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Vers une philosophie des approches empiriques des religions (Introduction)
FENEUIL, Anthony
FENEUIL, Anthony. Vers une philosophie des approches empiriques des religions (Introduction).
In: A. Feneuil. L'expérience religieuse : approches empiriques, enjeux philosophiques. Paris : Beauchesne, 2012. p. 9-22
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30817
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Vers une philosophie des approches empiriques des religions
Anthony Feneuil
Ce livre est un aboutissement, et il se veut un point de départ. Un aboutissement, parce qu’il est le fruit d’un séminaire mené sur plusieurs années par de jeunes chercheurs, et au cours duquel les études empiriques des religions ont été examinées dans toute leur diversité1. Le séminaire a donné lieu en janvier 2010 à un colloque avec quelques-‐uns des plus importants spécialistes francophones du domaine. Plusieurs de leurs contributions sont ici reprises et augmentées. La confrontation interdisciplinaire, comme méthode de ce travail en commun, était indissociable de son ambition : faire émerger, à partir d’une prise en compte des études empiriques effectives de la religion, les grandes lignes de ce qui pourrait être une philosophie des approches empiriques des religions. Qu’est-‐ce à dire ?
Les religions sont désormais un champ d’études pour de nombreuses sciences qui se présentent comme empiriques, en ce sens qu’elles mettent en œuvre un ensemble de procédés dits d’observation, par lesquels elles déconnectent le phénomène de son contexte subjectif d’appréhension pour l’inscrire dans un contexte susceptible d’analyses et de critiques objectives2 : le phénomène devient un fait de l’expérience.
L’essor de ces sciences des religions ne résulte pas seulement, de manière mécanique, du développement croissant des recherches en sciences sociales, mais aussi d’une demande forte de nos sociétés contemporaines. La démarche empirique paraît susceptible de désamorcer les conflits sociaux que les discours religieux peuvent favoriser, en leur superposant un autre discours, plus neutre et plus englobant. Et il est clair que la neutralité constitue l’a priori méthodologique de toute recherche empirique : la constitution d’une expérience, c’est-‐à-‐dire d’un domaine susceptible d’analyses et de critiques objectives, suppose la mise entre parenthèses des jugements de valeur.
L’intuition à l’origine de ce livre est que ce développement, aussi naturel qu’il puisse être du point de vue de l’histoire des sciences et légitimement nécessaire qu’il puisse sembler
1 Le « Laboratoire Jr » EPAER (Enjeux philosophiques des approches empiriques des religions) de l’École normale supérieure de Lyon.
2 Avec ce paradoxe que dans certaines sciences sociales, l’objectivation du phénomène ne devient possible que par l’insertion du chercheur dans le contexte subjectif de son apparition.
du point de vue social, est riche de problèmes nouveaux et spécifiques, dont la prise en charge philosophique peut être fructueuse.
Ces problèmes sont de deux ordres indissolublement liés mais distinguables en droit. Il s’agit d’une part de problèmes épistémologiques. Ceux-‐ci naissent du simple constat de la diversité des disciplines intéressées par les religions. Dans les sciences sociales tout d’abord : dès la fondation de la sociologie, et tant en France qu’en Allemagne3, les religions en ont constitué un objet privilégié ; l’histoire des religions s’est assez développée pour devenir une discipline autonome, sous l’influence en particulier de Max Müller, sans que les religions n’aient cessé par ailleurs d’intéresser l’histoire politique, l’histoire sociale ou l’histoire des idées. Au-‐delà même de ces disciplines déjà très différentes entre elles, les religions font aussi l’objet d’une attention soutenue de la part des sciences du comportement, depuis la psychologie empiriste du début du XXe siècle aux sciences cognitives contemporaines, et certains champs de la biologie évolutionniste. Toutes ces disciplines ont en commun de prétendre aborder les religions comme des faits de l’expérience au sens que nous avons dit, sans d’ailleurs contester nécessairement l’importance de la dimension subjective des croyances, individuelles ou collectives. Toutefois, il est évident que les méthodes d’observation et de contrôle diffèrent d’une science à l’autre. L’expérience du sociologue n’est pas celle du biologiste évolutionniste, et toutes deux diffèrent de celles du psychanalyste et de l’historien. En sorte que la simple confrontation des différents points de vue conduit déjà à s’interroger sur les points de convergence, les écarts, voire les oppositions entre les différents concepts épistémologiques de « religion » utilisés par ces sciences, autrement dit les outils par lesquels ces différentes sciences construisent ou délimitent le « fait » religieux. Comment le concept de « religion » opère-‐t-‐il dans chacune de ces sciences, quelles variations peut-‐il admettre, et sur quels points ? Comment les sciences des religions peuvent-‐elles à la fois se distinguer entre elles et des autres sciences, par exemple l’histoire des religions à la fois de la sociologie des religions et de l’histoire générale ?
