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Assimilation d’une tradition et agitation de la pensée : Le long métabolisme d’Amanda 

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02532494

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Submitted on 5 Apr 2020

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Emmanuelle Terrones

To cite this version:

Emmanuelle Terrones. Assimilation d’une tradition et agitation de la pensée : Le long métabolisme

d’Amanda . Genesis (Manuscrits - Recherche - Invention), Presses universitaires de Paris Sorbonne

(PUPS), 2005. �hal-02532494�

(2)

Emmanuelle TERRONES (ICD, EA6297)

« Assimilation d’une tradition et agitation de la pensée : Le long métabolisme d’Amanda ». In : Genesis (ITEM, CNRS) N°25. Jean Michel Place, 2005, p. 57-67.

Assimilation d’une tradition et agitation de la pensée Le long métabolisme d’Amanda

Amanda est bien plus qu’un « roman de sorcières »

1

. Il est un texte foisonnant, conçu dans son ensemble comme une large reconquête de la tradition. Et, s’il est juste de parler de tradition, celle-ci doit être comprise au pluriel. Irmtraud Morgner prend en compte un héritage culturel bigarré : mythologie antique, légendes de sorcières, histoire médiévale et contemporaine, ainsi que de nombreuses figures et œuvres qui ont marqué l’histoire littéraire bien au-delà des frontières allemandes. « Aucune culture, dit Morgner, ne s’est jamais développée à partir d’un degré zéro, mais toujours en s’appropriant les cultures passées, en les assimilant pour en faire quelque chose de neuf. »

2

Le roman va naître ainsi d’un double processus d’assimilation d’éléments culturels extrêmement variés et d’une agitation permanente de la pensée.

Que nous offre Morgner avec Amanda ? A première vue : un curieux amalgame de thèmes et de figures que rien ne relie. Dès le prélude, une « troubadoure » renaît sous la forme d’une sirène antique ; enfermée dans la volière d’un zoo berlinois et privée de la voix qui était la sienne, elle doit retrouver sa propre langue – la langue disparue des sirènes – afin de permettre le retour de Pandore, symbole d’espoir et de paix

3

. Retenons donc le terme d’ « agitation

1

« Ein Hexenroman », son sous-titre.

2

Doris Berger. « Gespräch mit Irmtraud Morgner ». In : GDR Monitor. N°12. 1984/85. p. 32 : « Alle Kulturen sind niemals von einem Nullpunkt her entwickelt worden, sondern immer dadurch, dass sie die vorangegangenen Kulturen sich aneigneten und verdauten und etwas Neues daraus machten. »

3

La conception de ce mythe transmise depuis Hésiode, en particulier dans Les travaux et les jours est donc

inversée. Selon Hésiode, Pandore, piège mis au point par Zeus pour se venger de Prométhée et infliger un

châtiment aux hommes, est offerte en cadeau à son frère Epiméthée. Celui-ci, charmé par sa beauté, l’épouse

malgré les mises en garde de Prométhée. Pandore va soulever alors le couvercle de la jarre dont les dieux l’ont

dotée, laissant s’échapper sur la Terre tous les maux qu’elle contenait.

(3)

productive »

4

que propose J. Engler et qui exprime assez bien le jeu narratif lancé dans Amanda. Morgner déplace des éléments dans le temps et dans l’espace, rapproche des thèmes sans rapport immédiat (elle est la première, par exemple, à unir le thème des sirènes et celui de Pandore), elle renverse des mythes et des histoires bien connues, elle féminise des personnages masculins célèbres (Faust, Don Quichotte etc.), crée des figures hybrides (Amanda, figure éponyme du roman, est un personnage mi-contemporain mi-sorcière). La narratrice use et abuse du même procédé quand elle place, par exemple, tous ses espoirs en

« la révolution communiste plus le retour de Pandore »

5

ou lorsqu’elle évoque le rôle de Sapho comme « sirène de la RDA »

6

. Reconquérir un héritage culturel signifie tout à la fois absorber et dérouter, assembler et décaler, rapprocher et différer – en bref : « ensauvager une imagination furieuse. »

7

– dans l’espoir de redécouvrir, de réanimer, de recréer.

