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Prolongement théorique le paradigme politique et l'historicité

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Academic year: 2021

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TROISIEME PARTIE

Prolongement théorique

le paradigme politique et l'historicité

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Introduction

Dans la première partie de ce travail, nous nous sommes centrés sur le management en tant que doctrine reposant sur un corps de principes ou de croyances variant dans le temps d'école à école. Au nom d'une plus grande efficacité, chaque école légitimait la mise en oeuvre de nouvelles techniques ou de nouveaux outils et reposait sur un principe normatif. En présentant de façon critique ces différentes écoles, nous avons souligné que la doctrine managériale récente était relativement éloignée de son cadre réel d'application, l'organisation et, plus particulièrement, la grande entreprise dans ce qu'elle recèle de contingence et de complexité.

Dans une deuxième partie, nous avons répondu à ce caractère désincarné de la doctrine managériale en analysant le processus de modernisation d'une entreprise sidérurgique. Le fil conducteur de cette démarche empirique a été de retracer trois histoires connexes – la restructuration industrielle, la modernisation technologique et la modernisation managériale. Au travers de ces trois histoires connexes, deux dimensions ont ainsi été privilégiées : la temporalité et l'interaction entre des facettes de la réalité qui, tout en ayant leur logique propre, se nourrissent et s'influencent mutuellement.

Cette troisième et dernière partie a pour objet d'inscrire les constats normatifs et empiriques réalisés lors des étapes précédentes dans un cadre théorique.

Comme l'a mis en évidence Gareth Morgan (1989), l'organisation a fait l'objet de nombreuses métaphores reflétant la grande diversité des approches : métaphore de la machine, de l'organisme, du cerveau, de la culture, du politique, de la prison psychique, du flux et de la domination.

Parmi ces approches, le paradigme politique, renvoyant à la notion de construit et au pouvoir, nous est apparu, par rapport à la réalité observée, comme un cadre théorique pertinent à l'analyse de l'innovation managériale.

1. Le paradigme politique

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Dans le champ de la théorie organisationnelle, le paradigme politique prend forme au début des années 60, notamment sous l'impulsion du britannique Tom Burns (1961) et du français Michel Crozier (1963). En plaçant le problème du pouvoir au centre de l'organisation, ces deux auteurs opèrent à l'époque "une petite révolution dans l'univers des représentations de l'entreprise" (Bernoux, 1985 : 125). D’une part, ils s'en prennent à la représentation idyllique de l'entreprise comme reflet de la rationalité unique de ses dirigeants. D’autre part, alors que l'air du temps est aux relations humaines, ils vont à l'encontre de la "psychologisation" de ses dysfonctionnements.

Depuis lors, l'approche politique a acquis ses lettres de noblesse. Elle a fait l'objet d'importantes contributions dont certaines se sont imposées comme des références quasiment incontournables. Il s'agit principalement de L'acteur et le système de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), de Power in Organizations de Jeffrey Pfeffer (1981) et du Pouvoir dans les organisations d'Henry Mintzberg (1986 [1983]). Au fondement de la sociologie française de l'organisation, c'est le modèle stratégique de Crozier et Friedberg qui nous servira ici de fil conducteur.

1.1. Le modèle stratégique de Crozier et Friedberg a. L’organisation comme construit social

En posant l'organisation comme un construit social, Crozier et Friedberg rompent avec les approches naturaliste et déterministe de l’action organisée. Dans la perspective stratégique, les modes d’action collective ne sont pas "des données naturelles" qui surgissent spontanément et dont l’existence irait de soi. Ils ne sont pas le résultat automatique du développement des interactions humaines, d’une sorte de dynamique spontanée qui porterait les hommes en tant qu’"êtres sociaux" à s’unir, à se grouper, à s'"organiser"" (1977 : 13). Ils ne sont pas non plus "la conséquence d’une logique déterminée d’avance par la "structure objective" des problèmes à résoudre, c’est-à-dire par la somme des déterminations extérieures que "l'état des forces productives", le "stade de développement technique et économique" font peser sur les hommes" (Ibid.). Bref, en la matière, il n’y a donc ni fatalité ni déterminisme strict.

Dégagée de ces carcans, l’organisation devient une création, une oeuvre humaine.

Avec le concept de construit, Crozier et Friedberg ne font finalement que replacer le

facteur humain au centre de l’organisation, de son fonctionnement et de son analyse.

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Quel que soit l’aspect retenu, tout dans l’organisation porte, directement ou non, l’empreinte de choix humains : les technologies, la division du travail, les règles officielles et officieuses, les réseaux de communication, les conditions de travail,...

Comme l'écrit Alain Eraly, "rigoureusement parlant, il n'y a pas d'organisation

"inhumaine", tout y est produit par l’homme, consciemment ou non, volontairement ou non" (1988 : 13).

Par ailleurs, l'idée de construit permet d'écarter les visions réifiantes de l’organisation. Une organisation n’est jamais "extérieure" à ses membres. Elle "n’agit pas par elle-même, elle n’a pas d’objectifs, de valeurs, de sentiments qui ne lui sont propres" (Eraly, 1988 : 14). Au contraire, note l'auteur, "il n’est d’action, d’objectif, de valeur, de sentiment que d’être humain" (Ibid.).

Dans le langage commun, l’organisation et l’entreprise font couramment l’objet de réification. Aujourd'hui d'usage courant dans les milieux managériaux, le concept de

"culture d’entreprise" en est une illustration éclairante. Cette formule lapidaire recouvre en fait une réalité particulièrement complexe et rarement homogène. Pour Alain Eraly, c’est justement parce qu’elle permet une économie de mots et de temps que la réification s’est imposée comme une façon coutumière de parler. De ce point de vue, son usage ne porte guère à conséquence. On peut en effet estimer que le récepteur, habitué à cette pratique, est suffisamment armé ou lucide que pour "dé- réifier", décoder l’information. Mais peut-on en rester là ? Le faire reviendrait en effet à oublier que les mots façonnent la perception de la réalité et donc les opinions et les comportements. Or, dans les pratiques de communication en vigueur dans les entreprises, la réification participe résolument à une volonté de conditionnement interne et externe qui dépasse le principe d'économie de langage. Dans ce contexte, insister sur le caractère construit de l’organisation constitue sans doute le meilleur des antidotes, car il démystifie la visée englobante et consensuelle inhérente à l'usage de la réification.

Deuxièmement, le concept de construit exclut toute réduction de l’organisation à un

agent unique, de même qu'elle exclut toute personnification de l’organisation en la

personne de son dirigeant (Nizet et Pichault : 1995, 97). Si de telles représentations

peuvent convenir à l’approche économique, elles s’avèrent insuffisantes dans une

perspective sociologique. Création humaine, l’organisation est aussi, par définition,

une création collective. Elle se compose d’hommes et de femmes qui agissent et

interagissent. Des hommes et des femmes qui se différencient en terme d’origine

sociale, de scolarité, de culture, d’identité, de personnalité, de fonction, de statut, etc.

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Des hommes et des femmes qui ont aussi des buts, des intérêts différents et parfois même opposés. En investissant dans une entreprise, l’actionnaire privé recherche le profit. Quant à l’actionnaire public, il vise essentiellement à la sauvegarde de l’emploi et de l’activité. Une des motivations du haut dirigeant est d’assurer la pérennité de l’organisation qu’il dirige. A l’autre extrémité, l'ouvrier peut très bien se limiter à gagner sa vie tout comme il peut vouloir faire carrière, l'un n'excluant pas l'autre. Avec le concept de construit, dans sa dimension humaine, l’organisation prend ainsi irrémédiablement les traits d’une réalité plurielle avec toutes les conséquences qui en découlent.

Enfin, troisièmement, le caractère construit de l’organisation s’oppose au modèle du manager démiurge tel qu’il est parfois présent dans la littérature managériale. Un dirigeant n’est pas un deus ex machina. Aussi brillant et intelligent soit-il, il n’est jamais pour autant un homme "extra-ordinaire", comme le souligne Nobert Alter (1990). Il ne peut à lui seul créer une culture d’entreprise et encore moins la faire changer selon son bon vouloir. Ceci ne veut pas dire qu’il ne peut agir en faveur du changement, être un acteur de changement. Il s’agit de souligner que les choses ne sont jamais exactement ce qu’il voudrait ou souhaiterait qu’elles soient (Alter, 1993).

