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L'estime sociale

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L'estime sociale

MINNER, Frédéric

Abstract

Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit (2004), J. Elster (1999), A.

Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ont contribué à développer la thématique de l'estime sociale. Cependant leurs compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs analyses donnent souvent l'impression d'être inconciliables. Une lecture attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet article, d'établir une ontologie cohérente de l'estime sociale. Précisons encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun afférent à l'estime, dont les moralistes français ont contribué à développer la richesse. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère, bien qu'ils n'utilisent pas l'expression telle qu'elle, rendent le concept d'estime sociale par les mots

«honneur», «respect», «gloire», «grandeur», «dignité», «distinction», «renommée»,

«considération», ou encore «estime publique». Notre manière de procéder dans ces pages consistera donc [...]

MINNER, Frédéric. L'estime sociale . Genève : Université de Genève, 2009

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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:48328

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(1991) ont contribué à développer la thématique de l’estime sociale.

Cependant leurs compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs analyses donnent souvent l’impression d’être inconciliables. Une lecture attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet article, d’établir une ontologie cohérente de l’estime sociale. Précisons encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun afférent à l’estime, dont les moralistes français ont contribué à développer la richesse1. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère, bien qu’ils n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept d’estime sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire », « grandeur »,

« dignité », « distinction », « renommée », « considération », ou encore

« estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous aidant des théories développées par les chercheurs susmentionnés.

Frédéric Minner est licencié en sociologie de l’Université de Genève.

ISBN : 2-940386-07-2978-2-940386-07-9

Working Paper n° 3 / 2009

L’estime sociale

Ou les figures de l’estime

Frédéric Minner

DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE

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L’estime sociale

Ou les figures de l’estime

Frédéric Minner

Working Paper n°3 / 2009

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L’estime sociale Ou les figures de l’estime Frédéric Minner

Citation conseillée : Minner, Frédéric, L’estime sociale. Ou les figures de l’estime (2008). Genève : Université de Genève.

ISBN : 2-940386-07-2978-2-940386-07-9

Table des matières

Table des matières 3

1 Introduction 4

2 La nature de l’estime sociale 5

2.1 Définition de l’estime 6

3 Deux modalités de la comparaison : présence et interaction 10

4 Les formes relationnelles de l’estime sociale 14

5 La reconnaissance sociale et l’éthique des vertus 18

5.1 La formule de la relation pentadique 18

5.2 Éthique attractive et éthique impérative 20

5.3 Étude de cas 21

5.4 Les concepts éthiques épais 25

5.5 La reconnaissance sociale 27

5.6 La formule de la relation pentadique, bis 30

6 Les figures de l’estime 31

6.1 Les vertus cardinales de l’estime 31

6.2 La dignité et l’intégrité 33

6.3 La gloire et l’excellence 37

6.4 L’honneur et le courage 40

6.5 La grandeur et la magnanimité 44

7 Conclusion 53

8 Bibliographie 54

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On dit souvent que les trois passions présidant à l’existence humaine sont le désir de propriété, le désir du pouvoir, et le désir du prestige, de statut ou d’estime (Paul Ricoeur in L’homme faillible). Les effets du premier désir sont décrits par l’économie standard, les effets du second par la science politique – et bien sûr ils sont enregistrés dans les annales de l’histoire.

Mais les effets du désir pour l’estime ont échappé à la sagacité des chercheurs en sciences sociales. C’est presque comme s’il existait un complot afin de ne pas rapporter ou attester le fait que nous sommes, et avons toujours été, une espèce avide d’honneur.

Geoffrey Brennan, Philip Pettit, The Economy of esteem

1 Introduction

Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit (2004), J. Elster (1999), A. Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ont contribué à développer la thématique de l’estime sociale. Cependant leurs compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs analyses donnent souvent l’impression d’être inconciliables. Une lecture attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet article, d’établir une ontologie cohérente de l’estime sociale. Précisons encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun afférent à l’estime, dont les moralistes français ont contribué à développer la richesse1. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère, bien qu’ils n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept d’estime sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire »,

« grandeur », « dignité », « distinction », « renommée », « considération », ou encore « estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous aidant des théories développées par les chercheurs susmentionnés.

L’estime sociale consiste en une attitude évaluative, comparative et directive dépendante de relations établies par l’interaction ou par la mise en présence d’un individu dans le contexte social d’un autre. Au sens le plus fort pris par l’estime, ces relations ont la forme de relations pentadiques où

1 Elster (1999) préconise ces auteurs pour qui veut comprendre les mécanismes de l’estime.

l’individu en quête d’estime se compare et est comparé à un autre individu, par un public, relativement à des idéaux moraux. Ces idéaux sont indexés à des statuts sociaux – ce que nous illustrons au moyen d’exemples tirés d’une étude sociologique menée aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Le fait que les individus cherchent à être positivement estimés, relativement à ces idéaux afférents à leurs statuts sociaux, assimile la quête de l’estime des autres à une quête de reconnaissance. Remarquons encore que les relations pentadiques, d’où l’estime tire son origine, se traduisent dans des formes sociales caractéristiques qui permettent de dégager les quatre figures principales de l’estime : la dignité, la gloire, l’honneur et la grandeur, auxquels sont respectivement associés quatre idéaux : l’intégrité, l’excellence, le courage et la magnanimité qu’un individu en quête d’estime cherche à personnifier par ses manières d’être. Nous posons ainsi que l’estime sociale consiste en un phénomène agrégeant des états mentaux, des relations, des formes sociales, et des comportements éthiques.2

2 La nature de l’estime sociale

Comme le montre l’épigraphe à notre article, Brennan et Pettit postulent que l’espèce humaine est une espèce avide d’honneur : les êtres humains tendent à rechercher l’estime de leurs pairs et à éviter leur mésestime. Ces auteurs ajoutent que

« […] L’évidence fait valoir, jusqu’à un certain point, que l’estime, de manière inconditionnelle ou intrinsèque, a prise sur nous […] – l’estime étant quelque chose que la nature a disposé dans l’être humain afin qu’il la trouve attractive, peut-être pour des raisons de fitness biologique. Nous nous préoccupons souvent de l’estime lorsqu’il y a peu ou rien à gagner […]. Nous nous préoccupons de notre rang vis-à-vis de gens que nous ne serons probablement pas conduits à voir – disons ceux qui viendront après nous – et vis-à-vis de gens qui savent si peu à notre sujet que leur opinion ne peut guère nourrir l’image […] que nous avons de nous-mêmes.

(Brennan, Pettit, 2004, p.29)

2 Nous souhaitons vivement remercier Stéphane Augsburger, Emma Dayer- Tieffenbach et Antoine Läng, qui, par leurs remarques éclairées, ont grandement contribué à améliorer le contenu de ces pages.

