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LA POLITIQUE TURQUE DE GESTION DE L EAU VIS-À-VIS DU TIGRE ET DE L EUPHRATE : VERS UNE LA POLITIQUE TURQUE DE GESTION DE L EAU VIS-À-VIS DU

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LES PU BLICA TI ONS DE S J EUNE S I H EDN

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LES PUB LICA TIONS

LA POLITIQUE TURQUE DE GESTION DE L’EAU VIS-À-VIS DU TIGRE ET DE L’EUPHRATE : VERS UNE HÉGÉMONIE RÉGIONALE PÉRILLEUSE ?

[OCEAN WEEK] CYCLE SUR L’EAU - #5/7

Par Aurélio LALLEMAND

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À PROPOS DE L’ARTICLE

La Turquie a-t-elle le monopole de la distribution de l’eau du Tigre et de l’Euphrate ? Depuis plusieurs décennies, le problème de la gestion des ressources fluviales, partagées géographiquement entre l’Irak, la Syrie et la Turquie, s’ajoute aux tensions d’une région qui en dépend.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Ce texte n'engage que la responsabilité de l’auteur. Les idées ou opinions émises ne peuvent en aucun cas être considérées comme l'expression d'une position officielle.

Aurélio LALLEMAND est étudiant à Sciences Po Paris, en master Sécurité-Défense. Il est également membre du comité Énergies & Environnement.

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Le Tigre et l’Euphrate : aux sources d’un conflit régional ?

La géographie est caractérisée par un déterminisme avéré dont les puissances s’accommodent mal. Le Tigre et l’Euphrate, deux fleuves à cheval sur la Turquie, l’Irak et la Syrie illustrent précisément cette fatalité. Une étude géopolitique de ces deux fleuves s’articule autour d’une problématique majeure : la gestion de l’eau dans un Moyen-Orient de plus en plus dépendant de ses ressources fluviales. Dans cette région, la question relève nonobstant moins de la disponibilité de l’eau que de sa gestion.

Les fleuves en zones sèche ou semi-sèche sont d’une importance première et grandement bénéfique aux hommes dans la mesure où ils alimentent de larges bassins d’agriculture, constituent des voies de transport et favorisent l’installation des populations en créant des microclimats fertiles et donc plus tempérés que les déserts avoisinants. Cela se manifeste surtout dans les deux pays plus secs, en aval des sources de ces fleuves : la Syrie et l’Irak.

L’importance de ces fleuves n’est pas récente : le Tigre et l’Euphrate sont le berceau de civilisations prospères, où se développèrent en Mésopotamie, plusieurs millénaires avant notre ère, des techniques d’agriculture ou encore les premiers langages écrits. Les civilisations de cet ensemble bioclimatique, que l’on nomme « croissant fertile », se sont ainsi érigées sur ces fleuves (chaldéens, babyloniens, assyriens, ...). Ce facteur historique et culturel demeure important pour la construction d’identités et dans la recherche de légitimité de la part des pouvoirs régents.

En parallèle, la gestion de leur richesse majeure, l’eau, génère des tensions qui alimentent une instabilité dans la région.

Cette problématique sera ici explorée à travers le cas de la Turquie, qui jouit d’avoir en ses frontières les sources des deux fleuves. Au détriment de ses voisins frontaliers, la Turquie est aussi l’État qui exploite le plus le Tigre et l’Euphrate, au vu de l’importance des infrastructures déployées et des projets qu’elle envisage (barrages, centrales hydroélectriques, systèmes d’irrigation, …). Ces deux éléments participent à une suprématie établie de cet acteur sur la région en ce qui concerne la politique de gestion des eaux.

Néanmoins, l’eau de ces deux fleuves n’est qu’un vecteur supplémentaire de conflit dans cette zone couvrant trois pays aux intérêts divergents que sont la Turquie, la Syrie et l’Irak. Réduire les tensions régionales autour du seul objectif d’accaparement fluvial serait beaucoup trop

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réducteur. Une lecture critique de la géopolitique de ces fleuves ne représente qu’un prisme qui s’ajoute à d’autres facteurs de tension.

