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LA FRANCE ET L'APRÈS-SADDAM

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Academic year: 2022

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APRES LA GUERRE

LA FRANCE

ET L'APRÈS-SADDAM

. PIERRE LELLOUCHE

E

n cette fin d'avril 2003, alors que le brouillard de la guerre d'Irak commence à se dissiper, Paris fait grise mine. Les tou- ristes américains ont déserté la capitale et les hôtels de luxe.

Le monde des affaires bruisse d'inquiétudes quant à d'éventuelles

« punitions » américaines que relayent dans un chaud et froid quasi quotidien Colin Powell et Ari Fleischer, le porte-parole de la Maison Blanche. Quant au président américain, qui triomphe ces jours-ci à Washington, il indique simplement que « ce n'est pas demain la veille que Jacques Chirac sera invité dans son ranch de Crawford »...

Après l'exaltation des quatre derniers mois et l'union sacrée du pays derrière son Président, et son flamboyant ministre des Affaires étrangères, contre la toute-puissance américaine, vient le temps de l'atterrissage dans les réalités. Sur le front intérieur franco- français, les sempiternelles rigidités sociales resurgissent avec le mois de mai et ses grèves des fonctionnaires qu'aiguisent le dos- sier des retraites, la hausse du chômage et l'explosion des déficits publics. Quant au plan extérieur, malgré un malaise perceptible, chacun se garde encore de tirer le bilan de la crise irakienne sur le rayonnement de la diplomatie française.

Du côté officiel, l'analyse bravache demeure inchangée : « La France, explique le chef de la diplomatie française, a agi tout au long de la crise, avec une très large majorité de la communauté internationale, conformément à ses convictions et à ses principes pour défendre la légalité internationale. Elle continuera à le faire

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en toutes circonstances (1). » Certes des ajustements tactiques ont dû être introduits dans ce discours. Le président de la République a ainsi dû se résoudre à appeler George Bush le 15 avril (pour un premier entretien depuis le 7 février !), et l'on parle désormais à Paris du « principe de réalité » et de « pragmatisme », et un peu moins de !'«< illégalité » de la guerre anglo-américaine. Mais au total, ces concessions-là restent mineures.

Au demeurant, l'opinion française, comme le montrent les sondages effectués après la victoire américaine, demeure satisfaite - et fière - que la France ait pu faire entendre sa voix, à égalité avec les États-Unis. Elle continue à soutenir massivement Jacques Chirac, comme elle persiste à penser que cette guerre était illégi- time (à 77 %) [2]. De même, si les grandes manifestations anti- guerre ont disparu des rues des grandes villes, l'opinion européenne reste largement hostile à la guerre. Certes, les Américains ont fini par être accueillis en vainqueurs ; certes, les crimes de Saddam commencent à être mieux connus, les Irakiens eux-mêmes com- mençant à révéler l'ampleur de la tyrannie de l'ancien dictateur ; mais au total l'image des souffrances du peuple irakien, les pillages et l'anarchie dans les villes irakiennes, le dénuement total des hôpitaux auquel s'ajoute le saccage du Musée de Bagdad, que les marines n'ont pas su ou pu éviter, contribuent à donner à la victoire américaine un arrière-goût amer et en tous cas peu convaincant pour des opinions en majorité hostiles à l'emploi de la force. Si l'on ajoute à ce tableau l'extrême difficulté de la reconstruction à entreprendre en Irak, l'inexistence d'un personnel politique local formé à la culture démocratique et la montée en puissance des extrémistes chiites, la tentation est grande chez certains de penser que l'aventure américaine en Irak se terminera mal et qu'en défini- tive la France sera, en quelque sorte, « vengée » par les faits.

Pour nombre d'officiels, de droite comme de gauche d'ailleurs, la conclusion pratique de cette analyse est qu'il est urgent pour la France de ne pas changer de ligne diplomatique, l'Histoire devant lui donner raison à plus ou moins brève échéance. Conclusion que résume ainsi Michel Barnier, commissaire français à Bruxelles :

« Les Américains ont gagné la guerre, mais ils n'ont pas encore gagné la paix. » En dehors donc de quelques ajustements (tactiques) de langage visant à « calmer le jeu » avec Washington, ne serait-ce que

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pour éviter de méchantes représailles commerciales, il s'agit tout simplement d'attendre que les choses reviennent à la normale - comme avant. Cette analyse-là, j'en suis convaincu, n'est que la suite logique d'une longue succession d'erreurs. Elle condamne la France à persister dans l'ignorance volontaire de la transformation radicale de l'ordre international qu'a introduit l'administration Bush après le choc du 11 septembre, ainsi que la chute tout aussi radi- cale du rayonnement de la diplomatie française qui résulte de la crise irakienne tant en Europe qu'au Proche-Orient.

En un mot : la guerre d'Irak marque un tournant dans l'après- Guerre froide. Et tout indique que la France l'a raté... autant sur le fond du dossier que dans la forme.

Même si une telle réalité est déplaisante à regarder en face, force est de constater en effet que la France, leader de l'ex- camp de la paix », émerge comme la grande perdante du conflit irakien. Un conflit brillamment remporté en vingt jours par les États-Unis (avec moins d'un sixième de leurs forces armées pour prendre le contrôle d'un pays de 24 millions d'habitants, aussi vaste que la France) ; et un conflit qui s'achève sur les images d'une foule irakienne dansant sur les statues abattues du tyran. Si la reconstruction d'un Irak ethni- quement divisé, en ruines, et qui de surcroît n'a jamais connu en quatre-vingts ans d'existence la moindre expérience démocratique, s'annonce extrêmement difficile, la France est pour l'heure purement et simplement hors jeu. Coupée des Américains qui ne lui pardonnent pas de leur avoir infligé une cinglante défaite diplomatique à la veille du conflit, affaiblie en Europe, et porteuse d'aucune stratégie alterna- tive pour le monde arabe (sauf à souhaiter ouvertement, ce qui n'est heureusement pas le cas, l'échec de la reconstruction de l'Irak), la France en est réduite à multiplier les incantations sur le rôle

« central » de l'ONU dans l'après-guerre, et sur l'urgence d'un règle- ment de paix israélo-palestinien que Paris continue à présenter comme l'alpha et l'oméga de toutes les misères du monde.

