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L'affaire des caricatures de Mahomet : un an plus tard

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Academic year: 2021

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L’affaire des dessins de Mahomet : un an plus tard

par Jeanne Favret-Saada

Depuis décembre 2005 -- le moment où j’ai perçu l’existence d’une « affaire des caricatures de Mahomet » -- jusqu’à la mi-avril 2006 – le moment où les médias ont considéré que le conflit était réglé -- j’ai reçu les événements rapportés par la presse avec la même stupéfaction que tous les Européens. Mais les médias ne répondaient pas à toutes mes questions : comment une affaire d’une telle ampleur a-t-elle été possible ? en quoi le petit Danemark -- son gouvernement, sa presse, les douze dessinateurs du Jyllands-Posten... -- a-t-il été responsable d’une indignation qui s’est propagée sur plusieurs continents ? quel a été le rôle des imams « danois1 » ? pourquoi la protestation internationale a-t-elle été conduite par des pays musulmans qui, à l’exception de l’Iran, sont des alliés de l’Union Européenne et parfois même des amis et des partenaires directs du Danemark ?

J’ai alors constitué un matériau sur l’affaire elle-même et sur ses préalables au Danemark -- notamment la politique d’immigration et l’apparition des racismes depuis 1983. Mais plus je travaillais, moins je comprenais ce qui s’était passé. Par exemple, j’étais partie de l’idée que le gouvernement danois et le Jyllands-Posten seraient spécialement racistes2, mais l’hypothèse s’est vite avérée insoutenable. Ou encore, je n’arrivais pas à m’expliquer pourquoi la crise internationale avait pris fin. Car le Danemark n’avait pas cédé aux demandes des Etats islamiques (s’excuser pour la publication des dessins, promulguer une loi sur la censure). De leur côté, l’ONU et l’Union Européenne avaient fait mine d’accepter les exigences impossibles de ces pays et de leurs organisations internationales -- l’Organisation de la Conférence Islamique et la Ligue Arabe -- mais pour finir, elles n’avaient rien lâché (entre autre, aucune institutionnalisation de la lutte contre « la diffamation des prophètes et des religions »).

1C’est le terme qu’utilise la presse, bien qu’un seul d’entre eux ait la nationalité danoise.

2 Je parle de racisme à propos d’un discours qui enferme autrui de façon irrévocable dans une «

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Et cependant, en mai 2006, les manifestations avaient cessé partout et les multiples autorités islamiques s’étaient déclarées satisfaites. Satisfaites de quoi ? Des regrets danois pour avoir involontairement « blessé la sensibilité religieuse » des musulmans ? De la langue de coton de l’ONU et de l’Union Européenne ? Mystère.

En septembre dernier, trois nouvelles affaires ont éclaté coup sur coup : la réaction indignée de nombreux Etats musulmans à la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne ; la déprogrammation d'Idomeneo, l’opéra de Mozart, à Berlin ; et les menaces contre Robert Redeker pour son article du Figaro. Quoi qu’on pense de ces événements, ils ont une évidente continuité avec l’affaire des « caricatures » : celle-ci s’est terminée en avril, mais les épisodes de septembre montrent qu’elle s’inscrit dans une crise plus générale des relations entre d’une part, des islamistes immigrés en Europe et leurs soutiens dans le monde musulman ; et, d’autre part, les Etats européens.

C’est alors que j’ai décidé d’aller enquêter au Danemark et d’écrire un livre, qui espère en finir avec la réduction de « l’affaire des caricatures » à un conflit de purs principes, sans référence précise avec la réalité empirique3. Et en particulier, avec des acteurs sociaux. J’ai tenu à identifier chacun de ceux qui ont contribué au conflit -- individus, groupes informels, partis politiques, gouvernements, organisations internationales --, à les comprendre dans leur contexte, et à montrer leurs comportements. Dans les limites, hélas, de mes compétences4.

