Images de Pouchkine
Portraits d ; exil
dans l'œuvre
des peintres russes émigrés en France
1920-1970
Collection René Guerra
Préface
de
Henri Troyat
de l'Académie française
Catalogue édité à l'occasion
du Bicentenaire de naissance de Pouchkine
« ...
les Russes
ont leur Parnasse...
»Pouchkine
et les artistes russes émigrés dans
la collection de René Guerra
Olga
Medvedkova
Au
sein de latrès richecollectiondel'art russeen exilréunie parRené Guerra, labibliothèquerassemble desmilliersd'ouvragesécrits, éditésou illustrésparles Russes émigrés auxxesiècle. Les éditionsde Pouchkineytiennentune placed'honneur. Elles sontnon seulementtrèsnombreuses, maisse distinguentenoutre parunerichesse décorative etun sointypographique horsdu
commun. Chacune
d'entreellesestune sortededéclarationd'amour
qui constituelefondement
etune forme de plus de l'expression nationale.Pourexpliquer ce
phénomène,
ilfaut se rappeler que, toutau long duxixesiècle, Pouchkinefutconsidéréen Russiecomme
l'exempleleplus parfaitdugénie poétique russe;mieuxencore, ilfutperçucomme
l'accomplissementducaractèrenational. Dansle célèbre discours
que
Dostoïevski consacra à sa mémoire, le poète recevait un véritable «sacre».Toutàfaitdans l'espritde la philosophie romantique, Dostoïevski voyaitdans Pouchkine unecapacitéparticulière dupeuplerusse qui savaits'approprier touteslesformesculturellesexistantes etoccuperparlàunesortedeposition «supra- culturelle»; àsontour, celle-ci devait permettreauxRussesde répandreleur propre messageuniversel.Ainsiiarichessedel'œuvre pouchkinienne -ladiversitédes sources d'inspiration, des thèmes, des sujets et des nuances stylistiques - devenait progressivementuncredofondamental du nationalismerusse;Pouchkineétaitlagloire dela nation, son soleil, sajeunesse, son premieramour, maisaussison miroirdans lequellepeuple cherchaitettrouvaitson image.A
lafinduxixeetaudébut du xxesiècle,legroupepétersbourgeoisLeMonde
del'art,dont le
nom
reflétait le panesthétisme néo-romantique, vouaconstamment
une admirationpassionnée à la figure de Pouchkine. Pourtantcettevénération s'abritait désormaisderrière un autre sentiment qu'AlexandreBenois,lefondateurdu groupe, désigna par unnéologisme: l'«époqualité»,c'est-à-dire lesentiment du passé, des différentesépoquesetdesstyles.leMonde
del'artn'aimaitpasseulement Pouchkine,il célébrait toute «l'époque de Pouchkine» et, à la manière des amoureux, il rassemblait lesmoindresdétails,objetsousignesqui pouvaientl'incarner. Lesartistes, amisde Benois, quiétaient aussi connaisseurs,antiquaires, bouquinistes, historiens et collectionneurs, tels
que
Constantin Somov, Mstislav Doboujinski, Léon Bakst, Ivan Bilibineet d'autres,cherchaientàretrouver«l'échodu temps passé»(c'estletitred'un des tableauxde Somov)et à lerendre dansleursœuvrespicturales et graphiquesà traversunjeu capricieuxdestylisationsqui révélaità la foisunesensibilité extrêmeet une ironie sans limite. Par cette tentative d'embrassertoutes lescultures, la Belle Époquerusse rejoignaitenfaitle mythedostoïevskiendePouchkine.C'estsansdoute pourquoi touteslesmanifestationsartistiques liéesaunom
du poète nousparaissent aujourd'huicomme
chargéesd'uneémotionparticulière.C'est pourquoiaussiplusieurs grandesentreprises artistiquesdece groupeeurent un rapportdirect avec l'œuvrede25
Pouchkine.
