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Les paradoxes du paysage

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Les paradoxes du paysage. Compar(a)ison , 1998, no. 2, p. 109-118

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4392

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Claude Raffestin

Les paradoxes du paysage

Aux origines d'une notion...

La notion de paysage est probablement l'une des plus paradoxales tant par ses origines que par son évolution et son utilisation en géographie. Le terme lui- même est relativement récent dans la langue française puisqu'il ne remonte qu'au milieu du XVIe siècle: il signifie alors «l'étendue de pays que l'oeil peut embrasser dans son ensemble».1 Les origines picturales sont évidentes, et dès le XVe siècle le paysage a, commencé' d'être un objet de la peinture. Non que le fait paysager soit étranger aux époques antérieures; mais il ne semble en tout cas pas y avoir joué le même rôle qu'à- partir de la Renaissance. Dès cette époque, une rupture est en effet sensible dans la manière de se représenter la nature. Durant la période médiévale, le paysage n'est pas soumis au même re- gard que celui que nous jetons sur lui aujourd'hui: il n'existe pas comme 'texte' mais bien plutôt comme 'prétexte'. On pourrait évidemment remonter jusqu'à l'Antiquité, qui se trouve dans une situation sinon comparable du moins parallèle. Sans entrer dans des détails qui nous entraîneraient trop loin, il est loisible de prétendre que la nature y était regardée à travers des éléments particuliers, comme les bois, les rivières, les sources, par exemple, qui n'étaient pas regroupés sous une dénomination générale relevant d'une pure contemplation. Au Moyen Age, la nature n'est pas niée, mais elle doit servir de tremplin vers Dieu: c'est la conséquence de la recommandation de Saint Augustin qui enjoint de détourner le regard du monde pour contempler Dieu.

Pour reprendre les distinctions de Saint Bonaventure, au XIIIe siècle, l'œil de

' Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey, Paris 1998, 2623.

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chair est moins important que l'œil de la raison et celui de la contemplation.

Dès lors, la représentation de la nature est accessoire et ne saurait être une fin en soi: la vision de la nature incite à louer Dieu et son œuvre, de sorte que le regard est fortement médiatisé par une élévation vers la divinité. Vers 1400, les formes de la nature ne sont toujours pas devenues objets de considération pour elles-mêmes. La connaissance perceptive du monde extérieur n'occupe pas pendant la période médiévale une place significative. J'en donnerai deux exemples pour illustrer mon propos: les voyages de Marco Polo et l'ascension du Mont Ventoux de Pétrarque. Aucune référence, chez le premier, aux pay- sages naturels traversés, le voyage étant bien plus fortement polarisé par la connaissance d'autrui, des groupes et des sociétés. Quant au texte de Pétrarque, dans lequel certains ont voulu voir une première description de pay- sage, celui-ci n'est en fait qu'un prétexte pour invoquer Dieu à travers des cita- tions multiples.

Pour rencontrer la notion de paysage dans son acception moderne — pour laquelle il signifie essentiellement le triomphe de la visualisation d'un frag- ment de la nature pour lui-même et non comme moyen vers un ailleurs inacces- sible — il faut attendre le XVIIIe siècle. Ce 'pour lui-même' ne doit toutefois pas être pris d'une manière absolue: il s'agit non d'une description des divers éléments constitutifs de ce qui est vu, mais d'une composition qui implique que le paysage résulte d'une relation homme-nature dont la concrétisation est une image véhiculant des valeurs et devenant par là même une sorte de sym- bole, c'est-à-dire la mise en scène de contenus intelligibles. En première ap- proximation, je voudrais proposer une métaphore, empruntée à Simmel, pour- éclairer la signification du paysage tel qu'il commence à être interprété au XVIII' siècle: le paysage est à la "nature ce que la bibliothèque est à l'amon- cellement de livres.2 Je reviendrai sur cette question dans une perspective moins métaphorique ultérieurement.