Un gouvernement danois nullement « islamophobe »

A la fin des années soixante, le Danemark recrute vingt mille travailleurs du Tiers-Monde qui, après la fin de l’immigration économique (1973), choisissent de s’y établir et d’y faire venir leur famille. Pendant dix ans, leur présence pose si peu de problèmes qu’en 1983 un gouvernement de droite vote la loi sur les Etrangers la plus

3 Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, 2007, Paris, Les Prairies ordinaires.

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libérale d’Europe. Un mouvement de contestation se forme pourtant à l’extrême-droite, qui dirige son hostilité (verbale pour l’essentiel) sur les immigrés issus du monde musulman.

Aucun des partis de gouvernement (qu’ils soient de droite ou de gauche) ne remet en cause la loi sur les Etrangers, bien qu’elle produise peu à peu des effets pervers que l’administration ne parvient pas à réduire : une fraction des immigrés s’enkyste dans les ghettos créés par les municipalités ; l’aide sociale assure exclusivement son entretien ; elle perpétue les mœurs hyper-conservatrices des pays d’origine ; elle refuse d’apprendre le danois et d’intégrer ses enfants au système éducatif ; et elle demeure soumise à des imams fondamentalistes, qui ne sont pas pressés de la voir participer à la société séculière.

En 1995, Pia Kjærsgaard fonde le Parti du Peuple Danois : c’est un parti raciste certes, dont la présidente se cantonne au registre du racisme culturel5 tandis que ses militants les plus radicaux adoptent les métaphores biologiques des néo-nazis. Toutefois, Pia Kjærsgaard ne saurait être réduite à cela car c’est elle -- et elle seule -- qui met en pleine lumière, pendant six ans, les répercussions fâcheuses de la loi de 1983. Tous les partis lui doivent cette rupture avec le discours politically correct : la droite parce qu’elle a voté la loi en question, la gauche parce qu’elle est incapable de s’accorder sur les réformes à engager.

Voilà pourquoi, quand en 2001 la coalition parlementaire social- démocrate est renversée, le PPD entre dans celle qui soutient le gouvernement Libéral-Conservateur de Fogh Rasmussen. Le Premier ministre, pour sa part marque souvent son refus d’essentialiser les différences culturelles et il professe un respect quasi maniaque des principes de l’Etat de droit qui l’obligent à traiter selon les mêmes règles toutes les composantes de la population. On trouvera dans mon livre plusieurs exemples de son obstination à protéger la liberté d’expression des adversaires de la démocratie (les actes seuls étant susceptibles de poursuites judiciaires, y compris pour les étrangers) ; de son respect pour les décisions des tribunaux ; ou de son antipathie pour des mesures de

5 Je parlerais d’islamophobie (l’islam dépeint comme foncièrement dangereux) si ce terme n’avait

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sécurité drastiques et pour des lois d’exception antiterroristes qui restreindraient les libertés. Quant à sa politique d’immigration, on peut la désapprouver (c’est mon cas), mais non la juger raciste puisqu’elle ne cible aucun groupe ethnique ni aucune religion en particulier.

Qui sont les « imams danois » ?

Les services statistiques danois dénombrent 180 000 « musulmans »6 dont 10 à 20% fréquentent les mosquées. Environ 70% de ces « musulmans » votent aux élections locales (ouvertes aux étrangers) et générales (réservées aux citoyens danois), et ils participent activement à la vie associative. La centaine d’imams présente sur le territoire est elle-même profondément divisée, selon l’origine géographique (Turquie, Maroc, Pakistan...), l’orientation théologique et l’idéologie politique.