Ellestouchaient
essentiellementàdeux domaines
artistiques-
le livre et lethéâtre
-
qui étaient,pour
les «mondartistes
» (miriskussniki)néo-romantiques,
lesdeux
pointsessentielsde
leur stratégiedans
lacréationd'un nouveau Gesamtkunstwerk, d'une
oeuvred'art totale.Tout
lemonde admet
aujourd'hui l'importance et lanouveauté de
lacréation théâtraledu Monde de
l'art,d'où
sortirent LesBalletsRusses de Serge
Diaghilev. Or, l'undes premiers
spectacles quiinaugurèrent
lesSaisons
russes à Paris fut l'opéra BorisGodounov, composé d'après
ledrame de Pouchkine
parModeste Moussorgski,
et présentéen 1908
à l'Opérade
Parisdans
lamise en scène d'Alexandre
Sanine,avec des décors
etdes costumes d'Alexandre Golovine, Alexandre
Benois, Ivan Bilibine et d'autres (ce spectacle fut reprisen
1913).En 1909,
leprogramme de
la Saison russecomprenait
l'opéraRouslan
etLoudmila, avec des décors
etcostumes de Constantin
Korovine. Lamême année,
leCoq
d'orde
NicolasRimski-Korsakov,
écritégalement d'après un conte de Pouchkine,
fut réalisé àl'Opéra
privéde Zimine avec
la participation d'Ivan Bilibine. Le célèbre livretdu
spectacle, paruaux
éditionsde
Zimine,comportait
lesesquisses descostumes
de-cetartiste,imprimées séparément
et collées surdes fonds
décoratifs.Un peu
plustard,en1914,
cetopéra
(en version opéra-ballet) fut réalisé par Diaghilevavec des décors
etdes costumes de
NathaliaGontcharova.
Notons encore
la représentation,en 1921, de
l'opéra laDame de pique de
Tchaïkovski à l'Opérade
Petrograd (miseen
scène,décors
etcostumes d'Alexandre
Benois). Enfin,en 1922,
l'opérabouffe Mavra
d'Igor Stravinski fut réalisé à Paris surun argument de
Boris
Kochno,
d'après laMaisonnette de Koiomna de Pouchkine. Tous
cesexemples permettent de comprendre
l'importanceque
l'œuvrepouchkinienne
revêtaitaux yeux de
ces créateurs. Par ailleurs ce futjustement Serge
Diaghilev quicommença
à collectionnerdes
«reliques»de l'époque pouchkinienne.
Dans
lesannées 1900-1910,
c'estencore au
seindu Monde de
l'art, à St-Pétersbourg,que parurent
leséditionsde Pouchkine
les plus belles etles plus novatrices.En 1905, Alexandre Benois exécuta
sapremière
série d'illustrationsde
laDame de
pique, ainsique
lefrontispice et les illustrationsdu
Cavalierd'airain...Ces œuvres pouchkiniennes
furent ensuite plusieurs fois reprises etréinterprétées par Benois,notamment
laDame de pique en 1910 (ouvrage paru en
1911,aux
éditions Golike et Wilborg).En 1919, Benois
créa lacouverture
et les illustrationspour
la Filledu
capitaine.En 1922, aux
éditions Orchis àMunich, parut
le Cavalierd'airain (travailmené systématiquement depuis
1916), etensuite,en 1923,
à Petrograd, sa version définitive(dans lacollectionde René Guerra,
cette édition estreprésentée
parun exemplaire
qui provientde
la bibliothèquede Serge
Ernst et DimitriBouchène). Ces deux
suitesgraphiques de
Benois devinrent ensuitedes
classiqueset servirentde
référencesaux nombreux
illustrateursde Pouchkine en
exil.A
côtéde
Benois, d'autres«mondartistes»
participèrentactivement
IvanBilibine Costume pourl'opéra
«Boris Godounov», 1908
à la création del'iconographie pouchkinienne. En
1899
ConstantinSomov donna
ses illustrationsetvignettespourleComte
Nouline. En1904-1906
Bilibine réalisa plusieurs versions des illustrationsdu TsarSaltan, dédiées à Rimski-Korsakovet, en 1906-1910, duCoq
d'or. Dmitri Mitrokhine, en 1905,illustraleConte du pope
etde
sonserviteur Nigaud. En1906
Nicolas Roerich publia ses illustrationsde
Rouslan etLoudmila.En
1919
Mstislav Doboujinskiillustra laDemoisellepaysanne
et, en 1921 leChevalier avare. En1919
Boris Koustodievréalisa lesillustrations pourlesœuvres
de Pouchkine publiées danslacollection de la «Bibliothèquepopulaire».Nous
nementionnons
iciquelesouvrageslesplussaillants.. .
