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LA RITUALISATION DES INTERACTIONS SUR FACEBOOK

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INTERACTIONS SUR FACEBOOK

Cooptation et exposition de soi

MARIE-AGNÈS DE GAIL

Dans la cooptation d’amis sur Facebook, que nous avons particulièrement étudiée depuis 2007, nous observons une prégnance de la forme au détriment du fond. Ainsi le jugement d’autrui, la constitution des opinions en général et la création des groupes virtuels seraient impactés par les contraintes techniques de ce média. Seuls les indices « faciles à traiter » seraient pris en compte : notamment à cause des limites cognitives des sujets qui doivent simplifier leurs approches relationnelles mais aussi, de par la structure du site qui incite à privilégier certains modes opératoires dans la lecture des informations et la mise en œuvre de comportements ad hoc. De cette manière le réseau social agirait comme un prescripteur normatif qui, paradoxalement, en imposant des ritualités techniques fabriquerait parfois de l’indétermination métaphorique. En ce sens on pourrait dire que « Facebook façonne » (De Gail, 2012).

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1. Introduction

Dans la mesure où, sur le réseau social Facebook, certaines choses se font et d’autres pas, des ritualités comportementales sont envisageables comme des sortes de codes de bonne conduite, véritables étiquettes qui renforceraient les appartenances catégorielles. Il s’agirait d’apprendre les normes et les valeurs qui régissent ces mondanités numériques et de les assimiler par le biais d’une forme de « naturalisation ». La norme implicite devient de rigueur, le mode de relation à l’autre s’institutionnalise dans le rituel de cooptation ou de rencontre.

Des études que nous avons menées récemment montrent que certaines pratiques ont changé, en quelques années seulement, notamment dans l’exposition de soi et les processus d’ajouts d’amis, alors que d’autres restent centrales et structurantes. Ceci est notamment dû aux modalités techniques du réseau social qui ont évolué, mais pas seulement. Nous pouvons envisager que ce noyau de pratiques qui semble s’affirmer comme normes se « ritualise » et constituerait le socle d’un processus d’apprentissage basé sur la transposition et l’adaptation de logiques préexistantes. Quelles sont les incidences sur l’identité et la construction de soi dans les interactions induites ?

L’histoire d’internet comme outil de communication généralisé est relativement récente ; pourtant il est possible de considérer différents stades dans ce développement, et notamment celui de l’avènement du RS Facebook, qui prolonge l’utilisation des anciennes messageries mais apporte aussi une nouvelle dimension, communautaire, voire communautariste, qui n’existait pas de cette façon auparavant. Cet article se base sur des études menées depuis 2007 sur l’appropriation du réseau social. Plus de 1 000 jeunes ont été interrogés grâce à des questionnaires Sphinx on line, puis les résultats ont été complétés par des entretiens individuels et de groupe. De nombreux exemples de phénomènes de

« rejets » et de « frontières » inter-catégoriels laissent supposer que le cloisonnement entre les « styles » est amplifié sur FB. On constate notamment des propos parfois très négatifs pour justifier la non- cooptation d’individus « différents » : « je ne prends ni « cassos », ni

« racaille », ni « fille moche », ni…, dans mes amis... ».

Pourquoi ? Le caractère public du réseau, la visibilité sociale des groupes d’amis apparaît comme une condition aggravante des clivages.

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L’exposition massive de la vie privée sur le web semble secréter de nouvelles identités et normes de jugement, plus exigeantes, plus intransigeantes, parfois plus « sectaires ». Mais la technique utilisée, les outils mis en œuvre, la forme de la page, les items mis en valeurs…

paraissent eux aussi conférer une distorsion « techno-logique » (Sfez, 2001) aux usages communicationnels de mise en relation et de présentation de soi. La perception et le jugement des utilisateurs médiatisés par le réseau semblent modifiés par rapport à des situations identiques en situation

« réelle » (IRL : In real life).

Pour compléter ces études basées sur des enquêtes et des entretiens, nous avons entrepris de mener depuis deux ans, sur la base des méthodes de la psychologie sociale expérimentale un certain nombre de recherches qui corroborent cette idée de perception modifiée.

À partir de profils, mis en scène pour l’occasion, des expérimentations, inspirées notamment des études sur la catégorisation (Dubois et Le Poultier, 2006 et 2007), mesurent, soit le nombre d’ajouts, soit le jugement sur la photo de profil. Nous avons interrogé des panels d’individus utilisant le réseau social en leur demandant de compléter des grilles d’évaluations psychologiques censées décrire la personne exposée sur le profil expérimental. Ainsi il a été possible de mesurer l’opinion induite par certaines caractéristiques vestimentaires (style) ou accessoires (lunettes et marques de téléphone portable…) ou d’apparence (barbe, couleur des cheveux…) ou même d’arrière-plan (différentes voitures)… Dans la mesure du possible nous avons comparé les résultats obtenus en situation de vis-à- vis et en situation médiatisée par réseau social interposé. Bien entendu nous avons utilisé des photos identiques mais dans deux conditions différentes, soit sur support numérique (photo dite prise sur Facebook) soit sur support papier.

En plus des modes de cooptation des groupes, nous avons ensuite analysé les modalités des échanges selon les sensibilités d’opinion. Sur Facebook, une différenciation existe entre les individus mais aussi entre les messages qui sont partagés. Ainsi le risque de recevoir des informations qui permettraient un véritable débat contradictoire et une analyse critique est relativement limité. Une forme d’idées pré-calibrées arrive sur chaque profil. On peut ainsi considérer que la ritualisation fonctionnerait à deux niveaux ; celui de la constitution du groupe et celui des modalités des échanges ultérieurs entre membres du groupe.