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Restant prudents sur la généalogie évolutionniste du phénomène, les auteurs n’en déclarent pas moins que l’estime est une capacité naturelle de l’être humain qu’il est disposé à trouver attractive de manière inconditionnelle, « jusqu’à un certain point ». De fait, certains sujets sociaux se soucient de leur réputation auprès d’individus qu’ils ne connaîtront jamais, comme ceux de générations futures. Cet intérêt irrationnel pour l’opinion d’un public futur semble donc indiquer que l’estime est attractive de manière intrinsèque et compte pour être une fin en soi. On ne peut néanmoins nier qu’un sujet puisse, dans certaines circonstances, chercher l’estime des autres à des fins purement utilitaires, comme dans le cas où celle-ci permet d’accéder à des statuts conférant du pouvoir sur autrui.

Toutefois, dans le cas de l’exercice du pouvoir, l’histoire montre que tous les grands tyrans ont su instaurer autour d’eux un véritable culte de la personnalité, comme Mao Zedong, pour ne citer que lui. Dans notre article, nous nous en tiendrons ainsi à l’hypothèse que l’estime possède une valeur intrinsèque aux yeux de l’humain, sans chercher à explorer les rapports que sa quête entretient avec celles du pouvoir ou de la richesse.

2.1 Définition de l’estime

L’estime sociale est une attitude évaluative consistant à approuver ou désapprouver la ou les manières d’être au monde d’un individu. Comme objets de l’estime, ces manières d’être sont les actes, les pensées, les traits de caractère et les apparences physiques de cet individu – c’est-à-dire que tout composant relevant soit de son vécu culturel, soit de son héritage génétique, est susceptible d’être évalué comparativement à un référent axiologique. Afin d’éviter toute confusion, précisons que le concept d’estime est utilisé dans le sens technique suivant : estimer quelqu’un ou quelque chose signifie évaluer positivement ou négativement cette personne ou cette chose. Ce concept est donc neutre : il retrace le fait qu’estimer un objet signifie simplement lui conférer une valeur positive ou négative (Brennan, Pettit, 2004). Ainsi, si une manière d’être au monde d’un individu est estimée par rapport à un référent et que cette manière d’être est conforme à celui-ci, alors l’estime est positive ; dans le cas inverse, l’estime est négative. Ajoutons que les référents à partir desquels sont déterminées les valences positives ou négatives de l’estime ressortissent à trois types : ils consistent en des standards, des normes ou des idéaux (Brennan, Pettit, 2004).

La propriété de ces référents axiologiques est d’orienter ce que doit être une manière d’être comparativement à eux. En effet, les mécanismes de l’estime ne se bornent pas aux seuls jugements de valeur ; ils indiquent également la direction de ce qui est à faire préférentiellement ou impérativement. Sans nous préoccuper de leur provenance culturelle, nous pouvons donner quelques exemples d’impératifs que l’on peut rencontrer dans le monde : premièrement, les impératifs portant sur ce qu’il est adéquat de faire : manger avec des baguettes ; arriver à l’heure à un rendez- vous ; ouvrir les portes aux dames ; deuxièmement, ceux qui portent sur les manières de penser : ne pas convoiter la femme de son voisin ; se réjouir de la réussite d’autrui ; ne pas croire en une théorie hétérodoxe ; troisièmement, il y a ceux qui visent le paraître : se coiffer à la dernière mode ; scarifier son visage ; porter de faux ongles ; et finalement, ceux qui portent sur ce qu’il est adéquat d’être : être poli, probe, subtil ; ou de n’être pas : stupide, avare, hypocrite. Pour résumer : l’estime sociale a pour cible les caractéristiques comportementales, psychologiques et physiques d’un agent qu’elle contribue à façonner culturellement, en indiquant la direction à suivre, afin d’acquérir du prestige ou d’éviter le déshonneur. Cette conception de l’estime comme attitude est redevable à G. Brennan et P.

Pettit qui considèrent que trois caractéristiques fondamentales la caractérisent :

« (1) C’est une attitude évaluative

Parce qu’elle implique de classer une personne sous un aspect ou un autre.

(2) C’est une attitude comparative

Parce que dans la plupart des cas, l’intensité de l’estime ne dépend pas seulement du classement absolu, mais aussi de la manière dont une personne se compare avec les individus pertinents dans le classement en cause.

(3) C’est une attitude directive

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Parce qu’un classement par rang a lieu dans des domaines où il est supposé que les agents peuvent agir sur leur performance ; par exemple, ils peuvent généralement investir plus d’efforts pour améliorer le rang qu’ils reçoivent dans la classification. » (Brennan, Pettit, 2004, p.15)

L’estime consiste donc en une attitude évaluative, comparative et directive. Partant de cette triple assertion, nous proposons de nous pencher plus attentivement sur la manière dont ces trois attitudes varient selon un certain nombre de relations typiques liant les sujets sociaux entre eux.

La première thèse soutient qu’estimer une personne implique de la classer. Or il existe deux manières d’effectuer un classement d’après un jugement évaluatif. En effet, lorsque nous jugeons la conduite d’un individu – sous un aspect ou un autre – nous le classons soit sur une échelle, du moins bon au meilleur, soit dans une catégorie, celui qui a réussi contre celui qui a échoué. Le classement peut donc s’effectuer selon une distribution par gradation ou selon une répartition binaire où les individus sont classés d’après le succès ou l’échec de l’action entreprise. Ce dernier point nous conduit à la thèse (2). Brennan et Pettit s’accordent pour dire que l’intensité de l’estime dont jouit un individu ne dépend pas que de son classement absolu, mais dépend aussi de la comparaison qu’il effectue entre lui et un ou des autres. Ajoutons que dans d’autres cas, cette intensité dépend de la manière dont l’individu est comparé à un référent axiologique et à lui seul. Pour illustrer le premier point, pensons à n’importe quel système de compétition où chacun se compare aux autres et se voit attribuer un rang, sur l’échelle hiérarchique, en fonction de la qualité de sa performance, comparativement à celles des autres. Le fait que l’estime ne dépende pas seulement du classement absolu, mais aussi de la comparaison à autrui, se reconnaît dans la gloire moindre que retirerait l’un des joueurs de tennis les mieux classés au monde, s’il venait à remporter un tournoi de seconde zone, comparativement à la gloire qu’il retirerait s’il remportait un tournoi du grand chelem. Pour le second point, l’estime ne dépend pas de la comparaison à autrui, mais de la comparaison des manières d’être du sujet à un référent seulement – comme lorsque le sujet est comparé à un idéal de vertu. Ainsi, un individu peut-il être estimé positivement car, entre autres exemples, il est poli, pieux, sincère, etc. C’est pourquoi ces conduites ne nécessitent pas toujours la comparaison à autrui, même si, par principe, cette comparaison est toujours possible. La personne est donc polie ou impolie, pieuse ou impie, sincère ou hypocrite, etc. selon qu’elle a accompli ou négligé les actions conférant de l’estime, comparativement à l’idéal de vertu en cause, et seulement par rapport à lui. En regard de ces arguments, la

thèse (3) de Brennan et Pettit doit être légèrement modifiée. En effet, puisqu’un individu est susceptible d’acquérir de l’estime en parfaisant ses performances ou en accomplissant la chose estimée, il s’ensuit qu’il peut améliorer son rang en s’élevant d’un rang moins estimé à un rang plus estimé ou d’un rang auquel une estime neutre, ou négative, est associée, à un rang positivement estimé. C’est-à-dire que, dans le premier cas, les rangs sont évalués le long d’une échelle produisant une hiérarchisation par gradation ; et que, dans le second cas, ils sont distribués d’après une logique de tiers exclu faisant qu’à un rang estimé correspond un rang non estimé. Il existe cependant une troisième modalité par laquelle l’estime est directive, qui consiste, pour un individu, à agir avec précaution afin de ne pas perdre son rang, sans possibilité pour lui d’accroître l’estime que les autres lui portent. Dans ce cas de figure, le rang ne peut être amélioré, mais ne peut être que perdu sans possibilité de le recouvrer :