Compte tenu d’une telle densité, on était en droit de s’attendre à un volume impressionnant de notes préalables à l’écriture. Les manuscrits de Morgner, archivés à Marbach, vont bien au- delà de ce que l’on pouvait escompter. Huit caisses entières renferment dossiers et carnets de notes, des articles de journaux, des livres parfois, mais surtout une somme considérable de liasses ou de feuilles volantes : dix années de travail ! Trois ensembles distincts constituent ces dossiers

8

. La partie la plus considérable (près de trente épais dossiers cartonnés débordant de feuilles que Morgner a couvertes, saturées de son écriture) constitue un écheveau de notes très diverses : des remarques brèves et des réflexions de longueur inégale émaillées de citations, de noms épars, des ébauches de plans provisoires, des blocs manuscrits inachevés, raturés ou non, des imprimés divers (coupures de journaux, programmes de théâtre, brochures

4

Jürgen Engler. « Die wahre Lüge der Kunst ». In : Neue deutsche Literatur. 1983. 7. p. 138 : « produktive Unruhe »

5

Irmtraud Morgner. Amanda. Aufbau Taschenbuch Verlag. [1983]. 1999. p. 579 : « die kommunistische Revolution plus Wiederkehr der Pandora ».

6

Amanda, p. 591 : « Sirene für die DDR ».

7

Amanda, p. 9 : « die empörte Einbildungskraft zu verwildern. »

8

Les notes, rassemblées par le responsable de la section des manuscrits à Marbach, se trouvent ordonnées telles

qu’elles ont été trouvées à la mort de l’auteur.

(4)

etc.). Amanda va naître de cet apparent chaos de citations, de ces commentaires et pensées qui au fur et à mesure se mêlent et s’entremêlent.

Irmtraud Morgner dit avoir trouvé avec son roman « une forme qui [lui] permet d’accueillir tout ce qu’elle rencontre (chaque jour, de manière imprévue et imprévisible). »

9

Loin d’une écriture à programme, elle privilégie ce qu’elle nomme une « forme ouverte » : « En ce qui me concerne, un livre croît peu à peu. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de projet, parfois j’ai chaque jour un nouveau projet. […]. »

10

Ainsi, dans les notes préliminaires, les idées assemblées au fil des pages pendant des années, reprises, reformulées, enrichies et transformées sans cesse, donnent à voir l’assimilation progressive des éléments (les différentes interprétations de Pandore, par exemple). Mais on aurait tort de croire que Morgner aspire de cette manière à produire un tout homogène et lisse, à supprimer toute aspérité. Elle privilégie au contraire la pluralité des liens et des directions, elle essaye et élabore de nouveaux recoupements, reprend sans cesse une même idée ou une même trame et la recompose, la complique. Rien ne permettra mieux de concevoir la complexité du texte de Morgner que cet enchevêtrement de notes qui en est l’origine.

Le moyen le plus simple de se rendre compte des procédés d’écriture était de suivre la naissance d’un passage précis. Le prologue intitulé « prélude grec » est intéressant à plusieurs titres : charnière importante entre les deux premiers volumes, creuset des questions essentielles développées dans Amanda, avant-propos où se trouvent définis la perspective narrative (Beatriz comme sujet de la narration), le principe (Beatriz devra narrer l’histoire de Laura et témoigner de son propre cheminement) et le sens de la narration (agir en faveur de la paix). Il se présente dans les notes sous de multiples formes, autant d’étapes dans l’assimilation d’éléments nouveaux avant d’aboutir à la version imprimée. Le prélude, point

9

Joachim Walther. « Interview mit Irmtraud Morgner ». In : Meinetwegen Schmetterlinge. Berlin (RDA): Der Morgen. 1973. p. 45 : « eine Form, die mir erlaubt, alles, was mir begegnet (täglich, unverhofft, nicht planbar) aufzunehmen. »

10

Joachim Walther. « Interview mit Irmtraud Morgner ». p. 45 : « Bei mir wächst ein Buch zusammen nach und

nach. Das heißt nicht, dass ich keine Konzeption habe, ich habe manchmal täglich eine neue Konzeption. »

(5)

nodal de la trilogie, est dans les notes un texte en perpétuel devenir dont Irmtraud Morgner repousse jusqu’au bout l’achèvement (il est ainsi une des rares parties manquantes au manuscrit quasi définitif). Suivons donc, dans le désordre complet des notes, les avatars du

« prélude grec » dont les différents degrés d’avancement permettent d’apprécier la dynamique au cœur du travail de Morgner.