Ces questions épistémologiques rejoignent bien entendu des interrogations de type plus proprement philosophique sur la religion. Car il est évident que les réflexions sur le concept épistémologique de religion ne peuvent être sans conséquence pour une
3 Que l’on pense ici à Émile Durkheim, Max Weber ou Georg Simmel, auxquels il est renvoyé dans la bibliographie de fin de volume.
théorie générale de la religion. Selon, en effet, l’approche choisie, la religion peut être un ensemble de rites, un mécanisme psychologique de défense ou encore l’appendice désagréable d’un dispositif comportemental sélectionné par l’évolution. Le rapport du concept épistémologique au concept d’objet est, en lui-‐même, à problématiser : doit-‐on, et comment, articuler dans une notion unifiée de religion les différents outils conceptuels utilisés dans les différentes sciences empiriques ? Au contraire, cette diversité des approches empiriques doit-‐elle conduire à réfléchir soit sur la diversité des religions, sur le caractère intrinsèquement multidimensionnel de tout fait religieux, ou encore à mettre en cause l’idée même de religion ? On voit ici le caractère inextricable de la dimension épistémologique et proprement philosophique de la réflexion. Élaborer une épistémologie des sciences des religions c’est toujours, d’emblée, tracer les premiers traits d’une théorie des religions.
La chose est d’ailleurs compliquée par le fait que les religions produisent elles-‐
mêmes des discours sur ce qu’elles sont, et non seulement sur ce qu’elles sont, mais aussi sur leur rapport à l’expérience. Autrement dit, si une réflexion épistémologique sur les approches empiriques des religions conduit nécessairement à une interrogation philosophique sur la religion, une pensée philosophique conséquente de la religion, qui tâche aussi de rendre compte des manières dont les religions se comprennent elles-‐
mêmes, mène par sa propre voie à une réflexion sur l’épistémologie des approches empiriques des religions. Le présent ouvrage élaborera son questionnement à partir de regards sur le christianisme et les autres religions ne seront envisagées qu’à titre de contrepoints et d’excursus, pour en éclairer certains aspects. Non que le programme de recherche proposé et mis en œuvre ici doive être restreint aux questions chrétiennes, loin de là, mais la concentration sur le christianisme était la plus à même d’en dévoiler dans un premier temps l’importance et la fécondité. Car le christianisme – lui-‐même irréductiblement divers – occupe une place privilégiée par rapport aux sciences des religions, apparues en Europe sous son impulsion, mais tout aussi bien en réaction contre lui. Cette intrication historique a eu deux conséquences, qui justifient le choix d’une telle concentration pour un livre introductif. D’une part, l’épistémologie des sciences des religions a été marquée par les conditions de leur naissance dans des sociétés majoritairement chrétiennes. Le christianisme a constitué un défi majeur pour les tentatives d’explication sociale ou naturaliste de l’expérience religieuse, les marquant durablement dans leur forme. Même et peut-‐être surtout lorsque qu’elles ont
voulu prendre pour objet des phénomènes non chrétiens, le christianisme est le plus souvent resté leur arrière-‐plan, comme modèle ou contre-‐modèle, explicite ou non.
D’autre part, la confrontation directe aux sciences des religions a conduit, dans le christianisme, à l’élaboration de théologies qui les prennent en compte. En sorte que la problématique de l’accès empirique aux religions a atteint, à propos de la question chrétienne, et en particulier autour de la notion de foi, une complexité et une acuité probablement sans égales.