« Dans certaines sociétés, il existe une présomption en faveur de l’honneur. Quoiqu'il puisse se perdre du fait d’un comportement honteux, l’individu n’a pas à l’acquérir par ses actions – en fait, il ne le peut – […]

l’honneur ne peut être perdu que par l'insuccès de son détenteur à le protéger. » (Elster, 1999, p.207-208)

C’est le cas, par exemple, de la vertu de modestie sexuelle, qui constitue l’honneur conféré a priori aux femmes des cultures dites « de l’honneur ».

Dans ce type de culture, le déshonneur d’une femme ayant manqué à cette vertu peut correspondre au fait de parler à des inconnus, de parler trop longtemps à des commerçants, de flirter avec un homme, d’être l’objet de rumeur mettant en doute sa vertu, d’avoir des relations sexuelles illicites, ou encore, d’avoir subi un viol. Une femme déshonorée pour l’une ou l’autre des raisons susdites est susceptible d’être battue, mise au ban de la société, ou mise à mort par sa communauté et sa famille, dont l’honneur lui-même atteint doit être rétabli. Ainsi, tant que la femme agit « vertueusement », elle reste estimée, mais si elle agit avec « vice », son déshonneur est irrévocable, sa faute, suivie par les conséquences susdites, est considérée comme irréparable. On le comprend, de façon à éviter le déshonneur, la vertu de modestie sexuelle doit être cultivée : une femme se doit d’éviter les circonstances compromettantes. Ainsi, l’estime publique imprime-t-elle une direction au comportement, non au sens précédent d’améliorer son rang, mais au sens d’en éviter la perte.

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3 Deux modalités de la comparaison : présence et interaction

Lorsque nous comparons des choses entre elles, deux possibilités nous sont offertes : la première consiste à comparer des choses existantes et la seconde à comparer des choses qui interagissent. Ces choses peuvent être des objets non sociaux, comme des roches minérales présentant des qualités différentes – du quartz par rapport à du granit, par exemple –, ou, des objets sociaux, comme des personnes dotées d’un statut social. Ce sont bien entendu les comparaisons sociales qui nous intéressent. Ainsi, pour la comparaison d’objets existants, les mérites de Jules César peuvent être comparés à ceux d’Alexandre le Grand :

« […] Étant venu à Gadès, [César] remarqua, près du temple d’Hercule, une statue d’Alexandre le Grand : il se mit alors à gémir et, comme écoeuré de son inaction, en pensant qu’il n’avait encore rien fait de mémorable à l’âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre, il demanda tout de suite un congé pour saisir le plus tôt possible, à Rome, les occasions de se signaler. »3 (Suétone, p.38, [1975], 2004)

Puisqu’ils ne sont pas contemporains l’un de l’autre, et n’ont pu pour cela interagir, c’est du simple fait de l’existence passée d’Alexandre, que César, à la poursuite de la gloire, prend son illustre prédécesseur comme modèle de référence et se plaint de ne s’être pas encore hissé à sa hauteur.

En ce qui concerne des objets en interaction, Garry Kasparov et Anatoli Karpov peuvent être comparés, puisque c’est en battant ce dernier à Moscou, le 9 novembre 1985, que Kasparov a été sacré champion du monde du jeu d’échecs. C’est leur interaction qui a permis au premier de l’emporter sur le second. Remarquons que ces deux types de comparaison opèrent d’après des dépendances : la réaction de dépit de César dépend de l’existence d’Alexandre comme référent à quoi se comparer, tandis que le sacre de champion du monde de Kasparov dépend de son interaction avec son adversaire auquel il est comparé, d’après les standards du championnat

3 On sait que les faits relatés par Suétone doivent être considérés avec prudence.

Cependant, aux yeux des historiens de l’Antiquité, Suétone passe pour très bien rapporter la mentalité de l’époque – ce qui justifie le fait d’utiliser cette anecdote comme paradigme d’exemple.

du monde d’échecs. Ces remarques nous conduisent à défendre la thèse selon laquelle l’estime est une propriété sociale qui dépend, d’une part, de relations de mise en présence – i.e. de relations établies sur la base de l’existence d’individus mis dans un même contexte social – et d’autre part, d’interactions connectant ces individus les uns aux autres. Ce sont ces relations qui, grâce à l’effectuation par l’esprit de comparaisons sociales, sous-tendent la manière dont les individus sont évalués. Afin d’examiner plus en détail ce dernier postulat, nous reprenons la thèse de Pettit (1996, 2005) qui soutient que la capacité de penser est une propriété socialement dépendante, et nous appliquons sa méthode d’analyse à l’estime sociale.

Ainsi,

« Le principal élément qui doit être toujours conservé de manière à fonder la posture du holisme social est le postulat selon lequel les individus ne sont pas entièrement indépendants (free-standing). Ils dépendent des uns et des autres pour la possession de propriétés qui sont centrales à l’être humain. » (Pettit, 2005, p.117)

Au sens où nombre de propriétés caractérisant l’être humain sont dépendantes d’autres êtres humains, l’individu n’est pas un atome parfaitement indépendant de ses pairs ; il est bien un homo sociologicus inclus dans des réseaux de dépendance. Cette dépendance, nous dit Pettit, est instituée lors d’interactions entre individus ou en vertu de la présence d’autrui dans le contexte social de la personne :

« Pour jouir [d’une propriété dépendante], je puis dépendre de la présence des autres, au sens de dépendre de leur existence – en particulier de leurs actions dans mon contexte social –, ou dans le sens de dépendre du fait d’interagir avec eux […] » (Pettit, 2005, p.118)

N’importe laquelle des propriétés faisant d’un individu un homo sociologicus est ainsi tributaire de la présence d’autrui et/ou d’interactions avec autrui. Pour une propriété comme l’estime sociale on peut dire trivialement que, sans la présence d’un public, elle ne peut émerger.