Une organisation échappe toujours en partie à ses dirigeants. Comme tout un chacun, leur rationalité est limitée (March et Simon, 1991 [1958]) tout comme leur capacité d'influence. Leur volonté de changement s’inscrit dans des jeux de pouvoir et doit composer avec des phénomènes tels que la résistance au changement (Crozier et Friedberg, 1977), l'appropriation (Bernoux, 1979), les détournements (Pichault, 1993).

Le concept de construit fait donc apparaître l’organisation et le changement organisationnel sous un jour particulier. Sous son prisme, ils ressortent comme le résultat d’une composition entre des acteurs différents.

b. L'acteur, la stratégie, le pouvoir

Dans l'analyse stratégique, trois grands concepts matérialisent l'idée du construit organisationnel : l'acteur, la stratégie et le pouvoir.

L'acteur

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Le concept d'acteur est au centre de l'analyse stratégique. A travers elle, les individus ou les groupes formant une organisation sont des agents libres ou autonomes et non des agents passifs répondant de manière mécanique ou stéréotypée aux stimuli qu'on leur impose

96

. Pour opérer ce renversement, Crozier et Friedberg s'appuient sur deux postulats.

Selon le premier, "un être humain ne dispose pas seulement d'une main ou d'un coeur – par allusion au réductionnisme pratiqué d'abord par les tenants de l'organisation scientifique du travail et ultérieurement par ceux des relations humaines –, il est aussi une tête, un projet, une liberté" (Crozier, 1963 : 202). Plus concrètement, comme on l'a déjà mentionné ci-dessus, il a des buts, des intérêts et il essaie de les réaliser. Etant une "tête", il est capable de calculer, de manipuler, de s'adapter en fonction des circonstances et des mouvements des autres.

Le second postulat pose que, même dans les organisations les plus formalisées et les plus totalitaires, l'individu conserve toujours un minimum de liberté

97

. De ce fait, il est donc toujours en mesure de faire des choix, d'agir ou de réagir. L'action organisée, quel que soit son caractère coercitif, lui permet donc d'exister en tant qu'acteur, en tant que sujet agissant.

Posée comme telle, la notion d'acteur n'a "aucune visée métaphysique sur l'acteur historique avec un A majuscule. (...). Quelqu'un est un acteur par sa simple appartenance au contexte d'action étudié, dans la mesure où son comportement contribue à structurer ce contexte. Ce n'est pas un problème de prise de conscience ou de lucidité : c'est une question de fait, une question d'appartenance à un contexte d'action" (Friedberg, 1994 : 136). En cela, l'analyse stratégique ne porte aucun dessein normatif.

96

Soulignons que la conception de l'agent passif n'était pas une exclusivité de la pensée managériale. En sociologie, elle était notamment présente dans le structuro-fonctionnalisme de Parsons et Selznick pour qui l'individu se conformait à l'attente de ses partenaires et finissait par interpréter le rôle qui lui était imparti.

97

Tout en en tirant pas les mêmes conclusions que Crozier et Friedberg, rappelons que l'école des relations humaines a été la première à attirer l'attention sur le décalage existant entre l'organisation formelle et informelle.

Par la suite, dans des situations très diverses et donnant lieu à des développements théoriques particuliers, ce constat sera souvent mis en évidence. Dans Asiles, Erving Goffman (1968) parle d'adaptation secondaire pour rendre compte des comportements qui n'obéissent pas aux demandes officielles de l'organisation. Dans son livre Salaires aux pièces, M. Haraszti (1976) mentionne que même les ouvriers rémunérés aux pièces se livrent à la pratique de la "perruque", perdant ainsi de l'argent pour fabriquer des objets qui n'ont parfois qu'une valeur purement esthétique. Dans L'établi, Robert Linhart (1978) souligne le cas des trois yougoslaves qui, grâce à leur dextérité, sont parvenus à recomposer trois postes de travail en deux et à s'offrir ainsi des moments de liberté.

Pour sa part, G.-N. Fischer met l'accent sur une face cachée de l'espace taylorien en insistant sur l'autogestion

clandestine qui "montre l'individu acteur susceptible de modifier ou de compromettre le fonctionnement du

travail" (1980 : 184). Enfin, beaucoup plus récemment et concernant cette fois des univers de travail hautement

automatisé, Gilbert de Terssac (1992) soulignera l'Autonomie dans le travail que conservent les opérateurs.

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Collectif, l'acteur se construit et se maintient autour de l'existence d'un projet ou d'un intérêt commun résultant, notamment, de l'appartenance à une catégorie socio- professionnelle ou à une équipe de travail.

Rejetant toutes les formes de déterminisme, Crozier et Friedberg affranchissent quasi totalement les acteurs de leur passé. Pour eux, "les acteurs ont des attitudes non pas en fonction du passé, mais en fonction de l'avenir tel qu'ils le voient avec leurs ressources et leurs attentes présentes" (1977 : 406). Selon leur expression, "c'est l'occasion qui fait le larron, et non son histoire passée" (Ibid.) ou, nuançant quelque peu leur propos, "seulement dans la mesure où son histoire passée conditionne en partie les opportunités présentes et futures qui s'offrent "au larron", ainsi que la capacité de l'acteur à agir comme larron" (Ibid.).

Historiquement indéterminé, l'acteur de Crozier et Friedberg l'est également du point de vue culturel : "valeurs, normes et attitudes (...) ne sont que des éléments structurant les capacités des individus et des groupes et, par là, conditionnent mais ne déterminent jamais les stratégies individuelles et collectives" (1977 : 179).

Les stratégies

Pour atteindre leurs buts ou promouvoir leurs intérêts, les acteurs développent des comportements stratégiques – des stratégies – qui prennent forme et sens dans la situation, c'est-à-dire en fonction des ressources dont ils disposent et des contraintes auxquelles ils doivent faire face. Un acteur n'agit donc jamais dans le "vide"

(Friedberg, 1988); procédant par ajustement, ses stratégies sont toujours contingentes.

Les stratégies s'inscrivent dans un système d'action concret. Sous cet angle, le fonctionnement réel d'une organisation est le résultat d'une série de jeux articulés auxquels participent les différents acteurs. Les règles formelles et informelles, précisant les possibilités de gains et de pertes des uns et des autres, délimitent un éventail de stratégies possibles dans le cadre des contraintes de base que constituent la survie de l'organisation et l'accomplissement de ses objectifs.

En outre, pour Crozier et Friedberg, les stratégies développées sont toujours rationnelles mais d'une rationalité limitée

98

. Pour des raisons cognitives et

98

Pour eux, “il n’y a donc plus, à la limite, de comportement irrationnel. C’est l’utilité même du concept de

stratégie que de s’appliquer indifféremment aux comportements en apparence les plus rationnels et à ceux qui

semblent tout à fait erratiques. Derrière les humeurs et les réactions affectives qui commandent ce comportement

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organisationnelles notamment, les acteurs sont le plus souvent dans l'impossibilité d'optimiser, de sélectionner la solution optimale. Consciemment ou non, ils font en fait des choix satisfaisants voire même "les moins insatisfaisants possibles" (Amblard et alii., 1996 : 27). Par ailleurs, les stratégies développées procèdent rarement d'un calcul fait à froid et avant l'action, ce qui renforce le caractère limité de leur rationalité. En d'autres termes, les acteurs ont rarement des objectifs clairs, des projets cohérents et ils en changent en cours d'action. Enfin, comme le rapporte François Petit, ces stratégies ont toujours "pour enjeu le pouvoir et ne peuvent se comprendre que par rapport à lui" (1979 : 138).

Le pouvoir

Le pouvoir, troisième concept clé de l'analyse stratégique, n'est pas conçu comme un attribut lié à une personne ou une fonction, mais comme une relation d’échange entre des acteurs interdépendants qui cherchent à influencer le comportement des autres, afin de promouvoir – stratégie offensive – ou de défendre – stratégie défensive – leurs intérêts. Dans cette optique, le pouvoir est donc une relation éminemment instrumentale. Elle est aussi réciproque et déséquilibrée, car un acteur n'est "jamais totalement démuni face à l'autre" (Friedberg, 1988 : 35)

99

et les ressources en pouvoir sont toujours inégalement réparties

100

.

