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FRANK PEAUX D'ANGES ENGRENAGE. ÉDITIONS FLEUVE NOIR 6, rue Garancière - PARIS VIe

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PEAUX D'ANGES

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FRANK

PEAUX D'ANGES

ENGRENAGE

É D I T I O N S F L E U V E N O I R 6, rue Garancière - PARIS VIe

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1985, « Éditions Fleuve Noir », Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, inter- dites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris

l'U.R.S.S. et les pays scandinaves ISBN 2-265-03106-2

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« Au cœur du bois de Pappendelle

« gît une belle demoiselle

« De sa tombe au fond du bois

« je vous indique l'endroit

« d'une croix.

« Voilà. »

Peter Kurten

vampire à Dusseldorf.

(poème adressé au Dusseldorfer Anzeiger

accompagné d'un plan, dessiné, du bois de Pappendelle).

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CHAPITRE PREMIER

1

France n'arrive qu'aux premiers jours du prin- temps — il ne faut voir, dans cette toute relative ponctualité, aucune allégorie — et vers la fin d'un jour de chaleur. Elle s'éclipse, littéralement, à la fin de l'été. Du jour au lendemain, brutalement, nous voilà sevrés de sa très charnelle présence. C'est dur ! D'où vient France ? Où court-elle s'enfouir, au déclin des beaux jours ? Quel sana, quelle prison l'abrite, tout ce temps qu'elle hiberne ? Ou quel asile ? Nous ne l'avons jamais su. Sûr que le soleil ne brille point en son séjour secret. Elle nous en revient plus pâle que la mort.

Nous sommes tous là, qui l'attendons, à la Ter- rasse, depuis 9 longs mois qu'elle nous a quittés.

Inactifs, mais paisibles. Nos pores sécrètent un mortel ennui, et ce désœuvrement misérable nous tient tous sous pression. Quand elle arrive, France, nous sommes à deux doigts d'imploser.

Si elle est jolie ? Difficile à dire ! Il y a cinq siècles, un Dante aurait fait l'éloge de ses traits réguliers, un préraphaélite l'aurait prise pour modèle. Aujour- d'hui, quand ses yeux se ferment, son visage semble s'effacer. Sa bouche n'est pas assez grande, et ses

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dents sont trop petites. On dirait des dents de lait. Elle n'est pas sexy. Son nez est minuscule. Oh, il se plisse, certes, avec malice. Mais qui se soucie de malice?

Rien n'accroche l'œil, ou la lumière, en elle ! Mais quand elle lève le lourd rideau de ses cils ce visage plat prend tout son relief. Derrière ses cils trop courts et rares, brille un œil de bébé, couleur « forget- me-not ». Un œil naïf et vieux, qui te retourne un mec comme un gant beurre-frais. Changement à vue ! Une autre femme est assise là, qui décroise lentement ses jambes. Quel âge a cette femme ? 3 ans, 18,40 ? On dit qu'elle n'a pas changé, depuis vingt ans qu'elle se pointe à la Terrasse. Le temps glisse sur sa peau huilée, sur sa chair grasse et blanche, sur ses petits bras ronds et sur son front bombé.

Ce bleu des porcelaines chinoises, faut pas tourner autour du pot, ce bleu derrière son œil, une ancienne ruse y pétille, vorace, insondable, toute pareille à de la folie. Et cette vacuité vous aspire. Ce regard est un choc, une électro-narcose. France en use à profusion.

Elle a plus d'un tour dans son sac, dans le réticule démodé qu'elle promène au bout de ses doigts potelés.

2

France a opté pour le tube. Elle est sans projet précis. D'ordinaire, l'autobus, pour un tas de raisons, jouit de sa faveur. Mais la foule, rebutante, jacasse à l'arrêt du 70. A Commerce, elle s'enfonce, pétrie de nonchalance, dans la bouche béante. L'haleine de la ville s'exhale par ces lèvres de pierre, puante, suffo- cante. France n'en a cure. Elle n'a ni dégoût ni recul.

Elle est sans horaire, sans obligation. Aucun travail ne la presse. Aucun amant ne l'espère.

