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La Norvège met les éleveurs de rennes au pas
FLORIN, Ian
Abstract
La décision d'imposer l'abattage d'une partie d'un troupeau de rennes au nord de la Scandinavie contre l'avis de l'ONU révèle une face sombre de la politique environnementale norvégienne, selon Ian Florin, doctorant à l'Institut des sciences de l'environnement de l'Université de Genève.
FLORIN, Ian. La Norvège met les éleveurs de rennes au pas. Le Temps , 2019, no. 6551, p. 9
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I
LUNDI28 OCTOBRE 2O].9 LË'TUMPS
Débats 9
L'artiste Maret Anne Sara est ['une des activistes samis qui militent pour [e droit à pouvoir vivre de [étevage. En 201.4, pour protester contre ce qu'ette ressent comme une formè de cotonisation, e[[e a empilé 200 têtes de rennes ensangtantées sur [e parvis d'un tribunal où [e cas de son frère était
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OPINION La décision d'imposer ['abatta révète une
ge d'une partie d'un troupeau de rennes au nord de [a Scandinavie contre L'avis de [0NU face sombre de La politique environnementate norvégienne
En
ordonnant
cet été I'abattage de la moitié d'un troupeau de rennes dans le Finnmark, les autorités norvégiennes ont provoquél'indignation
d'une partie du pays et des observateurs internationaux.C'est que le différend qui oppose depuis 6 ans le royaume au jeune éleveur Jov- sett Ante Sara a pris une tournure auto-
ritaire
invraisemblable: avalisée par la justice le r6 août dernier, la décision des autorités est intervenue au mépris d'une recommandation du Comité des droits de l'homme de I'ONU demandant à la Nor- vège d'attendre ses conclusions avant de prendre des mesures.Alors
que la page de deux siècles dediscrimination
raciale systématique à légard des peuples autochtones estoffi-
ciellement tournée, ce passage en force fait ressurgir une attitude coloniale que d'aucuns pensaient iévolue. L argumèn- taire écologique utilisé par Ie gouverne- ment pourjustifier la réduction drastique du cheptel ne convainc pas la commu- nauté samie, qui dénonce une grave vio- lation de sondroit
à l'existence.La
mort lente d'un savoir-faire essentiel
Depuis qu'il a refusé de se soumettre à
lbrdre
de réduire son troupeau de 166 à Z5 têtes en zor3, JovsettAnte Sara incarnel'opposition
aux velléités, assimilation- nistes norvégiennes. Pour le parlement sami et les nombreux soutiens des loozo de Ia communauté pratiquant encore l'éle- vage, la réduction du cheptelimposée par le gouvernement signe lafaillite
annon-cée de toute la profession, entraînant la mort progressive d'un savoir-faire essen-
tiel
à la transmission de la langue et de la culture. C'est avec ces arguments que Jovsett Ante Sara a poursuivi l'Etatnor-
végien enjustice pour atteinte à son mode de vie, entamant une sagajudiciaire qui allait le mener devant le comité onusièn chargé de veiller à la protection des par-ticuliers
contre les ingérences de I'Etat.L'annonce des
autorités
devouioir procéder
sanstarder
àI'euthanasie
d'une partie du troupeaudujeune
éle-veur a
intensifié
lamobilisation parmi
les quelque B5ooo Samis vivant dans les zones les plus septentrionales de la Scan- dinavie. Pour
éviter
I'abattage, Jovsett Ante Sara a ajnsi pu compter sur I'appui direct d'un confrère, à qui ilconfiaifune
partie de son troupeau afin de se confor- mer à la loi. Si le gouvernement présente ce legs comme une solution réjouissante, les éleveurs y voient un acte de désobéis- sance civile nécessaire.Une
lutte
nonviolente
Déterminante pour les droits des Samis en Norvège, la lutte non violente a obtenu ses premiers succès à la
fin
des années r97o, quandl'opposition
massive à un barragehydroélectrique
àproximité
de Ia
ville dâlta
avait abouti à la recon- naissance des droits des peuples autoch- tones dans la Constitution norvégienne.Aujourd?hui, c'est la sceur de Jovestt Ante - l'artiste Mâret Anne Sara - qui mène les actions les plus retentissantes parmi les activistes samis
militant
pour ledroit
à pouvoir vivre de l'élevage. Pour protester contre ce qu'elle resËent comme une eolo- nisation à la fois économique etcultu-
relle, elle a empilé 2oo têtes de r:ennes ensanglantées sur lè parvis d'untribunal
où le cas de son frère étaitjugé.