L’étude des manières dont le christianisme a pensé son rapport à l’expérience revêt donc une grande importance pour le philosophe des approches empiriques des religions. Prenons un exemple4. Au XXe siècle, des théologies chrétiennes ont insisté sur le fait que le christianisme – et ce pour des raisons théologiques internes, en particulier la signification de la Croix – ne pouvait être saisi à partir de l’expérience, qu’il s’agisse de l’expérience sociale (de la vie communautaire ou de l’institution ecclésiale), historique (le développement d’une tradition ou d’une Église) ou psychologique (la foi comme croyance ou sentiment). C’est en particulier le cas de Karl Barth, pour qui la foi « n’est pas une expérience » mais « plus qu’une expérience »5. Il ne s’agit pas pour lui d’affirmer que le fidèle n’éprouve rien de sa foi. Ce serait non seulement insensé mais, selon lui, inadmissible chrétiennement. Il s’agit plutôt de chercher à dire, à partir du christianisme et pour le penser, un sens spécifique de l’expérience.
La foi chrétienne, en effet, telle que Barth l’envisage, est essentiellement une relation à Dieu, initiée par Dieu. En conséquence, elle ne peut être, comme telle, indépendante du rapport de Dieu au fidèle et à ce qu’il éprouve : il n’y a pas de véritable phénomène de foi constitué hors de sa relation à l’objet de la foi. Ou encore : rien
4 Il n’est pas pris au hasard : il existe aujourd’hui, en particulier aux Etats-‐Unis, un débat sur la question de la possibilité et de l’opportunité d’intégrer Karl Barth et sa théorie de la religion dans le « canon » des études sur la religion (religious studies), au titre de théoricien de la religion parmi d’autres tels qu’Émile Durkheim, Sigmund Freud ou Max Müller, et ce malgré la netteté de son engagement proprement théologique. A ce propos, on se reportera à Garrett Green, « Challenging the Religious Studies Canon: Karl Barth’s Theory of Religion », The Journal of Religion, 75, October 1995, p. 473-‐486 ; Russell McCutcheon, Caretakers : Redescribing the Public Study of Religion, Albany, State University of New York Press, 2001 ; Tyler Roberts, « Exposure and Explanation : On the New Protectionism in the Study of Religion », Journal of the American Academy of Religion, 72, 2004, p. 143-‐172. La question à poser n’est pas uniquement celle de savoir s’il faut ou non être un « outsider » pour avoir droit de parole dans le champ des sciences des religions, mais jusqu’où la parole d’un « insider » peut en tant que telle, aussi dans sa réflexion méthodologique ou épistémologique, et non seulement comme objet à investir à partir de certains a priori méthodologiques extérieurs, permettre de féconder ce champ.
5 Karl Barth, Dogmatique [Kirchliche Dogmatik] (1932), tr. F. Ryser et J. de Sénarclens, Genève, Labor et Fides, I/1*, §6 [t. 1], p. 202.
d’intrinsèque ne fait de la foi ce qu’elle est, mais seulement son rapport à Dieu, dont Dieu seul peut décider. Cela veut dire que, du point de vue du sujet qui l’éprouve ou de l’observateur qui la saisit, une véritable expérience de la foi ne peut en rien être distinguée d’une fausse expérience de la foi. Car si une telle distinction était possible, cela voudrait justement dire que le critère de la foi véritable ne serait plus dans son rapport à Dieu, mais bien en elle-‐même comme phénomène : la foi, dans ces conditions, ne serait plus la foi.
C’est la raison pour laquelle il est, selon Barth, nécessaire à l’expérience de la foi en tant que telle qu’elle puisse toujours être niée comme foi. C’est le prix de sa compréhension comme expérience du rapport à Dieu. Il faut en effet, pour que ce rapport soit véritablement constitutif de l’expérience de la foi, que rien hors ce rapport ne puisse de distinguer une véritable expérience de foi d’une fausse. Or ce rapport, s’il dépend de la seule décision de Dieu, ne peut être connu que de lui. Ainsi, il faut que la foi, en tant qu’expérience, puisse toujours être saisie, et pleinement saisie, jusqu’à pouvoir y être réduite, à un fait psychologique, social, neurologique éventuellement. Sans cette possibilité pour elle d’être toujours, du point de vue humain, démasquée comme une fausse foi, comme un phénomène inscrit de plein droit dans les coordonnées de l’expérience humaine et uniquement humaine, la foi n’est plus la foi, parce qu’elle ne dépend plus de Dieu. Ou encore : pistis, la foi doit toujours pouvoir être saisie comme une simple doxa6, ce qui signifie que l’expérience de la foi, pour Barth, est toujours l’expérience d’une impossibilité de faire véritablement l’expérience de la foi : non pas seulement une inexpérience, mais une expérience de l’absence d’expérience – ce qui serait peut-‐être une manière de définir le doute. Par conséquent, la conception barthienne de l’expérience de la foi oblige à forger un concept d’expérience tel que puisse y être intégrée la possibilité d’une expérience de l’absence d’expérience : il faut alors dissocier l’expérience de la présence ou du donné en un sens trop immédiat, et en tout cas de la positivité7. Une double question devrait alors être posée : un tel concept