Se pose bien évidemment la question de savoir pourquoi le paysage, entre le XVII et le XVIII siècles, retient l'attention et polarise les recherches et les analyses tout à la fois des écrivains et des savants. La mise en perspective de quelques changements suffira pour évoquer cette attraction. Il y a d'abord le passage de l'esprit classique, épris de stabilité, à un esprit de mouvement qui va caractériser le XVIIIe siècle et qui est assez bien illustré par le goût, voire la fascination, du voyage. Les Européens y tombent avec délices. La découverte du voyage, c'est l'expérience de la mobilité non seulement dans l'espace mais encore dans le temps, comme en témoigne Goethe dans son Tagebuch der ita-

2 Cf. Georg SIMMEL, La tragédie de la. culture, Paris 1988, 232-33.

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lienischen Reise.3D'ailleurs le terme de «délices» sera largement sollicité pour intituler les itinéraires et les guides (Les délices d'Italie, L'état et les délices de la Suisse).

La mobilité, combinée avec la curiosité pour la nature (à laquelle tous ne donnent d'ailleurs pas le même sens) et avec la recherche du bonheur sur terre (qui fait privilégier le présent au futur) donne une idée du contexte dans lequel la notion de paysage va se développer. Sans nul doute, le paysage résume le nouveau rapport de l'homme à la nature et concrétise la saisie immédiate des impressions recueillies devant le spectacle du monde, tout aussi fugitives que les sentiments qui les inspirent et les mettent en mouvement.

La mise en scène du paysage...

Au moins deux types de sources, dont procède le paysage, sont à prendre en compte au XVIIIe siècle: les sources littéraires et les sources scientifiques. Là encore, il faut s'en tenir à des repères peur baliser le champ des recherches.

En matière littéraire, Rousseau, Bernardin de Saint Pierre et Chateaubriand sont de bons exemples quand bien même ils ne sont pas équivalents. En ma- tière scientifique, Buffon, avec ses Epoques de la nature, Georg Forster, avec ses Ansichten vom Niederrhein, von Brabant, Flandern, Holland, England und Frankreich, et enfin Alexander von Humboldt, avec ses Ansichten der Natur, constituent de remarquables exemples pour approcher la signification du pay- sage à l'époque de l'Aufklärung, notion questionnée par Kant lui-même.

Bernardin de Saint Pierre est sans nul doute le moins célèbre, mais à beau- coup d'égards le plus représentatif par son style de description de paysages. Il- est loisible de le constater en feuilletant Paul et Virginie, mais aussi en se re- plongeant dans ses Études de la nature, qui n'ont aucune valeur scientifique- malgré les prétentions de l'auteur, mais qui illustrent à merveille le change- ment survenu au cours du XVIIIe siècle dans la relation homme-nature. N'écrit-il pas, en effet, dans le troisième tome des Etudes de la nature: «Je substitue donc à l'argument de Descartes celui-ci, qui me paraît et plus simple et plus général:je sens; donc j'existe».4 Bernardin de Saint Pierre demeure donc un

3 Cf. J.W. GOETHE, Tagebuch der italienischen Reise [1786], Frankfurt am Main 1976.

4 Jacques-Bernardin-Henri de SAINT-PIERRE, Etudes de la nature, III, Paris 1792, 12.

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révélateur de la nouvelle sensibilité paysagiste, même s'il a peut-être été un peu plus oublié que d'autres.

Forster, que Humboldt considère comme son maître, avait acquis une for- mation de naturaliste en accompagnant son père, membre de l'expédition de Cook. On lui doit par ailleurs A Voyage Round the World. Il mourra jeune à Paris après avoir opté pour la Révolution française, ce qui lui vaudra d'être considéré comme un traître dans son pays.