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Elle porte une petite robe imprimée, 70 % d'acry- lique, achetée chez Miss Helen. A son aisselle velue, une auréole s'élargit. France renifle l'odeur de sa sueur. Elle aime. Elle plisse le nez de plaisir. Les petites pâquerettes sous ses bras sont décolorées.

France dégringole les marches à petits pas serrés. La robe moule son cul rond et gras. Elle a du mal à courir, car le tissu entrave le ciseau de ses cuisses, et les hauts talons de ses escarpins n'arrangent rien, mal pratiques et fluets.

Les quais puent : populo, points noirs, odeurs de navets rances. France mélange la sienne à ce jus infernal. Elle touille, mentalement. Des mecs la tripotent de l'œil. Ça aussi, ça la fait bicher. La rame n'en finit plus d'arriver.

L'œil aigu d'un vieillard se fraye un chemin entre ses genoux, remonte le long de ses cuisses dodues, se noie dans les Bermudes de son slip. France sent le rayon visqueux, parfaitement palpable, qui l'inonde.

Souffle irrégulier, sur le duvet de son cou ; le vieux respire fort et rauque. Asthme ? Mon cul ! Il est excité comme un chien. France bouge le pied.

Imperceptible ; un, deux centimètres, vers l'exté- rieur. Le ciseau vertical de ses cuisses bée un peu plus. Le souffle s'accélère. Le vieux va s'agenouiller, et lui lécher la motte, si elle refait ce coup-là !

La rame gronde et grince, souffle, vibre et se tait.

France se faufile entre les dos carrés, les échines dures, les nuques raides. Elle se retrouve au centre du wagon. Elle voit des mentons, des narines, qui se penchent sur elle, comme les fées sur le berceau d'une princesse. Bleus, les mentons ; palpitantes, les narines. Un nègre immense presse son poitrail bombé contre la nuque de France. Il a de grands yeux dorés, sous des paupières convexes, et son odeur est chaude et excitante.

Les portières glissent et se heurtent. Le vieillard

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qui s'excitait sur France est resté sur le quai. Il doit pester. Ses mains battent l'air. Noyade !

Les fesses de France se calent au coin d'un attaché- case. Le cadre qui porte l'objet traverse une mau- vaise passe. Des cernes mauves pochent ses yeux ternes. Mais le blanc de son œil est bleu. En face d'elle, un homme au regard triste lit un quotidien en russe ou en polonais, France ne sait pas très bien. Et une belle femme, derrière le paravent de la feuille de chou, observe France à la dérobée, avec des yeux gourmands. Gouine ? Elle est habillée de manière fantasque — cuir et soie — et c'est un ex-modèle, à coup sûr. De beaux restes ! Doit avoir pas loin de cinquante balais, et c'est à peine si on lui en donne trente. Un large collier de chien, à pointes de diamant, lui ceint le cou et masque ses fanons.

La femme lève au ciel du wagon un œil distrait...

que rien, là-haut, ne saurait retenir. Panoramique sur l'ensemble du wagon... « Froid, moi?... Jamais ! »

« Pauv' conne », dessinent, nettement, les lèvres muettes de France. La femme regarde ailleurs.

Un virage brutal déporte France vers l'attaché- case. Une arête lui meurtrit la fesse. Le cadre s'excuse machinalement, tout recroquevillé dans sa carapace trois-pièces Tergal et laine. Il tente frileuse- ment d'éviter le contact avec cette chair étrangère qui ne cesse de le frôler. La cuisse de France cherche la main de l'homme ; maintenant son poignet épais fend comme une pomme les fesses de France, en deux moitiés symétriques. L'homme est gêné. Il ose à peine bouger sa main. Une couche légère d'acrylique

— la petite robe imprimée —, isole l'un de l'autre les deux épidermes accolés, la fesse ronde et dure, et vivante, et le poignet velu, frémissant. France sait que l'homme en est conscient. Elle remue les reins.

Le poing se loge au creux de sa fourche, crispé.

L'homme retient un soupir, un râle bref. France ne

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peut plus lire ses traits, même en tordant la nuque.

Le roulis de la rame l'a retournée. Elle offre son dos à la victime, et se colle, frotte, ronronne sans bruit.

L'homme pourrait lâcher l'attaché-case. La pression des corps maintient l'objet loin du sol. Il ouvre les doigts. Sa main est disponible.