A
traversces interprétations, aussi bien dansledomaine
duthéâtreque
danscelui dulivre,
nous
pouvons,nous
semble-t-il, relever l'une des constantesde
la création pouchkinienne des«mondartistes». Ladiversité thématiquede l'œuvre de Pouchkine permità cesartistesde développerune gamme de
stylisation très riche.Ainsi, les contes de Pouchkine, sonpoème
RouslanetLoudmila etsondrame
BorisGodounov
appelaientla résurrection del'art russe ancien (icônes, miniatures, architecture)mais ausside l'art russepopulaire (loubok, gravuresur bois, broderieettouteautre
forme
d'ornementation et de décoration) qui étaient, parailleurs, l'unedescomposantes du
style«moderne»
russe. Les illustrationsde
Bilibinepour
le Tsar Saltan sont représentativesde ce type d'interprétations.Dans
ses images, aussi bienen couleurs qu'ennoiret blanc,Bilibineexalta la richesse décorative dela Russieanciennedanssa version orientalisante qui, parailleurs, rejoignait la passionde l'artistepour l'estampe japonaise, etnotamment pour
l'œuvrede
Hokusai. Les tissus russes imprimés, les foulards brodés, lescaftans et leskokochniks, les tapisetles nappes, maisaussi lesélémentsarchitecturaux, ettoutes sortes d'accessojres, de meubles,
de
vaisselles, d'armes, furenttraitésde façon double,à lafois précise et fantasque.Tout enportant lesmarques de
sonoriginehistorique,lemotif décoratifsoigneusementétudié se dotait ensuite d'unesorted'autonomie et,comme
rempli d'une énergievitale,envahissaitlapage.
Tout autrement
furent interprétéeslaDame de
piqueet la Filledu
capitaine.Ces œuvres
permettaientdeglisser des réminiscencesdu
xvniesiècle, qui était le siècle préférédes «mondartistes», etnotamment de
styliser les cuivresde cetteépoque.
Avec
leCavalier d'airain et laDame de
pique, encore,on
entraitdans l'époque de Pouchkine, grâce auxréférences à la gravuredu début duxixe,à l'œuvre deFedotov, aux portraits primitifs, à l'architecturedu
styleEmpire pétersbourgeois. LaDame de
pique, illustrée par Benois en 1911, est unexemple
classique de cette stylisation«pétersbourgeoise». Tantôtcollées, tantôtdansle texte, les imagessesuccèdent en passantdes raffinements
du
rocailleà l'ordresévèredu
néo-classique et à l'intimisme des années 1830. Toujoursironique, Benoisjouesur lesymbolisme etl'esthétiquedu
27
jeu de cartes.
Il utiliseégalement
lacaricature, comme par exemple dans
lavignette de l'épigraphe Attendez
!Le satirique et
letragique se mêlent pour exprimer, certes, l'esprit de cette œuvre de Pouchkine, mais aussi celui de
laBelle Époque et du symbolisme. La carte est un masque de
la vieillecomtesse, mais son visage
réelen est
un aussi et même davantage. La lumière chasse
le noir,mais
celui-cirevient en force et
absorbe l'espace et
lesfigures. L'humour corrodant de
laconclusion de Pouchkine apparaît dans
ladernière vignette représentant un petit Hyménée en chemisette qui ressemble à un Petrouchka du théâtre populaire russe. Mais cette image est juxtaposée à celle de
lamort qui clôt
le livre.Pourtant, illustrer Pouchkine signifiait aussi interpréter
lamodernité. On trouve
l'exemple
leplus frappant de cette approche dans le Cavalier d'airain, réalisé par Alexandre Benois. Les images du déluge se transforment
icien une sorte de vision eschatoiogique. L'ancien mythe de
ia finde Pétersbourg repris par Pouchkine est nourri
ici
du contexte historique de
laRévolution russe. La fin de
la villesignifie
la finde
laRussie. De façon significative,
l'artisten'a presque pas recours
icià une quelconque
stylisation, sauf peut-être à l'imagerie de l'époque de Pierre
leGrand comme dans
lesfigures allégoriques de Neptune, des sirènes et de
laFortune. Mais ces stylisations sont aussi menaçantes que
lastatue de Pierre
leGrand qui galope à travers
la ville.C'est encore dans l'édition du Cavalier d'airain, parue en russe à Berlin (éditions Neva, 1922) et illustrée par Vassili Massioutine, qu'on peut trouver l'expression de cet esprit
moderne, presque futuriste. Massioutine décompose l'image, brise l'espace, ses figures sont fragmentées, bousculées. L'interprétation de
la villefaitplutôt penser au Pétersbourg d'Andreï Biély qu'à celui de l'époque pouchkinienne.