Comme vient de le montrer le sommet de Saint-Pétersbourg, début avril, une telle ligne ne suffira guère à conforter l'axe Paris- Berlin-Moscou d'avant guerre. Un tel « axe » qui depuis le succès ful- gurant de la coalition en Irak apparaît de plus en plus comme le syn- dicat des perdants... et dont Messieurs Schrôder et Poutine donnent • d'ailleurs des signes évidents de vouloir le quitter au plus vite. Dans

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le monde de l'aviation, une formule désigne une telle spirale d'échecs : la « logique de l'erreur ». Cette formule désigne la séquence d'événe- ments qui, à partir d'une erreur bénigne au départ, conduit l'équi- page d'un avion à enchaîner d'autres erreurs jusqu'au crash final.

Retour donc sur cette première erreur.

Disons tout de suite que cette erreur ne concerne aucune- ment le libre choix de la France d'avoir dit « non » aux États-Unis.

Les Américains n'ont pas le monopole de la sagesse, et l'opportuni- té de cette guerre était discutable. Quant aux relations franco-amé- ricaines, elles ont, depuis les années soixante, connu bien des sou- bresauts, et bien d'autres « non » : qui ne se souvient par exemple du retrait du commandement intégré de l'OTAN en 1966, ou du discours de Phnom Penh en 1967, où la France avait pris ses dis- tances avec la guerre américaine au Vietnam ? Mais précisément : le général de Gaulle n'avait jamais quitté l'OTAN, pas plus qu'il n'avait porté l'affaire vietnamienne à l'ONU et encore moins pris la tête d'une croisade antiaméricaine. En vérité, ce qui distingue la crise franco-américaine sur l'Irak des tensions précédentes, c'est, d'une part, l'arrière-plan de cette affaire, caractérisé, dans les relations transatlantiques, par un fossé sans cesse plus profond entre les Alliés depuis la fin de la Guerre froide et, d'autre part, s'agissant de la gestion du dossier irakien lui-même, la décision des autorités françaises de combattre ouvertement la volonté américaine d'entrer en guerre contre l'Irak... mais sans s'en donner les moyens.

L'arrière-plan tout d'abord.

Loin d'avoir rassemblé les Alliés dans une vision commune de l'avenir du monde, la chute du mur de Berlin, il y a quatorze ans déjà, n'a fait que creuser un fossé transatlantique déjà perceptible une décennie plus tôt avec l'affaire des euromissiles. Malgré les promesses apaisantes de George Bush (père) en 1991 au lendemain de la double victoire sur l'URSS et dans le Golfe quant à l'avène- ment d'un « nouvel ordre mondial », l'Amérique des années quatre- vingt-dix ne montra que très peu de points communs avec celle de 1945, celle des bâtisseurs de l'ONU, du FMI et de la Banque mondiale. Loin de s'intéresser au monde, de proposer une nouvelle architecture pour l'après-Guerre froide, l'Amérique des années quatre-vingt-dix, celle de Clinton, dériva vers l'unilatéralisme, jumeau moderne de l'isolationnisme d'hier, où l'engagement dans

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les affaires du monde (et prioritairement dans le commerce) ne pouvait se concevoir qu'avec le minimum de contraintes. Ainsi, si Washington favorisa l'élargissement de l'OTAN vers les nouvelles démocraties de l'Est, il s'agissait davantage de favoriser la stabilisa- tion du Vieux Continent (aux frais si possible de l'Union euro- péenne) que de donner à l'Alliance un nouveau « grand dessein » dont l'Amérique n'a guère manifesté le besoin ni l'ambition. De même, ce n'est qu'à reculons et à contre-cœur que l'Amérique s'engagea bien tardivement dans les guerres des Balkans à partir de 1995, après que l'Europe eut fait une nouvelle fois la démons- tration de son incapacité à prendre en main une situation de crise, malgré deux cent cinquante mille victimes à ses portes...

Propulsée au rang d'unique superpuissance mondiale, l'Amé- rique de l'après-Guerre froide ne cessa tout au long des années quatre-vingt-dix - bien avant Bush donc - de manifester son choix de l'indépendance stratégique, en cherchant à se dégager au maximum des contraintes politiques ou juridiques internationales : du refus du Protocole de Kyoto à la non-ratification des accords de désarme- ment, en passant par le rejet de la Cour pénale internationale. Une version achevée, en quelque sorte, du « souverainisme » tel que nous le connaissons en France et en Europe, mais un souverainisme avec à sa disposition tous les moyens de la puissance. L'arrivée des néo- conservateurs au Pentagone et à la Maison Blanche, et surtout le 11 septembre, ont libéré au grand jour des forces déjà à l'œuvre depuis la fin de la Guerre froide. Mais en agissant de la sorte, l'Amérique produisit inévitablement, y compris parmi ses alliés, un agacement croissant contre cette « hyperpuissance » vécue comme autiste et égoïste. Privés d'ennemi, mais aussi de père protecteur, les Européens, non sans mal, mirent à profit les années quatre-vingt-dix pour organiser leur élargissement de 15 à 28, mais sans grande idée maîtresse quant à leur avenir commun. Ils bâtirent également une monnaie commune et même les mécanismes institutionnels d'une politique de sécurité future. À cette réserve près que, faute de vraie volonté politique et d'accord sur les objectifs fondamentaux de leur Union, l'effort budgétaire ne fut pas au rendez-vous. Sauf au Royaume-Uni, les Européens vécurent la fin de la Guerre froide comme l'occasion d'engranger les « dividendes de la paix » : la France réduisit de moitié son effort de défense par rapport au PIB