De la première esquisse du prélude à sa version définitive, se produit un long métabolisme : le matériau culturel absorbé est hétérogène, les transformations multiples (les personnages peuvent changer de nom, d’aspect, se dédoubler etc.) l’état final de l’organisme constitué et enrichi est un ensemble agité, parcouru de questions et de propositions encore ouvertes. Une première chose frappe à la lecture des notes de Morgner : c’est l’absence de logique, de système dans la collecte du matériau premier. Les titres que l’auteur donne aux dossiers sont rarement significatifs ; aucune recherche thématique ne dépasse quelques pages consécutives.

Lancée, rapidement abandonnée au profit d’une autre, reprise plus tard, la provision de matière suit des aléas, non un programme : « Comme la littérature est quelque chose de vivant, on ne travaille pas seulement avec logique […]. »

11

. Morgner prend ses notes sur des feuilles volantes, de nature et de formats différents, rarement datées, et pour la plupart sans indication de pages

12

. De toute évidence, les notes ne sont pas forcément destinées à une reprise ou à une réutilisation

13

. L’auteur confie elle-même lors d’un entretien, qu’elle ne relisait pas la plupart de ses notes, provision nécessaire vouée à un long processus de sédimentation plus qu’à une application directe. C’est pourquoi aussi, d’une page ou d’un

11

Joachim Walther. « Interview mit Irmtraud Morgner ». p. 46 : « Da Literatur etwas Lebendiges ist, wird eben nicht nur logisch gearbeitet [...]. »

12

Morgner utilise les feuilles recto verso, le verso étant un ancien brouillon corrigé maintes fois. Toujours rayé en entier et rarement lisible, le verso des feuilles manuscrites est une mémoire aveugle des passages inachevés, hypothétiques, exclus définitivement ou repris ailleurs.

13

Certains passages soulignés, entourés, annotés en rouge laissent à penser qu’une relecture, immédiate ou non,

a tout de même été effectuée à quelques endroits : une lecture sélective, fructueuse et interrogeante.

(6)

dossier à l’autre, les pensées et les citations se répondent ou se perdent, se recoupent et se répètent.

Inutile de chercher à reconstituer la naissance du prélude selon une chronologie exacte, l’étrange amalgame des notes la rend inévitablement hypothétique. Face à une genèse qui n’est ni évidente ni linéaire, le jeu consiste donc à partir à la recherche de quelques repères.

On découvre tout d’abord au fil des notes un texte de quelques pages envisagé, comme l’indique une note de l’auteur, pour le dernier volet de la trilogie

14

. De ce projet de prologue pour le troisième tome, intitulé « Prologue à lecteur incrédule », Morgner va faire un prélude pour le deuxième : elle constitue donc son « prélude grec » à partir d’éléments destinés à un tout autre emploi. On peut en effet assimiler cette ébauche à la constitution d’une première trame, encore très élémentaire et inaboutie, du « prélude grec ». Plusieurs indices sont révélateurs. Beatriz y décide de narrer l’histoire d’Amanda (ce qui a effectivement lieu dans Amanda), le prologue est adressé « à un lecteur incrédule » (annonce d’une histoire qui demande d’autres clés que celles de la raison). Mais surtout, Beatriz s’exprime en ces termes :

« Da mir der Beruf der Heiratsschwindlerin auf die Dauer zu anstrengend erschien, sah ich mich nach einer anderen Arbeit um und fand sie auch, indem ich das angenehme mit dem nützlichen verband und diesen Band schrieb die Historien von Amanda zusammenschrieb. »

15

[Comme le métier d’entremetteuse commençait à la longue à me paraître épuisant, je cherchai un autre travail et le trouvai aussi en joignant l’utile à l’agréable et en rédigeant ce texte composant les légendes d’Amanda.] Le lien est ainsi fait entre les deux premiers tomes de la trilogie et un premier renversement a lieu : dans le tome I, l’histoire de Beatriz était contée par Laura, il se passe l’inverse dans Amanda. Morgner réutilise Beatriz, en tant que narratrice cette fois. L’auteur prend appui sur une figure déjà composée, inverse les rôles et se réserve

14

Dans les notes sur Amanda, Irmtraud Morgner travaille simultanément sur la partie II et III de sa trilogie, ce qui explique certains entrecroisements et déplacements.