Partant de cette définition, Crozier et Friedberg transforment l'organisation en un

"royaume des relations de pouvoir, de l'influence, du marchandage et du calcul"

(1977 : 38). Un "royaume" où le contrôle des zones pertinentes d'incertitude s'avère crucial. Au delà des inégalités qui surdéterminent les rapports sociaux, les zones d'incertitude générées par l'action organisée permettent aux acteurs formellement les plus démunis de disposer de ressources ou d'atouts informels en pouvoir et donc de marchander, un tant soi peu, leur bonne volonté.

Dans la quotidienneté des relations de travail, ce "pouvoir du faible", comme le qualifie Michel De Coster (1987), s'enracine dans quatre grands types d'incertitudes organisationnelles : la possession d'une compétence ou d'une spécialisation difficilement remplaçable, la maîtrise des relations avec l’environnement, la

au jour le jour, il est en effet possible à l’analyste de découvrir des régularités, qui n’ont de sens que par rapport à une stratégie” (1977 : 48).

99

Sur ce point, Crozier et Friedberg soulignent que, lorsqu'un acteur ne peut marchander son comportement, il cesse d'être un acteur pour devenir "une chose" (1977 : 58).

100

Si l'échange est égal, "il n'y a pas de raison de considérer que l'une des personnes se trouve en situation de

pouvoir à l'égard de l'autre" (Crozier et Friedberg, 1977 : 58).

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détention d'informations et le contrôle des flux de communication, et, enfin, la connaissance et l'utilisation des règles organisationnelles.

Croisant la maîtrise de ces zones d'incertitude pertinente avec la possibilité de maintenir un comportement plus ou moins imprévisible, Crozier et Friedberg font finalement ressortir la stratégie gagnante. Pour un acteur, elle consiste à rendre le plus prévisible possible le comportement de l'autre, en réduisant au maximum sa marge de manoeuvre, tout en gardant, pour lui-même, un maximum de liberté et donc de capacité d'action.

c. Le changement

Dans le raisonnement stratégique, le changement prend le sens de la transformation d'un système d'action, non par le changement des règles préexistantes du jeu mais par la modification de la nature du jeu au travers de nouveaux processus de régulation et contrôle social. Le changement, même quand il revêt un caractère

"dirigé", est donc in fine "l'apprentissage" de nouveaux jeux collectifs.

Dans cette perspective, le changement est par nature difficile, non pas parce que, soulignent les auteurs, les membres d'une organisation sont outrancièrement attachés à leurs routines, mais parce qu'ils ont "une appréciation très raisonnable et presque instinctive des risques que peuvent représenter pour eux le changement" (1977 : 334).

Venant d'en haut, le changement a un aspect rationalisateur qui, stratégie gagnante oblige, se manifeste par la volonté de réduire ou d'éliminer les zones d'incertitudes contrôlées par les acteurs de la base et donc de les priver de ressources, de marge de manoeuvre. En réaction, ces derniers développent des stratégies défensives qui ont tendance à réduire ou à dévier la portée de la réforme et, à la limite, à enfermer le système dans un cercle vicieux. Dès lors, le changement d'un système d'action ne peut passer que par la rupture, la crise.

1.2. Une lecture stratégique de l'innovation managériale

Sur cette base conceptuelle, nous dégagerons trois niveaux d'analyse pour faire

ressortir la réalité des jeux politiques entourant l'innovation managériale.

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Le premier niveau appréhende le processus d'innovation dans sa globalité, dans ses tendances lourdes et donc dans sa temporalité la plus longue, celle du passage d'un mode d'organisation à un autre, en l'occurrence la transformation de la bureaucratie mécaniste en une entreprise de type flexible. A ce niveau, l'innovation managériale s'appréhende non seulement comme un construit organisationnel – au sens du paradigme politique – mais comme un construit temporel.

Le second niveau pose l'innovation managériale comme un étagement graduel d'instruments de gestion, qui, tout en participant au processus d'ensemble, induisent chacun des jeux spécifiques entre les acteurs. Ce n'est qu'au travers de cet étagement, dont la nature est contingente au donné socio-organisationnel dans lequel il s'inscrit, que chacune des innovations spécifiques, au sens de la littérature managériale, prennent sens, ce qui n'enlève rien à leur dynamique particulière en terme de reconfiguration des zones d'incertitude détenues par les acteurs qui y sont impliqués.

Enfin, le troisième niveau d'analyse repose le cheminement interne de chaque instrument, de chaque innovation. Les étapes que suit une innovation est en effet également porteuse de spécificités stratégiques, qui conditionnent et indéterminent la portée du changement.

En se combinant les uns aux autres, ces trois niveaux d'analyse permettent d'appréhender l'innovation managériale comme un emboîtement, un enchevêtrement de jeux stratégiques. Ceux-ci, par leurs temporalités différentes, refaçonnent en permanence le spectre des marges de manoeuvre stratégiques dont disposent les acteurs en prise à une dynamique de changement, laquelle, rappelons-le, s'inscrit toujours dans une logique de rupture.

a. De la bureaucratie mécaniste vers l'entreprise flexible

Dans une optique globalisante, l'innovation managériale s'inscrit dans une stratégie de changement organisationnel majeure. Dans le chef de l'acteur dirigeant, il s'agit de transformer les règles du jeux et d'orienter les comportements stratégiques des autres acteurs, en opérant une refonte progressive mais complète de l'organisation.

En matière socio-organisationnelle, depuis le début des années 80, la recherche de la

plus grande flexibilité possible constitue l'objectif, le but majeur et persistant des

directions des grandes bureaucraties mécanistes. Dans cette perspective, l'apparition

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et la mobilisation d'instruments de gestion particuliers apparaissent comme autant d'étapes – choisies ou partiellement imposées, programmées ou non –, de moments participant à un processus d'ensemble de transformation de l'entreprise bureaucratique.

C'est cet objectif qui donne à toute l'action innovatrice sa cohérence et sa continuité.

Dans cette optique, comparativement à d'autres comportements stratégiques, l'innovation managériale est une stratégie hautement intentionnelle et réfléchie

101

. Elle n'implique cependant pas que les intentions des innovateurs soient toujours claires et qu'elles précèdent les actes. Le postuler reviendrait à retomber dans les travers du modèle classique de la prise de décision, avec ses décideurs aux objectifs tranchés, à l'information complète et optant pour la solution optimale. Néanmoins, dans le spectre des décisions organisationnelles, l'innovation managériale appartient à la catégorie des décisions ad hoc ou d'exception qui, par comparaison aux décisions les plus routinières, font l'objet d'une élaboration poussée (Mintzberg, 1982).

Dans le cas de l'entreprise observée, la volonté de renouveau affiché par la direction prend place dans un système d'action concret marqué en profondeur par l'existence et l'appropriation d'importantes zones d'incertitude technologique et organisationnelle par les acteurs de base : les ouvriers, la maîtrise et les délégués syndicaux. En particulier, les interventions de l'opérateur sur le processus de production sont particulièrement opaques et la base ouvrière détient un important savoir-faire. L'usine sidérurgique étant vaste et les effectifs relativement abondants, l'ouvrier peut facilement s'éclipser, prolonger les temps de pause. Collectivement, il peut recourir à la grève pour faire valoir son point de vue. Du fait du cloisonnement des lignes hiérarchiques, la maîtrise constitue un noeud de communication entre l'ouvrier et l'ingénieur. Quant au délégué syndical, il déteint une forme de monopole de l'information sociale et économique. En outre, par rapport au sommet de l'entreprise, certains sites de production sont considérés comme de véritables "fiefs", des "baronnies" qui se prêtent peu au contrôle.

Dans ce système d'action, le pouvoir est très éclaté. Sa réalité est celle d'un système d'influence centrifuge, marqué par la dispersion des pôles de pouvoir à la périphérie de l'organisation (Pichault, 1993).