6 Pour anticiper sur la distinction que Philippe Grosos souligne avec tant de soin dans sa contribution.
7 Mais probablement pas de ce que Jean-‐Luc Marion appelle la donation, en la distinguant justement de l’intuition, et pour qui « si tout ce qui se montre se donne, tout ce qui se donne ne se montre pas pour autant »(Jean-‐Luc Marion, Étant donné, Paris, PUF, 1997, §6, voir aussi son texte très court mais très explicite : « Remarques sur les questions posées par Smadar Bustan », ThéoRèmes [En ligne], Philosophie, mis en ligne le 12 juillet 2010, URL : http://theoremes.revues.org/65). Jean-‐Luc Marion forge le concept de contre-‐expérience pour tâcher de circonscrire ce genre de phénomènes, où ce qui se donne ne se montre pas. Il y a bien là un mouvement similaire à celui que je tâche de souligner chez Karl Barth. Il
d’expérience est-‐il possible8, et dans quelle mesure une réflexion sur cette possibilité peut-‐elle être utile aux sciences des religions pour se comprendre elles-‐mêmes ?
Il n’est pas dans notre propos de donner ici une réponse à cette question : il suffit d’avoir montré comment on peut la poser avec Barth. Devant une telle construction doctrinale, en effet, qui constitue aussi, à n’en pas douter, une tentative pour préserver a priori la foi chrétienne de toute naturalisation, le scientifique des religions peut hausser les épaules et, en niant peut-‐être avec raison que le christianisme de Barth existe ailleurs que dans la pensée du théologien, renoncer à en rendre compte. La question, toutefois, que posera le philosophe, est celle de savoir si une prise en compte sérieuse, par les sciences de la religion, de théologies de ce genre peut avoir un intérêt, et en particulier un intérêt épistémologique. De déterminer jusqu’où la réflexion chrétienne sur sa propre manifestation comme expérience peut intéresser la réflexion épistémologique sur les approches empiriques du christianisme. Non pas seulement que, par fidélité à leur objet, les sciences empiriques de la religion auraient à se confronter à ce type de théologies. Mais dans le cadre du retour de ces sciences sur elles-‐mêmes et plus généralement sur l’épistémologie des sciences empiriques, ne trouverait-‐on aucun fruit à intégrer, et en tout cas à prendre au sérieux pour les évaluer et les discuter, ce type d’auto-‐compréhensions de la religion ?
L’exemple de la théologie barthienne est extrême, et c’est en cela qu’il est significatif. Il pose la question de savoir si une théologie construite en partie comme une réponse à des sciences des religions qui veulent comprendre le christianisme sans référence au surnaturel – comme un phénomène social, historique, psychologique ou même biologique – peut influer en retour sur la manière dont les sciences des religions se pensent elles-‐mêmes. Il n’est pas besoin d’aller aussi loin, il y a d’autres aspects par lesquels les religions obligent les sciences empiriques à une réflexion épistémologique.
Ainsi, nombre de mouvements religieux – et on peut penser ici tant à la mystique chrétienne qu’au soufisme ou aux « éveillés » de l’hindouisme et du bouddhisme – en
resterait à examiner en détail jusqu’où le rapprochement peut aller entre la « contre-‐expérience » telle que Marion la conçoit et l’expérience de la foi chez Barth.