15

Irmtraud Morgner. Notes inédites sur Amanda. Caisse 2. Dossier 2 « Amanda 2 ». sans page. page intitulée :

« Vorrede an den ungläubigen Leser ». Archives littéraires allemandes de Marbach.

(7)

un espace nouveau. On ignore encore à ce stade qui est Amanda, ce que représentent ces légendes et surtout quel peut bien être l’intérêt – la narratrice parle ici d’ « utilité » – à les coucher sur le papier. Il est assez amusant de remarquer que, dans cette première ébauche trouvée, la narratrice entame la rédaction de la biographie d’Amanda par lassitude et par désœuvrement, alors que, dans la version définitive, le travail de Beatriz répondra à une véritable mission. Ici, le thème, comme la narration elle-même, s’impose sans raison positive.

Cette proposition première est insatisfaisante à plusieurs titres : la narration n’a pas trouvé sa nécessité, la structure narrative est trop lisse et trop claire, et Beatriz ne possède encore rien de ses « obscurités d’oracle »

16

, un des attributs essentiels de la narratrice définitive. Morgner à ce stade n’a pas encore cerné la manière de fonctionner du texte. Des liens plus audacieux et des combinaisons plus riches vont l’aider à trouver son écriture et à sortir du roman traditionnel comme de schémas trop réalistes.

Une version datée de juillet 1980, titrée « Vorspiel auf dem Skandaltheater »

17

[prélude sur le théâtre du scandale], commence à compliquer sérieusement les choses. Il s’agit cette fois de cinq pages signées Beatriz de Dia, paginées et datées par l’auteur : cinq pages, la dernière version manuscrite recensée en comptera vingt-et-une. La troubadoure Beatriz accepte de renaître pour voler au secours de Wesselin, fils de son ancienne amie Laura, dont elle se donne pour tâche de rédiger l’histoire

18

. Les phrases introductives s’approchent déjà de celles que Morgner retiendra dans la version publiée : des morts qui se retournent dans leurs tombes mais ne se lèvent pas, la défunte Beatriz forcée de renoncer, selon ses propres termes, à son

« confort » pour son amie. Ici, la nécessité de renaître est encore renvoyée à des circonstances particulières (concernant Laura)

19

. Et ce pour la simple et bonne raison qu’à ce moment du

16

Caisse 7. Carnet de notes rédigées autour de 1979. (p. 24) : « eine Erzählerin mit orakelhaften Dunkelheiten »

17

Caisse 3. Dossier 12. Intitulé « Amanda-Geschichten ».

18

L’idée d’écrire pour le fils de Laura sera reprise dans la version définitive du roman, mais elle n’apparaîtra qu’au terme d’une longue réflexion de la narratrice sur le sens de son travail d’écriture.

19

Dans le prélude d’Amanda, les circonstances seront générales (l’état du monde contemporain) et l’accent sera

mis sur les trépidations de Beatriz.

(8)

travail un élément essentiel fait encore défaut. Dans ce prologue, rédigé trois ans avant la parution du roman, il n’est pas encore question de mythologie antique. La narratrice renaît, certes, mais sous forme de Don Quichotte féminin ! Plus tard, elle apparaîtra aussi sous les traits d’une sorcière avant de s’incarner définitivement en sirène. Morgner doit encore éprouver différentes alternatives avant d’atteindre l’expression la plus riche de ce qu’elle tente d’interroger (en l’occurrence, la place et le pouvoir relatif des femmes dans l’Histoire). Ceci nous révèle avant tout que le roman, tout comme cette version du prologue, ne se trouve encore qu’à l’état embryonnaire : dès le second paragraphe, Beatriz s’engage d’ailleurs dans l’histoire de Laura, qui conférera certes au roman un de ses fils les plus importants, mais non son principe générateur (fig.1). A ce stade du travail, Morgner continue de compliquer et de transformer le matériau présent, tout en poursuivant l’accumulation de matière première.