101

Par rapport au modèle stratégique, elle ne pose en tout cas pas le problème de la frontière entre les

comportements stratégiques et les comportements a-stratégiques. De tous les comportements

observables en organisation, ceux qui entourent l'innovation ressortent sans aucun doute comme les

plus stratégiques.

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Dans un tel contexte, l'innovation managériale revêt un caractère foncièrement offensif. Dans le jeu de l'acteur managérial, elle est un moyen de reprendre l'initiative. Elle vise, en réduisant les zones d'incertitude pertinentes contrôler par les autres acteurs, à reconcentrer le pouvoir vers le centre de l'organisation, c'est-à-dire vers l'acteur managérial.

Mais, comme dans toute organisation complexe et de grande taille, l'acteur managérial est loin d'être un acteur homogène. Pour clarifier le propos, il se peut décomposer, selon la typologie de Mintzberg (1986), en trois grandes sous-catégories : la direction générale, la technostructure et la ligne hiérarchique.

Au départ de la période d'observation, c'est-à-dire au début des années 70, la nécessité d'une refondation industrielle de l'entreprise à conduit au renouvellement de sa direction générale, notamment par l'appel à l'extérieur de personnalités fortes susceptibles de s'imposer et d'impulser une dynamique de changement.

Dans le jeu de l'acteur dirigeant, le renforcement et la diversification de la technostructure ont été un élément fondamental de sa politique. Celle-ci s'est vue confiée le développement d'une politique d'informatique, de formation, de participation et de qualité. Par rapport au passé, elle a pris du poids, gagné en influence sur le reste de l'organisation, en ce y compris sur la direction. Dans certains domaines, dont l'assurance qualité, l'action de la technostructure a été une source de tensions, de conflits avec la hiérarchie opérationnelle, accentuant ainsi le caractère hétérogène de l'acteur managérial.

Quant aux lignes hiérarchiques – au niveau de l'encadrement local et de la maîtrise –, elles ont vu leur marge de manoeuvre, d'initiative se réduire. Elle ont, en outre, subi d'importantes pressions en faveur de l'adoption d'un nouveau rôle, d'une nouvelle inscription dans le fonctionnement de l'organisation.

Dans le cas de Cockerill Sambre, la stratégie d'innovation a été entièrement portée par l'acteur dirigeant et, sous sa tutelle, par la technostructure. Les lignes hiérarchiques ont davantage subi la dynamique de changement qu'elles ne l'ont porté, ce qui a conduit à l'accentuation de leur fonction de "zone tampon" entre la base et le sommet des organigrammes.

Dans cette perspective, sous couvert d'outils de gestion favorisant la responsabilisation et

l'autonomisation des acteurs, notamment au niveau de la base, les nouvelles méthodes de

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gestion promues à partir des années 80 se lisent, dans une perspective globale, davantage comme participant à une stratégie visant à accroître la prévisibilité des comportements qu'à ouvrir de nouveaux espaces de jeu. Pour rendre compte de cette réalité, François Pichault (1995) parle de la “tentation panoptique” qui sous-tend la plupart des projets actuels de changement. Pour lui, "les nouvelles méthodes de management cherchent (...), très logiquement, à faire remonter les informations stratégiques de la périphérie vers le centre, pour aider à mettre au point de nouvelles formules plus efficaces. Au bout du compte, il s’agit bien d’oeuvrer à la rationalisation des procédures” (Pichault, 1995 : 19). Elles s’inscrivent ainsi dans le cadre d’une rationalité unique, celle des dirigeants.

En ce sens, la logique participative repose sur un leurre ou, à tout le moins, se fonde sur une stratégie suffisamment contrôlée qui la souscrit à toute dérive qui mettrait à mal l'intention finale de rationalisation.

Néanmoins, de façon systémique, l'innovation managériale provoque chez tous les autres acteurs de l'organisation, de nouvelles stratégies qui, allant du rejet à l'appropriation, font évoluer le système d'action concret dans un sens et à un rythme qui ne se laisse pas entièrement anticiper.

En effet, au travers de l'innovation, l'acteur managérial induit bien, à tous les niveaux de l'organisation, de nouvelles relations de pouvoir, de nouvelles zones d'incertitude par rapport auxquelles il est amené à adapter les modalités de sa stratégie innovationnelle. Ces effets systémiques ne sont que partiellement maîtrisés et anticipés, car chaque acteur, dans un processus de changement, va développer de nouvelles stratégies visant à conserver une part de sa marge de manoeuvre. Chaque innovation particulière va ainsi, dans une logique de compromis successifs, voire de contournement, induire une nouvelle configuration qui servira de base, à son tour, à de nouvelles actions.

Stratégie de changement – portée par un acteur qui, au départ d'un marge de manoeuvre limitée, veut récupérer le contrôle de zones d'incertitude – et stratégie de pouvoir – avec tous les effets systémiques qu'elle induit – se combinent pour faire du processus d'innovation managériale un processus cohérent dans sa dynamique globale, tout faisant l'objet d'adaptation permanente en réponse aux nouvelles stratégies développées par tous les acteurs de l'organisation.

L'innovation managériale, en tant que construit organisationnel, ne prend ainsi tout

son sens que dans une temporalité longue car celle-ci confère aux acteurs des

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capacités stratégiques différentes. Comme l'indiquent Crozier et Friedberg, "la capacité de se fixer un horizon temporel plus lointain dans une relation de pouvoir devient de fait un atout sérieux" (1977 : 64) car elle permet à l'acteur dominant d'ajuster sa stratégie à l'évolution des capacités des autres acteurs.

b. Un processus d'étagement des nouveaux outils de gestion

Etant donné la complexité de l'organisation bureaucratique à laquelle elle s'applique, la stratégie de pouvoir inhérente à l'innovation managériale repose fondamentalement sur un flux innovationnel et c'est à la lumière de ce flux que chaque innovation prend l'essentiel de son sens.

En outre, comme on va le voir, les instruments mobilisés ne présentent pas nécessairement une cohérence, une logique en tous points identique. Au contraire, chaque instrument est porteur d'une reconfiguration spécifique des marges de manoeuvre des différents acteurs, voire de l'émergence de nouveaux acteurs, de nouveaux clivages. C'est donc, à chaque fois, sur des bases partiellement nouvelles en terme de stratégie de pouvoir que l'innovation managériale se greffe à l'organisation.

Le passage, relativement rapproché dans le temps, du management participatif à celui de la qualité totale en est certainement une illustration marquante.

Avec le management participatif, le discours managérial est celui de la "mobilisation volontaire". Les cercles de qualité et de progrès ont pour vocation explicite de s'attaquer à la non qualité tout en remettant en question une partie de la logique bureaucratique. A ce stade, il s'agit plus particulièrement d'amener l'ouvrier à sortir de son rôle traditionnel d'exécutant et de faire évoluer les fonctions hiérarchiques vers l'animation.

En des termes stratégiques, au plan local, les cercles donnent naissance à de

nouvelles zones d'incertitude pertinente. Au niveau ouvrier, même si le volontariat

est à mettre entre guillemets, celui-ci peut accepter ou refuser de participer. En ce

sens, il maîtrise une zone d'incertitude – inédite – par rapport aux porteurs de

l'innovation et, plus largement, de la hiérarchie locale. En participant aux cercles,

l'ouvrier peut faire pression sur la hiérarchie locale en vue notamment d'améliorer

ses conditions de travail. Par rapport au passé, les cercles lui permettent de

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développer de nouveaux comportements; ils lui ouvrent de nouveaux espaces de jeux.

Mais la méthodologie des cercles est conçue de manière telle que la hiérarchie locale conserve le contrôle de la formule participative. C'est elle qui est maîtrise la dynamique de création des cercles et c'est à elle que revient le droit d'accepter ou non les solutions proposées. Soumise à la pression de l'acteur dirigeant et de la technostructure, la hiérarchie locale peut ainsi canaliser le mouvement des cercles.

Elle va aussi plus loin en développant des stratégies de court-circuitages, voire de récupération.