Humboldt n'est donc pas le fondateur de la notion de paysage, mais indé- niablement il lui a donné ses lettres de noblesse et l'a vulgarisée à travers tous ses travaux, depuis le voyage en Amérique équinoxiale jusqu'au Cosmos en passant par les Ansichten et bien d'autres textes encore. Dans sa préface au Cosmos, Humboldt note que «la description exacte et précise des phénomènes n'est pas absolument inconciliable avec la peinture animée et vivante des scènes imposantes de la création».5 Humboldt va observer la nature en scien-tifique, mais avec un œil d'artiste: «une autre jouissance est celle que produit le caractère individuel du paysage, la configuration de la surface du globe dans une région déterminée»; et il poursuit: «des impressions de ce genre sont plus vives, mieux définies, plus conformes à certaines situations de l'âme. Tantôt c'est la grandeur des masses, la lutte des éléments déchaînés ou la triste nudité des steppes, comme dans le nord de l'Asie, qui excitent nos émotions; tantôt, sous l'inspiration de sentiments plus doux, c'est l'aspect des champs qui portent de riches moissons, c'est l'habitation de l'homme au bord du torrent, la sauvage fécondité du sol vaincu par la charrue».6 Ce fragment de texte laisse découvrir que le paysage ressortit, chez Humboldt, tout autant au matériel qu'à l'idéel et qu'il constitue une sorte d'interface entre physique et métaphysique. Que la science l'emporte chez lui est incontestable, mais la représentation qu'il donne du paysage n'est jamais exempte de subjectivité et il ne s'en cache pas: «...car le grand caractère d'un paysage et de toute scène imposante de la nature dépend de la simultanéité des idées et des sentiments qui se trouvent excités dans l'observateur. La puissance de la nature se révèle pour ainsi dire, dans la connexité des impressions, dans cette unité d'émotions et d'effets s e produisant en quelque sorte d'un seul coup».7 Humboldt, quand il a écrit ces lignes, avait-il lu le livre de René-Louis de Girardin De la composition des paysages? Je l'ignore, mais les convergences de pensée sont troublantes: «Ce n'est donc ni en Architecte, ni en Jardinier, c'est en Poète et en Peintre qu'il

5 Alexander von HUMBOLDT, Cosmos, I, Paris, V.

6 Ibid., 5.

7 Ibid., 8.

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faut composer des paysages, afin d'intéresser tout à la fois l'œil et l'esprit»."

Girardin est, et se veut, un praticien de la composition du paysage mais, sans doute mieux que tout autre, il nous permet de mettre en évidence la nature profondément paradoxale du paysage qui est simultanément une description et une composition. En d'autres termes, le paysage est une construction ou une représentation d'un fragment de la nature dans lequel l'unité de la nature doit apparaître tout en obéissant à des principes qui peuvent être dans un cas des conventions artistiques ou dans l'autre ce que Humboldt appelle les lois de la nature. L'image du paysage est donc relative à un sujet individuel et en ce sens elle est l'expression d'un solipsisme.

On sait à quel point les géographes se sont emparés de cette notion qui a traversé toutes les écoles de géographie depuis la fin du XIX" jusqu'en 1950 pour fixer une limite qui ne signifie pas que le paysage n'est plus l'objet de re- cherches mais qu'il est manipulé — le terme n'a rien d'excessif— autrement, en tant que système sur lequel sont projetées des méthodes statistiques. Les géo- graphes allemands, et en particulier Passarge, au lendemain de la première guerre mondiale, ont beaucoup publié sur le sujet. On doit à Passarge un impo- sant traité sur le paysage qui mettait à disposition tous les éléments qu'il fallait aborder pour le décrire. Il n'a pas été conscient, dans son effort d'analyse hy- perbolique de deux choses. La première est que le paysage n'était pas une somme d'éléments mais un choix cohérent conditionné par une intentionnalité qui est au centre de la relation homme-nature. De ce point de vue, le géographe qui suivrait le catalogue de Passarge ne déboucherait que sur une description élémentaire, pas même exhaustive, qui ne serait pas un paysage mais un amon- cellement de détails plus ou moins bien reliés les uns aux autres; ce qui nous renvoie à la différence, mise en évidence par Georg Simmel, entre la masse de livres et la bibliothèque. Suivre la méthode proposée par Passarge, c'est s'ex- poser aux déboires de l'empereur de l'apologue de Borges qui avait voulu faire dresser la carte de son empire à l'échelle 1/1. La seconde raison réside dans le fait que la méthode de Passarge est sous l'emprise de ce que j'appellerai le