8 J’ai posé une question similaire à partir de l’étude de deux autres auteurs religieux qui ont en commun, avec Barth peut-‐être et probablement selon une tradition chrétienne ancienne, de faire du doute un élément constitutif de la foi, et non pas un obstacle extérieur ou le simple adjuvant d’une foi raisonnable : Charles Péguy et Thérèse de Lisieux. Voir Anthony Feneuil, « La foi change-‐t-‐elle l’histoire ? Bergson et Péguy devant les sciences historiques du Christ », L’Amitié Charles Péguy, n° 126, 32e année, avril-‐juin 2009, p. 205-‐218 ; « “Le mysticisme à l’état pur” (Bergson). Images des ténèbres chez Thérèse de Lisieux », Revue théologique de Louvain, vol. 41, 4, 2010, p. 519-‐538.
appellent, pour leur légitimation, à l’expérience. Ils donnent donc, en quelque sorte d’eux-‐mêmes et avant toute réflexion théorique, la réponse à la question de savoir ce qu’est l’expérience religieuse. Mais ce faisant, ils posent aussi une question au scientifique, celle du rapport de son expérience avec cette expérience revendiquée par la religion. Ainsi la mystique, comme lieu privilégié de l’expression religieuse dans l’expérience, en même temps qu’elle justifie l’approche empirique, la met en question dans chacune de ses dimensions, irréductible qu’elle se veut à une expérience de type sociologique, biologique ou psychologique en un sens restreint.
Une telle mise en question n’est pas une abstraction de l’épistémologue : elle trouve des exemples dans l’histoire des sciences des religions, comme en témoigne l’œuvre de William James. Celle-‐ci donne un exemple emblématique de l’effet en retour de l’objet religieux sur l’épistémologie de son approche empirique. Elle en est traversée, et il lui a donné son mouvement. L’œuvre de William James, en effet, va d’abord de la psychologie à la religion : James tente de comprendre les manifestations religieuses extrêmes à partir des catégories de la psychologie. De comprendre, en d’autres termes, l’expérience religieuse comme une expérience psychologique. Mais il y a aussi, chez lui, un mouvement qui part de la religion vers la psychologie : à l’occasion de son étude des phénomènes religieux extraordinaires, il est conduit à étendre les limites des concepts psychologiques jusqu’à proposer, à la fin des Varieties, et peut-‐être parce qu’il sent que les déplacements opérés sont devenus trop importants, une nouvelle science, qu’il appelle « Science des religions »9.
A l’inverse tant de la théologie barthienne que de la mystique, différentes tentatives chrétiennes de théologies naturelles semblent justifier les approches empiriques des religions dans leur démarche, puisqu’elles prétendent fonder les croyances religieuses sur l’expérience en un sens immédiat et positif. Ce contre-‐exemple permet encore d’appuyer notre thèse : il y a, au sein même du christianisme, différentes prises de positions dans le débat sur rapport de la religion à l’expérience. Cela montre bien que les tensions entre les différentes conceptions religieuses de l’expérience, entre les différentes religions et les différentes théologies au sein d’un même groupe religieux, sont créatrices de réflexions sur les approches empiriques. Ce qui ne signifie rien d’autre, finalement, que l’objet des sciences empiriques des religions ne cesse de les
9 Voir Anthony Feneuil, « William James » dans Dictionnaire de psychologie et de psychopathologie des religions, S. Gumpper et F. Rausky (dir.), Paris, Bayard, 2012, à paraître.
renvoyer à une réflexion sur leur propre méthode. Surgit alors une nouvelle interrogation : jusqu’où va, de ce point de vue, la spécificité de l’objet religieux, par rapport à d’autres objets tels que le politique, par exemple ? Sans doute tous les objets des sciences humaines et sociales impliquent-‐ils, en même temps que des problèmes
« positifs », des problèmes épistémologiques. Ce livre est traversé par une hypothèse : la question épistémologique posée spécifiquement par l’objet religieux chrétien est celle de l’expérience.
Aussi sa véritable introduction ne pouvait-‐elle être que le défi lancé par Philippe Grosos, au travers d’une petite phénoménologie de la foi, à toute approche empirique du christianisme. C’est en effet dans cette mise en question, au sens à la fois d’une problématisation et d’une mise en cause, de l’expérience par le christianisme que le présent ouvrage veut s’engager pour jeter les bases d’une philosophie des sciences des religions. Et c’est au regard de cette mise en question qui ne sera pas elle-‐même, espérons-‐le, laissée indemne par les différentes contributions de ce livre mais enrichie voire contestée dans ses présupposés, que le parcours proposé prend toute sa portée.