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Nous pouvons donc envisager que les logiques relationnelles et identitaires seraient à la fois exacerbées et révélées, qu’il y aurait consolidation de normes latentes, que les processus d’attribution et d’inférence qui les sous-tendent seraient amplifiés et déformés mais aussi banalisés et naturalisés. Les clichés, inducteurs de préjugés seraient ainsi renforcés : « Une blonde est encore plus blonde sur Facebook, un barbu encore plus barbu, un geek encore plus geek… »

Notre première analyse concluait à une influence majeure du cadre sociotechnique dans la relation à l’autre, dans les modes de cooptation d’amis et dans la constitution de ces groupes virtuels, mais aussi, en miroir, dans l’exposition de soi et dans les formes ritualisées de mise en scène de soi. Mais l’observation des usages sur plusieurs années montre que l’appropriation du réseau social FB évolue très vite et apparaît complexe et indéterminée, comme si nous nous trouvions confrontés à une « hyper- techno-logique », induisant parfois « tout et son contraire », mais aussi une sorte d’apologie du flou et du consensus indifférencié.

2. La relation sociale en ligne. Renforcement, radicalisation, prolongement, surenchère…

2.1. Le traitement des informations sur autrui dans la cooptation d’amis Cette recherche a été réalisée à partir de plusieurs enquêtes déjà anciennes. L’analyse a ensuite été orientée sur la façon dont ces individus exposaient leur intimité sur leurs profils. À l’époque les photos étaient visibles par tout le monde et il nous semblait intéressant de comprendre ce qui motivait cette exposition massive, souvent dans des situations de transgressions : alcoolisation, photos en tenue légère, quelques actes de petit vandalisme, bizutages…

Pour ce faire une première vague de questionnaires en ligne a été adressée et nous a permis de constater des différences dans la façon dont les étudiants appréhendaient l’exposition de soi, la leur et celle des autres, notamment au travers du nombre et du type de photos exposées.

Nous avons alors réalisé un focus sur la façon dont les jeunes se jugent entre eux en fonction de photos tendancieuses diffusées sur les profils.

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Des expérimentations ont été montées avec des photos aménagées pour la circonstance, présentées comme « trouvées sur Facebook » ou comme photos ordinaires « sur papier ».

Parmi les premiers résultats les plus éloquents, obtenus en 2009, on constatait notamment que :

Les items les plus négatifs sont plus souvent choisis pour les filles :

« mauvaise réputation » « risque de ne pas se faire embaucher plus tard »,

« il ne faut pas que les parents voient cela »… « Non je ne la prendrais pas dans mes amis ».

À l’inverse les garçons recueillaient davantage de sympathie. « Il a raison d’en profiter », « c’est un bon vivant… » « Oui je pense l’accepter dans mes amis ».

Ensuite nous avons comparé les opinions recueillies à partir de photos diffusées en ligne et de photos papiers.

Les photos dites « exposées sur Facebook » sont jugées différemment de celles « diffusées sur papier ». Le jugement est en général plus sévère, surtout pour les filles, les facteurs « réputation » et « risque pour l’avenir » étant tout naturellement exacerbés.

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Si les filles sont moins bien jugées, ce sont aussi elles qui sont les plus rigoristes. Elles sont elles-mêmes les plus sévères envers les autres filles.

Majoritairement elles n’accepteront pas dans leurs amis leurs congénères qui s’exposent de façon transgressive. Mais, si les garçons acceptent plus facilement les filles « transgressives » dans leurs amis, ils le font souvent avec ironie et avec des sous-entendus parfois déplacés (repérés dans les entretiens de groupe).

Avec des normes de cooptation aussi radicales, comment les groupes d’amis se constituent-ils sur FB ? Existe-t-il par exemple des individus dont la candidature pourrait habituellement être « recevable » mais qui rencontreront des difficultés à être intégrés dans le contexte du réseau social ? Les critères de sélectivité sont-ils modifiés ou simplement accentués ?

Il nous semblait que la réponse à cette question dépendait de plusieurs critères ayant chacun un coefficient variable selon son degré de dépendance aux autres critères. L’étude de l’acceptation ou non d’un

« candidat ami », selon les différents cas de figure, montre que le poids de la photo et du nombre d’amis en commun est déterminant dans le processus de cooptation. Selon leur dépendance au fait d’être connu, ou pas, au préalable, le taux d’ajout est très variable.

Puis viennent d’autres éléments, d’influence significative, mais moindre, comme le nom, les opinions, les centres d’intérêts, les occupations, les études, le lieu géographique… C’est ainsi qu’il a été possible de définir des niveaux de facteurs influençant le processus de cooptation.

Pour simplifier l’analyse, qui ne se veut pas exhaustive et qui se limite à une catégorie restrictive de population, nous avons centré notre réflexion sur les 2 premiers niveaux de facteur :

1 – Le fait d’être connu ou pas (critère de niveau 1)

2 – La photo et le nombre d’amis en commun (critères de niveau 2).

Il apparaît, selon les différentes enquêtes réalisées, que ces 3 critères et leur interdépendance (la relation qu’ils ont entre eux) expliqueraient à eux seuls plus de 85 % du processus de recrutement en moyenne, mais avec une variance importante. Ceci est notamment manifeste dans le fait que si l’on propose deux profils identiques avec, dans une condition seulement ces 3

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critères, et dans la deuxième condition des informations supplémentaires (de type facteur 3), il n’y a pas de grosses variation dans le taux d’ajouts.

Pourtant, selon des observations partielles, il est probable qu’une fois la personne « ajoutée », les critères de niveau 3 deviennent plus importants et déterminent la pérennité de l’ajout. En effet quelqu’un qui n’est pas ou peu connu au préalable et qui n’aurait présenté sur son profil public que sa photo et son nombre d’amis, pourrait être dans un premier temps ajouté, mais il est vraisemblable qu’ultérieurement, il puisse être rejeté du fait de ne pas livrer suffisamment d’informations pertinentes, ou « socialement désirables », pour valider son appartenance au groupe.