«totalitarisme de l'œil» qui néglige complètement tout ce qui a trait aux autres sens comme l'a fait la géographie jusqu'à récemment. C'est sans doute ce qui explique l'incapacité des géographes à élaborer une géographie de la nuit. A cet égard je ne connais qu'une exception, celle de Pierre Deffontaines auquel j'ai tenté d'emboîter le pas dans une écologie de la nuit. De la même manière, sont oubliés les paysages sonores, ceux du goût, ceux de l'odorat et ceux du toucher. On le sait aujourd'hui, et les exemples sont de plus en plus nombreux, tous les sens, et pas seulement celui de la vue, participent à l'appréhension du

8 René-Louis de GIRARDIN, De la composition des paysages, Seyssel 1992, 21.

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paysage. Bernardin de Saint Pierre, dans cette direction, a été un pionnier auquel il est juste de rendre un hommage même tardif. Je ne résisterai pas au plaisir de signaler la merveilleuse nouvelle de H. G. Wells, Le pays des aveugles, qui relate les aventures d'un voyant, Nunez, conduit à vérifier à ses dépens que l'adage selon lequel les borgnes sont rois au royaume des aveugles ne se vérifie pas toujours. Cela pour dire que nous n'avons pas en géographie, pendant longtemps, cherché à secouer le joug du totalitarisme de l'œil. La nou- velle de Wells est du plus haut intérêt car elle nous fait comprendre que ce que nous appelons paysage n'est finalement qu'une abstraction visuelle. En somme, c'est une caractérisation par métonymie, puisque tout ce qui relève de l'ouïe, de l'odorat, du toucher et du goût n'est que rarement sinon jamais cité en cause. Le paysage classique des géographes est une construction pauvre con- trairement à celui des écrivains ou du moins de certains d'entre eux qui font une large part aux sens.

Une prise en compte sensitive plurielle dans l'analyse du paysage est de plus en plus indispensable, et le temps n'est probablement pas loin où, pour des raisons d'aménagement du territoire, considérant les conditions écolo- giques, on s'intéressera au paysage à travers tous les sens. Or, pour l'instant, triomphe encore dans les offices d'environnement la notion de paysage visuel qui, faut-il le dire, est profondément idéologique puisque médiatisée par une série de mythes enracinés au cœur des collectivités.

Quoi qu'il en soit, la notion de paysage visuel a été la plus illustrée jusqu'à maintenant et c'est encore d'elle qu'il convient de repartir en prenant appui sur un texte de Georg Simmel intitulé «Philosophie du paysage». Très judicieuse- ment il fait remarquer (le texte date de 1913) «qu'il n'y a pas encore de paysage quand toutes sortes de choses se trouvent juxtaposées sur un morceau de sol terrestre, et naïvement regardées».9 Le paysage n'est pas un «morceau de nature». La nature n'a pas de morceaux, elle est l'unité d'un tout. Dès lors, considérer le paysage dans la nature comme unité, c'est faire une abstraction qui engendre un énorme déficit par rapport à la réalité observée, qui ne peut être comblé que par une opération de la conscience qui, au-delà des éléments pris en compte, propose «un nouvel ensemble, une nouvelle unité, non liés aux significations particulières des premiers ni composés de leur somme mécani- quement pour que commence le paysage».10 Cela revient à dire que si le regard humain n'est pas médiatisé par une intentionnalité précise, le paysage ne peut pas émerger en tant qu'ensemble indépendant revendiquant, face au sentiment unitaire de la grande nature, son indépendance. Le paysage est un drame mo-

9 SIMMEL, op. cit., 229.

10 Ibid.

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derne car il introduit un dualisme insoluble entre le tout et la partie de la na- ture sans que l'on puisse identifier le principe qui engendre le paysage en de- hors du sujet ou ce que Simmel appelle d'un mot intraduisible en français la

«Stimmung» du paysage qui instaurerait une situation concomitante entre la substance d'éléments matériels et le psychisme d'un sujet.