Accusée d’ingérence dans la gestion de l’eau de ces fleuves par la Syrie et l’Irak, la Turquie n’a cessé de consolider depuis le milieu des 1970 de vastes infrastructures exploitant le débit des deux fleuves. La méthode d’analyse choisie dans ce cas repose donc sur l’acteur étatique turc, et les dispositions mises en place pour transformer les ressources du Tigre et de l’Euphrate en richesses.

CARTE DES BARRAGES DU HAUT BASSIN TIGRE-EUPHRATE, X. GUIMART, 2006

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État des lieux

La Turquie dispose de ressources en eau plutôt abondantes, avec des précipitations annuelles moyennes de 643 mm1 (sans commune mesure avec la Syrie et l’Irak), cependant inégalement réparties et distribuées. Le pays est doté d’importantes ressources hydrauliques qui établissent la consommation par habitant à 1 586 m3/année (comparé aux moins de 1 000 m3/année pour l’habitant syrien dans les années 20002). Le Tigre et l'Euphrate représentent un tiers des eaux de surface du pays3 et 28 % de l’approvisionnement du pays en eau douce4. Le Sud-Est anatolien, espace agricole important avec ses 1,7 million d’hectares de terres, est un axe majeur de l’économie agricole du pays et repose en grande partie sur l’eau des deux fleuves5. En Turquie, le secteur agricole, qui regroupe près de 20 % des emplois, est le premier consommateur d'eau avec plus de 70 % de la consommation, suivi par l’eau potable et l’industrie (15 % et 11 % environ)6.

Ajouté à cela, la Turquie doit faire face à des besoins en eau toujours plus importants pour subvenir à une forte demande énergétique. La croissance urbaine et démographique (80 millions d'habitants en 2019) a accru considérablement la consommation d'eau dans les zones urbaines, mais aussi le long des côtes où le secteur du tourisme, particulièrement gourmand en eau et en énergie,7 joue un rôle conséquent dans l’économie nationale.

Face à des besoins énergétiques croissants, la réponse du potentiel hydroélectrique turc

L’exploitation du Tigre et de l’Euphrate réside sur deux piliers majeurs : l'irrigation des zones agricoles et le potentiel hydroélectrique. C’est ce dernier point qui incarne le mieux les ambitions turques dans sa politique de gestion de l’eau. Le potentiel hydroélectrique des deux

1 Rapport annuel de 2009 sur l'eau, par la DSI, Direction générale des Travaux hydrauliques de l'État turc, organisme responsable de la mise en valeur des ressources hydrauliques et de l'alimentation en eau potable des Municipalités de plus de 100 000 habitants (construction de barrages, réservoirs, adduction, unités de traitement, …).

2 Mutin, Georges. « Carrefours de Géographie, L'eau dans le monde arabe ». Paris, Ellipses Édition, 2000.

3 Rollan, Françoise. « Le Tigre et l'Euphrate », Confluences Méditerranée, vol. 52, n°1, 2005, pp. 173-185.

4 Ibrahim Yuksel, « Water development for hydroelectric in southeastern Anatolia project (GAP) in Turkey », Elsevier, 2012.

5 Tiré de l’INA, reportage du 27 juin sur le GAP et la gestion de l’eau en Anatolie.

6 Bayram T, Erkus, Öztürk D. « The Past, Present and Future of Water Resources in Turkey ». Yüzüncü Yıl Üniversitesi Fen Bilimleri Enstitüsü Dergisi, 2014.

7 5,2 milliards de mètres cubes d’eau sont consommés annuellement par le tourisme, Source: Ibrahim Yuksel,

« Water development for hydroelectric in southeastern Anatolia project (GAP) in Turkey », Elsevier, 2012.

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fleuves, estimé à 12 000 GWh pour le Tigre et 35 000 GWh pour l’Euphrate, représente respectivement 10 % et 30 % du potentiel hydroélectrique du pays8.