Personne n’est en effet à même de se couvrir de gloire, de jouir d’un grand honneur ou d’être un grand du monde si nul public n’a vent de ses manières d’être. L’estime reçue est ainsi dépendante de ceux qui l’accordent. La

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question que soulève cette idée de la dépendance à autrui est celle de sa forme :

« […], ici la distinction saillante se fait entre une dépendance de forme causale et une dépendance de forme non causale : par la première s’exerce l’influence active d’autrui, par la seconde ce n’est pas le cas. Je dépends causalement de la présence des autres pour la possession d’une vaste étendue de choses : disons, pour la capacité à parler le français, puisque j’ai appris (pick up) cette langue de mes parents, pairs et enseignants. Je dépends de façon non causale d’autrui pour la possession de toutes qualités impliquant une référence comparative ou indexicale cachée à une communauté plus large : ce n’est qu’en vertu de la présence des autres que je peux être dit grand ou riche ou couronné de succès, par exemple, même lorsque personne d’autre que moi n’est causalement responsable du fait que j’ai développé ces traits. » (Pettit, 2005, p.117-118)

La dépendance causale implique qu’un individu exerce une influence active sur un autre individu lors d’une interaction : par exemple, un professeur d’histoire, qui enseigne à ses élèves que Caligula était un empereur romain cruel et vil, provoque chez ses élèves la croyance que Caligula était un empereur romain cruel et vil ; tandis que la dépendance non causale s’institue en vertu de l’indexation de la personne à une communauté où tous les individus présents sont comparables relativement à un attribut propre à ce contexte social. Pettit en donne l’exemple suivant :

« Le gain de poids de Tom fait de lui la personne la plus lourde ici ». (Pettit, 1996, p. 170). Ainsi, si des personnes, qui ne se connaissent pas, sont réunies dans une pièce et que Tom y pénètre, alors, comparativement aux autres, sa récente prise de poids fait de lui le plus lourd de tous. Ce qualificatif lui est ainsi attribué de manière non causale par la simple comparaison aux autres qui n’ont aucune responsabilité dans cette prise de poids – lui seul en connaît les raisons ; leur présence est purement accidentelle, le hasard aurait pu faire que des personnes plus lourdes que Tom soient présentes dans la salle. Ainsi, dans un autre contexte, si Tom était effectivement mis en présence de gens plus lourds que lui, la comparaison produirait le résultat inverse : Tom serait le plus léger de la pièce. Cet exemple montre le rôle capital que joue l’attitude de comparaison sociale dans la dépendance non causale : c’est bien par elle qu’une relation, conférant à Tom et ses pairs un rang sur une échelle de poids, est établie.

Pour appliquer la thèse des dépendances non causales à l’estime, nous allons utiliser un exemple tiré de Pettit : « l’abdication de la reine fait de son

fils, le prince, le monarque légitime. » (Pettit, 1996, p.170) : X est le fils de la reine et, comme tel, le prince du royaume. Or, lorsque la reine abdique, du fait de l’arrière-plan institutionnel et des règles constitutives, par exemple, de la monarchie européenne, le prince, comme candidat légitime voué à régner sur le royaume, accède au statut de roi – statut d’un prestige plus grand que celui de prince. Ce sont donc les règles constitutives de la monarchie qui permettent au prince d’accéder à ce statut plus prestigieux : le prince « ne fait rien »4 pour être désigné roi, la reine abdique et, de facto, le statut du prince est modifié. Toutefois, comme le précise Pettit, la causalité n’est pas absente de cette modification de statut : « Le conséquent [ i.e. le prince devient le roi] est réalisé de manière survenante5 sur la réalisation de l’antécédent [i.e. l’abdication de la reine], étant donné les conditions d’arrière-plan. » (Pettit, 1996, p.170). Selon cette analyse, des faits institutionnels surviennent sur des faits bruts : l’événement

« abdication de la reine » cause l’événement « le prince devient roi » sur lesquels la dépendance non causale, mettant en relation ces deux individus par leur indexation au contexte institutionnel de la monarchie, opère. C’est ainsi grâce à cette dépendance par survenance que le prince accède à un prestige plus grand.

Un second exemple de dépendance non causale, pour l’estime, est celui déjà mentionné de César comparant ses réalisations à celle d’Alexandre : X, un stratège de l’Antiquité, compare l’excellence de ses réalisations à celles de Y, un autre stratège de l’Antiquité, ayant vécu 250 ans avant lui, et X perçoit que sa gloire est moindre que celle de Y, sans qu’ils n’aient interagi l’un avec l’autre. On voit que pour que la comparaison opère, les deux termes de la relation sont indexés à un même genre de groupe social – une armée de l’Antiquité – et occupent le même rang sur sa structure relationnelle, puisque César et Alexandre étaient tous deux généraux. Cet exemple est riche d’enseignements car il montre que les comparaisons peuvent opérer, sans continuité historique, d’un contexte spatio-temporel à un autre : seul est requis que l’agent identifie, par analogie, une homologie structurelle et idéelle.

4 Pour éviter les complications, nous considérons que le prince n’a aucune responsabilité dans cette abdication : il n’a pas comploté contre sa mère. Toutefois, si l’analyse de Pettit est exacte, quand le prince aurait pris part à un complot pour accéder au pouvoir, cette accession n’en resterait pas moins possible en vertu des mêmes dépendances non causales qui le mettent en relation avec la reine.

5 Notre italique.

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Enfin, pour les dépendances causales, la victoire de Kasparov sur Karpov indique que l’estime peut dépendre d’interactions. Il faut néanmoins garder à l’esprit que celles-ci sont indissociables des dépendances non causales. Ainsi, c’est en vertu de leur indexation à la même communauté de référence – le cercle des joueurs d’échec professionnels – que X et Y, deux grands-maîtres, partagent les mêmes standards et idéaux de performance et que, au cours d’un match, X peut, en interagissant avec Y, se montrer supérieur à lui et ainsi accéder à la gloire.

4 Les formes relationnelles de l’estime sociale

L’estime sociale est donc une propriété sociale dépendante causalement d’interactions et/ou dépendante non causalement de mises en présence, et ces dépendances sont instituées par comparaison sociale. Notre question porte, à présent, sur le nombre de termes à mettre en relation pour que la comparaison opère de manière accorder de l’estime à des sujets sociaux. Les divers exemples présentés jusque-là montrent que, très souvent, quatre termes sont requis : deux sujets sociaux, comparés à un référent axiologique, et un public effectuant la comparaison.6 Toutefois, pour compléter le tableau, encore faut-il ajouter un cinquième terme : la personne en quête d’estime, spectatrice de sa propre conduite. En effet, l’estime positive ou négative accordée par un public dépend intimement du désir sincère ou hypocrite qu’a cette personne d’agir conformément à la morale.

De fait, comme le dit Smith, pour être admirée, cette personne doit aimer être digne d’éloge et non pas aimer l’éloge seul, sans quoi le public est susceptible de ne pas lui accorder son estime ou de ne la lui accorder que partiellement. L’estime fluctue donc selon que cette personne témoigne ou ne témoigne pas d’un souci authentique de s’appréhender comme moralement intègre :

« Ceux qui sont disposés à diminuer le mérite de sa conduite l’imputeront principalement, ou entièrement, au seul amour de l’éloge, ou à ce qu’ils appellent la seule vanité. Ceux qui sont disposés à lui être plus favorable

6 Dans cette phrase, sujet social doit s’entendre dans un sens très large de manière à admettre que des collectifs homogènes soient comparables au même titre que des individus ; de même, le public peut être constitué d’un individu comme de dix mille.

imputeront sa conduite principalement, ou entièrement, au désir d’être digne d’éloge, à l’amour de ce qui est véritablement honorable et noble dans la conduite humaine ; au désir non seulement d’obtenir, mais aussi de mériter, l’approbation et l’applaudissement de ses frères. » (Smith, 1999, p.190)

On comprend ainsi que l’estime sociale requière qu’au désir d’estime des autres soit associé un désir d’estime de soi, et que cette association établisse l’estime comme un phénomène pentadique. Toutefois, ces cinq termes sont- ils toujours requis pour que l’estime déploie ses mécanismes ? Non, car il arrive que trois ou quatre termes suffisent. Nous postulons néanmoins que l’estime, dans son sens le plus fort, procède bien de relations pentadiques7, et que ce n’est que dans un sens plus faible qu’elle procède de relations triadiques ou tétradiques. Afin d’établir ce point, il est nécessaire de passer en revue les diverses relations du désir d’estime de soi et du désir d’estime des autres.