Celui-‐ci vise à donner, dans un premier temps, un aperçu des rapports du christianisme à l’expérience. Pierre Gisel explore ses différentes figures dans l’histoire de la modernité occidentale : religion naturelle, philosophie de la religion, déconstruction. Il montre ainsi comment la configuration postmoderne du savoir oblige à repenser les rapports entre sciences empiriques des religions, philosophie et théologie. Ce faisant, il dessine l’arrière-‐plan de l’une de ses propositions théologiques majeures : un réinvestissement contemporain du programme de la théologie naturelle, dans lequel les sciences des religions – elles-‐mêmes comprises dans une perspective plus herméneutique que positiviste – occuperaient la place laissée vide par la rationalité classique discréditée.
Une telle historicité du concept d’expérience dans le christianisme, toutefois, ne fait pas consensus. C’est pourquoi il était important d’envisager une autre position contemporaine, celle de Richard Swinburne qu’expose Paul Clavier. Tout en lui étant parallèle, elle s’oppose nettement à la position de Pierre Gisel : niant l’importance du kantisme et des mises en causes contemporaines de la rationalité classique, elle réfute l’existence d’une situation contemporaine spécifique à l’égard de la raison. Elle refuse donc également la mutation que cette spécificité impliquerait dans le concept
d’expérience tel qu’il apparaît dans la théologie naturelle. Lorsque Richard Swinburne, comme Pierre Gisel, propose de réinverstir la notion de théologie naturelle, il est loin de chercher à en repenser le programme selon les déplacements de la postmodernité. Il veut plutôt tenir fermement son programme classique et le rénover pour lui donner une nouvelle crédibilité grâce aux outils de la logique et des sciences contemporaines.
La théologie naturelle n’est pas le seul lieu, dans le christianisme, ou l’expérience est théorisée. Elle n’est même pas le principal, et pour approfondir la problématisation de la notion, il faut tourner son regard vers la mystique. En outre, les recherches sur la mystique sont aujourd’hui, dans le monde francophone en particulier10, en expansion, et présentent l’intérêt considérable dans notre perspective qu’elles impliquent l’interdisciplinarité : historiens, littéraires, philosophes et théologiens doivent collaborer pour aborder la mystique dans sa complexité. De deux manières fort distinctes, mais comme pour illustrer la diversité des approches possibles de la mystique, Xavier Gravend-‐Tirole à propos d’Abishiktananda et Ricardo Saez à propos de Maria de Cazalla, montrent comment le concept d’expérience religieuse est, dans la mystique, porté à son point de tension maximale. L’expérience est, en même temps que ce qui, pour le mystique et ainsi qu’Abishiktananda le répète sans cesse, constitue l’essentiel de la religion, ce qui le tient à l’écart de la religion instituée, à cheval entre hindouisme et christianisme pour Abishiktananda, à la frange du christianisme officiel et au bord de la persécution pour Maria de Cazalla. Ricardo Saez fait bien voir, à travers une plongée dans le bouillonnement religieux de l’Espagne du XVIe siècle, que la mystique chrétienne se joue aussi dans le conflit entre les différentes dimensions – sociales, psychologiques, affectives – de l’expérience religieuse, manifestant l’écart pointé par le titre de Ricardo Saez, entre le christianisme et la foi.
En somme, ces deux études appellent une réflexion philosophique fondamentale sur l’expérience mystique. Celle-‐ci est menée de front par Ghislain Waterlot, qui s’appuie sur les avancées bergsoniennes. Il pose la question de la manière dont la philosophie peut se saisir de l’expérience mystique, et tâche de penser le rapport – et le passage – de l’expérience religieuse à la connaissance philosophique.
10 Renvoyons par exemple à l’ouvrage paru de D. de Courcelles et G. Waterlot, La mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010. On ajoutera un dossier récent de la Revue de théologie et de philosophie : « De la théologie mystique à la mystique », G. Waterlot (dir.), vol. 142, 2010/III-‐IV. Mais également Philippe Capelle, Expérience philosophique et expérience mystique, Paris, éditions du Cerf, 2005. D’autres références sont données dans la bibliographie de fin de volume.