ÉVOLUTION DE LA PRODUCTION HYDROÉLECTRIQUE TURQUE ENTRE 1990 ET 20169

L’hydroélectrique s’affirme alors que le pays cherche à réduire sa dépendance aux énergies fossiles et à diversifier ses sources d’approvisionnement énergétique (principalement gaz et pétrole). La Turquie se classe en 2019 au 9e rang mondial en puissance hydroélectrique installée 10 , avec 1,4 % 11 de la production hydroélectrique mondiale. Le potentiel hydroélectrique de la Turquie n'est exploité qu'à 40% environ, mais le développement de la production hydroélectrique est très rapide : elle a été multipliée par 2,9 entre 1990 et 2016, quand dans le même temps la production totale d'électricité a été multipliée par 5.

Éventail des ressources : l’eau et la production agricole turque

La part de l’agriculture dans le PIB (5,8 % en 2018) ne cesse de se réduire, mais le secteur emploie toujours près de 18 % de la population active et joue par conséquent un rôle social majeur. La Turquie, qui s’appuie sur ses 38 millions d’hectares de terre agricole, est un exportateur net de produits agricoles (15 Md€). Ils représentent à eux seuls plus de 10,5 % des exportations totales12. Pays excédentaire dans sa production agricole globale, les principales

8 Françoise Rollan, « Le Tigre et l’Euphrate », Confluences Méditerranée, n°52, p. 175. 2005.

9 Agence Internationale de l’énergie, rapport du 21 septembre 2018.

10 Comprend également l’énergie issue des centrales de pompage-turbine.

11 BP Statistical Review of World Energy 2018.

12 Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, (France), fiche pays : Turquie, collection 2019.

Production (GWh) 1990 2000 2010 2014 2015 2016 var.2016 /1990 Hydroélectricité 23 148 30 879 51 796 40 645 67 146 67 231 +190 % Production

électrique totale 57 543 124 922 211 208 251 963 261 783 274 408 +377 %

%

d’hydroélectricité dans le mix électrique turc

40,2 % 24,7 % 24,5 % 16,1 % 25,6 % 24,5 %

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productions agricoles de la Turquie s'élevaient en 2012 à 21 millions de tonnes de blé, 13,6 millions de tonnes de betterave à sucre et 131 000 tonnes de thé13. Ces ressources sont cruciales pour l’économie du pays : la Turquie est une puissance agricole majeure dans la région et exporte nombre de ses produits vers ses pays voisins d’Europe et d’Orient.

L’agriculture turque, qui évolue en climat semi-aride, est particulièrement vorace en ressources, notamment hydriques. Pour éviter les pertes, elle doit donc faire face au défi de l’optimisation de ses systèmes d’irrigation, sans quoi une raréfaction des réserves d’eau du pays serait inéluctable.14

Un projet qui illustre l’ambition de la Turquie sur le Tigre et l’Euphrate : le GAP (Great Anatolian Project)

CARTE DES REGIONS DU GAP EDITÉE PAR LA DSI, ANKARA, TURQUIE

13 Les autres cultures comprennent principalement les pastèques, les concombres, les pois chiches, les lentilles, le maïs, les tomates, le melon, les agrumes, les olives, les coings, tomates, mais aussi le tabac, les pommes, le coton, l'orge, les citrons et le raisin. (Business en Turquie - Le secteur agricole en Turquie. 2020.

https://eraiturquie.com/2020/08/07/le-secteur-agricole-en-turquie/).

14 Bouvier Emile, 2020. Le Projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP) : entre chantier économique colossal et outil contre- insurrectionnel inédit (1/2). Le GAP, ou la rationalisation à l’extrême des ressources hydriques turques, Les clés du Moyen-Orient.

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La Turquie fut la première puissance, dans les années 1930, sous la l’impulsion d’Atatürk15, à développer des infrastructures importantes pour valoriser les ressources du Tigre et de l’Euphrate. Depuis, la construction de barrages est devenue emblématique de la politique de modernisation et d’infrastructure voulue par le gouvernement turc. Un projet tente de dessiner une suprématie régionale turque en matière d’hydroélectricité et d’irrigation dans la région : le Great Anatolian Project (GAP) 16.