Au niveau local, les cercles sont une source de tensions, de clivages. Les ouvriers se divisent entre les "participants" et les "non-participants". Avec le temps, les cercles font apparaître de nouveaux acteurs : les déçus de la participation mais aussi les exclus. Sous cet angle, les cercles ne sont pas un instrument de consensus mais plutôt un élément déstabilisateur. Ils déstabilisent et divisent aussi l'acteur syndical dans l'attitude à adopter face au management participatif.

Pour l'acteur dirigeant et la technostructure, le management participatif revêt le double intérêt d'amorcer une reprise de contrôle de certaines zones d'incertitude tout en ne présentant pas de caractère fondamentalement conflictuel. Rappelons que, pour préserver l'acteur syndical, un droit de "surveillance" des cercles lui a été garanti. Jouant sur les clivages locaux – que les lignes hiérarchiques sont amenées à gérer –, les cercles de qualité permettent d'accroître la visibilité des savoirs ouvriers tout en ne perturbant pas le mode de fonctionnement de l'entreprise. En tablant sur l'adhésion d'une frange limitée de "participants", les cercles de qualité permettent de dénicher des gisements d'économies importants et de désamorcer des sources de tensions locales par l'amélioration de certaines conditions de travail et, de ce point de vue, se révèlent un instrument rentable. C'est aussi un instrument "sans dangers"

(Martin, 1994 : 191) dans le sens où le champ d'action des cercles est circonscrit par la formule du "volontariat" et par la limitation des problèmes relevant de son ressort.

L'observation des cercles de qualité permet donc d'en dégager des effets

intrinsèquement vertueux. Pour la base, ils s'expriment en termes de révélateur de

son potentiel de savoir faire, de nouveaux apprentissages concernant le

fonctionnement de l'entreprise et de questionnement de la culture de la division du

travail. Pour la hiérarchie, ces effets vertueux se traduisent en termes d'accroissement

(16)

de la visibilité des savoirs "clandestins" et, in fine, en termes de retombées économiques à relativement court terme.

De façon intrinsèque également, les cercles de qualité atteignent rapidement leur seuil d'efficience économique et sociale. Ils épuisent le gisement d'économies accessible par ce type de formule tout en faisant de plus en plus l'objet de dérives.

Leur essoufflement à la base en est le signe très visible.

L'analyse de ces caractéristiques intrinsèques pourrait amener à conclure que l'intérêt du management participatif dans la stratégie de l'acteur managérial s'arrête à la mise en place d'un instrument ponctuel, certes rentable et peu "dangereux", mais de portée limitée. Notre observation empirique nous conduit au contraire à conférer au management participatif une fonction d'étape utile, voire incontournable, à la poursuite de la stratégie d'ensemble. En effet, en créant de nouvelles configurations à la base, en induisant de nouveaux clivages entre les acteurs – au sein de l'acteur ouvrier, au sein des lignes hiérarchiques –, en suscitant de nouvelles attentes et de nouvelles opportunités de communication dans et avec les lignes hiérarchiques, les cercles de qualité ont en quelque sorte contribué, conjointement à la modernisation technologique, à la transformation de l'ancienne logique de pouvoir et d'organisation.

Au travers de ses effets déstabilisateurs des zones de pertinence auparavant détenues par les acteurs de la base, les cercles de qualité n'ont pas eu d'effet radical sur le mode de fonctionnement de l'entreprise – ce n'était intrinsèquement ni dans leur objectif ni dans leur capacité – mais ils ont préparé le terrain, ils ont facilité le déploiement d'une stratégie plus robuste. Le passage à la qualité totale comme stratégie centrale de gestion s'est ainsi appuyé sur le mouvement amorcé par les cercles de qualité, il s'est nourri des "brèches" ouvertes dans le système socio- organisationnel. Le passage à la qualité totale n'est donc pas une fuite devant les problèmes non résolus par le management participatif. Il s'inscrit, au contraire, dans une démarche graduelle de changement.

Avec la qualité totale, l'acteur managérial quitte la logique du "volontariat" et de

l'instrument unique pour déployer une stratégie de mobilisation générale et de

contrainte. En cela, la qualité totale s'inscrit dans un registre fondamentalement

différent de celui de la participation. Néanmoins, la qualité totale ne met pas fin au

credo participatif. La participation de la base reste nécessaire à l'établissement de

l'assurance qualité et à son évolution. Autrement dit, la qualité totale ne "muselle"

(17)

pas le droit de parole ouvert par les cercles mais elle l'active selon les besoins de l'entreprise. De ce point de vue, la qualité totale normalise la participation.

Parmi les outils mis en oeuvre, les plans d'amélioration de la qualité, la topomaintenance et l'assurance qualité permettent de mettre en évidence les principales facettes de l'intention et de la stratégie de l'acteur managérial.

Les plans d'amélioration de la qualité ont pour objet de réaliser à très court terme le plus d'économies possibles sur la non qualité. Par définition, leur espérance de vie est limitée. Avec cet outil, sous le mode de l'imposition, la pression est mise sur les cadres.

Avec la topomaintenance, portant sur une redéfinition des frontières entre le travail de fabrication et d'entretien, l'acteur managérial se contente de tester les réactions des organisations syndicales et de la base. Apparue à la fin des années 80, elle ne fera pas l'objet d'une diffusion massive.

Quant à l'assurance qualité, même si elle répond à une pression de l'extérieur, elle vient verrouiller et délimiter scrupuleusement la zone d'initiative ouvrière. Elle réduit encore les zones d'incertitude pertinente détenues par l'ouvrier.

Mais la qualité totale est elle-même un processus graduel. Sous ce label, la direction générale veut avancer de manière progressive, de manière méthodique. En agissant de la sorte, dans une optique purement comptable, elle emmagasine les progrès, les améliorations. La stratégie de la direction est de postposer dans le temps la remise en question de la division du travail, par un verrouillage progressif et optimal des marges de manoeuvre. La polyvalence, qui devient alors l'enjeu central du changement, est une source d'économie de main-d'oeuvre et de réduction des temps morts. Combinée à l'arrivée d'une nouvelle génération d'ouvriers sidérurgistes, avec l'émergence d'une gestion de la compétence, elle ouvre aussi la perspective d'un jeu marqué par la dynamique individuelle plutôt que collective.

c. Le cheminement interne des nouveaux instruments de gestion

Au delà de l'inscription dans une stratégie à long terme et de l'étagement des

différents nouveaux instruments de gestion – traités précédemment –, l'innovation

(18)

managériale fait apparaître des jeux stratégiques particuliers au travers des différents stades de la mise en oeuvre de chaque instrument.

Trois stades peuvent être schématiquement identifiés : l'élaboration, l'officialisation et l'application. A chacun de ces stades correspondent des stratégies d'acteurs spécifiques qui modèlent et contraignent la nature et l'ampleur du changement sur l'organisation.

Pour illustrer le développement de ces trois stades, nous nous dégagerons de notre cas d'observation de façon à élargir le cadre de référence.

Le stade de l'élaboration

Au stade de l'élaboration, l'innovation managériale repose essentiellement sur la stratégie de l'acteur managérial. C'est lui qui est à l'origine du changement, qui "tient les rênes de l'expérimentation" (Martin, 1994 : 193)

De fait, à quelques rares exceptions près, l'innovation managériale des années 80 résulte d'une politique volontariste menée par la franche moderniste des managers

102

. Dans les termes du modèle stratégique, cette politique correspond, comme on l'a vu, à une stratégie éminemment offensive se traduisant par l'apparition de nouvelles règles officielles du jeu. Dans la typologie des formes de régulation définie par Jean-Daniel Reynaud (1988, 1989), ces dernières sont à ranger dans la catégorie des régulations de contrôle

103

.

Bâtie sur l'observation des jeux subalternes développés dans des espaces de travail en tous points stables, l'analyse stratégique tend à passer sous silence le poids prépondérant de l'acteur managérial dans la production des règles formelles. Or, par rapport aux autres acteurs, il occupe une position d'"acteur secondaire", selon l'expression chère à Mironesco (1982), qui lui permet de fixer les règles structurantes des jeux, de définir le décor dans lequel les jeux subalternes prennent place.