Sa bouche effleure le duvet de la nuque de France, et son souffle en hérisse le poil follet.

France croise les yeux du grand nègre. Il a parfaitement saisi le manège, mais les agaceries de France ne l'amusent pas, à l'évidence. Sa bouche se tord, un peu dégoûtée. France remarque qu'il a des cheveux jaunes, presque dorés. Il est vraiment très grand. Elle se presse aux doigts de l'homme, qui frétillent. Enfin !

Il est maladroit. Empressé mais fébrile. Et il tremble que c'en est un plaisir. France s'amuse bien.

Il faudrait un œil, au bout de ces doigts-là. Elle ramène sa main derrière elle. Difficile de bouger le bras, sans heurter un voisin ! Sa main saisit les doigts de l'homme, les guide sous sa robe, qu'elle trousse, et enfourche la main surprise. Le métro s'arrête. Des gens montent. La pression s'accentue.

France mouille comme une folle. Elle pense à sa chatte, fendue, ouverte, possédée par des doigts sans nom, sans visage. Elle flatte son con de la pensée :

« ma fougne ! ma moune ! mon con joli ! A la tienne, ma chérie ! » Elle est pleine de tendresse, pour cette faille velue.

A Concorde, la foule se fend, se sépare, et les détache l'un de l'autre. Mitose. L'instant d'après, le bloc s'est reformé, compact. France sent ses jambes engourdies la trahir. Un spasme la plaque contre le ventre de l'homme. Va-t-il lui dévorer la nuque, planter dans la chair de son dos ses canines pointues ? France aimerait. Le cadre n'ose. Elle pèse sur la main enfouie dans son ventre, et se rajuste.

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L'homme aurait pu lui prendre la bouche, l'instant d'avant. Elle l'aurait laissé faire.

A présent, c'est trop tard !

Le nègre est descendu à la Concorde en ricanant. Il a tout vu, tout compris. Ce témoin méprisant entre pour une bonne part dans le plaisir de France. Devait avoir une queue énorme, elle fantasme. D'une por- tière à l'autre. Il l'aurait déployée, dans le secret propice de la foule, et France l'aurait enjambée, et se serait laissée bercer. Elle descend à Saint-Lazare, le cadre aux trousses, comme de bien entendu. Il saute sur le quai derrière elle. Il a repris ses esprits, un peu estomaqué. Il reste sur sa faim. Il veut plus. Plus fort.

Plus longtemps. France n'en a cure. Elle voudrait le voir au diable. Elle marche vite, le plus rapidement que le lui permettent sa robe entravée et ses talons aiguilles.

L'homme renifle ses doigts, tout en courant. C'est comme de se pincer, pour savoir si on rêve. L'odeur intime de la fille parfume ses empreintes digitales.

France feinte, double sec, esquive, prend les virages du couloir à la corde, en danseuse. Il la rejoint sur l'escalator, à mi-chemin du sommet. Il la croche au poignet, impérieux, décidé. Il souffle sur sa nuque :

— On peut s' revoir ? Ce serait con...

France le toise. Il est rouge et luisant. La course, l'énervement du désir ! France n'est plus du tout émue. Le type évite les yeux myosotis, aigus et pâles.

Il fixe les marches qui s'avalent. Peur de se prendre les pieds dedans, là-haut ! Il est quelconque. Ni laid, ni beau, et pas séduisant du tout. Il pose sa main sur l'épaule de France, qui frissonne. Et hurle :

— Espèce de... satyre, gros porc, fumier, cochon, salaud...

Enfin des trucs, moches, sales, dégueulasses, qui le font reculer, abasourdi, décontenancé. Il balbutie

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quelques mots, cramoisi, et tourne les talons, sous la douche glacée d'invectives.

Les gens se sont arrêtés, et le regardent fuir avec des yeux courroucés. Des larmes labourent les joues de France, salées, amères. France en cueille une du bout de sa langue pointue, et en goûte la saveur. Une femme un peu mûre lui tend son mouchoir propre.

— Tenez ! Tout de même !...

— N'est-ce pas, hoquette France. Vous vous ren- dez compte ?

Elle mouche son nez, rend le mouchoir souillé. La dame hoche la tête, compassée. Si je me rends compte, mon petit ? Mais comment !