2.2. La sélection d’« amis » sur 3 critères essentiels

Ainsi, nous avons constaté que les processus de jugement sont simplifiés et radicalisés : « On a très peu d’informations sur la personne, si on ne la connaît pas déjà, les seuls infos sont la photo et le nombre d’amis en commun ».

Si un lien social ou affectif antérieur à la demande d’intégration n’existe pas ou peu, seules les normes restrictives (a minima) seront appliquées avec comme indices majeurs : la photo et le nombre d’amis en commun.

– Le fait, ou pas, d’être déjà connu dans la vie (facteur de niveau 1) – Le nombre d’amis communs (facteur de niveau 2)

– La photo (facteur de niveau 2)

C’est d’abord le facteur 1 qui détermine le poids des facteurs 2. Si le facteur 1 est très faible ou inexistant les indices du facteur 2 seront les seuls à être traités et dans ce cas la sélection sera exigeante et restrictive épousant de façon caricaturale de véritables normes ou rites de sélection.

Le génie de Facebook : rendre immédiatement visibles certains critères très importants dans la sélection sociale qui, d’ordinaire, sont implicites ou demandent un effort de recherche d’informations. Le critère « amis en commun » est prépondérant puisqu’il est mis en avant par l’architecture du site lui-même : tout incite à s’intéresser à ce facteur et à le rendre déterminant… Sans paramétrage spécifique, un mail est envoyé sur la messagerie à chaque fois qu’un nouvel ami se déclare. En outre, à chaque connexion l’internaute peut voir apparaître « vous connaissez peut-être… »

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Facebook proposant ainsi des personnes susceptibles d’être cooptées sur le seul critère « nombre d’amis en commun ».

Il est intéressant d’ouvrir ici une parenthèse sur le fait que les profils sans photos sont moins facilement cooptés sauf si la personne est déjà connue. Mais cela ne suffit pas à expliquer le poids du critère « photo ». En effet nous avons comparé les taux d’acceptation de profils de jeunes filles, avec photo, sans photo et avec la photo d’un chat. Il semble que la photo du chat joue un rôle suffisamment suggestif, car le taux d’acceptation est 2 fois supérieur à celui d’un profil sans photo et seulement 20 % inférieur à celui d’un profil avec photo. Ceci est à relativiser dans le cadre d’une expérience unique et sur un panel limité et très spécifique d’individus mais il est vraisemblable que les photos puissent s’assimiler à des bannières ou des emblèmes qui représentent la personne et ce qu’elle souhaite évoquer…

En remplissant une fonction sociale acceptable, une image symbolique pourrait suffire à remplir un rôle de présentation de soi valorisante, comme un logo ou un blason. Il s’agirait alors d’apparaître à travers une métaphore socialement signifiante, suggérée ou stylisée.

Seulement la moitié des jeunes interrogés en 2013 expose une photo publique clairement reconnaissable, l’anonymat et le flou semblent même devenir l’apanage de certains « leaders ».

Pour refermer cette parenthèse sur l’importance de la photo présentée sur le profil, nous pouvons envisager que l’absence totale d’élément représentatif pourrait être considérée comme une absence de respect d’un code ou d’un rituel, et serait donc socialement inacceptable. « Je ne montre rien, je ne joue pas le jeu ». En revanche, l’affichage d’une image symbolique tel qu’un personnage de bande dessinée, la photo d’un animal, un objet usuel signifiant, une photo suggérée, floue ou de dos, un logo…

s’assimilerait à la présentation d’une forme de « masque de carnaval ». Ici aussi, le « masque » suffit à représenter l’individu en l’intégrant au groupe selon des rituels à la fois normatifs et libérateurs. « La mascarade est le lieu où se joue le mieux le conflit entre le goût pour ce qui perdure et ordonne et l’attirance pour ce qui change et libère » (Detis, 1990). Sans conclusion hâtive, nous remarquons toutefois que cette tendance paradoxale à se cacher tout en se montrant, aurait tendance à se généraliser sur le réseau social FB. Ne s’agit-il pas d’une forme en élaboration de rituel de vivre ensemble ?

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2.3. Nouvelles formes de ségrégation ?

Nous constatons que si les « normes » de sélection sont très proches de celles qui régissent les situations de vis-à-vis, l’inclusion est accélérée et le traitement des informations sur autrui, autour de quelques signes d’appartenance seulement, risque, comme le montre Pascal Lardellier (2004) dans le domaine des rencontres amoureuses sur le Net, de diminuer le brassage social et la diversité.

Des remarques recueillies au cours des entretiens semblent le confirmer : « Je ne peux pas forcément me permettre d’accepter des filles moches dans mes amis… ». « Je ne peux prendre des types louches, genre racaille, même si je les connais et que je sais qu’ils sont cleans ».

On peut donc imaginer que ce type de rassemblements virtuels, sur la base de quelques critères d’apparence et d’amis en commun, puissent favoriser l’émergence de groupes radicaux sur les réseaux sociaux. Dans ce processus de sélection, « techno-logiquement » médiatisé, des normes de jugements se schématiseraient autour de quelques valeurs « socialement désirables » ou « politiquement désirables » dans la constitution des groupes.

Nous avons voulu vérifier si ce tri était aussi sévère que semblaient l’annoncer nos premiers résultats. À l’aide d’échanges non directifs, soit individuels, soit en groupe, nous avons creusé cette question. Sur une centaine d’individus (moitié garçons, moitié filles), 50 % environ des sujets, majoritairement des garçons, admettent faire quelquefois des exceptions dans leur recrutement et accepter des personnes atypiques voire qualifiées de façon négative. « On a tous son « rouquin » ou son « chelou » ou une

« pétasse », que l’on conserve parce qu’ils sont gentils quand même… ». Un tiers des garçons et un sixième des filles déclarent avoir dans leurs amis un

« cassos » (diminutif de cas social). Les plus jeunes (collège, lycée) utilisent plus fréquemment le terme « triso » (diminutif de trisomique) plutôt que celui de « cassos ».