Comme le dit Elster, c’est « un truisme [connu] que dans toute société certaines actions, réalisations, possessions, ou traits de caractère sont valorisés ou vus comme ‘bons’ » (Elster, 1999, p.203), et c’est un truisme supplémentaire d’avancer que « les membres d’une société peuvent […]

vouloir être bons. » (Elster, 1999, p.203) Ainsi, pour l’estime de soi, c’est-à- dire l’image qu’un individu se fait de lui-même, une relation triadique par laquelle un sujet social se compare à un objet du bien prend cette forme :

7 « Une relation triadique constitue la gloire dans sa forme la plus généralisée (full- blown form) ». (Elster, 1999, p.203). Elster ne considère pas le bien en cause comme étant un terme de la relation, il ne conçoit donc pas l’estime comme impliquant,

« dans un sens faible », une relation tétradique, et « dans un sens fort », une relation pentadique. Nous ne souscrivons pas à cette conception des relations qui ne lient que des êtres humains entre eux : les objets, qu’ils soient idéels ou matériels, doivent être aussi inclus dans la relation. Ainsi, en logique des relations : « On définit le degré d’une relation comme le nombre des variables d’individus qu’elle met en jeu. Outre les relations dyadiques, on peut en effet concevoir des relations polyadiques : - à trois termes (triadiques) : R (x, y, z)

exemple affectif : x est jaloux de y relativement à z, exemple mathématique : x est entre y et z,

exemple de la vie quotidienne : x donne l’objet y à z.

- à quatre termes (tétradiques) : R (x, y, z, t)

en mathématiques : x est proportionnel à : A/B = C/D,

dans la vie quotidienne : x achète l’objet y au prix z à t. » (Vernant, 2001, p.248)

(11)

X veut être bon sous son propre regard.8

Dans ce cas, le sujet évalue, afin de déterminer sa valeur, son propre comportement en le comparant à un bien qu’il désire personnifier.

En sus d’une relation triadique, l’estime de soi s’exprime dans deux relations tétradiques :

X veut être bon comparativement à lui-même sous son propre regard.9

X veut être bon comparativement à Y sous son propre regard.

La première relation signifie que X détermine sa valeur en se comparant à ce qu’il fut par le passé, alors que la seconde veut dire que X la détermine en se comparant à Y.

Pour le désir d’estime des autres, les relations sont les mêmes, à l’exception près que c’est sous le regard d’un public Z que X agit et non sous son propre regard. De fait, la relation triadique s’écrit :

X veut être bon sous le regard de Z.10

Et les relations tétradiques s’écrivent :

X veut être bon comparativement à lui-même sous le regard de Z.

X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z.

8 Qu’on peut réécrire : X regarde « X être bon ».

9 X regarde « X être bon comparativement à ce qu’il fut ».

10 Z regarde « X être bon ».

La première relation signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur comparativement à un objet du bien, la deuxième signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur en le comparant à ce qu’il fut dans le passé, tandis que la troisième signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur en le comparant à Y.

Finalement, une fois ces deux désirs associés, la relation pentadique définissant l’estime sociale s’écrit :

X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard.11

Ce dernier cas correspond au sens le plus fort que puisse revêtir l’estime : un sujet veut établir par intégrité sa valeur comparativement à un pair sous le regard d’un public. Il importe de distinguer cette relation des relations triadiques et tétradiques du désir d’estime des autres. Dans la relation triadique, un public observe un sujet relativement à un bien, mais ne le compare pas à un tiers ; dans la première relation tétradique, le public compare le sujet à lui-même ; et dans la deuxième relation tétradique, le public compare le sujet à un tiers. Dans ces trois cas, comme le dit Smith, l’estime du public est mal assurée, en vertu de l’incertitude entourant les motivations du sujet dont on ne sait pas s’il agit de manière intègre. On comprend donc que pour que les mécanismes de l’estime déploient tous leurs effets, il est nécessaire que ces cinq éléments – deux individus, un bien, un public extérieur et un public intérieur – soient réunis. Remarquons toutefois qu’il peut arriver que le public extérieur ne se distingue pas du rival à qui le sujet est comparé, comme lors d’un duel d’honneur ou d’une partie de tennis de table privée. Dans ce cas, « l’opposition et l’audience coïncident » (Elster, 1999, p.203), et les mécanismes de l’estime se déploient si tous jouent le jeu. Toutefois, aucun témoin ne peut garantir que les règles soient respectées et que les rivaux coopèrent pleinement : il n’y a pas d’arbitre, en cas de conflit, c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre. C’est pourquoi une relation pentadique de ce type n’est pas archétypique de l’estime. De fait, pour qu’un pongiste acquière le titre de champion du monde en battant son rival de toujours, il faut que sa victoire intervienne à la finale du championnat du monde et non lors d’un match

11 Z et X regardent « X être bon comparativement à Y ».

(12)

d’entraînement en privé. De même, c’est la présence du public qui garantit son honneur à un chevalier prenant part à des joutes si sa conduite est brave, contrairement à un duel privé où rien ne le garantit. Il faut donc que le public soit composé de l’adversaire et d’une ou plusieurs autres personnes.

Notre analyse de ces relations dérive de celle qu’Elster a produite pour traiter la gloire : « [Un] membre d’une société peut, premièrement, simplement vouloir être bon (une propriété monadique). Deuxièmement, [il]

peut vouloir être meilleur que les autres (une relation dyadique). Finalement [il] peut vouloir être vu meilleur que (tous) les autres (une relation triadique). » (Elster, 1999, p.203). Cependant, on remarque qu’un sujet peut désirer autre chose qu’être meilleur que Y. Il peut aussi désirer lui être supérieur, ou égal, mais aussi, davantage qu'« être vu » par un public, il peut désirer « être reconnu » par lui. En effet, l’objectif d’une personne en quête de gloire n’est pas simplement d’être vue, mais est d’acquérir plutôt une réputation d’excellence qui la place au-dessus de ses pairs : c’est donc la reconnaissance que cette personne poursuit. Pour ces deux raisons, nous préférons dire, d’une part, que X se compare à Y, de manière à traduire que X peut souhaiter être meilleur, supérieur, ou égal en courage ou en mérite à Y, et d’autre part, que X agit sous le regard d’un public, afin d’inclure l’idée de reconnaissance dans celle d’observation.

