Rites, cultes et religions
A v a n t-p ro p o s
Jean Leclerc (UMR ArScAn - Ethnologie préhistorique),
Yvette Morizot (UMR ArScAn - Archéologie et systèmes d ’information)
Au cours d e l'année qui vient d e s'écouler, les chercheurs réunis dans le thèm e 6 sont restés fidèles à leur choix d'étudier les pratiques cultuelles e t funéraires en elles-mêmes, pour y chercher la tra d u ctio n symbolique de sentiments e t d e croyances. Ils o n t maintenu la fa ço n de travailler qui a jusqu'à présent donné satisfaction : des réunions régulières consacrées à l'examen aussi approfondi qu e possible d'un cas jugé particulièrem ent intéressant, lié a u ta n t qu e possible à un lieu particulier, sanctuaire ou site funéraire. Toutefois, l'expérience des années passées nous a poussés à structurer plus fortem ent notre réflexion. Tout en m aintenant la diversité des époques e t des terrains, to u t en tirant toujours to u t le parti possible d e nos approches disciplinaires différentes, nous avons souhaité prendre en c o m p te deux thèmes seulement, c o n ce rn a n t respectivem ent les pratiques funéraires e t les com portem ents religieux.
En c e qui concerne les pratiques funéraires, notre choix a été d ic té par le souhait, exprimé depuis longtemps, d e les étudier dans les situations d e confrontation, d e transition, e t d e rupture, Quels changem ents plus importants, dans l'histoire des hommes, q u e ceux qui les fo n t passer d e l'économ ie de prédation à l'économ ie d e production, du nomadisme à la sédentarité ? N'impliquent-ils pas un c h a n g e m e n t d e leur m ode de mourir ? Le m om ent précis d e c e c h a n g e m e n t est naturellem ent difficile à saisir archéologiquem ent, mais nous nous sommes attachés à considérer trois exemples qui nous o n t semblé s'en approche r : les populations mésolithiques d'Europe te m p é ré e (Christian Verjux), les populations natoufiennes du Levant (Fanny Bocquentin et François Valla), les Koriaks sub-actuels et actuels du N ord-Kam tchatka (Valentina G orbatcheva). Trois populations observées au m om ent où elles sont près d e passer à l'agriculture, voire y sont à dem i engagées. Deux d e ces populations sont contem poraines, mais toutes trois sont si éloignées dans l'espace qu'on ne peut soupçonner entre elles aucun rapport d e filiation, ni m êm e a ucune influence, proche ou lointaine. Elles n'ont de com m un que d e vivre dans des conditions climatiques particulièrem ent difficiles, pa r leur ca ra ctè re extrême ou par leur ca ra c tè re nouveau, et de montrer des situations de transition culturelle ou d'acculturation, e n d o g è n e pour les mésolithiques d'Europe et du Proche-Orient, sous influence extérieure (chrétienne) pour les Koriaks. Voilà une bonne occasion pour observer s'il y a lieu le jeu contrasté d'éventuels stades évolutifs e t de la libre construction d e ch a q u e culture humaine.
Les rites funéraires koriaks nous avaient é té présentés par Valentina G orbatcheva à la fin du program m e précédent, trop tard pour que nous ayons pu en publier le résumé dans le précéden t cahier. Nous avions c e p e n d a n t déjà souligné alors le grand intérêt techniqu e de c e tte première observation ethnographique d'incinérations en milieu froid, e t l'efficacité d e c e tte observation pour faire apparaître les rapports subtils du geste, d e sa fonction, e t d e son com m entaire. Dans le c a d re de notre problém atique actuelle, on notera, chez ces éleveurs transhumants d e rennes superficiellem ent acculturés, le ferm e m aintien d'une tradition d'incinération opposée au christianisme, co n d a m n é e par lui, mais qui semble bien, singulière association, être a p parue en m êm e tem ps que les christianisations — rite récent qui pourrait bien, dans une situation culturelle fragilisée, jouer un rôle fédérateur.
C oncernan t des milieux géographiques e t culturels sans rapports entre eux, les deux descriptions de pratiques funéraires du d é b u t d e l'holocène m ontrent des populations soumises au ch o c d'un cha n g e m e n t clim atique brutal. Est-ce en rapport a ve c c e ch a n g e m e n t ? Toutes deux m ontrent une sorte d'explosion du nom bre des sépultures, et surtout des sépultures groupées : le contraste est fort a vec les inhumations du Paléolithique supérieur, d'ailleurs trop éparses pour en tirer des conclusions bien assurées. Néanmoins, il est peut-être un peu prématuré, m êm e dans le Natoufien, d e parler alors de véritablem ent d e « nécropoles ». Dans les deux cas, apparaissent d e nombreux traits caractéristiques : position fixée, gestes stéréotypés, inhumation en plusieurs tem ps (e t dépôts secondaires), parure (difficile à interpréter),., c e p e n d a n t, il semble bien que le principal ca ra ctè re com m un à ces deux situations reste un ca ra ctè re négatif : la variété des gestes y est telle qu'il est difficile d e décrire un rituel général caractérisé. C'est au Néolithique que ces gestes funéraires
Jean Leclerc et Yvette Morizot
seront a p p a re m m e n t ritualisés et feront système, par réduction des possibles. Outre le g roupem e nt des tombes, un autre tra it en to u t cas atteste clairem ent qu'il s'agit alors « d'autre chose que de simples gestes d e gestion sociale des corps défunts » (Bocquentin-Valla) : une sélection systématique des inhumés (sur des critères d 'â g e et de sexe).