Des normes de jugements opèreraient donc bien comme en situation de vis-à-vis mais de façon plus schématisée. En effet, à ce stade de notre étude, nous avons remarqué que les images que ces jeunes se font d’eux-mêmes se révèlent simplifiées et « exagérées » sur le réseau Facebook, mais proche des jugements sociaux inter-catégoriels habituels (notamment inter-sexes).

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Les groupes d’amis se forment aussi autour de jugements stéréotypés qui autorisent ou non d’adjoindre un nouveau membre selon son « style », souvent identifiable sur la photo. Des marques, des vêtements, des chaussures, une façon de parler, une coupe de cheveux, des accessoires de modes, des goûts musicaux, des façons de faire la fête, de fréquenter tel ou tel lieu, de pratiquer tel ou tel sport (de glisse ou pas, de foot ou pas…) doivent globalement correspondre aux critères de sélection.

Chaque élément isolé n’étant pas à lui seul suffisant, l’association de plusieurs critères (à partir de 3) devient discriminante. L’ami potentiel doit passer le cap d’un « jugement de recrutabilité » qui détermine l’aptitude globale à être intégré. Selon la tonalité plutôt affective ou stratégique des liens entre les membres, les activités de jugements pourront être mobilisées de façon différente. Le poids de la sympathie du postulant « déjà rencontré » pouvant être annihilé par un style inadapté et inversement.

À plusieurs reprises des plaisanteries sur les « rouquins », les « gros »,

« les cassos »… laissent penser que certaines caractéristiques physiques peuvent réduire la « recrutabilité » d’un individu. À l’inverse, un individu inconnu et sans aucun lien affectif, mais arborant des critères « extérieurs » de désirabilité sociale, peut être facilement admis.

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2.4. L’effet grossissant

Plusieurs expériences en réel ont été menées avec notamment la mesure du nombre de cooptations selon la photo de profil. Le nombre d’ajouts peut varier de 1 à 100 selon l’attractivité de la photo. Mais ce qui est plus remarquable est l’effet amplificateur de Facebook. Une jolie voiture en arrière-plan, une paire de lunettes, la couleur des cheveux, vont eux aussi modifier l’opinion sur l’individu de façon significative et ce, davantage que dans la vie « réelle ». Ceci est manifeste à propos des préjugés ou stéréotypes que l’on active sur une catégorie d’individus. Une expérience montre qu’une brune d’apparence sage sur photo papier ou sur photo numérique dite

« prise sur Facebook » recueille à peu près les mêmes descriptifs de personnalité dans les deux conditions (numérique et papier) alors qu’une blonde un peu « aguicheuse » induit des descriptifs nettement caricaturés quand sa photo sera présentée comme étant une photo de profil FB. Les effets « lunettes versus sans lunettes », « aguicheuse versus sage », « photo papier versus image numérique », « brune versus blonde », ont été mesurés préalablement et indiquent déjà des différences de jugement caractéristiques, mais quand ils sont associés sur un profil Facebook, il semble qu’il existe un véritable effet grossissant qui optimise le stéréotype latent.

Par ailleurs, si l’effet grossissant existe du côté des stéréotypes, il semble s’installer aussi dans les comportements. Nous remarquons cela notamment dans la façon dont les internautes « actifs » s’exposent sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire postent régulièrement des commentaires, des photos, des vidéos… et tentent de faire le buzz, bref d’être vus et entendus.

Selon nos enquêtes, et dans nos échantillons de référence, ils représentent environ 10 % du nombre global. Grâce à la question « sur une échelle de 1 à 5, vous sentez-vous plutôt actif ? Observateur ? » L’on remarque que ces usagers, au nombre d’amis important se déclarent eux-mêmes « actifs » et le montrent. Alors que les autres, les 90 % restants, se déclarent plutôt

« observateurs ». Aux questions « combien de likes, combien de partages, combien d’infos, et de vidéos postées par jour, par semaine…», les chiffres corroborent largement les énoncés déclaratifs. L’« actif » est présent tous les jours, il anime véritablement sa page comme une occupation principale.

L’exagération ou la provocation pour être « liké » est, elle aussi, facilement repérable. Tout comme certains journalistes cherchent absolument le scoop, l’« actif » propose des informations nouvelles, étonnantes, parfois choquantes… Ainsi pour s’affirmer en tant que « leader d’opinion » sur les

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réseaux sociaux, il semble nécessaire d’observer une présence régulière et singulière. Pour obtenir une place de choix, être écouté, suivi et avoir beaucoup d’amis ou de suiveurs, il est aussi préférable d’être à la fois sur Facebook et sur Twitter et ainsi de pouvoir relayer des informations en temps réel.

Le portrait-robot de cet utilisateur, réalisé en 2013, était beaucoup moins saillant avant 2010, aujourd’hui il tend à se généraliser. Celui-ci, qui souhaite s’exposer, participe beaucoup, il poste de nombreux commentaires et de nombreux « likes ». Début 2013, il fait partie des individus qui ont un nombre d’amis important, assez fréquemment plus de 1 000. Il est en général sur d’autres réseaux et il fait allègrement plusieurs fois l’aller-retour en important des informations d’un réseau à l’autre. Il a tendance à exagérer ou à déformer la réalité dans le sens qui va plaire à son audience. Celui-là n’a pas le choix : « Si l’on veut faire le buzz, il vaut mieux ne pas être trop modéré ou en retrait ». « Oui je pense que les opinions politiques ou religieuses, ça peut jouer plus que dans la vie, parce qu’après ça reste, mais surtout aujourd’hui ça devient vraiment une façon de se démarquer, par exemple les communautés de pro ou contre « mariage pour tous » ont très bien fonctionné sur les réseaux et ont fédéré des gens qui se sont trouvés des valeurs communes… Très difficile de ne pas être pour ou contre… aujourd’hui les groupes d’opinion sont encore plus soudés ». « Évidemment si on ne veut pas choquer, on dit ce que les

« suiveurs ou les amis » pensent déjà mais n’osent pas forcément dire eux- mêmes ».