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entre 1991 et 2001, l'Allemagne des deux tiers, tandis que se répan- dait un peu partout dans une Europe dominée alors par les sociaux- démocrates le rêve d'un « modèle » européen « post-moderne » libéré de l'archaïsme dangereux de la force militaire. L'ironie, comme le note Robert Kagan, est que ce rêve-là n'avait été rendu possible que par la puissance militaire américaine déployée cinquante années durant sur le sol européen, puissance que naturellement les Européens allaient dénoncer comme « dangereuse » lors de la crise irakienne. Si bien que, lorsque survint le 11 septembre, et malgré les protestations de solidarité des Européens (symbolisées par la première mise en œuvre de l'article 5 de l'OTAN au profit des États-Unis), le divorce était déjà consommé, l'écart des moyens entraînant le divorce des attitudes et des ambitions. L'Amérique, se voyant soudain en guerre et comme frappée au cœur, prenant à la fois conscience de sa vulnérabilité extrême et de son invincibilité, décida de lancer une

« guerre mondiale contre le terrorisme » (dont l'Afghanistan fut la pre- mière étape, et l'Irak la seconde), tandis que l'Europe, déjà inquiète des réactions américaines, ne disposait plus d'aucun levier de pres- sion sur Washington. Hyperpuissance militaire d'un côté, puissance

« civile » au devenir incertain de l'autre, les éléments du drame étaient réunis.

Un malentendu, volontaire ou non

C'est sur cet arrière-plan, généralement peu compris en Europe et en France, que se déroula la partie diplomatique qui pour l'essen- tiel vit s'affronter la France et les États-Unis, à partir de l'automne 2002, au lendemain de la réélection de Jacques Chirac. Volontaire ou non, les historiens le diront, le malentendu était le suivant : les Américains voulaient de toute façon cette guerre, et ce dès le 12 septembre 2001. Après la chute du régime taliban, l'Irak de Saddam s'impo- sait à leurs yeux comme la deuxième étape de la guerre contre le terrorisme. Il s'agissait de se débarrasser non seulement des armes de destruction massive, mais aussi du régime de Saddam Hussein, et ce dans le cadre d'une stratégie délibérée de remodelage du Proche- Orient. Avec en ligne de mire, l'Arabie Saoudite et sa responsabi- lité dans le financement du terrorisme islamiste et au-delà le net-

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toyage de réseaux terroristes comme le Hezbollah aidé par la Syrie et l'Iran, afin de parvenir enfin à un accord de paix israélo-palesti- nien. Dans cette optique, la Maison Blanche pensait que le « pas- sage par l'ONU » souhaité par la France n'était qu'une formalité, et que la France ferait cette guerre aux côtés de ses alliés anglo-amé- ricains comme il y a douze ans, et comme elle l'avait fait avec panache et efficacité, en Afghanistan.

Du côté français à l'inverse, la guerre en Irak était depuis l'ori- gine considérée comme la pire des options, puisque risquant d'en- flammer une région au bord de l'explosion. C'était pour reprendre l'expression d'un haut responsable français « allumer un briquet dans une pièce remplie de gaz ». Pour elle, le « gaz » de l'instabilité du monde musulman, sa haine de l'Occident, la montée du terro- risme, ce gaz-là est tout entier dû au conflit israélo-palestinien (et, implicitement, à la politique de Sharon). Tout tyrannique qu'il puisse être, Saddam Hussein n'était donc aucunement la clé du problème pas plus qu'il n'était lié à Ben Laden ou au terrorisme islamiste. Vue de Paris, une guerre en Irak était une grossière erreur de cible. Elle ne pouvait donc qu'accroître l'« humiliation » et la haine du monde arabo-musulman à l'égard de l'Occident, et fabriquer à terme « des centaines de Ben Laden ».

Loin de marquer l'assentiment de la France à une éventuelle entrée en guerre, la résolution 1441 fut donc conçue du côté fran- çais comme le moyen de « ficeler » les États-Unis, et par le jeu des évaluations périodiques du travail des inspecteurs devant le Conseil de sécurité, mais aussi devant l'ensemble des médias mondiaux, de faire en sorte d'obliger les Américains à partager la décision de recourir à la force. Mais au-delà, la France souhaitait (et elle réussit d'ailleurs à le faire) poser à la face du monde une question beaucoup plus vaste que l'Irak, Saddam ou ses armes de destruction massive.

Cette question était la suivante : dans cet après-Guerre froide dan- gereux, dominé par la double menace terroriste et des armes de destruction massive, le destin du monde devait-il être confié à l'Amérique, première puissance de la planète dans tous les « com- partiments du jeu » (économie, armée, technologie, culture, finances), épaulée par quelques alliés sûrs, ou bien le monde devait-il être diri- gé par un concert des puissances, certes inégales en termes de capa- cités économiques et militaires, mais égales en droit, au sein du

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« temple de la multipolarité » que serait le Conseil de sécurité des Nations unies ?

Il n'est pas surprenant que le débat ait été provoqué, structuré par l'Amérique et la France, les deux seules démocraties « sœurs » qui se vivent encore, et ce depuis 1776 et 1789, comme encore por- teuses de modèles de civilisation réellement universels. Dans ce débat-là, la France s'est voulue le héraut de la « multipolarité » qu'elle appelle de ses vœux, face au monde « monopolaire » américain ; la militante du « droit » face à l'« archaïsme de la puissance brute ». Le wilsonisme a changé de camp : nous ambitionnons d'être les porte- parole du droit et de la morale, ceux de « Lula », de Mandela ou de Porto Alegre, face à la puissance dominante. Et là où la puissance fait défaut, la fascination bien française du verbe et de l'incantation est censée entraîner l'élan, la conviction... et la déroute de l'adversaire.