A partir de 2003, une poignée d’imams islamistes -- dont la figure de proue est Ahmed Abu Laban7, président de la Société islamique du Danemark à Copenhague – s’emploie à conquérir le monopole de la représentativité de l’islam (et donc des «immigrés musulmans») dans le pays. Le premier cabinet Rasmussen (2001-2005) tente, avec quelque maladresse, d’affronter directement les religieux fondamentalistes, qu’il tient pour le principal obstacle à l’intégration. Après sa réélection en 2005, il assouplit sa position et consulte les imams les plus connus. Ahmed Abu Laban en retire une influence accrue sur ses fidèles et une certaine crédibilité politique. Les attentats de Londres, le 7 juillet 2005, renforcent la stratégie gouvernementale de consultation des imams : ceux-ci demandent au Premier Ministre d’intervenir pour réduire la liberté de la presse, trop « islamophobe » à leur gré -- ce qu’évidemment la Constitution interdit.

Les quelques imams que je dis islamistes sont tous issus de la diaspora palestinienne au Moyen-Orient, ils sont liés aux Frères Musulmans d’Egypte, et sont entrés au Danemark comme réfugiés politiques ou humanitaires. A en croire Olivier Roy, il n’y aurait plus aujourd’hui que des « néo-fondamentalistes », répartis en deux

6 Ce chiffre est une fiction, puisque les recenseurs n’ont pas le droit de questionner sur

l’appartenance religieuse.

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catégories exclusives l’une de l’autre : des prédicateurs apolitiques et des activistes à la Ben Laden8. Or les « imams danois » échappent à cette alternative: ils participent ouvertement à la politique danoise et ils affichent des opinions radicales sur les enjeux du monde musulman ; ils ne sont pas personnellement engagés dans des actions terroristes, mais ils font l’impossible pour ne pas les désavouer ; enfin, leurs adversaires politiques parmi les « musulmans » danois ont subi des menaces et des violences physiques venant de leurs mosquées avant même l’affaire des dessins de Mahomet, pendant et depuis.

Le Jyllands-Posten n’a pas voulu provoquer les musulmans

Au mois d’août 2005, la rédaction du Jyllands-Posten, un quotidien de droite, découvre de nombreux cas d’autocensure par peur de l’islamisme chez des artistes danois, mais aussi dans des musées suédois ou anglais. Le journal monte alors une expérience in vivo : proposer à des illustrateurs de presse de dessiner Mahomet « comme ils le voient ».

Le 30 septembre 2005, le Jyllands-Posten publie douze dessins représentant le Prophète entourés de plusieurs articles, l’ensemble constituant un dossier intitulé « Les visages de Mahomet ». Les textes évoquent l’autocensure des artistes en l’imputant clairement aux imams islamistes et non à l’islam ou aux « immigrés ». Les douze dessins -- de simples vignettes illustratives – ne comportent, en réalité, que quatre caricatures dont l’une deviendra l’emblème de l’affaire : elle montre la tête de Mahomet coiffée d’un turban contenant une bombe à la mèche allumée. Le caricaturiste vise les justifications coraniques des jihadistes, mais il ne tardera pas à être accusé d’avoir atteint le Prophète, l’islam et un milliard de fidèles musulmans.

Une coalition extravagante

Ma chronologie de l’affaire permet d’affirmer que les « imams danois » n’ont jamais compté sur l’appui de leurs fidèles à la « sensibilité religieuse blessée »: en six

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mois, ils n’ont organisé qu’une seule manifestation à Copenhague, dont le succès relatif a été dû au concours inattendu de leur ennemi de toujours, les jeunes du Hizb-ut-Tahrir. Dès la publication des « Visages de Mahomet », les deux imams les plus combatifs (Ahmed Abu Laban et Raed Hlayhel) ont conclu une alliance avec l’ambassadrice d’Egypte, dont le gouvernement a pris la tête de la campagne internationale contre le Danemark. Situation étrange, si l’on s’avise qu’Abu Laban était menacé d’arrestation en Egypte ! Mais le Président Moubarak entendait saisir une occasion de se montrer meilleur défenseur de l’islam alors que les Frères musulmans lui taillaient des croupières aux élections législatives.

