejoint celle mise en avant par le poète Jean Cassou dans sa préface au livre de Jianou sur Brancusi. Pour Jean Cassou c’est la « simplicité » qui est centrale dans cette œuvre, simplicité des tracés et des matières, simplicité surtout de son esprit, renouant avec les traditions paysannes de son pays d’origine, la Roumanie. En ce sens, Fondane le rapproche des artisans et de l’art populaire de ces « frères ». Plus encore, pour Fondane, c’est la question de

« l’art primitif » qui est en jeu. Il ne s’agit pas tant d’un lien surréaliste aux arts dits primitifs, que d’un artiste « primitif » lui-même. Fondane prend bien soin précisément de ne pas assimiler Brancusi aux surréalistes, de ne pas le classer d’emblée. Son commentaire ne vise d’ailleurs pas tant, comme on l’a vu, à le rattacher à une école, qu’à en montrer la singularité et la portée. C’est un regard neuf posé sur le monde. Un regard et des matériaux inspirés par ce qui entoure Brancusi. L’artiste exprime aussi ce qui corrige la Genèse, selon Fondane, celui qui répare les actes manqués de Dieu – en ce sens, il est « un acte de protestation, un acte de violence » (Fondane 2007 : 11), et surtout il est « un grand artiste de type religieux » (Fondane 2007 : 37). Autrement dit, « Il ne médite pas seulement, il dicte ; il ne commande pas uniquement : il prie » (Fondane 2007 : 39). Il renoue avec des forces primordiales. Le primitif, selon Fondane, est l’homme

« qui travaille sans arrière-pensée, pour créer et non pour faire montre » (Fondane 2007 : 15). Il aime le « bois » et les matières élémentaires comme un primitif. Surtout, cette comparaison ainsi que celle de l’artisan soulèvent la question de l’utilité de l’art ; l’œuvre de Brancusi remet en cause l’inutilité de l’art. Ainsi, dit Fondane, « il nous importe de prouver passionnément qu’il est une fonction primaire, spontanée et naturelle, voire une fonction utilitaire » (Fondane 2007 : 22).

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« Artisans nos frères, nous sommes comme vous des ouvriers de plein air et non des rats d’atelier » (Fondane 2007 : 23). La première personne du pluriel marque combien Fondane se situe du côté de Brancusi, pour la création artistique et poétique. Tout ce qu’il dit pourrait aussi valoir, selon lui, pour l’écrivain Poe. L’artiste ouvre à une réflexion sur l’acte d’écriture.

Il y va d’une attitude face à l’œuvre d’art, qui n’est pas soumise à la mimésis mais bien au réel lui-même ; rappelons-le, l’œuvre de Brancusi est souvent posée in situ. Cela pourrait rendre compte de ce qu’elle représente pour Fondane. De ce que doit être une œuvre d’art ; Brancusi constitue bien un modèle pour son époque, tant pour l’art que pour la poésie. Née de l’extérieur, l’œuvre y retourne. Plus encore, la poésie semble être rattachée à l’art ; Fondane ouvre les portes entre les deux disciplines. Il interroge cette œuvre comme une muse qui pourrait l’inspirer pour ses propres créations. Fondane ajoute ainsi : « l’œuvre de Brancusi n’est pas qu’une question adroitement posée ; c’est bien purement et simplement : une réponse » (Fondane 2007 : 29).

Une œuvre de joie lyrique

Fondane situe par ailleurs résolument Brancusi du côté de la joie, du bonheur – et des origines à retrouver dans la figure de l’enfant. Sans parler d’un art naïf, la référence au Douanier Rousseau n’est pas anodine. Elle permet au moins de rappeler combien le regard de Brancusi est un regard neuf, originel, qui rappelle l’émerveillement de l’Enfant. Plus encore, Fondane fait deux fois référence à l’artiste du 7e art Charlie Chaplin.