L'Irak devenait donc le cas pratique, le premier test de la

« multipolarité ». En amenant les États-Unis au Conseil de sécurité, en parvenant à les isoler du reste du monde, la France ferait reculer le Léviathan et la guerre. Là réside, après la sous-estimation du 11 sep- tembre dans la politique américaine, la seconde erreur fondamentale des stratèges français. C'était en effet oublier - ou refuser d'entendre - ce que disait l'administration Bush par tous les « canaux » de com- munication possibles : à savoir que la chute de Saddam était pour elle la conséquence directe du 11 septembre et le deuxième chapitre de l'offensive contre le terrorisme ; que le président Bush s'était déjà trop engagé pour reculer, sauf à accepter à l'avance de perdre les prochaines élections, et que tout devait être réglé entre mars 2003 (pour des raisons climatiques) et novembre (début des primaires américaines). C'était surtout oublier que jamais, dans l'Amérique uni- latéraliste décrite plus haut, le président Bush - ou même son prédé- cesseur - n'aurait accepté de renoncer à un intérêt national vécu

« comme vital, au profit des intérêts d'une hypothétique communauté internationale », comme l'a écrit Condoleezza Rice en 2000.

La France choisit d'ignorer tout cela, comptant sur les méca- nismes juridiques de la résolution 1441, le sentiment anti-guerre partout dans le monde, et particulièrement parmi les alliés des États-Unis, pour « endiguer » l'Amérique, d'abord par une bataille de retardement (« donner du temps aux inspecteurs »), puis, si nécessaire, par une confrontation directe (au moyen du droit de

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veto). Dans ces conditions, le compromis de la résolution 1441 ne pouvait aboutir qu'à la rupture. Cette rupture devait intervenir lors de la réunion du Conseil de sécurité du 20 janvier, lors du sommet franco-allemand du 22-23 janvier, à l'occasion de la célébration du traité de l'Elysée, au cours desquels la France a clairement affirmé pour la première fois et sans la moindre ambiguïté son intention de ne pas faire la guerre. Elle rejoignait du même coup la position pacifiste du chancelier Schrôder qui n'avait dû sa réélection, le mois d'octobre précédent, qu'à son refus de participer à toute guerre en Irak, avec ou sans la bénédiction de l'ONU. Du point de vue amé- ricain, cette attitude imprévue remettait en cause l'équilibre même de la résolution 1441 adoptée au mois de novembre précédent, dans laquelle le régime d'inspection était tout entier fondé sur la crédibilité du recours à la force.

Les huit semaines qui suivirent, jusqu'au déclenchement de la guerre à la mi-mars, donnèrent lieu à l'escalade que l'on sait des deux côtés de l'Atlantique. Aux insultes antifrançaises répercutées par la presse tabloïd anglo-saxonne, répondit en France un défer- lement antiaméricain quasi unanime de la droite à la gauche. Face à une administration Bush maladroite, sur la défensive, et qui ne sut jamais vraiment convaincre du bien-fondé de « sa » guerre, la diplomatie française développa avec talent un argumentaire géné- reux (la paix), apparemment irréprochable (le droit) pour un objec- tif souhaité par tous (le désarmement pacifique de l'Irak). Allant jusqu'à agiter son droit de veto (« en toutes circonstances ») et faire campagne parmi les membres non permanents du Conseil de sécu- rité, la France parvint à bloquer la résolution d'entrée en guerre souhaitée par Washington et Londres dans une véritable Berezina diplomatique pour les Anglo-Saxons. Au final, ce qui aurait dû être une véritable mise au ban de la communauté internationale d'un régime tyrannique et dangereux se transforma peu à peu en une mise en accusation publique (et planétaire) non pas de Saddam...

mais de l'administration Bush et de ses velléités guerrières.

Cette victoire, unanimement saluée en France - « La guerre recule, les anti-guerre défilent » titre sur toute sa une le Monde du 16-17 février -, plébiscitée dans le monde musulman, soutenue par de nombreuses nations elles aussi opposées à P« hégémonisme » américain (de la Russie à la Chine en passant par le Brésil et l'Afrique

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du Sud), n'était cependant qu'une victoire à la Pyrrhus, au prix élevé et largement prévisible :

• La France pouvait certes isoler les États-Unis, ce qu'elle fit, mais en aucun cas empêcher la guerre, ce qui était son objectif affi- ché. Guerre il y eut donc, mais dans les pires conditions possibles, puisque dans la division des démocraties et des opinions publiques occidentales.

• La France pouvait battre les États-Unis à l'ONU, ce qu'elle fit, mais ce faisant en portant un coup potentiellement fatal à l'ONU qu'elle entendait pourtant conforter. Guerre il y eut, mais guerre hors de l'ONU. La menace d'un veto français venant après celle d'un veto russe dans l'affaire du Kosovo a, peut-être de façon irré- versible, compromis le rôle de l'ONU dans l'emploi de la force dans l'après-Guerre froide.

• En menant, sans ses partenaires européens, le combat contre les États-Unis, la France prenait en outre le risque de faire éclater la fragile unité européenne, notamment avec les nouveaux venus de l'Est, immédiatement récupérés par Washington, et tout aussi promptement rabroués par Paris. L'implosion de l'Union européenne, divisée entre « pro » et « anti «-Américains (les premiers autour d'un axe Londres-Rome-Madrid-Copenhague-nouveaux venus de l'Europe de l'Est, les autres autour du couple franco-allemand, « renforcé » par le Luxembourg et la Belgique), est à présent une réalité.

• Enfin en livrant bataille un mois durant à Bruxelles contre l'application de l'article 4 du traité de l'Atlantique Nord en faveur de la Turquie, la France, là aussi, a montré qu'elle pouvait paraly- ser (un temps) l'OTAN, mais au prix de sa propre marginalisation.

Le bilan est donc lourd pour le monde démocratique. S'il n'a finalement que peu compliqué la tâche de la coalition anglo-amé- ricaine dans la conduite de la guerre, le fossé entre la France et la Coalition a, qu'on le veuille ou non, accentué le divorce entre les opinions publiques européennes et l'Amérique et ne facilitera pas le retour à la cohésion du camp occidental dans l'après-guerre.

Pour la France, les conséquences sont plus graves encore sur le long terme. Principale perdante avec la Russie de la fin de l'ordre bipolaire de la Guerre froide, la France a subi, à son corps défen- dant, la brusque dévaluation de ses instruments de puissance d'hier : la possession d'une force de frappe indépendante est moins valori-

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santé que par le passé ; quant à sa place originale entre les deux

« Grands », elle a tout simplement disparu. Reste sa taille démogra- phique et économique, qui n'est que celle d'une puissance moyenne.