5 La reconnaissance sociale et l’éthique des vertus

5.1 La formule de la relation pentadique

L’estime sociale, au sens le plus fort de l’acquisition d’une réputation, peut être définie par une formule relationnelle à cinq termes : X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard.

Notre tâche consiste, sur ce point, à expliciter ce que signifient les expressions « être bon » et « sous le regard de ».

Brennan et Pettit font la distinction suivante entre l’estime et la réputation :

« […] à notre sens, la réputation est distincte de l’estime. L’estime peut revenir à quelqu’un qui n’est pas réidentifiable – quelqu’un qui n’a pas un visage ou un nom reconnaissable – tandis que la réputation présuppose la réidentification. » (Brennan, Pettit, 2004, p.3)

L’estime requiert qu’une personne soit identifiée comme étant un objet d’évaluation, tandis que la réputation présuppose que cette personne évaluée une première fois soit identifiable une seconde fois. D’où l’on infère que la réputation procède de l’estime, par le truchement de la réidentification de la personne déjà évaluée. Si la réidentification porte au contraire sur une personne qui n’est pas un objet d’estime – comme dans le cas où X reconnaît Y, un inconnu, car il le croise souvent dans la rue –, cette reconnaissance ne produit pas de réputation. La réputation s’attache donc à des personnes reconnues comme objets d’estime. C’est pourquoi si une personne cherche a être appréciée par un public, elle désire être reconnue comme moralement bonne. Nous avons ainsi un premier élément de réponse aux questions de savoir ce que « être bon » et « sous le regard de » signifient dans notre formule : est bonne la personne qui présente des qualités morales estimées et qui est reconnue par un public comme les personnifiant. Plus précisément, la personne en quête de bonne réputation vise la reconnaissance de ses mérites éthiques par ses pairs, c’est-à-dire la reconnaissance de sa vertu.

Cette reconnaissance de la vertu du sujet est primordiale, car elle est susceptible de provoquer des modifications dans le statut social du sujet de plusieurs façons : en lui permettant de se maintenir à son rang, comme lorsque des contrats de travail sont reconduits sur la base des mérites de l’employé ; en lui permettant de changer de statut, comme lorsqu’un employé accède, lors d’une promotion, à un poste plus important dans son entreprise ; ou en lui donnant accès à un rang supérieur dans la hiérarchie de ses pairs, comme lorsqu’un joueur de tennis remporte un tournoi. Ces modifications du statut montrent que quête d’estime et quête de statut social sont indissociables, et que, sous cet aspect, l’une est descriptible en termes de l’autre et inversement.

Insister sur l’idée de quête est ici indispensable. En effet, qui dit quête dit efforts soutenus pour la mener à bien : des pans entiers de vie incluant revers et fortunes peuvent lui être consacrés. De ce point de vue, il n’est pas vain de supposer que tout sujet social se soit un jour posé la question socratique « Comment devrait-on vivre ? » (Williams, 2007, p.1), ou pour l’exprimer d’un point de vue sociologique et à la troisième personne :

« Quelle existence un sujet social trouve-t-il attrayante ? ». On trouve le

(13)

début d’une réponse à cette question dans le récit du jeune César à Gadès racontant le dépit du futur dictateur devant la statue d’Alexandre : César désire ardemment devenir le primus inter pares de la nation romaine sur le modèle du conquérant grec. Suétone relate cet épisode pour montrer que les désirs de grandeur de César étaient anciens et profondément ancrés dans son caractère : ils expliquent l’existence même de César. Ces traits permettent de mieux cerner les motifs à l’origine des nombreux efforts fournis par César durant sa vie pour accéder au sommet de la république et établir la dictature à Rome. Nous retenons de cet épisode hypothétique l’idée primordiale que, pour qu’un désir de reconnaissance, visant ici la grandeur, se matérialise, l’agent doit fournir des efforts soutenus.

5.2 Éthique attractive et éthique impérative

D’après Brennan et Pettit, les référents axiologiques à partir desquels un sujet est évalué sont donc « des standards, des normes ou des idéaux moraux ». Or la quête de reconnaissance, comme nous l’avons établi, veut que la cible de l’estime soit la personne qui, selon le succès ou l’échec de ses tentatives de personnification de ces idéaux, est jugée vertueuse ou vicieuse. Notre objet d’analyse ultime est donc la personne et non ses actions : nous nous intéressons prioritairement aux qualités morales de la personne et secondairement à son observance de normes ou de standards. Ce point est important à souligner ; il n’est pas inutile de recourir à la distinction entre « éthique attractive » et « éthique impérative » introduite par Sidgwick12 et explicitée par Ogien :

« Dans la version ‘pauvre’, l’éthique impérative est celle qui s’intéresse à ce qu’il faut faire […] ou aux états de choses qu’il faut promouvoir […]

[En contraste, dans sa version ‘pauvre’] […] l’éthique attractive est celle qui s’intéresse essentiellement à la personne et, accessoirement, aux actes ou aux conséquences. Sa question principale est : ‘Quel genre de personne dois-je être ?’ et non : ‘Que dois-je faire ?’ ou ‘Quels états de choses sont préférables ?’ » (Ogien, 2004, p.604)

Trois genres de conceptions morales se dégagent de cette division entre l’attractif et l’impératif « selon qu’elles se focalisent sur la personne, l’action ou les états de choses » (Ogien, 2004, p.604) :

12 The methods of ethics

« Les conceptions qui se focalisent sur la personne et qu’on appelle couramment ‘éthiques des vertus’ sont plutôt du côté attractif ; les conceptions qui se focalisent sur l’action (déontologiques) ou les états de choses (conséquentialistes) sont plutôt du côté impératif. » (Ogien, 2004, p.604)

Ces distinctions peuvent être reprises avec profit pour l’analyse sociologique, car elles permettent d’établir des stratégies explicatives différenciées et non exclusives permettant de rendre intelligibles les comportements moraux et l’organisation d’un collectif, ou d’une société, sous la contrainte logique que la déontologie et le conséquentialisme restent subsumés sous l’éthique des vertus. Ainsi, le repérage d’impératifs « il faut faire X », d’objectifs à atteindre « il faut promouvoir cet état de choses », et des vertus associées aux statuts sociaux « quelles sont les vertus que les sujets personnifient ? » devraient permettre d’obtenir une image complète de l’existence morale de ce collectif.

5.3 Étude de cas

Cette subsumption du déontologique et du conséquentialisme sous l’éthique des vertus peut être illustrée à l’aide de données empiriques récoltées au cours d’une étude de terrain consacrée à la formation en milieu médical13 – étude menée en équipe14 sous la direction de Mathilde Bourrier.

Il s’agissait pour nous d’observer une situation d’apprentissage où un médecin interne, instruit par un chef de clinique ou de salle, apprenait la technique anesthésique du bloc axillaire15. Cet apprentissage a pour particularité et intérêt de se faire sur un patient éveillé.

13 Aux Hôpitaux Universitaires de Genève, dans un service de chirurgie et d’anesthésie ambulatoires.

14 Équipe incluant Mathilde Bourrier, Sami Coll, Victoria Pais Demarco, Maxime Rebourg et nous-même.