Il semble intéressant de relever cet hommage dans le parcours de Benjamin Fondane, qui, on le sait, est, à la même période, le disciple de Chestov. « Il ne cessera dès lors de dénoncer un conflit profond entre le

« réel » construit par la culture rationaliste et l’existant singulier, entre le savoir et le « non-voir » des poètes et de certains mystiques, entre Athènes et Jérusalem » (Salazar-Ferrer 2013 : 7). La conscience malheureuse de l’être humain, pour reprendre le titre de l’une de ses œuvres, trouve sa réalisation dans certaines œuvres poétiques et artistiques comme celle de Brancusi, ce qui n’est pas à oublier. C’est un pendant beaucoup moins éclairé de l’œuvre de Fondane.

Chaplin dans La ruée vers l’or : c’est qu’alors l’automatisme d’une règle s’applique à faire ressortir toute une couche de l’absurdité foncière, seul ressort du lyrisme humain.

(Fondane : 2007 : 13)

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Comme Chaplin, Brancusi voudrait essayer ses œuvres sur les enfants ; il les voudrait sur les places publiques, dans les squares, afin que les enfants y soient admis à jouer avec, chevauchant sa Léda sans la basculer, posant des taches de rire, de la mousse du cœur.

« Quand on n’est plus enfant on est déjà mort » écrivait un jour Brancusi, et, de ce point, de vue il est l’homme le moins mort que je connaisse.

(Fondane 2007 : 20) Ces deux passages permettent de mesurer l’ampleur de ce que représente Brancusi pour le poète. Une œuvre de liberté, qui n’est pas déterminée par quoi que ce soit. Une œuvre de l’émerveillement premier, qui a tout à découvrir. Surtout l’emploi du terme « lyrisme » permet de montrer ce que représente au fond Brancusi pour Fondane, une œuvre de joie lyrique, où le lyrisme marque la continuité du chant, l’expression d’une subjectivité effacée du moi pour renouer avec celle de l’humain.

Mathieu Bénézet et la muse lyrique Dualité de la muse couchée

À la différence de Benjamin Fondane, Mathieu Bénézet, lui, s’appuie sur l’œuvre de Brancusi pour mettre la poésie elle-même à l’épreuve à double titre. Non seulement, elle renvoie par un geste autoréflexif à sa poésie, et à la poésie, mais elle est le moteur de son inspiration poétique, de son poème.

Si Fondane et Cassou tournent autour de l’œuvre, Bénézet est, comme il le souligne lui-même, dans l’œuvre. Rappelons que la tête couchée de Brancusi citée par Bénézet dans son titre général renvoie à la Muse endormie de Brancusi. Son œuvre est regard sur mais aussi de la muse, qui dit l’inspiration poétique. L’hommage à Brancusi est pour ainsi dire en acte.

Il faut remarquer que le nom de Brancusi apparaît directement à plusieurs niveaux dans le texte : dans le titre général (La Tête couchée de Brancusi), puis dans le titre de la quatrième partie du poème (« L’endormissement de la tête de Brancusi »), et, enfin, à l’intérieur même de cette quatrième partie.

Or, le poème joue avec cette référence immédiate pour orienter le lecteur dans une double direction : la tête couchée et son endormissement peuvent renvoyer tantôt à la Muse de Brancusi qui est l’expression de l’inspiration, de la création, tantôt à la fin de toute poésie et à la mort. L’image de la tête chantante orphique n’est pas loin non plus de cette évocation de Bénézet même si elle est insuffisante face à cette dualité tragique qui traverse tout le texte de Bénézet. Il faudrait rappeler le commentaire d’Yves di Manno