2.5. Nombre d’amis et identité

Une autre étude, réalisée en 20101, a permis d’illustrer cette intuition qu’il existait une corrélation entre « estime de soi », « extraversion »

« capacité à se projeter dans l’avenir » et « nombre d’amis sur Facebook ».

Une des premières choses visible sur le mur est le nombre d’amis. Le nombre en soi est lui-même significatif. En 2010, la plupart des jeunes ne les cachait pas encore. Arborer un nombre particulier d’amis est un

1. Nous insistons sur l’importance de la date à laquelle est faite l’étude, par exemple, la corrélation entre estime de soi et nombre d’amis n’a de valeur que dans cette période précise, depuis trois ans, les chiffres ont nettement évolué.

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élément à part entière de l’identité. Ainsi nous avons pu observer les réactions des sujets quand on leur demande, en groupe, mais à chacun individuellement, de dire combien ils ont d’amis. Chez nos étudiants commerciaux, admettre que l’on en a moins de 130 est atypique et

« louche », à l’inverse dire que l’on en a plus de 600 est aussi atypique. Des réactions caractéristiques d’ironie fusent dans les deux cas mais avec des différences. « Moins de 130 c’est un « blaireau », un « naze » ou un cassos »

« plus de 600, c’est un frimeur qui se la raconte », mais ce ou cette

« matuvu »2 reste en général plutôt admiré alors que le premier est déconsidéré. Dans les deux cas il s’agit de s’affirmer hors normes.

À l’intérieur des valeurs moyennes (90 % se trouvaient entre 180 et 550 amis) il existait une corrélation entre le nombre d’amis et les 8 critères suivants mesurés par des résultats à des tests ou par des épreuves scolaires.

L’estime de soi, la capacité à se projeter dans l’avenir, l’aptitude à répondre à des items de sociabilité dans des tests de personnalité, les notes obtenues en expression orale, le nombre d’activités extra-universitaires, la quantité et la durée des petits boulots, une responsabilité dans une association ou un BDE, avoir eu son permis au maximum 6 mois après ses 18 ans. Pour les 6 premiers items quand l’individu est dans le tiers supérieur des valeurs obtenues par l’ensemble des répondants, il est considéré comme possédant le critère (test de personnalité ou note d’expression, d’estime…).

Selon nos résultats de l’époque et dans un secteur géographique donné, les individus possédant 6 critères ou plus étaient aussi ceux qui avaient en moyenne 480 amis alors que ceux qui en possèdent moins de 3 avaient en moyenne 180 amis3.

Ces mesures n’étaient valables que pour une population très spécifique, composée de jeunes commerciaux particulièrement extravertis, et dans une période particulière d’appropriation du réseau avec notamment un nombre d’amis en fin de croissance exponentielle pour se stabiliser à partir de 2011.

2. Matuvu n’est pas un mot utilisé par les jeunes interrogés mais exprime le sens qu’ils donnent aux autres adjectifs.

3. Ces résultats sont obtenus sur un panel caractérisé, majoritairement de jeunes bretons, ils seraient sans doute légèrement différents à Paris, notamment sur le critère permis de conduire et petits boulots.

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Il faut signaler que nos enquêtes de début 2013 montrent que les chiffres ne sont absolument plus les mêmes. Le nombre d’amis ne grandit plus, il a même tendance à diminuer dans certaines catégories. Les accros de Facebook ne sont plus systématiquement les extravertis des années 2009-2010, mais des individus qui peuvent manquer de confiance en eux.

Certaines personnes (rares pour l’instant) avec des profils très affirmés n’hésitent pas à se démarquer en supprimant même leurs profils… En termes d’usages, l’appropriation de l’outil, les modes (rituels ?) de mises en relation et l’exposition de soi qui en découlent pourraient donc encore évoluer très rapidement avant de trouver un rythme de croisière relatif, comme la plupart des innovations sociales qui s’institutionnalisent.

3. Exposition numérique et identité

S’il est intéressant de remarquer que les raisons d’être en situation d’addiction4 ne sont pas toujours très faciles à mettre en lumière, quand on pose la question « savez-vous reconnaître un utilisateur intensif ? », les entretiens ont montré que, sur cette question, les jeunes semblent convenir que des prédispositions semblent « aller de soi ». Ils annoncent spontanément être capables de repérer dès le collège leurs jeunes camarades qui ont un profil de type « utilisateur intensif de FB ». Ces critères semblent « implicites », « c’est une question de style5 » disent-ils.

3.1. Construction identitaire paramétrée. Estime de soi profilée

Ce qui constitue la trame relationnelle est lié au cadre numérique du site. La relation est rythmée par la forme de la page, les caractères des polices, l’emplacement et la taille des images, photos, vidéos, publications… La technique change aussi les usages, l’arrivée massive des Smartphones modifie les temps de connexion, un pourcentage élevé

4. Que l’on a arbitrairement fixé à plus de 3 heures en moyenne de connexion

« active » par jour couplée avec la régularité.