Le statut complexe de la notion de paysage

Empruntée à la peinture, la notion de paysage ne s'est que très lentement dégagée du 'pittoresque' qui l'a marquée et la marque encore très profondé- ment. Merleau-Ponty, dans L'œil et l'esprit, un de ses derniers textes, écrit que «la peinture ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de la visibilité».11 Plus loin, il cite Max Ernst pour lequel «le rôle du peintre est de cerner et de proje-ter ce qui se voit en lui».12 Là encore, nous retombons sur cette curieuse dua- lité, sur cette paradoxale relation qui fait que le paysage n'est pas la descrip- tion d'une portion de nature mais l'explicitation de la connaissance de la pratique et de la connaissance de la relation d'un sujet avec une réalité maté- rielle. En somme, le sujet, dans le cas du paysage, devient schizophrénique puisqu'il se voit voyant du visible: il n'a donc aucun moyen pour se distancer, pour se sortir des filets qui l'emprisonnent mais qu'il tisse lui-même. Une théorie du paysage, dans ces conditions, ne saurait relever de la physique, mais au contraire de la métaphysique: la vision est une pensée conditionnée par un ensemble de médiateurs qui ne sont jamais tous identifiables, d'abord parce qu'ils sont innombrables et ensuite parce que certains ne sont jamais explici-tés.

Fonder la géographie sur l'analyse du paysage a conduit à l'élaboration d'une discipline idéographique et non pas nomothétique, car à la manière des peintres, les géographes qui ont multiplié jusqu'au milieu du XXe les «pein- tures de paysage» ont sacrifié à la recherche du singulier plus qu'à celle du général.

Le tout du paysage constitué en géographie par l'observateur et l'objet de son observation est évidemment quelque chose de plus que les fragments cons- titutifs visualisables et effectivement visualisés par un spectateur à l'aide d'un langage quelconque, langue naturelle, langage graphique ou langage formel. Il

1

1Maurice MERLEAU PONTY, L'œil et l'esprit, 26.

12 I b i d . , 3 0 . .

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convient d'introduire quelques concepts pour faciliter la distinction entre la réalité et la représentation de la réalité. Ainsi, je propose de dénommer la réa- lité observée la 'géostructure' et la représentation de celle-ci le 'géogramme'.

Théoriquement, il est possible de découper dans une géostructure autant de géogrammes qu'il y a de scripteurs. Cela revient à dire qu'une même géo- structure peut être à l'origine d'une infinité de géogrammes. Un géogramme est donc une particularité parmi d'autres particularités et il devient difficile alors de décider si l'une d'entre elles a valeur générale, c'est-à-dire une forme cano- nique à laquelle on puisse ramener toutes les autres. En revanche, le géo- gramme peut devenir, à son tour, objet d'étude du géographe, auquel il est possible d'appliquer un métalangage pour l'analyser. Dans ces conditions, le 'paysage écrit' devient un objet sur lequel le géographe peut s'exercer. C'est d'ailleurs ce que font les géographes humanistes dont les objets sont des repré- sentations littéraires par exemple. Les Ansichten de Forster et celles de Hum- boldt sont des paysages-objets à propos desquels il est loisible d'expliciter une connaissance de la pratique et de la connaissance que Forster et Humboldt ont eue d'une réalité matérielle que nous appelons improprement paysage. Il est préférable de leur appliquer le terme de géogrammes.

L a n o t i o n d e p a y s a g e , e n r é a l i t é , s ' e s t b e a u c o u p d é v e l o p p é e p o u r d e v e n i r u n e ' i m a g e ' d e m o i n s e n m o i n s v i s u e l l e . E l l e e s t d e v e n u e s y n o n y m e d e p a n o - rama, et c est pourquoi on parle de paysage à propos de tout: paysage littéraire, politique, audio-visuel, etc. La notion s'est, en quelque sorte, dissoute au fil du tem ps et de l'utili sation qui e n a été faite.