Officiellement initié en 1977 et rapidement présenté par les autorités turques comme l’un des plus importants au monde, ce projet illustre cette ambition. Il présente dès l’origine un ensemble de projets de construction de 22 barrages et de 19 centrales hydroélectriques, complété par un important réseau d’irrigation censé alimenter les 1,8 million d’hectares de terres cultivables de la région17.

L’ampleur et le pilotage de ce véritable chantier national sont un sujet éminemment politique : le GAP intègre dans sa stratégie des variables sociales et culturelles qui s’ajoutent aux enjeux économiques. Ainsi, il s’agit de réduire le fossé entre la région du sud-est (rurale et relativement pauvre) et le nord-ouest de la Turquie (plus dynamique et moins isolé). En 1975, Omer Naimi Barim, membre du parlement, explicite cette démarche : il faut à tout prix accélérer « les investissements publics et fonder des projets d’infrastructure, d’industrie et d’irrigation » pour

« sauver au plus vite ces régions arriérées de leur retard »18. En 1984, Saffet Sert, également parlementaire, déclare : « C’est la plus grande étape vers la réalisation de l’historique et économiquement puissante « Grande Turquie » dont nous avons rêvé. »19

Le GAP est principalement un projet de développement de ressources hydrauliques, réparti entre deux sections (Euphrate et Tigre) et géré par la structure des « Travaux hydrauliques de l’État turc », la DSI. Le projet couvre neuf provinces dans les bassins de l’Euphrate et du Tigre20, et l’on parle ainsi de région GAP » ou « triangle Urfa-Mardin-Diyarbakir »21. La région du GAP

15 Bouvier Emile, 2020. Le Projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP) : entre chantier économique colossal et outil contre- insurrectionnel inédit (1/2). Le GAP, ou la rationalisation à l’extrême des ressources hydriques turques, Les clés du Moyen-Orient.

16 En turc Güneydogu Anadolu Projesi , aussi appelé Southeastern Anatolia Project en anglais.

17 Arda Bilgen, 2018. New Perspectives on Turkey, Istanbul, Vol.58.

18 TBMM, Tutanak Dergisi, Term 4,(12 février, 1975), 590.

19 TBMM, Tutanak Dergisi, Term 17, (19 décembre, 1984), 518.

20 Les provinces concernées sont les suivantes : Adıyaman, Batman, Diyarbakır, Gaziantep, Kilis, Mardin, Siirt, Şanlıurfa, and Şırnak.

21 Daoudy, Marwa. 2005. Le partage des eaux entre la Syrie, l’Irak et la Turquie: Négociation, sécurité et asymétrie des pouvoirs. CNRS Éditions.

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correspond à 20 % de la zone irrigable du pays (8,5 millions d’hectares), et le projet vise une production annuelle de 22 % de l’énergie hydroélectrique du pays22. En 2006, le GAP, bien que non achevé, représentait déjà 12 % de la production d'électricité du pays et 48 % de la production hydroélectrique du pays. Les conséquences de ce projet complexe se font ressentir de l’autre côté des frontières, d’autant plus que les États irakien et syrien reprochent à la Turquie d’avoir développé ce projet sans préavis ou consultation viable.

Le bilan du GAP est cependant aujourd’hui pour le moins mitigé. La Turquie a su s’appuyer sur ce vaste réseau de barrages pour développer l’irrigation en Anatolie orientale. Un système de canaux relié à la retenue du lac Atatürk alimente en eau les plaines de Mardin et de Harran.

Cette région, à l’origine aride et pauvre, produit aujourd’hui deux récoltes de céréales, de coton et de fruits par an23. Néanmoins, en dehors de ses soucis de financement dus aux crises économiques et politiques successives, la Turquie peine à obtenir les rendements attendus de ses installations. Certaines régions agricoles s’appuient encore sur des systèmes d’irrigation très rudimentaires, et de nombreux villages peinent à sortir de leur isolement. Les conséquences écologiques et sociales ne sont pas négligeables avec nombre de déplacements forcés pour les habitants des vallées submergées, et l’engloutissement de certains monuments historiques. Le poids administratif de ce projet qui reste presque entièrement géré par l’État peut aussi être perçu comme un frein potentiel. Enfin, les délais d’achèvement du projet ont été revus à la hausse : prévu pour 2005 à son lancement, l’achèvement du GAP a été repoussé à 202924.