102

Parmi les innovations caractéristiques des années 80, l'introduction des normes ISO 9000 fait partie de ces exceptions. Dans le chef des dirigeants d'entreprise, elle est en effet souvent présentée comme une obligation commerciale et non comme un choix réellement volontaire. Par ailleurs, en France, au début des années 80, fruit d'une décision du pouvoir socialiste, les lois Auroux sont venues, de l'extérieur, enrichir le mouvement participatif en ouvrant aux salariés un "droit à l'expression directe et collective" portant sur "le contenu et l'organisation de leur travail ainsi que sur la définition et la mise en oeuvre d'actions destinées à améliorer les conditions de travail dans l'entreprise" (article 461 de la loi du 4 août 1982).

103

Fort proche, la théorie de la régulation, à l'inverse de l'analyse stratégique, se focalise essentiellement sur la

problématique de la production des règles et de la construction de l'acteur collectif. En ce sens, elle éclaire

certaines zones d'ombre de l'analyse stratégique.

(19)

Autrement dit, derrière les jeux mis en évidence par Crozier et Friedberg , il y a exercice d'une domination que l'on peut qualifier d'organisationnelle. Cette domination organisationnelle n'est pas, comme l'a souligné Friedberg dans Le pouvoir et la règle, "contradictoire avec le pouvoir, elle en est une des conditions d'exercice et ne peut se reconstituer qu'à travers lui" (1993 : 251). Sans domination organisationnelle, c'est-à-dire sans l'existence d'un minimum de contraintes internes, les jeux de pouvoir éclateraient véritablement dans tous les sens au point de rendre impossible l'action organisée. Et, même dans les organisations les plus démocratiques, ce type de domination n'est jamais totalement absente. Au mieux, elle est plus largement négociée.

Si, comme on déjà l'a souligné, l'innovation managériale a pour objectif de transformer les espaces de jeux, de faire éclore de nouveaux comportements stratégiques, elle ne met donc pas pour autant fin à la domination organisationnelle.

Au contraire, à travers la logique de changement qu'elle induit, elle ne fait qu'en renouveler "les formes" (Tixier, 1986 : 360).

L'importance accordée par l'acteur managérial à l'élaboration d'une innovation particulière varie considérablement d'une entreprise à l'autre, d'une innovation à l'autre.

Le recours à l'emprunt – notamment lié à l'"effet de mode", aux nouveaux instruments médiatiquement "bien marketés" – s'est imposé comme le mode dominant de diffusion des nouvelles méthodes de gestion. A travers lui, les organisations limitent considérablement les "dépenses qui accompagnent l'innovation : les dépenses de l'invention elle-même, les frais d'essais, les risques d'erreurs" (March et Simon, 1991 [1958] : 183), de même qu'elles y trouvent un vecteur parfois puissant pour en légitimer le bien fondé et l'efficacité. Actuellement très en vogue dans le milieu managérial, la technique du "benchmarking" – consistant pour les entreprises à se comparer entre elles et à "s'inspirer" du mode de fonctionnement des plus performantes – est ainsi devenue un vecteur important de diffusion des pratiques managériales.

De plus, dans les grandes organisations surtout, l'élaboration est de plus en plus

fréquemment externalisée, en partie mais aussi parfois en tout, vers le marché du

conseil, avec pour conséquence de réduire, en interne, le temps qui y est consacré

mais aussi la gamme des jeux stratégiques associée aux phases préparatoires.

(20)

En interne, l'analyse de la phase d'élaboration met en lumière des constructions stratégiques parfois très affinées. Françoise Chevalier (1991) en donne quelques exemples concernant l'introduction des cercles de qualité. Elle relève notamment la

"stratégie des petits pas" adoptée dans de nombreux cas par les gestionnaires fonctionnels du projet et qui se traduit notamment par le choix initial des secteurs potentiellement les plus réceptifs – "chefs aimés de leur équipe", "ateliers peu syndiqués",... –, les premiers tests pratiqués dans une "semi-clandestinité", la discrétion absolue dans l'attente des premiers résultats, etc. En agissant de la sorte, ils cherchent consciemment à réduire les risques de rejet par la base mais aussi, de façon plus paradoxale, par le sommet. En effet, certains dirigeants se montrant sceptiques, la stratégie des "convaincus" permet d'expérimenter la démarche pour faire la preuve, dans des conditions très "aseptisées", de son efficacité interne.

L'acteur managérial est donc bien, dans une bureaucratie mécaniste, un acteur complexe et hétérogène et chacune de ses composantes sont,, sous l'effet de la division verticale et horizontale du travail à laquelle elles n'échappent pas,

"enfermées" dans des fonctions très spécialisées.

Au stade de l'élaboration, une innovation particulière peut ainsi, quel que soit la stratégie globale dans laquelle elle s'inscrit, être portée davantage par l'une ou l'autre des composantes de l'acteur managérial : la direction générale, la technostructure et la ligne hiérarchique. Et, selon l'origine de cette impulsion, la nature des jeux stratégiques présentera des spécificités. Schématiquement, trois scénarios peuvent se présenter :

1. Lorsque la direction générale est à la base de l'innovation, elle a naturellement tendance à confier la mise en oeuvre de son projet aux cadres fonctionnels de la technostructure. Les relations entre ces fonctionnels et les cadres opérationnels formant la "ligne hiérarchique" étant loin d'être consensuelles, ces derniers ont tendance à développer des attitudes de résistance d'autant plus nettes qu'ils perçoivent l'innovation comme "futile", "ne répondant pas aux besoins réels des ateliers" ou, selon la version privilégiée par les fonctionnels, qu'elle remet en cause le pouvoir de l’encadrement opérationnel.

2. La technostructure est également souvent porteuse de projets d'innovation. Selon

Mintzberg, "la volonté de changement et d'amélioration continuelle est inhérente à la

technostructure" (1982 : 47). Même si ces propos sont quelque peu excessifs, ils

illustrent une part importante du rôle effectivement joué par les fonctionnels. Privés

(21)

en théorie de pouvoir formel, leur stratégie consiste à "sensibiliser" le sommet de l'organisation à l'intérêt de nouveaux outils de gestion, en se faisant notamment les porte-parole des tendances à l'oeuvre dans le monde managérial. Pour les fonctionnels, cette stratégie d'alliance avec le sommet vise notamment à obtenir les ressources nécessaires à la bonne implantation de l'innovation et, dans les jeux avec les opérationnels, à pouvoir bénéficier du "poids" résultant de l'implication des directions.

3. A l'inverse des deux premiers scénarios, dans lesquels la volonté de changement est porté par la haute hiérarchie et s'applique à l'ensemble de l'entreprise, le troisième scénario pose les lignes hiérarchiques comme moteur du changement. Lorsque les cadres opérationnels, répondant au discours managérial les incitant à agir comme des patrons de PME, sont porteurs d'innovations locales dépassant leur sphère d'autonomie, ils doivent obtenir l'aval de leur hiérarchie et de la technostructure.

Celles-ci, se retrouvant dans une position de gardienne de l'ordre, de l'équilibre global du système, se trouvent souvent prises à leur propre jeu. S'inscrivant dans une logique de progrès et donc de changement continuel, elles font l'objet, en cas de refus, d'une forte dénonciation de la part des cadres intermédiaires. Ces refus, quelles qu'en soit d'ailleurs les raisons profondes, viennent alimenter l'idée d'un décalage entre le discours officiel et les pratiques réelles. Par ailleurs, ils renforcent le sentiment de marginalisation des opérationnels par rapport aux fonctionnels.

Les deux premiers scénarios dévoilent une logique innovationnelle entièrement portée par le haut, et qui, comme le souligne Alter (1990), ont en commun de "réduire ou vouloir réduire les incertitudes" au sein de l'organisation. Ils ont de ce point de vue un caractère rationalisateur très prononcé. Au contraire, la "logique informationnelle" qui sous-tend le troisième scénario "amène les entreprises à accepter, bon gré mal gré, le poids des incertitudes" ce qui débouche sur "une ouverture considérable de l'espace de jeu des acteurs" (Alter, 1990 : 82).