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dans son introduction à l’œuvre de Bénézet où il montre combien il est un « bel exemple de cette permanence du lyrisme à travers une forme contemporaine où la poésie ne peut que s’abolir dans l’instant de son surgissement » (Di Manno 2012 : 13). On retrouve ainsi le motif de la tête couronnée à plusieurs moments du texte pour rendre hommage à l’art, au lyrisme en poésie. C’est la tête de Brancusi, mais aussi celle de Pétrarque et de l’Enfant, qui représentent le lyrisme tandis que la tête endormie dit la fin éventuelle de ce lyrisme, car « les moments authentiquement lyriques / sont rares » (Bénézet 2007 : 9). Il ajoute : « la tête couchée de Brancusi ; elle ne cessa d’être avec toi, en – toi, pour éviter [?] les larmes ou les pleurs, la pression, la montée des larmes ou des pleurs » (Bénézet 2007 : 63). La tête console et protège autant qu’elle inspire et donne le souffle lyrique, elle crée la continuité du texte parsemé de fragments, de coupures, de tirets, de points à la ligne,… Autant de sutures qui montrent la tension en jeu entre continuité et discontinuité poétique, entre l’adhésion lyrique et sa remise en cause, « sa réfutation », selon l’expression d’Yves di Manno. La ponctuation joue un rôle fondateur dans cette présentation.

Les photographies

En face du texte, quelques photographies donnent le ton de ce renvoi autoréflexif en miroir ; c’est la tête du poète lui-même, la tête de Mathieu Bénézet, qui est prise à plusieurs niveaux par Jacques Le Scanff. Sur la couverture, elle est tenue par sa main, comme posée sur un plateau, tête coupée de son tronc. Il y a identification entre l’œuvre de Bénézet et celle de Brancusi qui est comme habitée par le poète. Le renvoi autobiographique à sa muse n’en est que plus évident. Celui à la muse poétique ne l’est pas moins, grâce aux références littéraires qui sont appelées tout au long de l’œuvre. La main y est l’artisan de la statue et de l’écriture. À la différence de Fondane et de Brancusi, l’auteur s’expose, voire s’observe, pour continuer à avancer. Le miroir déforme pour mieux jouer de la mise en abîme.

Les photographies sont toutes en noir et blanc, dénuées ainsi d’un ancrage temporel trop actuel. Si elles renvoient à un art moderne, elles restent sans époque précise. Elles sont parfois travaillées par une inversion de lumière, du blanc sur le noir, accentuant les traits du visage et déréalisant la part réaliste de cet art. Comme l’art de Brancusi, elles relèvent en profondeur du réel, tout en « polissant » ses contours. La peau est comme transformée en différentes matières, qui ne sont pas sans

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faire songer, elles aussi, aux habitudes de Brancusi. Elle se rapproche de la lumière (28), du marbre blanc (8, 47), du plâtre, de la terre (32), du mouvement de l’eau, (42), etc. : elle joue des éléments et des matières utilisées par Brancusi, par de simples suggestions, qui sont comme des esquisses de statues. Au lecteur d’imaginer la suite.

La muse lyrique

De même, le lyrisme est à peine esquissé dans ce texte, soutenu par l’œuvre de Brancusi. Brancusi est l’expression du lyrisme moderne.

Voilà ce qui travaille tout ce texte. Et il est ce qui est remis en cause par plusieurs séries de questions qui constituent autant de doutes. Dès la première page, c’est le rapport entre poésie et vie qui est posé. Il y a aussi celui qui confronte la poésie à la vérité, et, enfin, celui qui distingue le vers du roman.

Bénézet oppose ainsi l’œuvre de Pétrarque à celle d’Ovide. Celle de Pétrarque montre combien Brancusi, qui est du côté de la lumière, renvoie à l’originel, ce que Cassou nomme le simple et ce que Fondane rapproche des « primitifs ». Il y a une force première qui émane de son œuvre qui lui donne sa force inspiratrice ; elle est ce qu’elle représente littéralement. Et cette muse est aussi une tête de femme, la femme aimée, celle à qui s’adresse le texte. Le lyrique moderne, rappelons-le, n’est pas tant l’expression d’une subjectivité du moi que l’adresse à une autre personne, ici, la femme aimée, la muse de Brancusi et le lecteur. Il y a invention d’un dialogue avec cette œuvre qui en fait son originalité.