LE BARRAGE ATATÜRK SUR L’EUPHRATE, PIECE PHARE DU PROJET GAP, TERMINE EN 1992

22 Ibrahim Yuksel, 2012. Water development for hydroelectric in southeastern Anatolia project (GAP) in Turkey.

Elsevier.

23 Jean-Christophe Victor. 2006. Le Dessous des Cartes-Atlas Géopolitique, Tallandier.

24 Amiot Hervé, « L’eau, cause ou prétexte pour les conflits ? l’exemple du Tigre et de l’Euphrate » pour la revue numérique Les clés du Moyen-Orient, 2013.

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Une question de souveraineté et d’affirmation nationale

Notons que l’Etat turc, dans son objectif d’exploiter au maximum les ressources des deux fleuves en y construisant d’importantes infrastructures (barrages, usines hydroélectriques et réseaux d’irrigation) cherche à désenclaver et à dynamiser une région peuplée majoritairement de Kurdes (Sud de la Turquie). La mainmise d’Ankara sur l’exploitation énergétique et agricole de ces deux fleuves est une politique stratégique qui permet d'asseoir le pouvoir turc dans une région où sa légitimité est fortement contestée. Cela passe par une stimulation de l’économie locale, qui influe sur le bien-être des populations et éventuellement de leur « assagissement ».

Aux yeux d’Ankara, le développement du GAP possède ainsi un intérêt de “sécurité sociétale”

dans un pays aux identités et idéologies souvent fragmentées25.

En ce qui concerne le positionnement face aux pays voisins (la Syrie et l’Irak en particulier), c’est un discours politique et souverainiste qui s’érige : il s’agit de renforcer la légitimité de l’accaparement turc des deux fleuves.

L’État turc, qui dispose d’un pouvoir centralisé et fort, cherche donc à fonder sa légitimité d’exploitant majeur des eaux fluviales en s’appuyant sur le fait que les deux fleuves puisent leur source en territoire turc. Se creuse alors un fossé politique entre le « pays de l’Amont » en position de force face aux deux « pays de l’Aval ». En 1992, Suleyman Demirel, alors Premier ministre turc, évoque une théorie de souveraineté absolue sur la gestion de l’eau des deux fleuves, générant ainsi un précédent périlleux pour les relations avec les voisins syriens et irakiens : « La Turquie peut utiliser comme elle l'entend les eaux du Tigre et de l'Euphrate : les ressources hydrauliques de la Turquie appartiennent à la Turquie comme le pétrole appartient aux pays arabes »26. Cette affirmation vient renforcer une prise de position « dure » de la part d’Ankara qui refuse de considérer, d’un point de vue juridique, ces deux fleuves comme des fleuves internationaux27. Les lignes ont très peu changé depuis trente ans, et le climat politique

25 Mutin, Georges. L'eau dans le monde arabe, Carrefours de Géographie. Paris, Ellipses Édition, 2000.

26 Rollan Françoise. « Le Tigre et l'Euphrate : source de conflit ou situation conflictuelle due à l'histoire ? », Confluences Méditerranée, vol.58, n°3, 2006.

27 Le droit de l’ONU met en avant le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des fleuves transfrontaliers.

Dans sa « Convention du 21 mai 1997 sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation », elle reprend les principes dits des « règles d’Helsinki relatives à l’utilisation des eaux et des fleuves internationaux », élaborées par l’Association du Droit International qui se résume dans son article 7 comme suivant :

« Le droit de l’État du cours d’eau d’utiliser un cours d’eau international de manière équitable et raisonnable trouve sa limite dans le devoir qui incombe à cet Etat de ne pas causer de dommages appréciables aux autres États du cours d’eau. »

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régional actuel étant fortement dégradé (d’un point de vue interne comme externe), le dialogue entre les pays, même informel, sur le sujet est au point mort.