Replacé dans cette perspective, notre cas d'observation relève ainsi, pour l'ensemble

des innovations mises en oeuvre depuis le milieu des années 80, d'une combinaison

des deux premiers scénarios, où la direction et la technostructure de l'entreprise,

partiellement renouvelées pour répondre aux contraintes de redressement de

l'entreprise, se sont instituées comme les moteurs d'"un renouveau managérial", en

s'appuyant sur l'encadrement opérationnel pour en gérer les effets. Ce scénario

s'identifie particulièrement lors de l'introduction de l'assurance qualité, qui a

cristallisé les tensions et les conflits d'intérêt entre l'encadrement fonctionnel – garant

(22)

de la cohérence du système – et l'encadrement opérationnel – soucieux d'en limiter les dérives bureaucratiques.

La prévalance de ce scénario, à tous les stades du flux innovationnel mis en oeuvre, confirme donc le caractère rationalisateur du projet managérial mis en évidence dans les deux sections précédentes.

Le stade de l'officialisation

Le stade de l'officialisation met l'accent sur l'importance du discours entourant la promotion de l'innovation en tant que composante essentielle de la stratégie innovationnelle. Dans cette perspective, le discours fondé sur les concepts de participation, de qualité, de progrès ne peut être que manipulateur, réducteur et dissimulateur, non pas parce qu'il est naturellement idéologique – comme tout discours relatif à l'entreprise – mais parce qu'il fait partie intégrante de la stratégie de réduction des zones d'incertitudes avec lesquelles l'acteur innovateur doit manoeuvrer.

Le mode d'officialisation varie de l'imposition pure et simple à la négociation. En sortant de l'ombre, la rationalité managériale vient ainsi se "frotter" à celle des autres acteurs. La négociation fait apparaître le problème de la capacité stratégique de l'acteur syndical

104

. La négociation met en scène des acteurs qui ont des buts divergents, qui contrôlent des zones d'incertitude pertinentes variables dans le temps et qui développent, dans l'action, des stratégies susceptibles d'être plus ou moins anticipées. A l'extrême, la divergence des intérêts des uns et des autres peut déboucher sur le conflit ouvert, la grève

105

.

Par rapport aux jeux stratégiques à l'oeuvre dans la quotidienneté du travail, la grève fait apparaître des ressources en pouvoir bien plus nombreuses et diversifiées. En elle-même, elle est une démonstration de la zone d'incertitude organisationnelle que contrôle collectivement les salariés. Lorsque l'introduction d'une innovation débouche sur une grève, ce sont, au delà de l'enjeu d'une plus ou moins grande

104

Avec Nizet et Pichault (1995), soulignons que Mintzberg (1982) ne reprend pas les organisations syndicales comme des détenteurs d'influence interne. L'auteur les fait uniquement apparaître comme des acteurs externes. Si cette "localisation" s'explique par le contexte nord américain qui sert de cadre de référence à Mintzberg, elle s'avère inconciliable avec la réalité sociale de bon nombre des entreprises installées dans notre pays.

105

Si entre les uns et les autres, il existe des intérêts communs, soulignons également que "le conflit entre capital

et travail est inhérent à la société industrielle et donc à la relation du travail. Les conflits d'intérêt sont inévitables

dans toutes les sociétés. Il y a des règles pour le règlement des conflits, il ne peut pas y en avoir pour leur

élimination" (Khan-Freund O., Labour and the law, London, 1972, cité par Adam et Reynaud, 1978 : 111).

(23)

transparence et de l'impact sur les espaces de liberté qui en découlent, des enjeux plus majeurs, tels que l'emploi, le statut, les rémunérations, qui sont en cause. La résistance au changement ne peut être réduite à la perte potentielle de zones d'incertitude liées exclusivement à l'innovation mise en oeuvre.

L'enjeu d'un conflit reste donc in fine un enjeu de pouvoir car, comme le notent Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud, "le plus puissant peut imposer sinon ses conditions, du moins de meilleures conditions pour ce qui l'intéresse, être plus fort – du point de vue des travailleurs et de leurs organisations –, c'est aussi obtenir de meilleurs salaires, des horaires réduits, de meilleures conditions de travail" (1978 : 179).

Quelle que soit l'intensité de la confrontation, la négociation entourant l'introduction d'une innovation managériale débouche sur trois cas de figures : le rejet – face à l'opposition, l'acteur managérial abandonne son projet ou réalise ses objectifs par d'autres moyens –, l'amendement – pour sortir de l'impasse, l'acteur managérial amende son projet en contrepartie de concessions faites à l'acteur syndical – ou l'acceptation – suite à un marchandage ou une défaite de l'opposition.

Lorsqu'elle est le fruit d'un accord, d'un compromis entre les interlocuteurs sociaux, la régulation reste, dans l'optique de Reynaud (1989), de contrôle. Mais, par rapport à la production unilatérale des règles formelles, l'existence de règles issues de la négociation montre, dès le stade de l'officialisation, que la structuration des espaces de travail n'est pas le résultat de l'unique volonté managériale. Même si, dans le contexte actuel, ce mode de régulation éprouve de plus en plus de difficultés à fonctionner (Alaluf, 1989; Gautrat 1990), là où le pouvoir syndical reste fort, il continue à jouer un rôle de "filtre" face à l'innovation managériale.

Mais, qu'elles résultent de l'imposition ou de la négociation, les nouvelles règles induites par l'innovation sont, à ce stade, toujours formelles. Elles ont pour vocation de structurer le cadre dans lequel vont se développer les relations quotidiennes de pouvoir entre les acteurs de base.

Le stade de l'application

Au stade de l'application, l'innovation entre dans une nouvelle phase stratégique aux

manifestations multiples. Au niveau de l'organisation, elle crée de nouvelles

opportunités de jeux qui, en dernier ressort, "donneront à ces changements leur

(24)

forme et leur portée réelles" (Lemaitre, 1986 : 137). Jusqu'au stade de l'application, le destin et l'impact réel d'une innovation restent donc très aléatoires et l'histoire des entreprises est aussi riche en rejet qu'en institutionnalisation d'innovations managériales.

En outre, l'institutionnalisation peut cacher des fortunes très diverses et il n'est pas rare qu'elle se fasse au prix d'importantes déformations qui, en bout de parcours, finissent par vider l'innovation de son contenu réformateur (Léonard, 1994). Dans certains cas, elle peut produire des effets inverses à ceux recherchés par les innovateurs. Ainsi, pour prendre un exemple, Octave Gélinier souligne que, prise en main par les directions financière et informatique, la "direction par objectifs" est devenue dans certaines entreprises "un carcan minutieux enserrant du centre la liberté d'action du terrain; et aboutissant ainsi paradoxalement à un surcroît de directivisme, à une sorte de résurgence taylorienne" (1990 : 16).

Dans notre cas d'observation, les dérives bureaucratiques ainsi que les pratiques de refuge systématique derrière les procédures associées à la mise en oeuvre de l'assurance qualité sont illustratives des déformations potentielles du contenu d'une innovation. Ces déformations sont d'autant plus fortes qu'elles reposent, comme on l'a vu, sur des injonctions de nature paradoxale de la part de l'acteur managérial.

Dans la logique stratégique, l'innovation, en s'institutionnalisant, c'est-à-dire en faisant l'objet de stratégies de détournement et d'appropriation par les acteurs concernés, modifie ainsi le système d'action concret sur la base duquel s'appuiera la poursuite de la stratégie innovationnelle.

1.3. Apports et limites de l'analyse stratégique

Trois concepts clés se sont dégagés de l'analyse de l'innovation managériale sous le prisme de l'analyse stratégique :

- l'"intention intéressée", selon l'expression de Jacques Gautrat (1990), qui sous-tend toute innovation managériale.

- l'existence, à tout moment et à tous les niveaux, de jeux stratégiques entre les

acteurs constituant l'organisation. Des jeux qui naissent de la marge de manoeuvre,

(25)

de l'autonomie dont disposent les acteurs, des zones d'incertitude qu'ils contrôlent.

Des jeux qui mobilisent des ressources individuelles et collectives très variées.