En quelques mois, cette entente initiale entre les « imams danois » et le gouvernement égyptien va en générer de nouvelles, non moins paradoxales, avec quantité d’autres forces, elles aussi habituées à s’entre-éliminer plutôt qu’à coopérer. Des acteurs de nature et d’importance diverses -- de simples imams, des groupuscules islamistes, des mouvements politiques, des Etats et des organisations d’Etats musulmans -- vont ainsi réussir une énorme mobilisation de l’ensemble du monde musulman. L’étonnant est qu’aucun d’eux n’ait programmé l’explosion finale : chacun a allumé sa propre mèche, en fonction de son propre projet, au moment qui lui paraissait le plus opportun.

Deux caractéristiques de cette affaire démentent les afffirmations sur le « néo-fondamentalisme ». D’une part, elle a été montée contre l’Etat danois par des islamistes locaux qui s’appuyaient sur des Etats du monde musulman et sur leurs organisations internationales. Entre les « néo-fondamentalistes » et les Etats, il y a donc eu une constante imbrication (et non le découplement que postule Olivier Roy) : les islamistes ne dédaignaient pas la politique nationale, tandis que les gouvernements tentaient de supplanter les islamistes dans l’opinion en prenant la tête du mouvement de défense du Prophète9. D’autre part, ces imams « danois », tout comme ceux du monde musulman qui sont intervenus dans le conflit, étaient des « modérés », le genre de partenaires avec qui l’on conseille aux gouvernements européens de dialoguer. Ainsi pour les cheikhs Yussuf al-Qaradawi et Mohammed Sayed Tantaoui ; ou pour les prédicateurs à la mode,

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Amr Khaled, Tariq al-Suweidan et Habib al-Jifri, censés promouvoir un « islam de marché10 », individualiste, managérial, apolitique -- et donc pacifique. Les groupes jihadistes, au contraire, se sont tenus à l’écart, se contentant de menaces tardives et heureusement sans suite.

En somme, plusieurs Etats musulmans alliés de l’Europe, ainsi que des autorités religieuses généralement tenues pour « modérées » et « modernes » se sont engouffrées dans une stratégie du désordre : pendant ces semaines de fureur, des centaines de milliers de manifestants se sont déversés dans les rues, des bâtiments ont incendiés, des biens pillés ou détruits. Et près de cent quarante personnes ont trouvé la mort.

Stratégie du désordre et stratégie de l’édredon

A cette stratégie, les Etats européens et les grandes institutions internationales ont opposé deux attitudes. Le silence, d’abord, jusqu’à l’incendie des premières ambassades. La stratégie de l’édredon, ensuite. Du Parlement Européen, l’OCI entendait obtenir le vote de deux lois, l’une contre le blasphème et l’autre contre « l’islamophobie » ; ainsi que leur conséquence logique (selon elle), à savoir l’inscription dans les codes déontologiques de la presse d’un interdit sur la critique des religions et de leurs fidèles. L’Assemblée générale de l’ONU était requise de voter une résolution condamnant « la diffamation des prophètes et des religions ». Et la charte (alors en gestation) du prochain Conseil des droits de l’homme devrait comporter le principe suivant : « Le droit à la liberté d’expression est incompatible avec la diffamation des religions et des prophètes » ; en vertu de quoi, les gouvernements et les médias auraient à répondre de « la tolérance et du respect pour les valeurs religieuses et culturelles ».

L’étonnant n’est pas que ce genre d’idées ait pu venir à l’esprit des leaders de l’OCI, mais qu’aucun de leurs partenaires de l’Union Européenne ou de l’Organisation des Nations Unies ne leur ait dit d’emblée, et sans détour, que leur souhait était irréalisable. Car il supposait la mise au rancart des principes de séparation des religions d’avec l’Etat, d’autonomie de la justice et d’indépendance de la presse. Et donc, une

10 Patrick Haenni, L’Islam de marché, L’autre révolution conservatrice, 2005, Seuil et République

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