5. Dans une étude précédente nous avions identifié certains de ces styles qui sont corrélés avec des types de loisirs, de consommation, de façons différentes d’occuper l’espace au sein de l’établissement universitaire ou scolaire, de consommer de l’alcool et du tabac, de se vêtir, de se coiffer, d’utiliser les accessoires digitaux…

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d’individus restant connectés grâce à cet appareil même la nuit. (Plus de la moitié des jeunes interrogés dorment avec leur Smartphone, l’emmènent dans la salle de bain et aux toilettes et s’en servent à table). Le Smartphone fait tout, il est devenu un vrai prolongement de soi, le réseau social n’en est qu’une des utilisations mais l’on peut dire que ce support modifie l’usage du RS notamment en termes de durée, de fréquence de connexion, de rapidité et de contraintes des procédures d’exécution. Ces prolongements technologiques tendent à amplifier les constatations précédentes sur le traitement accéléré, informatique et cognitif, qui accentue les effets de standardisation déjà constatés sur écran plus grand.

Ainsi l’identité est traduite par les interfaces, lissant et normalisant des images qui tendent toutes à se ressembler au moins au regard de leurs mises en forme et de leurs usages. Par ailleurs les options et la configuration des outils (tablettes, téléphones…) et des sites (réseaux sociaux, mais aussi sites commerciaux, forums, sites de rencontres…) induisent des formes et des normes relationnelles, mais peut-on pour autant parler de rites ?

Communiquer sur Facebook demande un effort pour se fabriquer une image satisfaisante, se mettre en scène, alimenter son profil régulièrement, améliorer ou modifier son mur. Il y a une intention de paraître sur un mode secondaire ou « artificiel ». Le lien avec soi-même est variable, certains peuvent se perdre, d’autres vont chercher à coller exactement à l’image qu’ils se sont construit d’eux-mêmes. Ces écarts plus ou moins grands, qui vont de l’art figuratif à l’abstraction, expriment sans doute un rapport à soi qui se manifeste sur FB comme dans un test projectif. Pour cette raison, il semble que si l’on peut parler de ritualisation des interactions avec l’autre, dans la relation à soi-même, il y aurait plutôt une métaphorisation de l’individu grâce, ou à cause, de cette « réalité augmentée » ou « espace de projection » que peut constituer FB.

L’hyper-exposition de soi sur Facebook a été envisagée comme une valorisation du « paraître » dans l’affirmation identitaire, et, par extension comme un moyen d’exister coûte que coûte y compris, et surtout, dans l’artifice.

Pour « exister » ou plutôt « paraître d’exister » sur Facebook, c’est-à- dire pour être « vu » et « aimé », il faut se prévaloir de « liens » nombreux sur le plan quantitatif mais aussi parfois, surtout pour les plus âgés, sur le plan qualitatif ; soit avec des leaders d’opinions qui diffusent

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quotidiennement des infos, soit avec des institutionnels qui comptent (animateurs télé, journalistes, acteurs, chanteurs, joueurs de foot, autres sportifs, hommes politiques, religieux…). Autour de ces noyaux, des groupes « collections », dans le sens de collection d’individus6 (Lorenzi- Cioldi, 2002), se constituent à partir de quelques centres d’intérêts ou caractéristiques communes, socialement désirables, qui véhiculent des valeurs et des opinions consensuelles.

Enfin tout naturellement pour « avoir une place » sur Facebook il faut y passer du temps, communiquer des infos quotidiennement et ne pas avoir peur de s’exposer et d’exposer des idées pour susciter le fameux clic

« j’aime » qui valide l’appartenance au groupe virtuel.

Deux modes d’exposition semblaient coexister : le mode personnel et le mode public, avec entre les deux un certain nombre de variantes. Ceux qui restent le plus proche du modèle personnel, qui ne font pas de Facebook un outil exclusif de relations publiques n’hésitent pas à exposer toutes sortes de photos, y compris « chocs ».

L’exposition paradoxale de l’intimité, appelée parfois « extimité », (Tisseron, 2003) génèrerait une stéréotypie des formes de jugement des individus les uns envers les autres. Cette radicalisation apparente a conduit à explorer cette question de l’image de soi sur FB.

3.2. Comparaison sociale et estime de soi

Selon les psychologues sociaux et notamment Jacques-Philippe Leyens (2012), spécialiste des stéréotypes, « chaque étiquette contient en elle toute

6. Fabio Lorenzi-Cioldi considère que « L’identité personnelle et l’identité collective désignent deux manières d’être dans un groupe. L’une est une modalité dominante : la catégorisation de soi en tant que personne. L’autre est une modalité dominée : la catégorisation de soi en tant que membre du groupe. Les concepts de collection et d’agrégat combinent de manière différente les mêmes composants : le personnel et le collectif. Le groupe dominant, la collection, est un ensemble de personnes ayant chacune sa propre spécificité. Les membres de ce groupe se présentent et sont traités comme des exemplaires spécifiques du groupe. Chaque membre du groupe conçoit son appartenance comme volontaire, dérivée et accessoire. Le groupe cumule en les juxtaposant les caractéristiques des personnes ».

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une quantité d’informations… ». L’étiquette « jeune commercial », s’associerait, de façon caricaturale, avec les vêtements « classes » ou

« fashion », les voitures allemandes, les fêtes bien arrosées, les cigarettes blondes, et, en moyenne 350 amis sur Facebook… »

Dans notre contexte d’étude, FB augmenterait la puissance des stéréotypes, en même temps qu’il les révèlerait, parce qu’il emprunte les autoroutes classiques des relations sociales. Tout y est plus rapide, plus efficace, mais pas forcément plus sécurisé. Les critères d’inclusion/exclusion des catégories, existants depuis toujours, se sont normalisés et publicisés parce qu’ils sont sans doute plus « pragmatiques », plus « simples », plus « utiles », même s’ils sont parfaitement « injustifiés » et « injustes »…

L’« image des gens », en tant que produit culturel approprié par les groupes, les organisations et les sociétés se charge ici de valeurs comme n’importe quel objet. Comment le processus social de jugement est-il assumé par l’individu dans ces contextes précis ?