Conséquences et revendications régionales

La Turquie, dans sa position officielle, estime que les deux fleuves constituent un seul bassin et bien que transfrontaliers, ne les considèrent pas comme des fleuves internationaux.

Logiquement, ce statut permettrait à la Turquie de gérer comme elle l’entend les ressources disponibles des deux fleuves sans prendre en considération les demandes et les besoins de ses voisins. Le projet national du GAP place depuis plusieurs années la Syrie et l’Irak dans une situation difficile. La coupure du débit des flots, due aux nombreux barrages en amont, mais aussi la pollution des eaux vers les sources du Khabour et du Balikh28 met la Syrie en situation de quasi-dépendance. Cette coupure de potentiel remet en cause la réalisation future des projets d’exploitation hydraulique, dans les bassins de l’Euphrate et du Khabour-Tigre côté Syrien29.

Les tensions étant fondées sur la crainte d’une pénurie, la mésentente perdure : entre 1982 et 1992, aucun traité n’a été conclu malgré 16 réunions tripartites30. Depuis ces années, ce sont désormais les rencontres informelles qui prévalent, compromettant encore plus les chances de trouver un accord en bonne et due forme.

Dans sa position officielle, la Turquie proclame une position nette sur la gestion transfrontalière des deux fleuves : acceptation de coopérer pour la gestion des eaux des fleuves, à condition de se limiter à des projets précis. Elle soutient que les déficits en eau en aval sont liés à une mauvaise gestion des politiques de ces États et des infrastructures. En pointant du doigt la faiblesse des politiques de gestion de l’eau de ses voisins, la Turquie tente de se placer donc en dehors de la problématique, qui ne relèverait pas, à son avis, du domaine juridique. S’étant gardée de signer la convention des Nations-Unies de 1997 sur l’utilisation des fleuves internationaux, la Turquie défend que l'accord de 198731 sur les quantités allouées à la Syrie

28 Georges Mutin, « Le Tigre et l’Euphrate de la discorde », VertigO - La revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 4, N°3, 2003.

29 Rollan, Françoise, « Le Tigre et l'Euphrate : source de conflit ou situation conflictuelle due à l'histoire ? », Confluences Méditerranée, vol.58, n°3, 2006, p. 137-151.

30 Alexandre Taithe, Partager l’eau : les enjeux de demain, Technip, 2006.

31 Seul arrangement consenti par la Turquie, l’accord bilatéral avec la Syrie de 1987 stipule que la Syrie reçoit 500 m3/s (soit 15,75 milliards de m3/an) alors que le débit naturel de l'Euphrate à l'entrée en Turquie est de 28

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est définitif et rejette les demandes de ses voisins pour une augmentation des quotas. Cette posture fermée est naturellement contestée, et envenime un peu plus les relations déjà tendues entre les trois pays.

Les inquiétudes de l’Irak et de la Syrie se justifient surtout en périodes de sécheresse, où cette situation déjà précaire est aggravée. Bien que les dégâts sur les pays ne soient pas encore pleinement perceptibles du fait de la lenteur des travaux turcs, les baisses actuelles du débit de l’Euphrate inquiètent, à l’image du barrage Atatürk, dont les deux canaux d’irrigation sont capables d’absorber 328 m3/s, soit un tiers du débit de l’Euphrate à son entrée en Syrie. Or, un impact conséquent du GAP sur la Syrie implique aussi, a fortiori, des conséquences aggravées pour le riverain le plus en aval de l’Euphrate et du Tigre, soit l’Irak32.