- liée à ces jeux, l'indétermination des résultats. Même si ils participent, in fine, au processus d'ensemble, les résultats de chaque innovation ne sont jamais acquis. Mise en oeuvre, une innovation échappe toujours partiellement à l'emprise de l'acteur managérial qui la porte. De plus, en perdant son caractère de nouveauté, lorsqu'une innovation s'institutionnalise, elle ne met pas pour autant fin aux jeux mais, au contraire et aussi au plus, elle crée de nouvelles conditions de jeux. En univers organisé, ces derniers ne peuvent en effet réellement cesser, qu'avec, dans la version de "l'usine sans homme", la disparition du facteur humain ou, dans la version orwellienne, le conditionnement total du facteur humain.

En conclusion, la lecture stratégique nous conduit ainsi à identifier une double dynamique qui sous-tend l'ensemble du processus innovationnel. Si, dans le chef de l'acteur managérial, chaque innovation participe à une stratégie d'ensemble, une stratégie à terme, chaque innovation, dans sa dynamique propre et ses impacts aléatoires, conditionnent, à chaque stade, la poursuite de la stratégie. En ce sens, la stratégie managériale est loin d'être figée, elle un processus en constante interaction entre l'objectif supérieur – en l'occurrence la transformation de la bureaucratie mécaniste en une entreprise flexible – et les conditions particulières résultant des jeux d'acteurs et des rapports de pouvoir.

L'évaluation du changement ne peut donc se faire au coup par coup, innovation par innovation, comme c'est souvent le cas dans la littérature managériale, voire sociologique. S'enfermer dans ce schéma revient à perdre de vue la dynamique globale. C'est moins l'impact direct et intrinsèque d'une innovation particulière qui importe que l'inscription de cet impact dans l'ensemble du processus.

A cet égard, s'il est vrai, comme le notent Jean Nizet et François Pichault, que le

changement réel résulte rarement de la transformation de la "variable gestion des

ressources humaines, sans toucher aux variables structurelles et politiques" (1995 :

300), nous constatons que l'étagement d'outils managériaux retravaillant le système à

la marge constitue une stratégie qui, tout en présentant une temporalité plus longue

et plus sinueuse, permet à l'acteur managérial d'atteindre, dans des conditions plus

réalistes, les fondements mêmes du système bureaucratique.

(26)

Si, sur de nombreux points, le modèle stratégique défini par Crozier et Friedberg s'avère particulièrement éclairant, il n'est pas sans limites. La plus importante

106

à nos yeux, dans le cadre de l'analyse de l'innovation managériale, est celle qui concerne le rapport à l'histoire. Privilégiant le présent et l'avenir, Crozier et Friedberg amputent véritablement l'organisation et ses acteurs d'une partie essentielle d'eux-mêmes : leur passé.

Cette limite résulte du rejet de toute forme de déterminisme de la part de Crozier et Friedberg. Elle est, en quelque sorte, le prix conceptuel que les auteurs du modèle stratégique paient à l'idée de construit organisationnel. Sans retomber dans les impasses du déterminisme dénoncées avec raison par ces auteurs, il est cependant crucial de remettre en question et de dépasser le rôle dévolu, par Crozier et Friedberg, à l'histoire dans la compréhension de l'action organisée. Il ne s'agit pas de faire entrer par la fenêtre ce que l'analyse stratégique a précédemment fait sortir par la porte. Entre le noir des déterministes et le blanc de l'analyse stratégique, il existe, en effet, suffisamment d'espace pour réarticuler la "relative liberté" avec la tout aussi

"relative détermination" des acteurs et de leurs jeux.

2. La dimension historique de l'organisation

En préliminaire, notons que le désintérêt manifesté à l'égard de la dimension historique de l'organisation et de ses acteurs n'est pas spécifique à l'analyse stratégique. A quelques très rares exceptions, dont l'approche contextualiste portée par Andrew Pettigrew (1985 et 1990), le passé n'est en effet quasiment jamais retenu comme une variable digne d'intérêt

107

.

106

Deux autres limites du modèle stratégique peuvent être soulignées La première est relative à la dimension culturelle de l'action organisée. Privilégiant l'indétermination des acteurs, Crozier et Friedberg détachent le monde de l'action, des stratégies et des jeux de pouvoir de celui, plus profond, des structures mentales, des représentations et des valeurs. L'articulation entre la dimension stratégique et la dimension identitaire a été mise en évidence par R. Sainsaulieu (1977). La seconde limite a trait à la focalisation du regard sur l'environnement interne de l'organisation. Si l'analyse stratégique insiste sur la mise en situation, celle-ci n'est jamais faite qu'en fonction de variables endogènes. En conséquence, l'environnement externe n'apparaît que comme une variable très marginale, très périphérique ou alors, lorsqu'elle gagne en centralité, comme une ressource en pouvoir détenue par le "marginal-sécant", c'est-à-dire un acteur impliqué, à l'image du voyageur de commerce, dans plusieurs systèmes d'action entretenant des relations les uns avec les autres.

107

Il est à noter que, ces dernières années, la dimension historique a fait l'objet d'un relatif investissement de la

part des directions des grandes entreprises. Soucieuses de s'approprier cette dimension, elles sont en effet à

l'origine de la production de nombreuses monographies décrivant "l'histoire positive" des entreprises et fixant

ainsi "les traits principaux à transmettre à l'intérieur comme à l'extérieur" (Hierle, 1995 : 33). Dans cette optique,

en milieu industriel, l'aspect technique l’emporte souvent sur l'aspect social notamment. La technique constitue

en quelque sorte "une espèce de plus petit dénominateur consensuel. La technique est toujours supposée positive

dans ses conséquences sur l’organisation du travail ainsi que sur les emplois qu’elle génère. Elle représente le

résultat permanent de l’action intelligente et la garantie du succès de l’entreprise. Tant qu’il y aura, comme

(27)

Pourtant, un détour par l'histoire s'avère indispensable pour comprendre le présent, l'avenir et situer ainsi les enjeux qui y sont liés. Ceci est d'autant plus vrai lorsqu'on traite de l'innovation. Si, comme l'écrit Félix Torres, la définition classique d'entreprendre, "c’est agir sur le présent, le transformer, le projeter dans le futur selon la logique propre à chaque firme ou société" (1985, 23), il ne faut pas perdre de vue qu'innover revient d'abord et avant tout à vouloir rompre avec les héritages du passé.

La dimension historique nous conduit à identifier les influence des héritages du passé ainsi que l'impact des temporalités de l'organisation sur les marges de manoeuvre stratégiques des acteurs. Ces éléments constituent des facteurs conditionnant la nature et les effets de l'innovation managériale.

2.1. Les héritages du passé

Pour aborder les héritages du passé, reconnaissons, avec Torres, qu’il y a “toujours du passé se perpétuant au sein du présent, et que celui-ci est toujours, en quelque sorte, influencé par le passé dont il provient” (1987 : 29). En d’autres termes, il n’y a jamais de coupure entre le présent et le passé, et le second conditionne toujours plus ou moins puissamment le premier. De la société aux organisations en passant par les acteurs, aucune instance sociale n’échappe à cette réalité.

Dans le cas des organisations âgées, le poids du passé est communément admis.

Cette idée est cependant moins facilement acceptée dans le cas des organisations plus jeunes. Pourtant, au moment même de sa création, une organisation a déjà une épaisseur historique au travers de ses membres fondateurs, des choix qu’ils ont faits, des opportunités qu’ils ont ou non saisies.

Avec le temps, l'organisation acquiert sa propre histoire et, dans son présent, celle-ci se manifeste de multiples façons. Matériellement, elle prend la forme d’un produit, d’une technologie ou encore de la localisation d’un site de production.

Immatériellement, elle façonne les manières de faire et de penser. Une culture, observe Schein (1968), est toujours le fruit d'un processus historique de sélection.

Dans l’action, elle s'appelle la routine ou action irréfléchie. Comme l'écrivent March

autrefois, des ingénieurs et des ouvriers intelligents, capables de produire des engins perfectionnés, l’entreprise

continuera à vivre. Les figures légendaires de Louis Renault ou de Marius Berliet sont un peu les emblèmes de

cette culture historique fondée sur l’innovation technologique permanente” (Hierle, 1995 : 32).

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