L’attribution de valeurs, constitutive des phénomènes de jugement, est bien à la base de toute activité de communication entre individus et par extension de toute participation à la vie sociale, ce qui constitue les fondements de la communication humaine (Sfez, 2001). Avant même de communiquer ou d’entamer une relation avec autrui, tous les signes qui permettent de repérer le statut et l’image de l’interlocuteur sont décryptés, ce qui va moduler et « adapter » la communication verbale et non verbale aux préséances, aux usages et aux utilités induites. L’ensemble des actes, des objets, des rituels mis en scène par l’individu dans son groupe seront producteurs de sens à différents niveaux d’explications complémentaires, cela sera rendu visible dans l’approche comparative, intergroupe et interculturelle, utilisée notamment par l’anthropologie culturelle tout autant que dans l’approche ethno-psychanalytique (Mauss, 1966 et Devereux, 1972).

En reconnaissant et en conférant à autrui une « personnalité», une

« place caractéristique », un « milieu social », mais aussi une « valeur morale » en termes de « bon/méchant » ou « utile/nuisible » … Cette forme de « trivialité » de la communication qui, « utilement », va rendre à César ce qui est à César renforcerait ce qu’Yves Jeanneret (2000 et 2008) appelle les « carrefours de la vie sociale », qui se retrouve bien dans ces

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nœuds stratégiques que constituent notamment les mécanismes d’évaluation (scolaire, professionnelle, judiciaire…).

Il serait impossible d’envisager les normes dans les processus d’évaluation d’autrui, y compris sur Facebook, sans comprendre qu’au- delà du processus d’affectation, d’une place, d’un statut ou d’un rôle, il y a une construction de l’identité, de l’image et aussi de l’estime de soi qui est en question. Il s’agit d’un processus de désignation que les individus endossent « naturellement ». Ainsi, les membres de ces groupes d’amis se comparent entre eux. Ils se reconnaissent comme appartenant à une communauté de gens « biens » qui sert ensuite d’étalon ou de norme de jugement mais aussi, nous le constatons, d’auto-jugement. Ce que je

« vaux » n’existe que dans la comparaison à autrui. La plupart des jeunes interrogés ne tentent pas de s’éloigner des standards pour ne pas risquer la marginalisation voire l’exclusion et, de façon consécutive, une baisse d’estime de soi. Ces questions connexes de la construction de l’identité et de l’estime de soi seraient le pendant des normes de jugement d’autrui.

Si l’on tient compte des multiples expérimentations sur l’impact des variables contextuelles sur l’auto-estime, on peut en déduire un certain nombre d’incidences possibles dans la pratique quotidienne de l’exposition de soi sur Facebook. La cooptation facile, les votes positifs, les encouragements, les commentaires valorisants, le partage des infos et les

« j’aime » s’apparentent à des renforcements positifs. À l’inverse, l’absence de renforcement, voire des critiques, ou des moqueries peuvent s’assimiler à des renforcements négatifs. Un individu « hors normes » aura plus de difficultés à recevoir des renforcements positifs et donc à se construire une image de soi favorable.

Il a été démontré que les stéréotypes liés aux critères de beauté étaient particulièrement actifs et utiles pour toutes formes de réussites publiques et privées : conjugales, scolaire, professionnelle… L’action conjuguée de ces mécanismes est souvent inconsciente, nous n’avons pas toujours accès à nos mécanismes de jugement. Il s’agit de codes implicites. Sur le réseau FB le poids des apparences joue à la fois au travers d’une forme de légèreté consensuelle et floue, « on est d’accord sur l’essentiel, mais on ne sait pas très bien ce qui est essentiel, à part être d’accord » et à la fois sur la reproduction de normes très structurées et rétrogrades telles que, « je ne peux pas me permettre d’avoir des filles moches dans mes amis », qui semblent s’être banalisées.

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Ici, paradoxalement, ces déclarations sont parfois revendiquées comme un faire-valoir, notamment la tolérance « zéro » vis-à-vis des « cassos », des

« moches », des « bouzeux », des « gros »…

3.3. Une apologie du flou

Dans notre population de référence, le niveau de coexistence est important (le temps passé ensemble sur le réseau). Rester connecté c’est exister, même si l’on ne fait que « traîner ensemble ». Beaucoup du temps occupé à traîner s’est déplacé sur Internet. Peu importe si ce que fait ou dit l’autre n’est pas toujours explicite. L’individu se construit dans une interprétation des messages qui laisse une part plus importante à la projection, aux rêves, aux fantasmes… On assiste un peu au même phénomène sur les sites de rencontres. Comme nous l’explique Jean- Claude Kaufmann, les personnes peuvent « tomber amoureuses 10 fois par jour » (2010), mais le passage à la rencontre réelle est souvent difficile. Il faut composer avec le flou, partir de l’a priori que l’on est d’accord sur l’essentiel, que tout est clair et qu’il n’y a pas de problème. Ce qui est nettement plus facile dans le virtuel et moins dans la réalité.

Le problème est que si l’on interroge nos sujets sur les motifs qui les conduisent à apprécier, à voter ou à « aimer » tel ou tel, les raisons sont plus qu’obscures et sont souvent liées à des « impressions » assez confuses sur l’image de l’autre, parfois réduites à deux ou trois informations ou signes caractéristiques de son aspect physique.

Jean-François Amadieu explique dans son ouvrage, Le poids des apparences (2005) comment l’esthétique d’un visage est jugée selon des critères « d’éloignement vis-à-vis des normes ». Comment ce fameux écart à la moyenne pénalise le sujet évalué.