Avec ce chapitre, la transition s’opère donc d’elle-‐même entre les conceptions chrétiennes de l’expérience religieuse et la réflexion proprement philosophique sur les approches empiriques de la religion. C’est cette réflexion philosophique que la deuxième partie de l’ouvrage poursuit de manière plus systématique. Il s’agit alors d’envisager les problèmes épistémologiques spécifiques à plusieurs disciplines d’étude empirique des religions. La prise en compte de la diversité des approches, on l’a vu, est essentielle : elle constitue l’un des problèmes majeurs pour une philosophie des sciences des religions.
En outre, la réflexion épistémologique ne saurait avoir lieu légitimement depuis l’extérieur de ces disciplines, mais elle doit au contraire en émaner, d’autant plus si l’hypothèse du caractère indissoluble de toute théorie de la religion et d’une épistémologie de l’approche empirique des religions est exacte. C’est donc de l’intérieur de chaque discipline, mais autant que possible par la confrontation et la mise en dialogue d’approches différentes en leur sein, que peuvent émerger des problèmes transversaux. L’exhaustivité n’est pas l’objectif. Il s’agit plutôt de montrer comment, à chaque fois, une branche disciplinaire peut prendre à son compte un problème spécifique, qui sans doute aurait des résonnances dans les autres branches : pour l’histoire, la question des interférences entre démarche scientifique et démarche religieuse ; pour les sciences sociales, la question de l’objectivation et du réductionnisme ; pour les sciences de la vie, la question du naturalisme.
Concernant l’histoire, la contribution de Geneviève Gobillot se positionne clairement dans une perspective réflexive. Elle offre un exemple paradigmatique de la manière dont une réflexion d’historien sur un objet précis, le Coran, peut prendre immédiatement une dimension épistémologique. Elle tâche de dépasser l’alternative entre une approche naïve – celle du réformisme musulman – envisageant le Coran comme un livre d’histoire (passée ou future), et une approche historiciste qui assimile le Coran à un document sur une période, ou l’explique à partir de références à la situation socio-‐historique de son écriture. Geneviève Gobillot choisit de présenter la manière dont l’histoire est envisagée par le Coran. En sorte que la réflexion historiographique est immanente au travail d’étude du texte coranique. Elle peut ainsi envisager la question posée à tout historien des religions : comment faire l’histoire de discours qui se présentent eux-‐mêmes comme historiques ? Et elle tâche de répondre à cette question
non de l’extérieur, mais en problématisant, grâce à l’analyse historique, la signification de l’historicité du Coran11.
Pour ce qui concerne les sciences de la société, Jean-‐Paul Willaime et Albert Piette s’attachent à un même problème : celui de savoir si les méthodes des sciences sociales ne conduisent pas à déformer l’objet dont elles prétendent rendre compte, lorsqu’elles veulent parler de religion. Jean-‐Paul Willaime répond en déterminant ce que signifie l’objectivation dans la sociologie qu’il pratique. Il montre qu’elle ne signifie pas nécessairement une réduction et qu’elle n’implique pas l’application à l’expérience religieuse d’une conception prédéterminée de l’expérience sociale, mais qu’au contraire l’analyse sociologique peut permettre de rendre compte des spécificités de l’expérience sociale religieuse, par exemple en décrivant les interactions humaines avec des êtres invisibles, sans donc réduire ces spécificités à des expérience sociales étrangères, et sans non plus avoir à s’engager sur la réalité des êtres pris dans ces interactions, en garantissant donc la possibilité d’une objectivité. En outre, son analyse montre bien comment c’est l’influence d’autres disciplines, et en particulier de l’anthropologie, qui a permis de renouveler la pensée sociologique. Parmi ces anthropologues novateurs : Albert Piette, qui propose une anthropologie des phénomènes individuels. L’objectif en est de décrire au plus près les croyances religieuses et leur rôle, sans les réduire à des croyances pré-‐logiques ni à des opinions gnoséologiques, mais en maintenant leur spécificité irréductible. Une telle anthropologie fait droit, comme la sociologie de J.-‐P.