L’adresse reste discrète mais cependant toujours présente, au fur et à mesure que la tête de Bénézet laisse place au texte et à la quatrième partie presque sans photographie si ce n’est pour finir le poème qui s’achève ainsi : « – tu dis : toute Figuration est fugitive et forcenée : […] et si tu posais la question : « Qui sont-elles » et non : « Que sont-elles ? », 1 langage se lèverait-il en toi, » (Bénézet 2007 : 73).

L’adresse renvoie à Bénézet autant qu’à un autre toi. Elle dit la scission de l’être, la tête chantante, mais aussi le dialogue avec la muse de Brancusi, la tentative pour toucher la vie par la poésie. Le doute est relevé par la récurrence d’un motif cher à Fondane, « Je marche / Entre les fantômes » (Bénézet 2007 : 35). La poésie ne serait-elle que le lieu des fantômes ? La question est posée mais « en toi ». C’est en la tête de Brancusi que le poète continue d’avancer. Elle dit aussi cette altérité du texte qui lui rend sa confiance dans le langage. L’art ouvre la voie à la vie

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en poésie. Face aux lauriers de Pétrarque, adressés à Laure,

il y la

Tristes d’Ovide, et l’absence de place accordée à ses Métamorphoses, autrement dit la solitude et la déchéance, un vers nostalgique ne renvoyant qu’à soi.

« Tu dis : la solitude est sans rides – chaque fois – comme si tu courrais en avant de toi » (Bénézet 2007 : 15). Là où la foule reste anonyme, la

« multitude » exacerbe la solitude. Ce motif marque la mélancolie d’une tête ayant déposé les armes, celle que relève précisément Brancusi.

En outre, comme pour Fondane, le problème de la « Figuration » et de l’abstraction questionne la vérité de la poésie. Elle rejoint le problème posé par le vers face à la prose du roman incarnée par la figure d’Aragon, à

« l’allure rêvée » (Bénézet 2007 : 25). Il ne reste que des fragments qui sont sans clés, selon le texte. Autrement dit, ils ne se suffisent plus comme les fragments romantiques, témoins de l’absolu en littérature. Ces fragments disent l’incomplétude par rapport au roman, mais aussi la différence du vers face au roman et au théâtre. Ils relèvent du polissage du réel chez Brancusi : « il [Pétrarque] est difficile à comprendre – lui-même déclara : ces poèmes sont des fragments » (Bénézet 2007 : 10). « Ces poèmes sont des fragments – signes – d’une difficulté – / Il n’y a pas – de clef perdue » (Bénézet 2007 : 33). Les fragments disent l’incomplétude mais aussi le signe du vers, du poème – comme s’il ne restait que des passages épars du poétique comme du romanesque.

Selon Bénézet, « le roman – que j’écoute – au fil de ma vie » (Bénézet 2007 : 18) fait un autoportrait en creux de lui-même. Le roman de sa vie relève d’une écriture autobiographique en lambeaux.

La ponctuation participe pleinement à la fragmentation du langage.

Phrases laissées en suspens, phrases terminées par des virgules, phrases lyriques elles-mêmes proches de l’art du haïku, tandis que des périodes en prose sont interrompues, Bénézet joue de toutes les variations littéraires, de toutes les formes, comme dans nombre de ses textes. Le jeu sur les frontières entre l’art figuratif et l’art abstrait relève en ce sens du jeu des frontières entre le vers et la prose.

Exemple d’écriture en vers, voire proche du Haïku : « comme on frotte une allumette / la terre est lisible / étrange libre / entre des fantômes » (Bénézet 2007 : 60).

Exemple d’écriture plus proche de la prose : « Question : Et si les choses restaient « sous ta lampe », non pas préservées mais sans présence,

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déchirées d’avec toi ? , non changeantes, signes [pour toi] d’une difficulté : vivre, aimer, penser : quel vocable élire ? » (Bénézet 2007 : 60).