E n t a n t q u e r e p r é s e n t a t i o n , e t e n t a n t q u ' i l e s t p e r ç u , l e p a y s a g e e s t c h a r g é de v ale urs p r op re s à un gr ou pe, à un e coll ecti vité; d'o ù d es pa ysa ges qui s ont a u t a n t d ' a r c h é t y p e s o u d e s t é r é o t y p e s , c e q u i m a r q u e p r é c i s é m e n t l a d i f f é - r e n c e , e t m o n t r e t o u t e l ' é p a i s s e u r d ' u n p a r a d o x e , e n t r e l e p a y s a g e l i t t é r a i r e e t le pa ysa ge g éo gr ap hiq ue. L'é cri va in, en c h oisissa n t des élé me nts c om p ose le p a y s a g e c o m m e u n t o u t , a l o r s q u e l e s e c o n d , e n v i s a n t u n t o u t n e f a i t s o u v e n t q u e j u x t a p o s e r d e s é l é m e n t s . J ' e n v e u x p o u r p r e u v e c e s q u a t r a i n s :

Pays, arrêté à mi-chemin entre la terre et les cieux,- aux voix d'eau et d'airain, doux et dur, jeune et vieux,

comme une offrande levée vers d'accueillantes mains:

beau pays achevé, chaud comme le pain

Chemin qui tourne et joue le long de la vigne penchée,

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tel un ruban que l'on noue autour d'un chapeau d'été.

Vigne: chapeau sur la tête qui invente le vin. Vin: ardente comète promise pour l'an prochain.

Ces vers de Rilke écrits en français sont de véritables paysages au sens de la tradition du XVIIIe siècle: ils ramassent l'expérience d'un poète qui en dit plus sur le Valais à une certaine époque que de longues pages géographiques. Dans ce cas, et d'une certaine manière, le paysage est restitué sans être décrit: le tout est plus que la somme des parties parce qu'il ne s'agit pas d'une descrip- tion mais d'une évocation, ou si l'on préfère d'une condensation.

Comme l'a écrit Eric Dardel: «Amour du sol natal ou recherche du dépayse- ment, une relation concrète se noue entre l'homme et la terre, une géographi- cité de l'homme comme mode de son existence et de son destin», et plus loin:

«C'est à ce premier étonnement de l'homme en face de la Terre et à l'intention initiale de la réflexion géographique sur cette 'découverte' qu'il s'agit de reve- nir ici, en interrogeant la géographie dans la perspective propre du géographe ou plus simplement de l'homme intéressé par le monde environnant».13

Or c'est bien au point où se nouent cet «étonnement» et cet intérêt que conduit la description de la forêt vosgienne par un Vidal de la Blache: «Par- tout, elle hante l'imagination ou la vue. Elle est le vêtement naturel de la contrée. Sous le manteau sombre, diapré par le clair feuillage des hêtres, les ondulations des montagnes sont enveloppées et comme amorties. L'impression - de hauteur se subordonne à celle de forêt...».14 L'ultime paradoxe de la notion de paysage réside probablement dans l'idée de paysage naturel qui pour être représenté ne peut éviter d'être anthropomorphisé du seul fait que pour être appréhendé, il relate une relation avec un sujet, de quelque nature qu'elle soit.

Pour que naisse le paysage, il faut fragmenter la nature qui n'est plus alors la.

nature. Le paysage, mieux qu'aucune autre notion peut-être, rend compte dé là signification du découpage des choses, de la scission que l'opération du travail introduit dans l'unité supposée de la nature. Le fameux dualisme homme- nature est souligné par la notion de paysage et le fait que cela survienne au XVIIIe siècle, au moment de la révolution industrielle, n'est pas fortuit: la notion de paysage est congruente avec celle de production industrielle. On peut d'ailleurs se demander si la notion de paysage, tout entière fondée sur la

13 Eric DARDEL, L'homme et la terre, Paris, 1952.

14 Paul VIDAL DE LA BLACHE, Tableau géographique de la France, Paris 1979, 189.

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scission homme-nature, n'est pas finalement responsable de la reconstitution ultérieure d'une unité au travers de l'écologie.

Il ne fait en tout cas aucun doute que l'écologie est une tentative pour redé- couvrir et réhabiliter une représentation unitaire de la réalité perceptive exté- rieure mise à mal au XVIII

e

siècle par l'intrusion du paysage, mais ce serait l'objet d'une autre analyse.

Université de Genève

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