Willaime, à la description de ces êtres spécifiques que sont les divinités ou semi-‐
divinités, sans jamais, évidemment, trancher la question de leur existence. Elle permet surtout d’avancer une hypothèse dérangeante sur la raison d’être des religions, à chercher non pas dans le contenu de leurs croyances, les engagements sociaux, les formes d’expérience qu’elles suscitent, ou dans quelque contenu positif, doctrinal ou existentiel, auquel il faudrait adhérer. Au contraire, le rôle des religions aurait été, dans l’histoire de l’humanité, de lui permettre de diminuer son adhérence à ses propres croyances, et ainsi de développer une capacité de retrait, presque d’indifférence à l’égard du douteux et du contradictoire, capacité si utile pour la vie. La religion,
11 On aurait pu répondre à la même question en la prenant par un autre bout, et en interrogeant par exemple la pensée d’un historien et épistémologue de l’histoire qui soit aussi un religieux : on pense ici à Michel de Certeau. Un tel travail reste à entreprendre. Il est regrettable que Denis Pelletier, qui devait le mener à bien, n’ait pu finalement le faire pour cet ouvrage. En paraissant, l’étude dont il avait donné un brillant aperçu lors du colloque de 2010, en constituera un développement d’une grande richesse.
« apprentissage de la non vérification », ne devrait pas être pensée à partir des phénomènes spectaculaires d’adhésion (mystique, fanatisme, puritanisme etc.) mais à partir du scepticisme de la plupart des croyants.
Enfin, la prise en considération des sciences de la vie pose inévitablement la question du naturalisme. Anne Coubray examine ce que signifie concrètement, aujourd’hui, l’ambition de naturaliser les croyances religieuses. Il lui faut alors définir exactement la naturalisation, et ce qui en est l’objet, à partir de l’état actuel de développement de ces sciences qui prétendent à terme la réaliser. Elle est conduite à envisager les mécanismes de formation des croyances, mais aussi de leur évaluation, qui mettent en jeu des aspects de la psychologie du développement, de la psychologie évolutionniste mais aussi de la sociologie. Nouvelle preuve du croisement nécessaire entre les approches, cette présentation appelle bien entendu une réflexion sur les enjeux politiques de la naturalisation des croyances religieuses. En touchant la question de la justification sociale des croyances, Anne Coubray ouvre la porte à de tels questionnements potentiellement critiques. Resterait peut-‐être à faire l’histoire et la sociologie des naturalismes, pour les comprendre eux-‐mêmes comme des forces dans le jeu social où s’élaborent les croyances.
Une fois dressée cette cartographie des problèmes concrets posés à une philosophie des sciences des religions, la question posée par Philippe Grosos en ouverture, celle de la légitimité d’une approche empirique des religions, devait être reprise. Car si c’est sur son fond que chacune des questions concrètes abordées dans ce livre prend une nouvelle profondeur, cette question fondamentale s’enrichit également du concret et de la diversité des approches empiriques et des problèmes spécifiques que posent chacune des disciplines. La dernière partie reprend donc la question et ouvre le débat de la possibilité et la légitimité de l’approche empirique des religions comme telle.
Emmanuel Falque a accepté de prendre dans ce débat la position de l’attaquant : il pose la question de savoir si les méthodes empiriques des sciences sociales peuvent rendre compte de ce qui est en jeu dans l’expérience religieuse sans le dénaturer. Au centre de son interrogation, la notion d’objectivation. A l’approche empirique, il oppose une démarche phénoménologique qui vise, plutôt qu’à objectiver l’expérience religieuse, à en décrire les modes de constitution subjective. Yann Schmitt se positionne dans ce débat en défenseur de l’approche empirique objectivante, en tâchant de distinguer l’ambition
d’objectivité d’une suppression de la dimension vécue de l’expérience religieuse, ou de sa chosification. Le débat, évidemment, n’est pas clos, et il est le sel d’une philosophie des sciences des religions. Nous espérons du moins que cet ouvrage ait atteint son objectif, qui était de l’ouvrir, comme une voie pour repenser tant la religion que l’expérience.
La bibliographie raisonnée, que l’on trouvera en fin d’ouvrage, constitue en ce sens, au même titre que les contributions de cet ouvrage, un instrument de travail pour un tel questionnement.
Anthony Feneuil
Institut romand de systématique et d’éthique Faculté de théologie Université de Genève