Au cours des années 1920,
latradition théâtrale et graphique du Monde de
l'artse déplaça progressivement en
exil,à mesure que beaucoup de ses membres partaient à l'étranger. L'interprétation de Pouchkine par ces artistes émigrés fut ainsi directement issue de
latradition du début du
siècle. Ellerevêtit pourtant un nouvel aspect. En reliant
laRussie ancienne à
laculture pétersbourgeoise du xvm
eet du xix
esiècle ainsi qu'à
lamodernité, Pouchkine représentait aux yeux des Russes toute leur Russie. Profanée, perdue, devenue bientôt imaginaire, cette Russie apparaissait maintenant dans
les livreset
lesspectacles pouchkiniens comme recouverte d'un voile nostalgique, voire tragique.
Mais en même temps, l'œuvre pouchkinienne devenait pour
lesRusses en
exilune sorte
de garantie qui inspirait de l'optimisme et de l'espoir: grâce à Pouchkine,
laculture
russe emportée en émigration semblait sauvée. On trouve cette passion pouchkinienne
renouvelée, à
lafois tragique et optimiste, dans toutes
lesmanifestations qui furent
organisées en 1937 par
lesRusses émigrés, pour célébrer
lecentenaire de
lamort du
poète. L'événement central de cette célébration fut l'exposition Pouchkine et son
époque, dont l'animateur principal, Serge
Lifar,était un héritier aussi bien réel que
spirituel de Serge Diaghilev. Dans
labrochure, accompagnée d'un dessin de Cocteau, parue à l'occasion de l'exposition,
Lifarécrivait:
«La Russie a son Dieu, son Apollon
:Pouchkine, qui, plus inspiré que tout autre,
asu enflammer
lecœur du peuple. Je vénère Pouchkine, animateur de ma
vie.Sa sagacité m'enrichit, apporte lumière et
bonheur dans mes créations, immatérialise mon effort. Grâce à Pouchkine,
lesRusses ont leur Parnasse. » Dans cette divinisation du poète,
Lifar allaitpeut-être plus
loinque tous ses précurseurs:
ilinstaurait un véritable culte semi-religieux de Pouchkine. Les salles de l'exposition décorées en grande partie par Alexandre Benois et telles qu'on peut
lesimaginer d'après
lesphotos de l'époque, étaient imprégnées de l'esprit du
Monde de
l'art:l'atmosphère de l'époque de Pouchkine fut recréée grâce à de nombreux objets, meubles et peintures de
la findu xvnt
eet du début du xix
e siècle,dont
la
plupart provenait de
lacollection de Diaghilev.
Les deux modèles - «moderne», pétersbourgeois, et «ancien», décoratif - continuèrent à dominer l'iconographie pouchkinienne dans
lesannées 1920-1950.
Pour
lepremier,
laDame de pique représentait toujours, par
lenombre et
laqualité des interprétations, l'œuvre
laplus importante. Déjà en 1922, elle parut à Berlin aux éditions Neva (en langue russe) avec des illustrations de Nicolas Iszelenov;
expressionnistes, très noires, elles mettent en scène des silhouettes sans visages et un Saint-Pétersbourg plutôt dostoïevskien et démoniaque (notons, en passant que l'année précédente, chez
lemême éditeur,
laDame de pique avait été illustrée par
l'artisteallemand Adolf Propp).
En 1923, aux éditions de
laPléiade,
J.Schiffrin & Cie, à
Paris,parut, comme un
fruitde
la
collaboration russo-française, une version très intéressante de
laDame de pique dans
la
traduction de Schiffrin, Schloezer et Gide, avec un avant-propos d'André Gide et des illustrations de
VassiliChoukhaeff. Dans son avant-propos, Gide
justifiaitcette nouvelle traduction, qui faisait suite à celle de Mérimée,
siunanimement appréciée. D'après Gide, Mérimée rendait
lestyle de Pouchkine trop élégant, alors qu'il devait rester
complètement neutre et dépouillé. La nouvelle traduction, plus exacte, qui reproduisait
la
netteté «effacée» de Pouchkine, posait, selon Gide, une question paradoxale:
Pouchkine
était-ilrusse? Pour y répondre, Gide faisait appel à Dostoïevski aux yeux duquel, on
l'avu, Pouchkine était
leplus russe des Russes justement grâce à son don de
lacompréhension universelle et à sa faculté de se perdre pour ne se retrouver qu'en autrui. Ainsi, l'ancien mythe romantique de Pouchkine réapparaissait au milieu des années 1920 dans l'interprétation d'un auteur français qui fut peut-être influencé par ses collaborateurs russes.