15 Cette technique anesthésique vise à endormir le membre supérieur du patient au moyen d’une longue aiguille, reliée à un stimulateur électrique, que l’anesthésiste plante dans le bras du patient afin de rechercher les nerfs à anesthésier. Ce geste d’anesthésie locale permet d’effectuer une intervention chirurgicale au niveau du bras sans avoir recours à une anesthésie générale.

(14)

Les données auxquelles nous recourons consistent, premièrement, en un extrait d’entretien semi-directif figurant un médecin chef de clinique, et, deuxièmement, en un extrait de notes de terrain figurant un médecin chef de salle et une interne en pleine action, lors du geste, en salle d’anesthésie.

1er extrait : l’entretien

À la question « Quelles sont les difficultés que vous pouvez rencontrer lorsque vous enseignez le geste à un interne ? », le chef de clinique interviewé répond « le manque de réceptivité de l’apprenant », puis explique que la réflexion avant d’agir est primordiale dans cette profession, et qu’un interne doit en faire preuve :

« Il y a des gens qu’on ressent réceptifs, dans le sens d’intellectuellement alertes, qui sont impliqués dans ce qu’ils veulent faire. Puis qui ont du bon sens, on se rend compte que les gens ont de la réflexion, réfléchissent avant de faire quelque chose. Peu importe s’ils réfléchissent comme moi, pourvu qu’ils réfléchissent ; et s’ils trouvent pas la même solution que j’aurais trouvée moi, peu importe, ce qui compte c’est le résultat. Et puis qu’il y a eu une réflexion, même si elle est fausse. Au moins il y a eu réflexion. »

Ainsi, si nous analysons cet extrait de discours en des termes d’éthique attractive, l’on constate que notre médecin énonce deux impératifs – le premier est conséquentialiste, le second catégorique – et que, dans le même temps, il cite une vertu matérialisée par ces impératifs :

(1) Impératif conséquentialiste : il faut réfléchir avant d’agir, afin d’atteindre un résultat positif pour le patient (ce qui compte c’est le résultat)16.

(2) Impératif catégorique : il faut réfléchir, que l’aboutissement de la réflexion ait de bonnes ou de mauvaises conséquences, qu’importe, il y a eu réflexion.

16 Remarquez que ce médecin – comme ses collègues d’ailleurs – tolère que les moyens instrumentaux pour atteindre ce résultat diffèrent.

(3) Vertu : la raison

Ainsi un interne doit être une personne raisonnée : premièrement, afin que sa réflexion permette d’obtenir les meilleurs résultats ici et maintenant pour la santé du patient ; et deuxièmement, parce que, peu importe le résultat actuel de sa réflexion, seuls comptent les résultats hypothétiques que la réflexion peut produire dans l’absolu.17

2e extrait : les notes de terrain

Cet extrait montre de quelle façon, dans l’action, un chef de salle infère du comportement d’une interne qui a violé des normes associées à la pratique du geste anesthésique que cette apprenante ne possède pas encore l’une des vertus indiquant qu’un jeune médecin est formé : l’autonomie. La scène rapportée a lieu immédiatement après la fin du geste. La sociologue, qui observait la scène, pose au médecin formateur, une fois le bloc terminé, la question « Comment ça s’est passé ? » :

Jean (le médecin instructeur) est vraiment fâché contre Sophie (l’interne).

Il me dit qu'elle a parlé avec la patiente je ne sais pas combien de temps, et qu’elle n'a pas été capable de préparer l'oxygène au cas où une urgence

17 « Un cas particulier de motivation non conséquentialiste est le principe […] du kantisme de tous les jours, l’impératif catégorique : fait ce qui serait le mieux si tous faisaient de même. En un sens, ce principe est lié à des conséquences, puisque l’agent accomplit ce qui ferait advenir le meilleur résultat si tout le monde faisait de même.

Ce ne sont pas les conséquences de son action, cependant, mais d’un ensemble hypothétique d’actions accomplies par lui et les autres. Dans un cas donné, agir d’après le principe pourrait avoir des conséquences désastreuses pour tous, si les autres ne suivent pas l’exemple. » (Elster, 2007, p.82). Dans ce service, on peut imaginer que si tous les médecins, à l’exception d’un seul, cessaient de suivre la norme imposant de réfléchir avant d’effectuer le geste médical, alors les erreurs de jugements que pourrait commettre ce « dernier des médecins » ne sauraient être détectées par ses confrères. Ainsi comme tous seraient dans l’erreur, les conséquences pour les patients pourraient être dramatiques. C’est pour éviter ce genre de désastres que les médecins anesthésistes, que nous avons observés, obéissent à une norme de coopération commandant d’appeler impérativement un confrère dès qu’un problème qu’ils n’arrivent pas à résoudre seuls se pose de façon à être plusieurs à réfléchir pour le solutionner.

(15)

se présentait, ni le pansement, ni le stimulateur, etc. « Elle n'est pas autonome, elle avait le temps ». Il va regarder le plateau de médicaments pour vérifier qu’elle a fait tout ce qu'elle devait faire. C’est en ordre.

« Elle a surconfiance. Il faut insister pour qu'elle comprenne. » Il m'explique qu'elle fait ce qu'elle veut. « C'est de son âge », ironise-t-il.

On voit que Sophie, par son inaction, a violé plusieurs impératifs liés à la préparation de l’outillage indispensable pour effectuer le geste anesthésique :

Avant le geste, il faut préparer le masque à oxygène, afin d’assurer la sécurité du patient.

…, il faut préparer les pansements qui seront utilisés pendant le bloc.

…, il faut préparer le neurostimulateur qui permet de rechercher les nerfs dans le bras.

Jean, dans un premier temps, manifeste de la colère, indiquant qu’il a reconnu que le comportement de Sophie était une infraction aux règles.

Ensuite, il infère à partir de ses actes qu’elle n’est pas une personne autonome : par son ironie et la remarque sur le jeune âge de son interne, il exprime du mépris pour elle.18 Sachant que les internes sont autorisés à pratiquer sans supervision le jour où leurs instructeurs référents (comme l’est Jean qui est chef de salle) leur reconnaissent suffisamment d’autonomie, on saisit les enjeux de reconnaissance qui se cristallisent autour de cette notion, en contexte.

Grâce à cette observation, l’on voit comment, au cours d’une interaction, un individu infère à partir du comportement d’un autre individu que ce dernier est une personne moralement faible. Par ailleurs, les sentiments hostiles que Jean éprouve et exprime à l’égard du comportement de Sophie qui enfreint des règles – la colère – et à l’égard de son moi qui n’est pas vertueux – le mépris19– montrent que les attitudes d’approbation ou de

18 La colère est une émotion qui porte sur les actions jugées fautives des individus, alors que le mépris est une émotion visant typiquement la personne même. (Elster, 2007, p.178)

19 Honneth place la notion de mépris au cœur de sa théorie de la lutte pour la reconnaissance. Pour lui, le mépris traduit l’expérience vécue par des personnes

désapprobation, typiques des mécanismes de l’estime, s’expriment, entre autres, par des émotions et qu’en retour celles-ci permettent, pour la cible de l’estime (et/ou un observateur tiers), d’identifier les raisons les ayant provoquées.