De sorte que la France n'« existe » dans l'après-Guerre froide sur la scène internationale qu'en s'appuyant d'abord sur ces deux multipli- cateurs de puissance que sont l'ONU et l'Union européenne. Le siège français de membre permanent du Conseil de sécurité, désormais ouvertement considéré à Washington comme un « anachronisme his- torique » inutile, n'a de sens que si l'ONU est appelée à intervenir régulièrement dans les grandes affaires du monde. Or, venant après la guerre du Kosovo (où l'ONU se trouva écartée par la menace d'un veto russe), la guerre d'Irak a probablement enterré - durablement (et peut-être définitivement) - le rôle du Conseil de sécurité dans les conflits à venir et, avec lui, le seul espace politique où la France peut parler d'égal à égal avec les États-Unis. Il y a fort à parier que les États-Unis ne recommenceront pas de si tôt l'expérience qu'ils viennent de vivre au Conseil de sécurité... D'autres comme l'Inde (au Cachemire) ou la Chine sauront s'en souvenir aussi.

Quant à l'Europe, les divisions entraînées par l'affaire ira- kienne sont au moins aussi lourdes de conséquences pour la diplomatie française. La grande ambition française de l'« Europe- puissance », d'un contrepoids à mes yeux indispensable à la seule puissance américaine, a toujours exigé que la France réussisse à ras- sembler autour d'elle les principaux acteurs de l'Europe, Allemagne et Grande-Bretagne comprises. Ceci est d'autant plus impératif dans une Europe à 28 dont les nouveaux venus de l'Est restent (à juste titre) fascinés par les États-Unis dès lors qu'il s'agit de leur sécurité.

Or que constatons-nous après l'Irak ?

D'une part, que le couple franco-allemand s'est en effet res- soudé, comme nous l'avons vu. Non sur la base des idées françaises - d'une Europe militairement forte et porteuse d'une vraie ambi- tion stratégique -, mais sur celles de la gauche allemande : pacifisme et tentation neutraliste. Une Europe du verbe donneuse de leçons, une Europe « puissance civile », par ailleurs en proie aux pires rigi- dités économiques et sociales : à mille lieues d'un contrepoids cré- dible à la puissance américaine.

D'autre part, une crise ouverte avec le Royaume-Uni, seul partenaire sérieux en matière de défense. Malgré les progrès réali-

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ses avec Londres sur la future Europe de la Défense (dont le som- met du Touquet, en pleine crise irakienne, fournissait après Saint- Malo l'exemple le plus frappant), la France a tout fait pour isoler, affaiblir et même humilier Tony Blair, qui représente à lui seul cependant le courant le plus européen de la classe politique britan- nique. Mais, non contente de se couper du Royaume-Uni, la France décida de traiter les Européens de l'Est, décidément trop « atlan- tistes » à son goût, exactement comme un Rumsfeld traite la » vieille Europe ». Résultat, hormis la Belgique, le Luxembourg et l'Alle- magne, les soutiens de la France à P« Europe-puissance » se sont singulièrement effilochés... En vérité, jamais depuis cette crise ira- kienne, l'influence des États-Unis - et de l'Angleterre - n'aura été aussi forte et visible au sein de l'Union ! Résultat d'autant plus piquant que, au sein de la Convention sur l'avenir de l'Europe pré- sidée par M. Giscard d'Estaing, la France n'a cessé de militer en faveur d'une politique étrangère et de sécurité commune de l'Union, où les décisions seront prises à la majorité qualifiée ! À supposer que les propositions françaises deviennent la règle de l'Europe élargie, la France devra reconstruire autour d'elle tous les soutiens qu'elle vient de s'aliéner, le tout face à des Américains plus puis- sants que jamais. Voilà qui augure assez mal de F« Europe de la Défense », pourtant plus nécessaire que jamais.

Le plus surprenant, c'est que cette dimension européenne semble avoir été totalement oubliée - ou si l'on préfère déconnectée - de la gestion française de la crise irakienne. Par quel miracle de la logique la France cartésienne réussit-elle à réconcilier l'agitation solitaire de son veto aux Nations unies (sans la moindre concerta- tion préalable avec ses partenaires européens) avec, dans le même temps à Bruxelles, l'abandon pur et simple du « Compromis de Luxembourg » : mieux, l'annonce du renoncement volontaire à toute action de politique étrangère qui ne recueillerait pas la majo- rité de ses partenaires ? Ironie de l'histoire, si les procédures de vote envisagées à la Convention avaient été mises en œuvre dans l'affaire irakienne, la France n'aurait tout simplement pas pu mettre en œuvre son droit de veto, et même la menace d'emploi de ce droit...

En vérité, la future PESC (politique étrangère et de sécurité commune) condamne de facto et de jure le droit de veto de la France (et du Royaume-Uni) au Conseil de sécurité, les deux sièges

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de membres permanents devenant ipso facto la propriété de l'Union européenne. Il est dommage que de telles contradictions aient à peine été notées en France durant la crise irakienne. Il est vrai que le « débat » français sur cette guerre, notamment à l'Assemblée natio- nale, a été délibérément réduit au strict minimum : très exactement à quatre-vingts minutes ! Rien ne devait troubler l'unanimisme de l'ensemble des formations politiques, des Verts au Front national, derrière la politique officielle...

Quoi qu'il en soit, beaucoup de ces conséquences - divorce avec les États-Unis, implosion de l'Europe et de l'OTAN, marginali- sation des deux institutions (ONU et UE) sur lesquelles nous nous appuyons pour démultiplier notre influence - étaient prévisibles et auraient probablement pu être évitées. C'est la raison pour laquelle j'ai, avec quelques autres, essayé jusqu'au dernier moment de pré- coniser une solution de compromis sous la forme d'une seconde réso- lution qui aurait donné à Saddam Hussein quatre à six semaines pour répondre effectivement aux questions posées dans le rapport Blix (voir le Figaro du 13 mars 2003) et, dans l'hypothèse inverse, aurait amené l'ensemble des démocraties à agir militairement, mais unies, contre le régime de Saddam Hussein. L'Histoire n'en a pas voulu ainsi, et la guerre a été déclenchée dans les conditions que l'on sait.