Avec sa simplicité dépouillée,
lacouverture du
livresemble répondre au propos de
Gide. Seules jouent
ici lesproportions quasi architecturales qui rappellent celles du style
Empire pétersbourgeois, mais également celles du constructivisme. Dans
les illustrations,la stylisation est simplifiée,
rendue
plus primitiviste, et par là plusmoderne,
Lepersonnage de
lacomtesse
appartientau xvm
e siècle: il rappelledonc
la gravurede mode de
cetteépoque, mais
aussi celledes
cartes à jouer.Pourtant dans
cette«époqualité»
ironique, l'artiste introduit deséléments du
futurisme, parexemple
des cercles colorés quisemblent animés
d'unmouvement.
Le Saint-Pétersbourgde Choukhaeff
paraîtégalement
dépouillé,dépeuplé
jusqu'à l'abstraction, alorsque
laprésence de l'homme
estévoquée
parun
détail-
juste des piedsou
des mains. Lascène de
l'assassinatde
lacomtesse
est, sansdoute, l'une des plusfortesde
cette édition. La silhouetteblanchede
lacomtesse
sansvisage,apparaîtcomme un fantôme,
tandisque
levisagede Hermann évoque un masque
terrifié.L'image
qui représente l'apparitiondu
spectrede
lacomtesse
àHermann (page
77) estégalement
très intéressante. L'originalde
cette illustrationsetrouvedans
lacollectionde René
Guerra.L'artiste
reprend
icipresque exactement
lacomposition d'Alexandre
Benois,mais
ill'interprète
de façon
primitiviste:Hermann, jeune
et beau,ressemble
àune poupée
désarticulée et privéedepieds.
De
façon générale, ilnous semble que dans
l'émigration, latraditiondu Monde de
l'art s'enrichissaitde mouvements
modernistes, essentiellementd'éléments
futuristes et primitivistes. Ainsi,dans
l'œuvre d'AlexandreAlexeïeff, lastylisation estrendue
encore plusétrange
et primitive. La collectionRené Guerra comprend deux
éditionsde
saDame de
pique, française et anglaise (laseconde
paruten 1928
àLondres chez The Blackamore
Press). Le frontispicede
ce livremontre un Pouchkine «noir»
surun fond
rosebonbon, comme pour évoquer de
façon ironique lesorigines africainesdu poète dont lui-même
était si fier. La vignette qui représente la tablede
jeuxne
rappelleque
très
vaguement
celled'Alexandre Benois parla position centralede
latableentourée de
joueurs.En
effet,Alexeïeffne
dessineque
lesmains
desjoueurs, qui sont elles-mêmes fragmentées,découpées
parlesombres,
rendues ainsi multiformeset méconnaissables, ce quinous empêche de remarquer d'emblée que
l'unedesmains
tientun couteau au
lieu
de
cartes.A mesure qu'on avance dans
le livre, lesimages
deviennentde
plusen
plussymboliques. Dans
lascène de
l'assassinat, n'apparaît plusqu'une main
qui dresseun
pistolet contreun
fauteuil vide. Le Saint-Pétersbourg d'Alexeïeff, villeque
l'artiste avait quittée très
jeune
(il arrivaen
France en 1919,âgé de 18
ans), estune
fiction qui se nourrit
de
lamémoire
culturelleainsique de
l'iconographiesymboliste. LaZimnïaïa kanavka, vue
d'en haut,montre une
ville transparente,métaphysique, composée de
lignessansvolumes, et quine
connaît d'autrecielque
celuiqui se reflètedans
seseaux.Citons encore, toujours à la frontière
de
lastylisation historique etdu
fantastique,une
Dame de pique
plus tardiveaux
éditionsde
la Boétie (Bruxelles, 1947), illustrée parAnna
Staritsky. Ici, la stylisationtouche non seulement
à l'image,mais également
àAlexandreAiexeïeff
Illustrationspour «!aDaimde pique»,192E
La DAME
dePIQUE
A.P-OUCHKINE
P.TCHAÏKOVSKY
//V':
fProgramme pourl'opéra
«laDamtdepique»dédicacé parS.Lifar etM.Davydova
toute la structure
du
livre qui avec son papier chiffon,évoque
lesouvenirdu xvmesiècie. Lesdessinssans contours,composés
d'une multitudede traitschaotiqueset imprécis, créentune
sortederocaillechimérique.En
décembre
1940,l'opéralaDame
de pique deTchaïkovski futreprésentéà Parisdans la mise en scène deGeorges Annenkov
et avec la chorégraphiede
Serge Lifar. Leprogramme
del'opéra (René Guerra en possèdeplusieurs exemplaires,dontl'unestsignéparLifaretMaria Davydova qui chantait la comtesse) estégalement
illustré parAnnenkov.