France salue.

Elle est partie.

Elle nous narre la mésaventure, à la Terrasse, un peu plus tard, hoquetante encore, mais de joie.

3

Charles attend ses valises, à la douane de l'aéro- port. C'est qu'il en a, des paquets ! Il dépasse de loin la limite de poids fixée par la compagnie. Il a du rhum, des piments, des arums, des légumes du pays, du sirop de canne, du blanc-manger, et des pots de confiture de coco, sans compter les bacs à plantes taillés dans la racine de la fougère géante. Il a confié à d'accommodants touristes une bonne part de sa surcharge, et il lui faut maintenant récupérer tout son petit monde.

Ce sont des amis, des parents, des voisins qui lui ont confié tout cela, sachant qu'il se rendait en métropole, à charge pour lui de les remettre, ces piments, ces gâteaux, ces fleurs, à d'autres amis, parents, connaissances, exilés dans le froid Paris, loin

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des blaffs et des chatrous, privés d'ignames et de patates douces, ou alors à quel prix!... Maintenant qu'il a accepté de rendre ces petits services, Charles Goowin va devoir s'en acquitter, avant de rendre visite à sa vieille amie Artémise, à Anthony. Quand il se sera débarrassé des encombrants colis, il pourra se consacrer entièrement à la seule dévotion d'Arté- mise.

Il prend place dans la file d'attente. Un taxi l'enlève. Le décalage horaire, les 9 heures de vol, inconfortablement plié en quatre dans l'étroit fau- teuil, n'ont pas arrangé Charles Goodwin. Il donne l'adresse de l' Hôtel Mercure, place Clichy, où il descend toujours, et s'assoupit.

4

Le nègre a les pieds nus, dans ses Nikes. Longs pieds osseux, couleur d'or. Les Nikes, elles, sont bicolores : jaune poussin, bleu canard. Et toutes neuves. Une excentricité, presque une consolation, parce que le nègre est fauché comme un champ de cannes.

Toutes neuves, et pas crottées le moins du monde.

Il vient de se les offrir, en même temps que le training, griffé « New-Balance », qui lange les mus- cles fluides de ses cuisses et son torse cylindrique, formidable. Le training aussi est bicolore, mi-partie rouille, mi-partie gris. Discret, à côté des rutilances des Nikes. Le tissu est molletonné. Froid en hiver, et trop chaud pour la saison. Mais l'homme en est content. Longtemps qu'il en avait envie !

Il a laissé ses vieilles fringues dans la boutique de sport.

Il est descendu à Concorde, mort de rage. Le

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manège de la fille lui donnait des haut-le-cœur, et troublait tant son esprit dérangé qu'il s'est forcé à quitter le métro bien avant d'arriver à sa destina- tion. Où allait-il? Il ne se souvient plus. Il est passé devant la boutique de sport, et est entré. Il a revêtu le training et les Nikes, a sorti ses sous, et s'est retrouvé dans la rue, habillé de neuf, la tête sonnante, pleine de confusion. Maintenant il est en crise, et ne s'en rend pas compte. C'est un épisode, comme disent les spécialistes, une bouffée déli- rante. Que s'est-il passé entre ces deux boutiques?

Entre la boutique de vêtements de sport, et cette librairie, devant la devanture de laquelle il se tient, la bouche tordue et tremblant de tous ses mem- bres ?

Le déclic, c'est cette fille, bien sûr, dans le métro. Mais il faut toujours un certain temps pour que la folie imbibe complètement tout son corps et tout son esprit. On sent la tension monter, monter, monter vertigineusement. Savoir où elle va s'arrê- ter ? A quelle minute précise on craque ?

Pas moyen ! Il faut laisser venir !

Il est monté dans le bus. Un 24. Il retournait sur ses pas et en était conscient. Il avait regardé la rue, fixement, au travers de la vitre, pas très propre, et constaté que la circulation était plus fluide que le mois précédent. Normal, on était en juillet.