Enfin, même si tout le texte s’appuie sur de nombreuses références littéraires et artistiques de tous les siècles, l’hommage de Bénézet va bien à Brancusi et à sa part de modernité ou d’actuel. La vérité selon Bénézet est bien à trouver aussi au présent, dans le présent. Le passé est double selon ce qui en est fait au présent ; la partie intitulée « l’analyse des larmes » rappelle comment Ulysse tente de retrouver sa route, un passé au présent. En ce sens, s’il renvoie au modèle de Pétrarque et d’Ovide, il met aussi en avant l’œuvre de Francis Ponge, qui travaille la prose poétique, aux limites des genres. « Modernité [il n’y a pas d’autre mot]

inaltérée de F. P. » (Bénézet 2007 : 20). Bénézet ajoute : Les fouilles

Les linges suspendus au balcon sont-ils des traces de vie ou des dépouilles humaines ?

On cherche toujours une vérité, voire la vérité du côté passé [de l’antique] – c’est la justesse […] qu’il faudrait saisir […] pourtant n’est-ce pas ici précisément que nous avons à penser et créer ? – au risque de la destruction et de l’abandon ? (Bénézet 2007 : 38)

Le poète renouvelle son questionnement sur les liens entre poésie et vie, poésie et vérité. Surtout il questionne. La tête de Brancusi est invitation à la question, et apporte comme le soulignait Fondane, une réponse, celle du lyrisme moderne. Mais les questions sont assez nombreuses dans ce texte. Elles se posent à lui-même, à la muse, « endormie », à éveiller, et au lecteur, elles sont le lieu de secousse du texte, comme le tiret. Elles désarçonnent pour mieux rebondir au présent. Surtout, associées au tiret, elles confèrent au texte un aspect dialogique. La dualité du souvenir, des « fouilles » dans le passé dépend de ce qui est à chercher au présent ; c’est le présent qui déterminera la vie et la vérité du passé. Il ne s’agit donc pas d’imiter les Anciens, tout en leur faisant place. Bénézet se situe ainsi résolument du côté du renouvellement des formes poétiques et artistiques. « Giuseppe Ungaretti […] – écartant le mythe d’une division / – radicale – entre poésie et vie – » (Bénézet 2007 : 65) est une autre référence moderne, plus proche du lyrisme moderne que Francis Ponge. Si ce dernier permet de poser le lien entre prose et vers dans le poème, exacerbant la contestation du lyrisme romantique, Ungaretti rend ses lettres de noblesse au lyrisme renouvelé. Bénézet signe avec cet hommage sa position paradoxale, dépassant sa période objectiviste par

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cette approche lyrique moderne penchée sur son passé et sur le sommeil de la muse à questionner. La réponse générale, ce serait Brancusi, ou plus exactement ce Brancusi habité par sa vie. La vérité est dans ce lien entre poésie et vie, où l’écriture joue à la frontière des genres et des époques.

La tête de Brancusi est réponse en acte. La poésie se doit d’être ce trajet vers le lieu originel de chacun, comme Ulysse tente de retourner chez les siens. Le retour à soi, au je lyrique, passe désormais par un « tu », une question, le brouillage des données.

En ce sens Brancusi sert à la fois de modèle à qui rendre hommage, et d’altérité au poème, à qui s’adresser. Le texte de Bénézet ne fait ainsi aucune description réelle de cette œuvre, mais crée un poème aux limites parfois de la prose, le fragment lyrique, et ouvre au genre du dialogue.