L'esthétique macabre de sa pile olSâpmi était là pour faire directement échoàux Piles o'Bones, ces amas de têtes de bisons entassées par les chasseurs occidentaux dans les plaines nord-américaines. pour Mâret
Anne
Sara,il
s'agit demontrel
que la réduction forcée du cheptel nor- végien ressort de la même logique que celle qui
guidait
les colons européens' quand ceux-ci s'attaquaient aux bisons pour mieux conquérir leterritoire
des Amérindiens.Face à la contestation samie, le gouver- nement conservateur d'Erna Solberg se défend de toute réminiscence coloniàle,
insistant
sur la nécessité de mettre en place une"renniculture durable, avec un nombre réduit de bêtes. Pour les autori-
tés, la régulation est nécessaire afin dévi- ter une explosion du cheptel, qui aurait
des conséquences négatives importantes sur l'environnement et le développemeirt économique. Si elle met I'emphàse sur I'aspect écologique, la
position
norvé- gienne renvoie à la façon dont les Etats-
notamment enAfrique -
onthistori-
quement considéré les systèmes pasto- raux comme économiquement
ininté-
ressants, désorganisés et néfastes pour I'environnement.Il faut véritablement intégrer les peuples autochtones dans les décisions qui touchent
à leur environnement, car ils sont les
premiers concernés par sa dégradation et sa préservation
Une étude de zor5 montre que ce dis- cours
fait
mouche en Norvège etcontri-
bue à créer une image négative des éle- veurs dansI'opinion
publique. Ceux-ci sont dépeints comme des irresponsables, incàpables de gérer leurs troupeaux de manière rationnelle, car animés unique- ment par l'idée de faire duprofit.
S,ap- puyant sur cet imaginaire collectif, les autoritésjustifient
leur action en mobi- Iisant des expertises aux accents alarr- mistesqui
dénoncent le surpâturage, ladiminution
dequalité
du lichen ôu encorela
baissedu poids
moyen des jeunes faons.Mais pour les syndicats déleveurs du Finnmark comme pour de nombreux spé- cialistes de Ia question, ces arguments ne sont pas fondés. Géographe ayant long- temps étudié le pastoralisme sami, Tor A. Benjaminsen a largement souligné les
insuffi sances des rapports gouvernemen- taux, accusant l'État norvegien de mener une
politique
arrogante, basée sur des conclusions scientifi ques très discutables.Il a démontré que les expertises
mobili
sées par les autorités s'appuient sur des données satellitaires impréclses, elles ne prennent pas en compte le réchauffement climatique et se basent sur un nombre trop limité de troupeaux.
Benjaminsen
dénoncel'acceptation
sans réserve des conclusions gouverne- mentales par les différentesjuridictions
s'étant penchées surle cas de JovsettAnte Sara, ignorant d'autres études récentes qui viennent les mettre à mal. Selon les recherches auxquelles il a dernièrement participé, I'impact de la
surpopulation
des rennes sur la toundra n'est pas suf- fisamment établi.Quarante
ans aprèsla controverse
dAlta, il est communément admis dans le débat public en Norvège que les injustices liées àun
siècle depolitiques
oppres-sives de norvégianisation des Samis ont été corrigées, et que ceux-cijouissent de droits étendus sur leurs terres. L'ardeur
avec laquelle les autorités veulent en
finir
une bonne fois pour toutes.avec le cas de JovsettAnte Sara en'faisant fi desvoix dis- cordantes démontre le contraire.
Un
dialogue d€ gat
àégat
Si I'on pouvait croire au début de I'af- faire aux bonnes intentions écologiques avancées par les autorités, la duplicité de leur discours environnemental à l'égard des Samis se
voit aujourd'hui
comme le nez rouge aumilieu
de lafigure
de Rudolphe. Pour la présidente du parle-ment
sami,I'autorisation récemment
accordée pour l'exploitation de la mine decuivre
de Nussir-
dont les résidusseront
déver.sés dans lefiord voisin -
vient
illustrei
la facon doni les autoritésincriminent
les Samis sur descritères
environnementaux, tout en avalisant des projets polluants qui empiètent sur les zones de pâturage.En
mettant
enlumière
la façondont
l'écologie est utilisée comme argumentpour légitimer le contrôle étatique sur le mode de vie
traditionnel
des Samis, l,af- faire Jovsett Ante Sara apparaît comme unemanifestation
de ce queI'anthro-
pologue Hugh Beach appelle l'éco-colo-nialisme.
D'unepart,
la manièredont le royaume sacrifie
son engagementen faveur des peuples autochtones sur I'autel
dela prérogative
depuis-
sance publique est préoccupantepour
lesdroits
de l'homme en Scandinàvie.D'autre part, la façon dont
I'Et4tjustifie
une décision autoritaire avec des argu- ments contestés contribue à délégitimer Ie discours scientifique à propos de l'en-
vironnement,
à I'heure où sonimpor-
tance est primordiale pour la
transition
écologique.Fin septembre, le rapporteur
spé- cial des Nations uniés sur lesdroits
deI'homme
et deI'environnement
appe- lait la Norvège à redoubler sesefforiJen
vue d'insiaurer un dialogue dégal à égal avec les Samis, regrettant la lenteur des progrès réalisés depuis des recomman- dations similaires transmises en2orl
et en 2016. La réussite des politiques envi- ronnementales, quitouchenf
souventdirectement
aux dynamiquesterrito-
rriales, repose grandement sur
I'impli-
'cation des communautés locales, Ne pas
tenir
compte desintérêts
de celles-ci exacerbe les tensions au sujet del'utilisation
des terres, mettant àmal
. I'efficacité des mesures mises en place.Les leçons à
tirer
de I'affaire Jovsett.Ante Sara semblent aussi évidentes à énoncer que délicates à concrétiser:il
fautvéri-
tablement intégrer les peuples autoch- tones.dans les décisions qui touchent à leur environnement, car ils sont les pre- miers concernés par sa dégradation et sa préservation.r
IAN FLORIN DOCTORANT
À LlNSTtrur DEs,sctENcgs DE L'ENVIRONNEMENT UNIVERSITÉ DE GENÈVE