Puis, il avait croisé les jambes, parce que leur tremblement l'agaçait. Il y avait une femme, assise à côté de lui sur le même siège. Grosse, pas jeune, au cul de truie, qui l'avait obligé à se rencogner au bout du siège. Elle étalait à présent, pas gênée, ses fesses mafflues dans toutes les directions. Il lui fallait, coûte que coûte, son espace vital. Nègre ou pas nègre! Lui avait grommelé. Il était déjà ail- leurs.

Puis il avait senti qu'un aimant attirait son

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regard, irrésistiblement. Et c'était bien la dernière chose à faire que de permettre à ses yeux d'obéir à ce commandement !

Face à lui, une femme tricotait une layette d'un rose écœurant de fadeur. Elle était laide, mais rousse. Queue de vache, ou blond vénitien, comme on veut ! Un roux ardent, en tout cas ! Des cheveux longs et raides, assez gras, qui encadraient un long visage osseux, flanqué comme de pignons de deux pommettes très saillantes, et barré d'une bouche mince, un trait pâle. Les lèvres étroites découvraient, quand son application les retroussait, des dents de lait incongrues, très écartées, de celles qu'on appelle dents du bonheur. C'était en elle la seule chose qui évoquait la fille du métro.

La femme rousse comptait ses mailles, à voix haute, sans s'en rendre compte. Un tee-shirt blanc collait à sa poitrine cave, dépourvue totalement de féminité, et laissait voir, par transparence, l'armature de son soutien-gorge. Tout en elle était saillie, brèches, pointes, rugosités.

Le blanc de sa peau était anormal. On distinguait nettement, dessous, les frêles vaisseaux bleus, réseau sans vitalité qui renvoyait immédiatement à sa layette. On pouvait presque voir, à l'intérieur, filer le sang anémié qui l'irriguait, nonchalant.

Le nègre nota machinalement la légère exophtal- mie, qui dénonçait les troubles thyroïdiens, de ses yeux cernés de plomb. Rien de bien excitant dans tout ça ! Mais il y avait ses doigts et l'état de réceptivité anormale dans lequel l'homme se trou- vait !

Ses doigts ! Il ne pouvait détacher son regard de leur fébrile agitation. Longs, maigres, noués aux articulations, ils ne cessaient de se démener. Ils menaient leur propre vie. Leur incessant labeur le fascinait. La femme se tenait tranquille, pourtant, sur

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son siège, tout à son ouvrage, inconsciente du fait que ses doigts, en s'agitant, hypnotisaient le nègre assis face à elle.

Il les vit, ces doigts, reposer la layette sur les cuisses maigres de la rousse, et plonger vers lui, tordus, avides, griffus. Griffe blême aux ongles pointus, vernis d'un rouge luisant, qui devait si facilement ouvrir et tailler les chairs. Trancher, tailler dans sa peau brune..., des couteaux de chair pâle, qui s'engouffraient sous son training, et en extirpaient sa verge racornie. Ils couraient dessus, s'y affûtaient le fil, s'interrogeaient, surpris : Quoi? Pas d'écho ? Rien qu'une viande fuyante et molle ? Et la rousse reprenait ses doigts, avec un rire aussi stri- dent, aussi aigu que son bréchet de poulet.

Alors, elle racontait, aux autres passagers, aux passagères, surtout : « Vous voyez ce grand nègre, là ? Avantageux, solide ? Qui croirait que ce mec n'a rien dans sa culotte ? Eh oui, messieurs et mes- dames ! C'est la triste réalité ! Rien qu'un peu de mou sans orgueil, que même à ma chatte je ne confierais pas ! »

Et les autres de dévisager l'impétrant, du haut de leurs visages sévères. De tout cœur avec elle. Prenant parti. Montrant du doigt. Même la grosse dondon, dont la viande molle tremblait contre ses cuisses, y mettait son grain de sel. Prenait entre les boudins blancs greffés à sa paume potelée le sexe chiffonné.

Faisait la moue...

Le nègre se leva d'un bond, les yeux écarquillés, et bouscula sa voisine pour passer. La Bête s'étirait paresseusement sous son crâne. Elle lui happa la nuque de ses petites dents aiguës. Il s'ébroua, pour la détacher. Une vague brûlante l'ébouillantait de l'intérieur. La rousse leva la tête de sa layette, un peu étonnée de ce brusque départ. Une nausée épaisse poussait ses grumeaux dans la gorge de l'homme. Il

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fallait qu'il sorte, qu'il saute de ce bus, tout de suite ! A Odéon, le bus respecta l'arrêt. Il en dégringola, gesticulant avec incohérence, fit quelques mètres sur la chaussée, et se figea devant la glace d'une librairie, parfaitement incapable d'éviter le regard de son reflet.