"Sans la force, le droit n'est rien"

Une autre des conséquences de cette crise politique entre la France et les États-Unis concerne le front intérieur. Dans leur très large majorité, les Français ont été fiers d'entendre à nouveau la voix de la France, absente il est vrai depuis fort longtemps des grandes affaires du monde. Le discours de la France, par ailleurs fondé sur des arguments de principe parfaitement estimables (respect de la légalité internationale représentée par l'ONU, désarmement par l'inspection, refus de la guerre) était un discours sur lequel une très grande majorité de Français a pu se retrouver, d'autant que c'est avec beaucoup de talent et de brio que ceux qui ont eu la charge de conduire notre diplomatie ont développé ces arguments face à une administration américaine sur la défensive et qui mala- droitement ne cessait de changer d'argumentation sur l'opportunité

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du conflit et ses buts de guerre : désarmement, changement de régime, lien avec Al-Qaida, remodelage du Proche-Orient... Mais le problème, là encore, c'est qu'un tel discours masquait mal un cer- tain nombre de contradictions. Le refus de la guerre est certes une position respectable, mais, posé comme un a priori, il est très proche du pacifisme et en tous cas contraire à la logique du respect du droit.

« Sans la force, le droit n'est rien », disait Jules Moch et la France elle-même, qui fut libérée par la force en 1944, et qui libéra d'autres nations par la force il n'y a pas si longtemps (Bosnie ou Kosovo, par exemple), devrait s'en souvenir.

Il en va de même pour les inspections. On a beaucoup dit pendant la phase diplomatique que les inspections à elles seules avaient - détruit davantage d'armes que la lre guerre du Golfe en 1991 ». Sauf que le régime d'inspections n'a pu être instauré à partir de 1992 que parce que la force avait été employée avec succès l'année précédente. Sauf que le retour des inspecteurs en décembre 2002 n'a été possible que parce qu'une armada impressionnante avait été rassemblée par les États-Unis à proximité de l'Irak dans les mois précédents. À vrai dire, le succès des inspections ne pouvait donc dépendre que de la capacité du Conseil de sécurité à demeu- rer uni et fermement résolu à utiliser la force ensemble. Dès lors que tel ou tel membre éminent du Conseil de sécurité, à l'instar de l'Allemagne, annonçait d'entrée de jeu qu'il refuserait d'utiliser les moyens militaires, la crédibilité même des inspections était directe- ment remise en cause. C'est ce qui devait se passer à partir du mois de janvier dernier où Paris, Berlin et Moscou, sans parler de Pékin, se trouvèrent sur une ligne antiguerre, signalant ainsi à Saddam Hussein qu'aucune sanction militaire sérieuse, et en tous cas éma- nant du Conseil de sécurité dans son ensemble, ne viendrait punir un défaut de coopération de l'Irak sur le fond (et pas seulement dans la procédure) avec les inspecteurs de l'ONU. En fait, de l'aveu même du chef des inspecteurs, Hans Blix, des inspecteurs eux- mêmes et même des responsables militaires qui en France étaient chargés d'évaluer les progrès réalisés par ces inspections, il appa- rut rapidement que la « coopération » de l'Irak variait avec l'intensité des pressions militaires et que si au plan de la procédure (accès aux sites) l'Irak avait coopéré, tel n'était pas le cas des questions toujours en suspens (7 à 10 000 litres d'anthrax, 10 000 bombes chimiques,

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1 500 roquettes, etc.). Le tout figure en toutes lettres dans le rap- port Blix. Ajoutons que la France aurait été davantage fondée à réclamer « plus de temps pour les inspecteurs » si elle avait tenu de l'autre main au moins une partie du - marteau » militaire en ayant des forces sur le terrain. Or, en n'ayant aucun soldat à proximité de l'Irak et en déclarant à partir de la fin janvier qu'elle refusait la

« logique de guerre », la posture de la France, rejoignant celle de l'Allemagne, ne pouvait qu'encourager Saddam dans sa stratégie pour gagner du temps, en espérant qu'à la longue l'Amérique iso- lée finirait par renoncer...

Enfin, le rappel permanent au droit international et au rôle éminent de l'ONU comme source de droit pouvait lui aussi être sujet à critique : faut-il rappeler que « le machin » pour reprendre l'expres- sion du général de Gaulle est en majorité composé de nations fort peu démocratiques, et que sa commission des Droits de l'homme, notamment, est contrôlée par le colonel Khadafi ? Ladite commission devait d'ailleurs s'illustrer dans les jours qui suivirent la libération de Bagdad en donnant un blanc-seing à la répression castriste à la Havane, à celle de Mugabe à Harare ou encore à celle de la Russie en Tchétchénie, le tout étant naturellement assorti de critiques envers les États-Unis et Israël... Dans ce même registre de la « légalité inter- nationale » ou de la licéité des guerres, il n'est pas inutile de rappeler que la communauté internationale (France comprise) avait déjà fran- chi le pas quelques années plus tôt, en bombardant Belgrade sans l'aval du Conseil de sécurité, pour faire cesser la répression serbe sur une partie de son territoire, le Kosovo. La guerre de l'OTAN - sans l'aval de l'ONU ! - au Kosovo était en tout point aussi « illégale » que celle des Anglo-Américains contre Saddam, mais au moins aussi légi- time et nécessaire s'agissant des droits de l'homme ! Au demeurant, au nom de quelle légalité les musulmans kosovars auraient-ils droit à la liberté, tandis que l'on refuserait ce même droit aux musulmans kurdes, chiites ou sunnites d'Irak ?