La deuxièm e direction de recherche co n ce rn e le co m portem ent religieux. Dans c e dom aine, notre choix thém a tiq u e est une conséquence de notre souhait d e com prendre en q uelqu e sorte co n crè te m e n t le sacré dans sa présence topographique, souhait sur lequel la sacralisation du paysage par les sanctuaires de C ybèle a v a it o pportun ém ent à nouveau attiré notre a ttention (Vicky Yannouli, C ahier III). Il nous a semblé que c'est dans les forêts e t bois sacrés que nous trouverions l'accès le plus sensible à une présence divine plus spontanée, plus intime, sans d o ute plus réelle que dans les demeures que les hommes lui assignent. Nous avons souhaité éclairer du point d e vue de l'archéologue les différents aspects d e ces lieux d 'in te rfa ce entre le m onde des hommes e t l'univers divin, lieux d o n t le te m p le n'est peut-être qu'un succédan é mineur (mais, il est vrai, com m ode), ainsi que les mécanismes du fonctionn em ent d'un trait culturel qui a p paraît fondam en tal pour ta n t d e sociétés.
Une première journée d'é tude sur c e sujet, organisée par Yvette Morizot (pour le thèm e 6) e t Hélène Guiot (pour le thèm e 1) a évoqué les mondes africain, océanien, celtique e t grec antique. C haque intervenant s'y est imposé d e définir le vocabulaire, en liaison a ve c les différentes catégories d e formations boisées, e t d'é valuer l'a p p o rt des données archéologiques. Les principales questions abordées ensuite ont porté sur la délim itation des bois sacrés, les am énagem ents, les essences végétales, les puissances religieuses, les rituels, e t les liens a v e c la société, dont, en définitive ils dévoilent les structures mentales.
Au sein des lieux d e culte celtes, des formations arborées tenaien t une p la c e im portante mais encore mal connue. Afin d 'a p p o rte r des éléments d e réponse, Jean-Louis Brunaux (UMR 8546 A rchéologie d 'O rie nt et d 'O c c id e n t) a présenté deux sites archéologiques d e Picardie : G ournay sur A ronde et Ribemont sur Ancre, qui incitent à parler de bois sacrés aménagés. En C ôte d'ivoire e t au Burkina Faso, Stéphane Dugast (IRD- MNHN) a présenté deux formes : les bois am énagés par l'hom m e a v e c un pourtour défriché e f une allée centrale conduisant à une clairière où poussent d e grands arbres ; les form ations boisées spontanées sim plem ent délimitées par une personne spécialisée, sans que rien d e rem arquable n'apparaisse à l'intérieur. Ces espaces sont le siège des divinités, des ancêtres fondateurs, auxquels un culte est rendu ; des rites initiatiques leur sont liés. Ils représentent l'interm édiaire entre le dom aine des hommes e t le m onde des origines, et les rites qui y prennent p la c e sont toujours liés à l'id é e d e renouvellement. À Wallis (Polynésie occidentale), la vitalité qui habite les êtres est envoyée par les dieux, sous form e d e pluie qu'attirent les grands arbres. La régénération du principe vital s'accom plit dans l'e sp a ce nom m é vao tapu, la forêt taboue, actuellem ent définie co m m e un espace végétal non planté par l'hom m e, où il est interdit, par un ta p u imposé par le roi, de faire des cultures e t d'a b a ttre les arbres d e fa ç o n inconséquenfe. Avant l'introduction d e la religion o ccid e n ta le , des rituels liés au renouvellem ent de la fertilité avaient lieu au cœ u r d e c e tte forêt, sur des plates- formes lithiques. C ette é tude perm et à Hélène Guiot (UMR 7041 ArScAn - Ethnologie préhistorique) d 'a tte in d re la part idéelle d e la culture : la construction du paysage e t le système d e représentations agissant en synergie pour assurer le renouvellem ent de la vie insulaire, p ré o ccu p a tio n fond a m e n ta le des Polynésiens. En Grèce, Yvette Morizot (UMR 7041 ArScAn - Archéologie e t systèmes d'inform ation) a m ontré les relations des bois sacrés, des arbres sacrés (considérés com m e des individus), des forêts (formations plus vastes e t sauvages) et des jardins. Ces éléments naturels ne sont pas sacrés en eux-mêmes, ils fo n t partie d e c e à quoi o n t droit les divinités e t les héros. Si bois e t arbres sacrés sont presque des éléments constitutifs des sanctuaires, ils varient dans leur composition, e t fo n t éprouver la présence surnaturelle et l'a c tio n spécifique des diverses puissances. M anifestant la vitalité d e la nature, ils sont impliqués dans des rites visant la fertilité e t la fécondité, mais aussi dans des rituels initiatiques qui exploitent le passage entre le sauvage e t le cultivé.
C ette enquê te est inachevée. Les bois sacrés sont apparus co m m e un thèm e d e recherche très riche, qui se prolongera par une nouvelle rencontre en 2004, organisée elle aussi a ve c le thèm e 1. Les résumés des exposés d é jà présentés seront réunis a v e c ceux qui sont à venir dans un fascicule inclus dans le cahier des fhèmes n° 5.