Les notes de Morgner forcent à une errance hasardeuse, tout comme elles réservent des

découvertes inespérées. Quelques notes griffonnées sur une demi-page, une feuille volante

dont le classement à cet endroit semble tenir du hasard, concentrent tous les personnages

constitutifs du « prélude grec » dans sa version finale. C’est dans ce même dossier qu’apparaît

pour la première fois le nom de Pandore, mêlé aux autres domaines de recherche de Morgner

(son titre évoque une recherche non articulée et encore imprécise : « Gysotik Vernunfttempel

Pandora Lilith Zauberflöte Gott-Tempel Adam »). De la même manière, les éléments qui se

chevauchent sur cette demi-page semblent surgis de toutes parts. Leur agencement livre

toutefois quelques indices (fig.2). A droite, on peut lire pêle-mêle les noms des personnages

qui apparaissent dans le prélude : le sphinx, les sirènes, les serpents, les sorcières, une

magicienne. A gauche, on lit les grands principes directeurs du roman : Pandore, plusieurs

noms de femmes qui ont marqué l’Histoire et la culture (la danseuse Tatjana Gsovski,

l’actrice Anna Magnani et Marie Curie). Deux traits horizontaux les séparent de nouvelles

indications, de lieu cette fois. Morgner indique que Lilith se trouvera assise sur un trépied,

(9)

telle une pythie grecque, mais surtout elle annonce une ambivalence importante qui sous- tendra tout le roman : « südlich-kretische Welt » et en dessous « Norden (Preußen : Gott / Tempel) »

20

[monde crétois méridional, Nord (Prusse : Dieu / temple)]. Cette opposition nord- sud, à laquelle s’ajoutera dans le roman la question est-ouest, annonce les deux mythologies principales au cœur du roman : mythologie antique, mythologie chrétienne. Les éléments s’appellent les uns les autres, se justifiant réciproquement. Ces thèmes (notamment les sirènes, les sorcières, le rôle des femmes) qui font l’objet de réflexions et de remarques dans les dossiers précédents et/ou suivants sont tenus les uns aux autres dans une configuration encore mystérieuse, mais dont le sens commence à percer. Tout le matériau premier du prélude est concentré là : il s’agira pour l’auteur de faire épanouir cette constellation encore trop resserrée et trop dense. Tout au long de la rédaction, Morgner va établir un système de relations plurielles, faire interagir des éléments isolés, donner leur valeur aux multiples associations dans un ensemble toujours ouvert à de nouvelles alternatives – et le roman, dans sa structure, va refléter cette façon d’écrire.

Durant le long métabolisme d’Amanda, un élément va permettre d’établir ces liaisons, combinaisons et réseaux nécessaires à la synthèse de l’ensemble : la mythologie antique.

Morgner reconnaît la richesse et la force combinatoire de cette matière et la retient comme principe fondamental. Dans la quatrième caisse de notes, on trouve l’indication suivante :

« Da ich keine Heimat hatte, musste ich mir eine erfinden. Meine Heimat ist Pandora. »

21

[Comme je n’avais pas de patrie, il a fallu que je m’en invente une. Ma patrie, c’est Pandore.].

Point d’ancrage et terreau fertile, la mythologie va commencer par engendrer des questions, des thèmes et des personnages. Morgner détaille et précise le sens à donner aux figures mythologiques afin d’accroître l’amplitude du geste d’écriture. La transformation en sirène, par exemple, va susciter des interrogations fructueuses en partie reprises dans le roman :

20

Caisse 3. Dossier 4 intitulé « Gysotik, Vernunfttempel Pandora Lilith Zauberflöte Gott-Tempel Adam ». Page intitulée « Pandora ».

21

Caisse 4. Dossier intitulé « Girgana + Beatriz-Ruhekapitel Pandora, Maria Skłodowska-Curie ». sans page.

(10)

« Verwandlung als Sirene : Warum. Vermutungen bis zum zweiten Teil […]

Frage : warum ich?

warum gerade jetzt ? Alles vergessen. »

22

[Métamorphose en sirène : pourquoi. Suppositions jusqu’à la seconde partie [deux mots ill.]

Question : pourquoi moi ? Pourquoi justement maintenant ? Tout oublié.]

Toutes ces questions formulées dans les notes ont un dénominateur commun : la manière de s’approprier, d’assimiler quelque chose d’étranger et d’extérieur à la matière déjà présente. La

« métamorphose » envisagée dans cet extrait offre en fait autant de difficultés qu’elle en résout. Si elle propose un moyen d’intégrer le nouvel élément mythologique, la question du sens se pose encore. Morgner dans ses notes, puis à travers la narratrice dans le roman, va faire de cette source de questions prolifique un élément actif au cœur du texte.