Il n'empêche que la tonalité de notre discours officiel, combi- née à l'escalade des invectives des deux côtés de l'Atlantique, devait conduire à introduire dans l'opinion publique française une dose inquiétante de confusion. Au vu des sondages réalisés pendant le conflit et qui montraient qu'un bon tiers des Français souhaitait la victoire de Saddam Hussein, alors qu'à peine plus de la moitié pré-

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ferait voir les Américains l'emporter, on est en droit de se demander si la France n'était pas en train de perdre ses repères les plus fonda- mentaux. D'autant que cette perte des repères est amplifiée par les

« dérapages » de dignitaires politiques, à l'image d'un Jack Lang déclarant : « Bush-Ben Laden, même combat »... À côté des prévi- sions catastrophistes mais réjouies de la presse sur l'issue de la guerre (« enlisement », « nouveau Vietnam »), la diabolisation de deux vieilles démocraties alliées de la France depuis toujours et, en parallèle, la quasi-canonisation d'un dictateur sanguinaire responsable de la mort d'un million de personnes, mais présenté comme un « résis- tant » à l'« invasion » américaine, ont de quoi « interpeller »... De même que l'on est en droit de s'interroger sur les manifestations du camp dit « de la paix » où portraits de Saddam et oriflammes irakiennes voisinaient dans les rues de Paris ou de Marseille avec des appels à la guerre sainte ou à l'extermination des Juifs. Est-ce bien là la France de 2003 ? Ceci sans parler de la profanation d'un cimetière militaire britannique dans le nord de la France avec des inscriptions telles que : « Blair, reprends tes déchets ; vive Saddam »...

Tout cela a d'ailleurs conduit, fin mars, le Premier ministre lui-même et le ministre des Affaires étrangères à remettre les pen- dules à l'heure quant aux préférences de la France sur l'issue de cette guerre. Voilà qui fut fort heureux. Il n'en reste pas moins que, à l'issue de cette crise, l'antiaméricanisme a explosé dans notre pays, en parallèle d'ailleurs aux outrances et aux violences antisémites, et que le centre de gravité de notre politique étrangère a semblé déri- ver de façon spectaculaire du triptyque traditionnel de centre-droit hérité du général de Gaulle (dissuasion nucléaire-indépendance nationale-solidarité sans faille avec nos alliés) à quelque chose qui ressemble fort à la ligne du PCF : un neutralisme à tonalité « anti- impérialiste », teinté de pacifisme et d'antiaméricanisme. Le tout à l'ombre d'un « axe » Paris-Berlin-Moscou que l'on n'avait pas vu à l'œuvre depuis les années noires de 1940-41... (3). Dans un tel contexte où, en mars, le ministre des Affaires étrangères interrogé à Londres ne sut pas répondre clairement à la question « Qui sou- haitez-vous voir gagner cette guerre ? », il est très regrettable (mais non surprenant) que la France ait donné l'impression de persister dans la même veine au lendemain de la libération de Bagdad.

Préférant parler d'« occupation » plutôt que de « libération », la pré-

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mière réaction de Paris fut de refuser de « légitimer » à l'ONU la

« guerre illégale » des États-Unis. De même, la France exigeait de la Coalition qu'elle rétablisse l'ordre en Irak, tout en l'invitant à vider les lieux sans délai au profit d'une hypothétique administration onusienne, dont l'efficacité pourtant n'a guère été établie de façon convaincante en Bosnie, au Kosovo ou au Timor-Oriental.

On comprendra que, dans ces conditions, le retour de la France dans le jeu diplomatique de l'après-guerre ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices.

Une certaine improvisation semble d'ailleurs avoir marqué les initiatives françaises au lendemain de la libération de Bagdad.

Tentative (vaine) de réactiver l'axe du « camp de la paix » à Saint- Pétersbourg (où Kofi Annan, invité, s'est opportunément décom- mandé), tournée, à la mi-avril, de Dominique de Villepin dans les capitales arabes (dont Damas !), acceptation de l'initiative belge d'un sommet sur la défense le 29 avril avec l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg : la France a donné l'impression de chercher, désespérément, à sortir de son isolement. Sans grand succès d'ail- leurs : pas plus à Saint-Pétersbourg qu'à Riyad ou Damas, ou la semaine suivante lors du sommet de l'élargissement à Athènes, la France n'a paru capable d'articuler une stratégie alternative à celle des États-Unis et encore moins de rallier ses partenaires sur cette autre, et hypothétique, stratégie...

Fallait-il bloquer la reconstruction américaine de l'Irak (en refusant par exemple à l'ONU de lever rapidement les sanctions comme le souhaite George Bush ou de mettre fin à l'état de guerre avec ce pays) ? Fallait-il susciter un front arabe contre la politique américaine et jusqu'où ? Jusqu'à défendre la Syrie contre d'éventuelles pressions militaires américaines ? Fallait-il ressouder l'Europe ? Mais sur quelle ligne, hormis l'incantation à l'engagement souhaitable de l'ONU ? Fallait-il, au contraire, mettre une sourdine à l'affronte- ment avec Washington et attendre que les difficultés soient telles en Irak que les États-Unis viennent eux-mêmes quémander la contri- bution de leurs alliés, à commencer par la France ? C'est cette der- nière option qui, après moult hésitations, semble avoir été finale- ment retenue à Paris. Elle est en vérité, et compte tenu des quatre mois écoulés, la moins mauvaise possible. Le contact téléphonique entre le président Chirac et le président Bush, la proposition fran-