Les portraitsde
Tchaïkovski etde Pouchkine
servent d'introductionàla présentation del'opéra. Ils sontaccompagnés
detextes qui glorifientla culture russe, dont le rayonnement, selon l'auteur, sans douteAnnenkov ou
Lifar, est universel, et parconséquent
appartient aumonde
entier etnon
pas seulementà l'Europe. Le portraitde Pouchkineest trèsromantique:jeune, portantune écharpe,lescheveux auvent«à
laparisienne»,c'estun Pouchkinede légende. Dansle texte de la présentation, le poète estégalement
romantisé: «laDame de
pique, nouvelle célèbre d'Alexandre Pouchkine, leplusgrand poèterusse,parueen 1834,est un des plusétrangesetfantastiquesrécits de la littérature russe,qui s'apparenteaux créations deE.Th.-Amédée Hoffmann.
Pierre Tchaïkovski, ayant unpeu
modifié l'intrigue, avaitcependant gardé
toutela poésie, lecharme
particulier ainsique
le climatromantique de la nouvelle. L'actionsepasseè Saint-Pétersbourg, à l'époquede Pouchkine. Les metteursen scènedu
présent spectacle, désirant rapprocher leplus possible l'opéra deTchaïkovski desesorigines ainsique
de l'atmosphèrespirituellede l'époque pouchkinienne, sesont parfoisvusdans l'obligation de renoncerà certaines traditionsou
conventions,en usage danslamiseen scène habituelledecetopéra.»Ce
texte et, pour autant qu'on puisse en juger, la mise en scène exprimaientainsiune
convictiontrès proche decelledes «mondartistes», avec leurculte deHoffmann,
du fantastique,et aussi d'époquesrévolues.Annenkov
n'avaitjamaisfait partiedu noyau centraldu Monde
del'art. Mais,demême que
LeMonde de
l'artétaitcontaminéparlemodernisme, Annenkov
était trèsnettement
influencé parcemouvement. Un
telmélange
peutsembler mystérieux. Improbable en Russie, nous croyonsqu'il devenait possible dans lesconditions de l'émigration qui, parla forcedes choses, réduisaitet brassaitdavantagelesmilieuxartistiques.Lesdessins
d'Annenkov
qui illustrentleprogramme
sontexécutésdans unstylelégeret élégant. Sontraitlibreet spirituelsemblese souvenirdesdessinsdePouchkine,et,dans sa spontanéitévirtuose, sertd'expression directede l'inspiration poétique.Dans
la vignettedu
balmasqué, leseulmasque
représentéest celuidelamort,maiscemasque
est porté par
une femme dont
le «petitpied»
avait été sisouvent
célébré parPouchkine dans
sespoèmes comme dans
ses dessins.Vers lafin, lesimages deviennent de
plusen
plus tragiques etfantasques,
tandisque
le trait s'affole, se noircitde hachures
quidépassent tous
les contours.Hermann
lève lamain,
et cettemain
rencontreletraitaffolé;on
a l'impressionque
c'estlui quidessinedans
l'espace.Les dessins
de Pouchkine
furentdu
restede
plusen
plusappréciésau
coursdes années 1920
à1940
par les artistes et les écrivains.L'image de Pouchkine
dessinateur s'inscrivaitentièrement dans
le cultenéo-romantique du
poète, elle nourrissaitégalement
l'idée futuristede
l'écriturepoétique
et, plus tard, cellede
l'écritureautomatique chez
les surréalistes.A
cetteépoque
les illustrateursde Pouchkine
reproduisaientdélibérément
legraphisme pouchkinien
ainsique son
iconographie. En 1938, parexemple,
Benois stylisait lesfiorituresdu
tracépouchkinien dans
lapage du
titre
du poème
Le Hussard,dont
l'autographefutretrouvéàAvignon,
et qui fut publié à Parisdans
leVremennik obchtchestva
drouzeï russkoïknigi (Bulletinde
la sociétédesamis du
livre russe).De façon
significative, lemême
recueilcomprenait un
article d'Alexeï Rérnizov,«Les
dessinsdes
écrivains»,accompagné de reproductions des
dessinsde Pouchkine,
Dostoïevski et d'autres. Rérnizov écrivait:«Que
lesécrivains dessinent s'explique trèsfacilement: l'écriture et le dessin sontune
seule etmême
chose».