La question mythologique va alimenter tout le processus d’écriture. Principe directeur pour l’ensemble du texte, la mythologie détermine la structure du roman

23

et les figures retenues sont intégrées à des corps de texte déjà existants. Notons par exemple cette variante d’un

22

Caisse 3. Dossier 9 intitulé « Mozart ». sans page.

23

Quelques feuillets plus tôt, Morgner s’appuie visiblement sur cette figure mythologique pour articuler les deux romans qu’elle projette (les pans 2 et 3 de la trilogie de Salman). L’agencement est éclairant, il livre le sens de la macrostructure envisagée :

Pandora a) mythisch I. Teil

Die Vorgeschichte dieser Geschichte :

Die Geschichte von Prometheus u. Epimetheus : In dem II. Teil nehmen

b) real Beginn II.Teil als Maria Skłodowska [Pandore a) mythique partie I

Les antécédents de cette histoire : L’histoire de Prométhée et d’Epiméthée à prendre dans la partie II

b) réelle début de la partie II

en tant que Maria Skłodowska]

(11)

court dialogue qui montre assez bien le travail de recyclage, ou de transformation organique, effectué par Morgner. On peut lire dans les notes :

« Gespräch zweier Hexen auf dem Wege zum Brocken zur Walpurgis:

- Wo willst du hin?

- Zum Brocken.

- Ich zum Brocken, du zum Brocken, zsam zsam, gehen wir dann. »

24

[Dialogue entre deux sorcières sur le chemin du Brocken pour la nuit de Walpurgis : - Où veux-tu aller ?

- Au Brocken.

- Au Brocken, j’y vais ; au Brocken, tu y vas ; tsa tsa, on y va.]

Cette conversation d’origine est transposée quasiment mot pour mot dans la version définitive, assimilant cette fois de toutes autres figures dans un nouveau système de sens. Les sorcières sont désormais des sirènes antiques, le Brocken est remplacé par le Parnasse : « Des voix grinçantes en haut : ‘où veux-tu aller ?’. Des voix rauques en bas : ‘à Delphes.’ Chœur de voix mêlées tout autour : A Delphes tsa tsa, on y va. »

25

Le fragment des notes est réutilisé et transformé au service de la narration. En passant ici des sorcières à la mythologie antique, Morgner met en évidence l’assimilation réalisée lors du travail préliminaire. En admettant et en transformant une matière première à l’état d’esquisse, elle réalise ce long processus de

« digestion » que représente à son sens le travail d’écriture : « Dans le domaine de l’art, on ne peut rien forcer. Heureusement. Ou malheureusement. »

26

.

24

Caisse 4. Dossier intitulé « Walpurgisnacht ». sans page.

25

Amanda, p. 9 : « Kreischstimme von oben : ‘Wo willst du hin ?’. Krächzstimme von unten : ‘Nach Delphi.’ Gemischter Chor ringsum: ‚Nach Delphi zsam zsam gehen wir dann. »

26

Joachim Walther. « Interview mit Irmtraud Morgner ». p. 45 : « In der Kunst kann man nichts erzwingen. Gott

sei Dank. Oder leider. »

(12)

Une ébauche encore assez grossière des grands principes du prélude va naître alors

27

: la question mythologique va lui donner son orientation finale, comme elle va permettre d’articuler les différents aspects entre eux (la renaissance de Beatriz, son mutisme, Laura- Amanda, les sorcières, le monde contemporain…). Elément étranger au départ, c’est la mythologie qui rend possible la cristallisation de pensées jusqu’alors dispersées. Il s’agit encore d’une seule et unique page sur laquelle Morgner note les linéaments du prélude grec : Arke (une sirène) somme Beatriz de chanter, cette dernière réalise que sa langue lui a été coupée, écrire va devenir une stratégie de survie. La version finale du prélude s’articulera autour de ces trois idées, elles y seront alors développées mais sous forme d’interrogations encore. D’un bout à l’autre de ses notes, quand Irmtraud Morgner aborde la mythologie antique, de nombreuses questions restent, ou plutôt, doivent rester en suspens : « Fragen, die offen gelassen werden (bewusst): warum wird aus einer Dichterin [...] heute eine Sirene ? Wer hat ihr die Zunge rausgeschnitten ? Ist sie die erste Sirene ? » [Questions qui restent ouvertes (sciemment) : pourquoi la poétesse devient-elle […] maintenant une sirène ? Qui lui a coupé la langue ? Est-elle la première sirène ?