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çaise de « suspendre » les sanctions contre l'Irak (mais non de les lever) participent de ce choix « a minima » du réalisme. Reste que les dommages causés dans les relations franco-américaines sont infiniment plus graves que l'on veut bien le croire dans les milieux officiels parisiens. On peut, disait Churchill, s'opposer au gouver- nement américain, mais pas à son peuple. Et que nous le voulions ou non, notre position a été bel et bien vécue par l'immense majo- rité du peuple américain comme une trahison, comme une « balle dans le dos », pour avoir pris la tête du « front du refus » contre l'Amérique. Et ce, bien plus que les Allemands et les Russes qui, très vite, ont cherché à se raccommoder avec Washington. De là découlera l'affaiblissement de notre influence aussi bien en Europe (où Tony Blair fait désormais figure de patron) qu'au Proche- Orient d'où les États-Unis vont chercher à nous évincer totalement : un deuxième Suez, en quelque sorte. Quant aux États arabes, on voit mal ce que nous aurions à leur proposer pour contrebalancer le poids désormais absolument dominant des États-Unis qui, pour la première fois dans l'Histoire, ont pris pied militairement au Proche-Orient, un demi-siècle après l'éviction forcée des deux puis- sances coloniales. À moins d'imaginer (et on en revient toujours à la même tentation de la politique du pire) que la reconstruction de l'Irak échouera totalement, que les États-Unis s'y trouveront englués, pris au piège, comme dans un deuxième Iran, je ne vois guère à ce stade quelles sont les marges de manœuvre pour la France.

Une chance unique

de réussir la transition démocratique

Reste bien sûr une tout autre politique, mais tellement contraire à la logique suivie jusqu'ici que l'on imagine mal la voir se matérialiser, à court terme tout au moins. Cette autre politique part de l'idée que la libération de l'Irak, après celle des Balkans, offre au monde démocratique une chance unique de réussir, pour la première fois, la transition démocratique d'un pays musulman sorti de la tyrannie, qu'elle pourrait permettre ainsi, grâce à l'enga- gement de toutes les démocraties unies, un immense signe d'espoir pour les masses musulmanes, que ce succès pourrait

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entraîner, en parallèle, un vrai déblocage de la situation israélo- palestinienne, sur la base de l'accord de Taba, mais à condition que la Syrie, et l'OLP, cessent d'armer le Hezbollah et le terrorisme, et que cesse aussi l'occupation syrienne du Liban. Ce pari historique peut être remporté. Et s'il l'est, l'exemple irakien résonnera comme un précédent planétaire pour les masses musulmanes condamnées jusqu'à présent à cette funeste alternative : dictature militaire ou monarchique d'un côté, basculement dans le fanatisme islamiste de l'autre.

Bref, l'intervention en Irak peut ouvrir les fenêtres et éva- cuer le « gaz » de cette fameuse « pièce » où est enfermé le monde musulman. Le mouvement peut nous sauver. Le statu quo nous condamne au terrorisme et à la guerre. Si l'on accepte cet argu- ment, l'intérêt de la France passe par le succès de la démocratie dans le monde musulman, non par l'échec de l'entreprise de la Coalition. Il exige qu'au-delà des quelques propos apaisants enten- dus récemment, l'on s'efforce ici de renouer avec les États-Unis en soutenant cette stratégie. Une stratégie qui philosophiquement, politiquement, aurait dû toujours être française avant d'être améri- caine ! Faut-il que nous soyons descendus fort bas dans la perte de nos valeurs, celles de la Révolution, comme celles de De Gaulle, pour considérer comme absurdes, dangereuses, voire « impéria- listes », comme on a pu l'entendre à Paris, les initiatives visant à renverser la dictature et à offrir la démocratie au monde musulman ? Est-ce à dire que ce monde-là n'aurait pas le droit à la liberté, où que l'Islam se condamnerait irrémédiablement à l'obscurantisme et à la dictature ? Mais quid alors des musulmans de France ? Faut-il donc se résoudre au nom de la « stabilité » à accepter la tyrannie (et le terrorisme) à l'extérieur, comme nous nous résoudrions à accepter la charia chez nous, en lieu et place de la loi républicaine, là où on l'exigera ?

Dernier volet de cette autre politique : il nous faudra en paral- lèle, patiemment, retrouver les bases d'un consensus européen sur l'« Europe-puissance », un consensus autre que la dérive actuelle vers le pacifisme et la tentation neutraliste. Ceci exigera une vraie relance des dépenses militaires en Europe, condition d'un vrai contrepoids à la toute-puissance américaine. Ceci exigera aussi des mécanismes institutionnels de la « défense européenne » réalistes,

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c'est-à-dire à géométrie variable, plutôt que ceux de l'illusion fédé- raliste, c'est-à-dire de l'impuissance. Mais manquent aujourd'hui la volonté et les moyens.

Il se peut, comme l'a dit le président Chirac, que du choc de la guerre irakienne naisse un sursaut des Européens. Celui-ci sup- pose cependant que l'on comprenne, en Europe, que si l'Amérique se comporte aujourd'hui en puissance « unilatérale », c'est qu'elle le peut, tout simplement parce qu'elle n'a en face d'elle aucun contrepoids digne de ce nom. Ce contrepoids ne se bâtira pas seu- lement sur le verbe : s'opposer à l'Amérique ne saurait tenir lieu de politique étrangère ou de potion miracle pour « exister » sur la scène internationale. Ce qu'il faut à la France et à l'Europe, ce sont des réformes économiques et sociales courageuses à l'intérieur qui seules préserveront leur compétitivité et, en matière de défense, un choix de société, pour des dépenses militaires à la hauteur des risques réels du Nouveau Monde de l'après-Guerre froide.

« Vaste programme », aurait dit le général de Gaulle.

1. Dominique de Villepin, le 23 avril 2003.

2. Le Figaro Magazine, 26 avril 2003

3. Les amateurs d'histoire reliront avec profit les mémoires d'Otto Abetz, l'ambas- sadeur d'Hitler à Paris, qui s'efforça d'obtenir de Darlan l'entrée en guerre des forces françaises en Syrie contre les armées britanniques... en Irak.

• Avocat, Pierre Lellouche est député et conseiller de Paris. Spécialiste en géopolitique, il est membre de la commission des Affaires étrangères et de la délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale, ainsi que président de la délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Pierre Lellouche est l'auteur, notam- ment, de : le Nouveau Monde, de l'ordre de Yalta au désordre des nations (Grasset, 1992 ; Hachette Littératures, 1993) et la République immobile (Grasset, 1998).

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