5.4 Les concepts éthiques épais

Quelles conclusions tirer de cette analyse ? Il importe de remarquer que les actions accomplies par l’individu, dans son contexte social, sont considérées comme témoignant de sa moralité et comme la personnifiant : l’action exprime une vertu et, simultanément, l’identifie. Ainsi, une personne peut-être jugée autonome, si et seulement si, elle agit en personne autonome et est identifiée comme telle. Dans notre cas, puisque Sophie n’a préparé ni le masque à oxygène ni le reste, Jean juge que son comportement est un échec sous la description « ceci est une action autonome témoignant qu’un médecin anesthésiste est formé ». Cet exemple montre qu’un jugement portant sur un comportement en société suppose une solide intrication du factuel et de l’évaluatif. C’est pourquoi Williams dit des vertus qu’elles appartiennent à la classe des « concepts éthiques épais » :

« [Les concepts éthiques épais]20 tels que la tricherie et la promesse et la brutalité et le courage paraissent exprimer une union du fait et de la valeur. La manière dont ces notions sont appliquées est déterminée par ce qu’est le monde (par exemple, par la façon dont quelqu’un s’est comporté), et aussi, dans le même temps, leur application habituellement implique une certaine évaluation de la situation, des personnes ou des actions. Plus encore, ils fournissent habituellement (quoique pas

sujettes à des dénis de reconnaissance. Toutefois, il n’en parle jamais comme d’une émotion morale, mais reste sur l’idée que le mépris « signale le refus ou la privation de reconnaissance » (Honneth, 2000, p.162). Il faut néanmoins maintenir la différence entre le mépris comme attitude de déconsidération ou d’hostilité envers autrui (accompagnant des émotions comme la haine, le ressentiment, la malice, la Schadenfreude, etc.) et le mépris comme émotion morale traduisant la désapprobation du caractère de la personne. En effet, dans ce dernier cas, le mépris, s’il est justifié par de bonnes raisons, n’implique pas un déni de reconnaissance, mais signifie que la personne méprisable est reconnue comme ne personnifiant pas les qualités qu’elle est supposée ou prétend incarner.

20 En anglais, des thick ethical concept qui s’opposent à des thin ethical concept comme bien, mal, juste, inique, etc.

(16)

nécessairement de manière directe) des raisons pour l’action. » (Williams, 2007, p.129-130)

Ces concepts éthiques épais, comme le montre les exemples cités par Williams, incluent des vertus (courage) comme des vices (tricherie, brutalité), ou des comportements non attribuables au caractère d’un agent (promesse)21. Tous ces concepts sont ainsi dans leur « […] application […]

à la fois guidés par le monde et des guides pour l’action » (Williams, 2007, p.141). Comme telle, la vertu peut être définie comme « […] une disposition du caractère à choisir ou rejeter des actions, parce qu’elles sont d’un certain genre éthiquement pertinent. » (Williams, 2007, p.8-9).

Toutefois, cette définition est insatisfaisante dans le cadre de notre discussion. En effet, comme la vertu est la cible ultime de l’estime et de la reconnaissance, en sus d’être sensible au regard d’un public, elle devrait mobiliser d’autres facultés de cognition sociale, comme celle de la comparaison sociale essentielle à l’estime. Or, tel est bien le cas : cette dernière faculté est mise au service de la détection d’équilibre de moyennes comportementales – c’est-à-dire de la détection de standards comportementaux par la comparaison des comportements entre eux. Afin de l’établir, nous recourons à la définition de la vertu d’Aristote22 :

« […] La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent. Mais c’est une médiété entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut […] » (Aristote, Éthique à Nicomaque II, 5, 1106 b 35 - a 5)

Cette définition recoupe partiellement celle de Williams. Toutefois, la thèse essentielle de la vertu comme médiété n’est pas incluse dans la définition de Williams. Or c’est cette thèse précisément qui permet de faire le lien entre la vertu et l’estime sociale au sens d’attitude comparative. En effet, une médiété est une moyenne entre deux extrêmes. Aristote nous dit qu’elle est une moyenne entre deux vices : ainsi le courage a pour vice supérieur la témérité et pour vice inférieur la lâcheté. Sans besoin de développer, dans ces pages, la notion de vice, tenons-nous en à l’idée que la

21 Une promesse n’en a pas moins des conditions factuelles et morales de réussite et échouer à la tenir suscite généralement la désapprobation du public.

22 Les discussions actuelles en éthique des vertus sont filles d’Aristote.

médiété est aussi relative à la vertu même : en effet, on peut agir avec plus ou moins de prudence, de tempérance, de modestie, de rigueur, d’excellence, de magnanimité, de courage ou d’intégrité, etc. Ce dernier point est capital pour saisir tout l’intérêt d’introduire des concepts éthiques dans une théorie de l’estime sociale. Par exemple, pour l’excellence comme médiété, un individu peut être jugé excellent par un public en fonction de la constance de son comportement relativement à la moyenne de ses comportements passés – ceux-ci traduisant sa plus ou moins grande vertu ; mais de même, un individu peut être jugé plus ou moins excellent par rapport à d’autres individus, faisant que le comportement plus ou moins vertueux d’une personne sera dépendant du comportement des autres : la moyenne comportementale s’établira donc par la comparaison sociale.

Ainsi, admettons qu’un musicien veuille exceller dans son art et se montrer meilleur aujourd’hui qu’hier : sa plus ou moins grande excellence sera donc dépendante de la comparaison de son comportement actuel à ses comportements passés. Mais comme l’excellence s’établit également par rapport à autrui, si ce musicien désire se montrer meilleur que ses pairs, il devra adapter son comportement au leur, de manière à accroître le niveau de sa performance en fonction du leur : la moyenne de l’excellence dépendra donc de la comparaison sociale et du comportement des rivaux23.

Cette courte démonstration indique donc que la vertu n’est pas indépendante socialement, mais qu’en sus du regard d’un public, elle requiert que l’agent et son public exercent leurs facultés de comparaison sociale et d’inférence statistique de moyennes comportementales.

5.5 La reconnaissance sociale

À ce point de notre exposé, nous pouvons donner une définition satisfaisante de la reconnaissance sociale : la reconnaissance sociale consiste dans la reconnaissance par un public des mérites éthiques d’un agent.24 Ses objets sont ainsi les concepts éthiques épais afférents à un

23 Plus encore : les rivaux, s’ils désirent maintenir leur rang dans la hiérarchie, devront à leur tour adapter leur performance, faisant que notre musicien devra lui aussi réadapter le sien, etc. jusqu’à ce qu’un équilibre soit atteint. Ce sont Brennan et Pettit qui ont isolé, dans leur « modèle de la performance », cet effet de multiplication. (Brennan, Pettit, 2004, p.96-98).

24 Nous ne pouvons parler de reconnaissance sociale sans évoquer Honneth qui distingue trois types de reconnaissance : l’amour, le droit, et l’estime sociale. Il donne de la reconnaissance une définition axée sur les interactions entre sujets reposant sur les attentes et exigences normatives qu’ils nourrissent de manière réciproque et qui

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