Sillonné par une étroite bande fertile, l'Irak est encore plus dépendant du débit des deux fleuves, qui constituent son principal vivier d’eau potable. D’un point de vue légal, les deux pays appuient leur politique de gestion conjointe (du moins en théorie) sur le « Traité d’Amitié et de coopération voisine » de 1946. Ce traité stipule que la Turquie doit consulter l’Irak en amont de toute construction sur les deux fleuves, l’Irak étant tributaire de ces deux fleuves à hauteur de 95 % pour ses besoins industriels et agricoles et de 80 % pour les usages domestiques33. Face à la Turquie de l’amont, l'Irak soutient que les deux fleuves sont de statut international. Cette position inclut le respect de la consommation antérieure de chacun des États riverains et le partage en parts égales des ressources supplémentaires obtenues par des aménagements ultérieurs34. L'Irak souhaite aussi que soit reconnue l'indépendance des bassins versants et s'oppose à la position turque, mais aussi syrienne, qui considère que le Tigre et l'Euphrate constituent deux branches d'un même bassin hydrographique. En optant pour l'unicité du bassin, la Turquie et la Syrie proposent que l'Irak prenne sa part de ressources sur le Tigre, beaucoup plus difficilement aménageable dans sa partie amont, ce qui laisse ainsi à la Turquie et à la Syrie le bénéfice quasi exclusif des eaux de l'Euphrate. Pour l'Irak, au contraire,

milliards de m3 par an. Un autre accord bilatéral syro-irakien (avril 1990) prévoit une répartition proportionnelle des eaux de l'Euphrate entre les deux pays (42 % pour la Syrie, 58 % pour l'Irak) quel que soit le débit du fleuve soit en année « normale » 6,6 milliards de m3pour la Syrie et 9 pour l'Irak.

32 Georges Mutin, « Le Tigre et l’Euphrate de la discorde », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 4 N°3, 2003.

33 Rollan, Françoise. « Le Tigre et l'Euphrate », Confluences Méditerranée, vol. 52, n°1, 2005.

34 Mutin, Georges. Le monde arabe face au défi de l’eau. Enjeux et Conflits, 2009.

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les deux fleuves doivent être considérés séparément et un partage équitable de leurs eaux doit être envisagé entre les trois États.

Retenons que nombre des postures exposées dans cet article sont préalables aux crises profondes que traversent actuellement l’Irak et la Syrie. Les cartes géopolitiques régionales sont actuellement rebattues et les équilibres régionaux redessinés. Il est probable que la Turquie maintienne sa domination à ce sujet, car dans les années à venir, la Syrie et l’Irak devront se reconstruire à la suite de guerres internes dévastatrices. La Turquie, qui comptait sur la position de faiblesse de ses voisins pour pousser ses projets, se retrouve désormais également empêtrée dans des conflits qui sévissent le long de ses frontières. Les conséquences de cette implication pour le pouvoir turc et peut-être même sur le territoire peuvent être importantes. Une chose demeure quasi certaine : la situation sur le statut des fleuves et le partage de l’eau du bassin du Tigre et de l’Euphrate n’avance pas vers la concordance, bien au contraire.

Conclusion

Avec des estimations qui prévoient 110 millions d’habitants en Turquie pour 2030, et parallèlement, des années de plus en plus arides35, la sécurisation d’une stratégie hydraulique est prioritaire pour ce pays qui s’affirme comme incontournable sur l’échiquier géopolitique régional. Cet article a tenté de démontrer que la Turquie détient une suprématie certaine sur la gestion de l’eau de la région, par l’avantage que ses frontières lui donnent, mais aussi par l’importance des infrastructures consacrées à son exploitation, et enfin par une politique intrépide, mais risquée, ne cherchant pas le compromis avec ses voisins. Les politiques fluviales de la Turquie ne sont pas la cause de conflits directs, mais creusent les inégalités, abreuvent les tensions et alimentent les conflits régionaux. Dans ce dialogue de sourds, où chaque pays tâche d’exploiter au mieux le potentiel fluvial, la Turquie est, sans doute, le pays qui impose le mieux sa stratégie36. Spéculer sur cette domination n’en demeure pas moins un projet risqué, car l’omniprésence d’infrastructures ne rime pas toujours avec la bonne gestion de ces

35 Étude menée par le World Resources Institute en 2015.

36 Georges Mutin, « Le Tigre et l’Euphrate de la discorde », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 4 N°3, 2003.

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dernières, et l’unilatéralisme ardu de l’état turc pourrait bien un jour fissurer ce pan de la politique d’infrastructure énergétique du pays.

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