28

] De la même manière, après avoir cerné les grands moments qui constitueront le prélude, elle note cette phrase : « Beatriz kriegt [un mot illis.

barré] nicht ihre Zunge wieder. » [Beatriz ne retrouve [un mot illis. barré] pas sa langue.].

Cette phrase est marquée par un grand point d’interrogation dans la marge qui vient mettre en cause le « nicht ». Le détail peut paraître anodin, pourtant la tension née de la concurrence entre ce « nicht » et ce « ? » traverse les notes comme le roman tout entier. Le point d’interrogation va déterminer tout un principe du roman, puisque le lecteur ignore jusqu’au dernier chapitre si Beatriz va parvenir ou non à retrouver sa langue, puis se retourner à la fin en faveur du « nicht » : Beatriz retrouve effectivement sa langue (on la lui recoud !). Nous nous situons alors visiblement dans une nouvelle phase de rédaction du prélude. La matière

27

Celle-ci n’est pas datée et se trouve classée sans numéro de page, et contre toute attente, dans un dossier intitulé « Mozart ».

28

Caisse 3. Dossier intitulé « Mozart », sans page.

(13)

mythologique y est bien présente (avec les sirènes) et la nécessité d’écrire trouve une motivation première dans l’impossibilité de chanter : « als einzige Möglichkeit bleibt jetzt die alte: Schreiben. Schreiben aus Not, weil sie nicht singen kann. » [la seule possibilité qui lui reste: écrire. Ecrire par nécessité parce qu’elle ne peut pas chanter.] et quelques lignes plus bas : « Beatriz schreibt, weil sie sonst nicht überlebt. Weil sie nicht singen darf. » [Beatriz écrit parce qu’elle ne survivrait pas sans cela. Parce qu’elle n’a pas le droit de chanter.] De l’envie de changer d’activité dans la toute première amorce de prélude, en passant par le besoin d’aider son amie, on parvient à une nécessité encore individuelle (Beatriz veut avant tout retrouver sa langue)

29

. Notons également un élément révélateur : cette page se trouve classée dans un dossier où le thème des sirènes commence à prendre forme et où, conjointement, se précise la question de la narration : « Beatriz=ich Sirene Ich bin schon fort, d.h. Stehe außerhalb dieser Welt. »

30

[Beatriz=moi sirène Je suis déjà partie, c’est-à-dire suis en dehors de ce monde.] En s’intégrant peu à peu dans les notes et dans les fragments de texte, comme en générant de nouvelles interrogations, la mythologie donne du sens à la narration et contribue à la consolidation progressive du texte.

Voilà que l’on parvient à une version du « griechisches Vorspiel » datée du 01/07/1981, c’est- à-dire deux ans avant la parution. S’il s’agit bien de la première rédaction du texte, il serait faux de prétendre pour autant que seule une mise au propre de paragraphes ébauchés auparavant a eu lieu. Le prélude, tel qu’il se donne à voir à ce stade, est plutôt le produit d’une condensation compliquée qui va correspondre à quelques phrases près à sa version définitive.

Ces pages nous livrent un bon exemple de la technique d’écriture de Morgner : un curieux travail de découpage, de collage, de superposition, d’insertion, de suppression et de rature.

Car si les premières pages de ce prélude suggèrent une écriture que l’on pourrait qualifier de

« continue » (une seule et même feuille comme support d’une page écrite, même couleur de

29

Dans la version finale, cette nécessité d’écrire si forte revêtira une dimension universelle : susciter par l’écriture le retour de Pandore et engendrer ainsi un espoir de paix et d’harmonie pour l’humanité toute entière.

30

Pour ces quatre citations : Caisse 3. Dossier intitulé « Mozart ». sans page.