Écrivain etdessinateur autodidacteluiaussi, illustrateurde
sespropresœuvres, admiré
aussi bien par Larionov etGontcharova que
par Picasso et Breton, Rérnizovmena
toute sa vieun
Journalgraphique dans
lequel il «notait»de façon
systématique tousses rêves. Lethème de Pouchkine
revenaitsouvent dans
ses dessins.Pour
l'unde
ses«rêves pouchkiniens
», Rérnizovdemanda
à Doboujinskide
recopier les célèbres dessins«diaboliques» de
Pouchkine.Ce
croquisde
Doboujinski se trouveégalement dans
lacollectionde René
Guerra.Si
nous revenons maintenant
àAnnenkov,
ilnous faudra mentionner
tout d'abord,dans
la collection Guerra,deux
très belles séries d'esquisses, l'unepour
laDame de
pique de 1940,
l'autrepour
lamise en scène d'Eugène Onéguine, donné
à la Salle pleyelen
mai-juin 1943. Lespectaclefutorganisé,comme
celuide
laDame de
pique, par Nina Alexinsky.Son programme
reprenait lesmêmes
portraitsde Pouchkine
etde
Tchaïkovski parAnnenkov, comme pour
signaler laparenté de
cesdeux
opéras. Le textedu programme
mettaiten valeur l'œuvredu
poète,presque au
détrimentde
celledu
compositeur.Mais
c'est surtoutles «lourdeurs conventionnellesde
miseen scène»
qui furent bannies.
A
travers l'opérade
Tchaïkovski, les réalisateursdu
spectacle voulaient retrouverPouchkine, «pour
restituer sa simplicité primitive ettoute
sa fraîcheurlégère. »En 1955,
Eugène Onéguine
futégalement
présenté avec des décorsetdescostumes de Bouchène; dans
la collection Guerra, les trois esquissesde
l'artisteen conservent
laAlexandre Benois
Frontispicepour«leHussard»,1935
«Rêves pouchkiniens» d'Alexis Rérnizov,1937
Pouchkine danslesrêvesdeRémizov,1949
A.C.lIXltlXHtth
EBrEHW
OHÏmifb
4
Mstislav Doboujinski
Frontispicepour «EugèneOnégu'me». 1939
mémoire. En 1939,étaitparu à Paris l'Eugène
Onéguine
illustrépar Doboujinski. Dans cetteœuvre,comme
danssa Demoisellepaysanne(1936, Moscou-Leningrad)l'artiste utilisaune
très riche palettedestylisation, parmi lessourcesde laquelle dominaient encore l'iconographieet le style desdessinsde
Pouchkine. Doboujinski futdu reste l'auteurd'unouvragesurlesdessinsdu
poète.Ledeuxième modèle, «ancien» et décoratif,continuaitégalement defonctionnerdans l'illustration pouchkinienne en émigration. Il s'agissait toujours des conteset des œuvres de Pouchkine quiévoquaientla Russieancienne. Danslesannées 1920-1930, Ivan Bilibine
demeura
lereprésentantleplusimportantdecette«spécialité»duMonde de
l'art. En 1929-1931,ilcréaauthéâtredes Champs-Elyséeslesdécorsetlescostumes pourBorisGodounov
(deuxdeses esquissessetrouvent aujourd'hui dans lacollection Guerra),ainsi que pourleTsarSaltan(quifutrepris,en 1935àPrague). L'artisteillustraégalementà ParisleConte
du
pêcheuretdu
poissond'or.A
côtédeBilibine, ontrouve lesnoms
deJean Lébédeff(Ivan Lebedev)etde Boris Zworykinesur lesquels ilexerça uneforte influence. En 1917 Lébédeff(qui étaità Parisdepuis 1909)avaitdonné
une premièreversion des contesde
Pouchkine. Maisune
autre édition, plus richementillustrée, parut en
1954
dans l'éditionAux
folies de l'ymaigier,avec denombreuses
illustrationsetvignettes qui reprenaient deséléments
du
styledu
louboketdes livres russes anciens.De même,
les livresde
Zworykine,que
l'un des critiques appela«l'ombre
de
Bilibine» ressuscitaient soigneusementle passéde la Russie médiévale.Danssa préface au recueille
Coq
d'or et d'autrescontesde
A.S. Pouchkine, paru en1925
aux Éditions d'artH. Piazza à Paris, l'artiste justifiaitcomme