Nous nous faisons une représentation de l’apparence moyenne d’un homme ou d’une femme, d’une personne jeune ou vieille. Cette moyenne des apparences correspondrait au standard de beauté et toute apparence s’écartant de la moyenne serait, de ce fait, jugée anormale et disgracieuse… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un individu

« parfaitement moyen » n’est donc pas banal et sans charme. Au contraire…

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Sur le réseau social, il y aurait une discrimination immédiate et publique. Par exemple, l’amie d’enfance un peu « spéciale » qui demande à être cooptée. « Autant il serait possible de l’éviter dans la vraie vie en trouvant une excuse, autant sur FB, elle verra tout de suite si on n’accepte pas la mise en contact… »… « Il y a les relations que l’on accepte d’afficher et les autres… »

4. Conclusion

Sur FB comme ailleurs, l’alternance entre exposition, présentation de soi et jugement d’autrui présiderait les interactions entre les « soi » qui, comme nous l’explique Goffman (1974) ne vont jamais les unes sans les autres… « Ce qui est en jeu dans Les Relations en public, c’est bien la confrontation des soi… » L’identité individuelle se construit en référence à l’autre généralisé, le jugement social incorporé (Mead, 1963). Elle s’affiche par rapport aux normes des groupes sociaux d’appartenance…

Les usages numériques ne peuvent être isolés les uns des autres. La

« culture » numérique a des spécificités qui sont visibles dans les modes communicationnels : cooptations, séductions, participation citoyenne, mais aussi téléchargements illégaux, calomnies, diffamations… : le rapport aux normes comme à la Loi, donc à Soi, serait ainsi modifié.

L’utilisation intensive des réseaux sociaux couplée avec l’exposition de son intimité pourrait s’appeler de l’« extraversion numérique » et peut- être, selon le terme de Serge Tisseron, de l’extimité, qui ne se confondrait pas avec les compétences relationnelles sociales classiques. À ce stade nous ne pouvons affirmer que l’identité induite par l’usage intensif des réseaux sociaux serait une prolongation d’une identité déjà constituée qui se révèlera peut-être davantage sur le réseau ou que le réseau rendra visible.

Toutefois on remarque des différences entre les interactions IRL et celles médiatisées par le réseau social. On constate notamment que les profils des individus qui s’exposent et s’impliquent ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui le font d’ordinaire en vis-à-vis. D’autres aptitudes et d’autres façons d’être sont aussi nécessaires pour être acteurs et « en vue » sur les réseaux. Plutôt que de parler de « rituels » numériques, on pourrait dire que les « mondanités » numériques ne seraient pas tout-à-fait semblables aux modèles et aux codes des sociabilités classiques. Nous constatons une différence liée à la forme et à l’usage : des individus socialement inhibés

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avec une estime d’eux-mêmes faible peuvent se montrer plus extravertis sur les réseaux sociaux, en cela il existerait des modes de paraître, comme l’extraversion numérique, qui peuvent modifier les relations habituelles.

Pourquoi pourrait-on parler de rites en émergence, dans les interactions sur FB ?

Le rite est chiffre à sa manière et la parenté n’est nullement gratuite du latin ritus et du grec arithmos. La conduite qu’il suppose est, d’abord et surtout fonction des signaux qu’il se donne et qui, comme tels, n’ont d’autre finalité que l’ostension. (Gagnepain, 1982).

Il existerait une étroite complémentarité entre les mythes fondateurs modernes (Barthes, 1957) et les rituels de communication, entre les représentations sociales et la mise en scène individuelle, entre la culture des sujets et la forme de théâtralisation symbolique qu’ils en donnent, entre théories implicites, fantasmes et scénarios manifestés. S’il semble que ces rites fonctionnent, il paraît alors nécessaire de s’interroger sur la nature des mythes qui les forgent, pour comprendre quelles sociétés et quels individus ils construisent.

Pour être structurant, le rite doit introduire des règles dans la communication. Il faut qu’il y ait un dehors et un dedans (Sfez, 2006). Le consensus flou et fusionnel ne permet pas forcément cela.

Sur Facebook, ce que l’on donne à voir change l’image que l’on a de soi. Les lignes bougent entre privé et public. L’exposition de la sphère privée implique les individus au point que le spectateur devient acteur

« participant ». Le spectacle engage et forme celui qui le voit. Ici le spectacle est souvent éphémère, flou et indéterminé, avec une dimension émotionnelle et une réactivité parfois violente. Cette approximation des relations se ferait peut-être au risque d’une forme de déstructuration, c’est- à-dire d’indétermination. « On sait qu’on est d’accord (ou pas) mais on ne sait plus trop sur quoi et pourquoi… ». Le rapport à la Loi, au temps et à l’espace change.

En outre, la répétition quotidienne fabriquerait de la ritualisation technique mais pas forcément de la ritualisation symbolique, ce qui ne saurait se confondre. Le rituel symbolique construirait le rapport à l’histoire et au temps, le rituel technique s’insère dans une succession d’évènements (Sfez, 2002).

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De fait, les actions de se décrire, comme de se raconter, de se vêtir ou de se dévêtir, si elles sont avant tout une expression de soi en tant que personne, sont éminemment sociales, donc souvent ritualisées et correspondent à des codes implicites. De surcroît, elles agissent comme un instrument d’inclusion des différents acteurs dans un mode donné de société.

Bibliographie

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De Gail M.A. (2012). Les normes implicites du « tri sélectif » sur Facebook – innovation ou reproduction ? Actes du colloque international CMN Roubaix.

Detis E. (1990). Le bal masqué, espace de liberté… surveillé. Bull. études anglo- américaines des XVIIe et XVIIIe s. vol 30, p. 85-102.

Devereux G. (1972). Ethnopsychanalyse complémentariste. Flammarion, Paris.

Dubois N. (2006). La valeur sociale des personnes. Bilan et perspectives en psychologie sociale. Grenoble, PUG, p. 81-115.

Dubois N., Le Poultier F. (2007), Les amphis de France 5. Les effets de la catégorisation, Film « Je vois ce que je crois », Canal U.

Gagnepain J. (1982). Du vouloir dire, traité d’épistémologie des sciences humaines.

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Goffman E. (1974). La mise en scène de la vie quotidienne. Paris, Minuit.

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Références

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