(14)

stylo, quelques paragraphes raturés et immédiatement réécrits), les pages suivantes surprennent par leur épaisseur. Les différents quadrillages des feuilles témoignent tout d’abord de nombreux découpages et collages. L’auteur travaille par blocs de texte qu’elle agence par juxtaposition, par superposition : le fragment importé vient s’ajouter à la suite du texte en cours de rédaction ou se trouve collé sur un paragraphe écrit qu’il remplace partiellement ou totalement. Ainsi une page peut être constituée de plusieurs supports (une à trois feuilles découpées et adjointes de manière à obtenir le format A4 habituel), et peut être recouverte de fragments de feuilles superposés, de bandelettes de notes ainsi que de corrections en abondance. Plus les pages sont épaisses (certaines s’apparentent à la longue à des feuilles cartonnées), plus elles laissent imaginer la difficulté de la technique (fig.3). Mais Morgner ne se satisfait pas de cet agencement par collage, si compliqué soit-il. Elle utilise de surcroît des bandelettes de papier horizontales (qui en règle générale portent jusqu’à cinq lignes de texte) dont elle colle la partie gauche dans la marge. Il s’agit cette fois de greffes, le bandeau venant s’insérer dans le texte sans le remplacer ; un V majuscule vient alors indiquer l’endroit exact où les lignes devront apparaître. Alors que le découpage et le collage permettaient de constituer et de condenser la trame du texte, ou parfois de compiler les éléments, les bandelettes de papier apportent des éclairages complémentaires, enrichissent, consolident et compliquent le propos. Le prélude signifiant un moment d’articulation essentiel dans la trilogie, aucun élément ne doit lui faire défaut.

Cette version quasi définitive du prélude est visiblement issue de plusieurs moments de

rédaction différents. A quoi correspond alors la date indiquée par Morgner sur la première

page ? Au début de la rédaction qui s’apparente encore à une mise au propre, à l’assemblage

des fragments ou encore à la relecture finale une fois la composition achevée ? L’absence du

prélude dans la version dactylographiée, et non datée, du roman ne fait qu’ajouter à la

confusion. Voici ce que ces constatations ont de troublant : ces fragments de textes d’origines

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diverses correspondent à des phases différentes de rédaction, mais s’agencent clairement sans laisser paraître le bricolage dont le texte est né. Dans la version publiée du roman, le prélude ne donne pas l’effet d’un palimpseste, ni d’une narration fragmentaire : plus de discontinuité, plus de rupture abrupte ni d’articulation forcée. Le principe directeur ayant été trouvé, tous les éléments importés, toutes les strates sédimentées s’assimilent parfaitement ne laissant plus aucune trace de leur disparité première.

La genèse du « prélude grec » offre un premier regard sur la constitution de cet « organisme hautement développé »

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que J. Engler voit dans Amanda. Morgner nourrit son roman de différents héritages culturels qu’elle se réapproprie et transforme. Bien qu’elle apparaisse assez tardivement dans les notes, la mythologie antique joue un rôle déterminant dans le processus d’écriture : c’est elle en effet qui vient donner son principe générateur, sa structure et sa cohérence au texte, en fournissant de nombreux personnages, mais surtout un sens général à la narration, une raison d’être et d’écrire à la narratrice. Parce que le « prélude grec » contiendra toutes ces questions, il va faire l’objet d’une attention particulière dans les notes : l’absence de version manuscrite linéaire du « prélude grec » est significative.

Mais ce texte nous intéresse à plus forte raison pour les procédés d’écriture dont il résulte, car les 900 pages du roman ne sont pas conçues autrement. A l’image du « prélude grec », Amanda dans son ensemble naît d’un grand bricolage : une fois mêlée, assimilée et transformée pendant des années, la matière narrative vient s’assembler et s’ordonner en un tout. Les 139 chapitres sont tous entièrement construits selon différents procédés combinés : Morgner assemble, sélectionne, découpe, colle, compose des blocs de texte de longueurs inégales. La pluralité des éléments, les entrecroisements, les décalages, les transformations viennent trouver leur sens et leur place en un ensemble cohérent. C’est donc au terme d’un

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Jürgen Engler. « Die wahre Lüge der Kunst ». In : Neue deutsche Literatur. 1983. 7. p. 144 : « ein

hochentwickelter Organismus ».

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long processus de transformation et d’un grand bricolage que peuvent se donner à voir

l’assimilation d’une tradition et l’agitation de la pensée, principes au cœur de l’écriture de

Morgner.

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