5

Ce n'était pas vraiment un nègre. Un peu. Mais pas vraiment. Sa peau était dorée, et ses cheveux crépus avaient des reflets terre de Sienne. Hanches étroites et fesses rondes, une jeune montagne de muscles, avec un soleil jaune au sommet.

Les manches de son sweat mangeaient ses poignets et couvraient en partie ses grandes mains ; il tournait le dos à la rue. Son visage, pour ceux qui le croisaient, était au mieux un bref reflet dans la vitre éclaboussée de lumière, un flou artistique incapable de persister sur la rétine, parcouru de vibrations et d'ondes au gré du passage des voitures. La spécialité de la librairie était le paramédical. Et, en apparence, c'était la devanture qui l'absorbait. Mais ses yeux balayaient latéralement l'étalage de livres sans se fixer sur rien. Les jaquettes austères n'avaient pas de sens pour celui à qui elles s'offraient à cet instant.

L'étal d'une boucherie chevaline, ou les présentoirs d'un magasin d'articles de Paris ne lui auraient pas fait plus d'effet. Il était planté là, inerte, depuis dix bonnes minutes, et cherchait des yeux le reflet de ses yeux avec une inquiétante constance.

De l'autre côté de la vitre, derrière la rangée de livres, la vieille fille se rongeait l'intérieur des joues.

La présence de l'homme était pesante. La rue est pavée de dingues de cet acabit. Qui sait ce qui peut

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passer derrière ces fronts plissés, dans les yeux ternes d'inoffensifs maniaques ? Quels monstrueux orages s'accumulent dans le silence de ces cerveaux bouil- lonnants, et qui risquent, n'importe quand, de fou- droyer les vieilles dames ? Elle levait les yeux des fiches qu'elle consultait, nerveuse comme un garenne, observant l'absurde manège. Mais le nègre ne bougeait pas. Il regardait à travers tout, la vitrine, les jaquettes des livres, la vieille dame, la paroi du fond. Tout lui était transparent.

Elle était seule dans la boutique, et le boulevard grouillait de monde. Elle se dit qu'elle n'allait pas tarder à baisser le rideau. Les clients ne viendraient plus, à cette heure, à cette époque de l'année. Ceux qui s'affairaient, dehors, se souciaient comme d'une guigne de ses monographies sur le diagnostic du béri- béri en Asie du Sud-Est, de ses clichés en quadrichro- mie de carcinomes proliférants, diagrammes, renvois en bas de page, italiques : (fig. 1), (fig. 2), (fig. 48), (cf. l'ouvrage du Professeur Untel, traitant de ce sujet).

Ils étaient venus photographier en hâte leur épouse et leurs chiards entre les pieds de la tour Eiffel, et repartaient, demain matin, première heure, ivres de découvertes, sur Chambord, Beaugency et Azay-le- Rideau. Et dans huit jours, ils reprendraient le collier.

Elle se massa le cœur, à l'endroit de son point, et laissa échapper un soupir grelottant entre ses lèvres striées.

Le nègre n'avait pas bougé.

Ils suaient sur leurs Leika, leurs Nikon, leurs Minox. Un peu plus tard, le soleil fastidieux les bousculerait vers les terrasses des Champs, ou des Boulevards. De gros glaçons fondraient dans leurs paumes moites. Ils sueraient sur leurs bouteilles de Coke glacé. Ils rentreraient se changer pour le soir,

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COLLECTION DIRIGÉE PAR

Alex VAROUX et Bruno LECIGNE

La rame gronde et grince, souffle, vibre et se tait.

France se faufile entre les dos carrés, les échines

dures, les nuques raides. Elle se retrouve au centre

du wagon. Elle voit des mentons, des narines, qui se

penchent sur elle, comme les fées sur le berceau

d'une princesse. Bleus, les mentons; palpitantes,

les narines. Un nègre immense presse son poitrail

bombé contre la nuque de France.

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