Ouverture à Jiri Kolar

Jiri Kolar (1914-2002), poète et artiste tchèque contemporain, a rendu hommage à Brancusi, dans « L’Enseigne de Gersaint » extrait de ses Poèmes du silence. Il s’agissait de mêler le texte, le mot à la peinture et de jouer avec l’espace, pour rendre compte de l’œuvre de plusieurs artistes, dont celle de Brancusi. Là aussi, on pourrait dire que l’artiste habite l’œuvre de Brancusi, pour lui rendre sa vérité et sa beauté. Il s’agit de l’oiseau dans l’espace, qui est repris en dessin, avec le nom de l’artiste à l’intérieur du dessin. Le poème tend à se faire œuvre lui-même, et à désigner ainsi la poéticité de l’œuvre de Brancusi. Art et poésie ne semblent plus faire qu’un seul dans cette rencontre. Tout comme Bénézet, Kolar rend hommage à ce qui inspire le poète dans l’œuvre du sculpteur. Il exacerbe la singularité de l’acte poétique, en lui ouvrant le domaine visuel, tout en insistant sur l’auteur de la sculpture dont la signature est multipliée à tous les niveaux. C’est un « poème du silence » qui joue des relations entre poésie et art visuel. Kolar insiste ainsi sur la proximité entre l’art poétique et l’acte artistique pour ouvrir la voie à de relations renouvelées. L’expression de l’auteur montre aussi comment l’oiseau renvoie à la main qui l’a conçue. L’œuvre dit ainsi l’artiste et élève le mot à une œuvre d’art. S’il ne prend pas part directement à la discussion autour de la figuration, c’est qu’il accentue l’abstraction de la forme. Mais c’est surtout la simplicité du trait qui est centrale dans cette représentation, renouant avec l’une des caractéristiques relevée par les autres poètes. Brancusi, pour Kolar, suggère un tracé arrondi et élancé s’élevant entre terre et ciel. Un trait plein du nom de l’artiste, un trait fin

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sur le blanc de la page. Il est sans doute à mettre en regard de l’œuvre originelle qui a fait œuvre de « muse » pour Kolar. En ce sens, proche de Bénézet, cet hommage est aussi en acte.

Pour conclure

Flamme, je vous dirais que Brancusi est une flamme si je n’étais persuadé qu’il est un réveille-matin (Fondane 2007 : 18)

Rien ne permane : tout est commencement / la seule beauté [tes mains, ton cou, ton ventre] / est dans le commencement (Bénézet 2007 : 13) Malgré les profondes différences de ces poètes, nous avons pu retrouver des points communs autour de Brancusi. À la différence des commentaires sur Brancusi, les poètes tentent de dégager quelques lignes de force de l’œuvre qui montrent comment elle a pu inspirer son siècle et les poètes qu’ils sont. Il est intéressant de relever ainsi trois points essentiels à leurs yeux :

– Brancusi est une œuvre de joie, qui relève de l’émerveillement de l’enfance, qui console et une œuvre inaugurale, des origines, du commencement, etc.

– une œuvre métaphysique qui questionne tout en donnant une réponse : sur ses liens au réel, à la vie et sur ses liens à la vérité ; sur l’art abstrait et l’art figuratif ; sur l’art, la poésie et ses fonctions ; – enfin, c’est une œuvre profondément lyrique, qui renoue avec

le lyrisme tout en l’ayant renouvelé ; elle « polit » le réel pour en rendre le « chant », le mouvement, l’expression d’une subjectivité où le « je » s’efface pour donner place à une altérité.

Cette œuvre crée une communauté autour d’elle.

Bibliographie

Bénézet Mathieu, 2007, La Tête couchée de Brancusi, Paris, Le préau des collines.

Di Manno, Yves, 2012, Préface « La Réfutation lyrique », Œuvre, 1968-2010, de Mathieu Bénézet, Paris, Flammarion, Mille et une pages.

Fondane, Benjamin, 2007, Constantin Brancusi, Saint-Clément, Fata Morgana.

Jianou, Lionel, 1963, Brancusi, Paris, Arted.

Kolar, Jiri, 1988, Poèmes du silence, Paris, Ed. De la Différence.

Salazar-Ferrer, Olivier, 2013, « Avant-Propos », Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, Paris, Verdier philosophie.

Références

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