suit sadémarche
stylistique: «Lessujets, ainsi
que
nous l'aindiqué le poète lui-même, lui en ont été fournisparlesrécits merveilleuxqu'on lui narrait lorsqu'il étaitenfant, et ilssonttrès caractéristiques de l'espritdes poésies populairesdel'ancienne Russie.A
travers la fantaisie etl'imaginationdu
poète, ilsévoquentà chaque page destableaux de lavie russe d'autrefois. C'estpourquoi l'artisteadonné
àcetouvrage,danstous sesdétails, l'aspectsi intéressantd'un vieuxmanuscrit. Les illustrationsontété conçuesdans le styledes miniatures russes desxvie etxvnesiècles. Les encadrements, lesfleurons, les majuscules ornées, lestitrescalligraphiés avec leursentrelacssicompliqués, tout dans cetouvrageestabsolumentconformeàl'ornementationd'unmanuscritde l'époquedelaRenaissancerusse. » Dansla
même
maisond'éditionettoujoursdanslemême
esprit, Zworykinepublia en 1927 sonBorisGodounov,
dontlacollection Guerracomprend
le tiragen° 28, avecunesuite d'illustrationsséparéesetuneaquarelleoriginale.SiLébédeffetZworykinenousparaissentaujourd'hui plus imitateurs,quoiqu'excellents, quecréateurs,nousretrouvonsavecVassili ChoukhaeffetsurtoutNatalia Gontcharova des interprétationspouchkiniennesréellement novatrices. Bien quela sourcede leurs
33
DimitriBouchène
œuvres
fût toujours lamême,
ilsen donnèrent
des versions inédites et trèspersonnelles.
Dans
son BorisQodounov,
publiéen 1925 aux
éditionsde
la Pléiade à Paris,Choukhaeff
stylise d'après l'icône et la miniature russe. Pourtantson
style primitiviste, presque «constructiviste»,comportant peu de
décorsetde
détails,nous semble
parfaitementmoderne.
Lesimages
sontdynamiques, chaque
figure,chaque
gesteestparfaitementlisiblegrâceaux
aplatsdescouleurs,dominées
parle noir, etaux 'contours nets et rythmés.Choukhaeff ne
reproduit passeulement
lescostumes
et lestypes
de
visages, l'architecture etle paysage, maissemble
pénétrerdans
l'espritmême
d'un miniaturisteancien,
dans
sa visiondu monde
et desévénements
historiques. Ilémane de
ses illustrationsun
véritable espritascétique, derrière lequelon
devine la figured'unmoine
chroniqueur.Encore
plus frappantfutle célèbre TsarSaltan illustré par NataliaGontcharova.
Lespages de
celivresont envahies parledécorqui n'est plus unélément
graphiquestylisé,mais un
universdans
lequel la ligne et la couleurs'engendrent mutuellement.
PourGontcharova, l'ornement
russeou
oriental estune forme de pensée
visuelle; ainsi, c7sZne"po7r7ofêra*Eugène Oniguim»paradoxalement, l'image perdsa fonction illustratrice et
semble elle-même
produire le 1955 vers: ellen'accompagne
pas le texte, ellelefait naître.Autrement
dit, l'ornementde Gontcharova,
qui esttotalement refondu
par rapport à sa sourceiconographique,
transcritl'espritde
la culture populaireetdevientlui-même comme une
sourcede
lapoésie
de
Pouchkine.Dans
lesimages
figuratives, lespersonnages
sontégalement
représentésde
façon décorative, ilss'inscriventdans
des compositions symétriques etsi cescompositionsnous
rappellent les icônes,ce sont des icônes populaires imprimées.Les couleurs
de Gontcharova
sontéclatantes, elletransformechaque personnage en
fleur etchaque
fleur en personnage, tandisque
letoutoffreune
visionenchantée
et paradisiaque.Dans
ce bref aperçu,nous
n'avons faitqu'ébaucher quelques
pistesde
réflexion etnous ne prétendons évidemment
pas rendrecompte
de tousles livres etde
toutesles oeuvresgraphiques
illustrantPouchkine que
contientla collectionde René
Guerra.Réuni