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Le théâtre antique: action pour une pensée

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Academic year: 2022

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Le théâtre antique: action pour une pensée

La lecture des Bacchantes nous saisit comme le sujet a dû saISIr Euripide. Le génie de l'auteur réside ainsi moins dans l'intrigue que dans la manière dont les mots mettent l'action en scène.

L'écriture théâtrale s'arroge ainsi une conquête sur les mots: lue ou clamée, elle véhicule plus qu'un sens, une action. Et l'action se veut moins une image de la pensée que la pensée elle-même.

Si le théâtre grec précède la philosophie, du moins ne lui est pas plus tardif, c'est probablement en raison de la nature même de son langage qui s'affirme précisément comme un langage d'action, en ce sens que le destin de l'homme s'accomplit concrètement par ses réalisations. Avant de traduire son intériorité dans les formes de la réflexion abstraite qui invitent à l'introspection, l'homme a souvent besoin au préalable d'une mise en scène. Si notre culture avait entretenu ce lien quasi organique avec le théâtre du monde grec et si elle avait vécu sous son influence bien plus qu'elle ne l'a fait, on peut être certain que Marx n'aurait pas eu besoin de formuler sa fameuse thèse sur Feuerbach : les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde, il importe maintenant de le transfor- mer. Car vivre sous l'emprise du théâtre, c'est se hisser à tout instant aux portes de l'action.

Mes collègues hellénistes n'ignorent pas combien cet "évincement" du théâtre de la scène de la pensée doit à Aristote, qui le normalisa selon ses propres canons, de telle manière que le théâtre perdit son âme, celle là même que les poètes dramaturges ou comiques du Vème siècle lui avaient si chèrement donné. Cette fonction cathartique cadenassée par la philosophie a probablement infléchi pendant des siècles, probable- ment jusqu'à notre théâtre de la cruauté pour parler comme Artaud ou jusqu'au théâtre de Brecht, plus que notre conception du théâtre: notre façon de l'appréhender et de le vivre. Avec Platon, ce mouvement de

"cadrage" du théâtre par la philosophie se consolide. Et c'est un théâtre porteur des affres de la pensée sans mise en scène qui se répand alors en Occident.

Certes, la tragédie grecque imite, mais elle ne constitue pas, croyons- nous, loin s'en faut, seulement une extériorité des passions de l'âme, comme le croit un peu trop facilement une rapide lecture psychanaly- tique. Elle est évidemment topique de représentations qui énoncent le tragique de la condition humaine, ses amours angoissés et ses peines ineffables. En ce sens, elle constitue une philosophie dont le tragique réside dans l'incarnation, au sens étymologique du terme, des mots, dans un langage total de l'être où forme et contenu se répondent, et où

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mots et gestes se complètent, offrant à l'immobilisme du spectateur l'illusion de se mettre en scène.

Rien d'étonnant, selon nous, si le théâtre s'impose dans la continuité des poèmes épiques homériques dont la composition, si elle n'épouse pas son aspect formel, traduit cependant, tant par la mise en scène des faits que par la spécificité des dialogues des protagonistes, une priorité donnée au déroulement de l'action. Cette action fait œuvre de penser.

Entendons pas là que c'est moins dans les méandres des états d'âme que dans les actes des hommes, conduits par les dieux ou par les obscures passions diverses qui les assaillent, que se traduit et s'orga- nise la tragédie homérique. On aura compris qu'il ne s'agit pas de dire que le théâtre ne pense pas, qu'il ne recèle aucune pensée profonde ; il suffirait d'une simple lecture des tragiques et comiques grecs pour se rendre à l'évidence que ce théâtre n'a parfois rien à envier aux spécu- lations intellectuelles des autres registres où la parole a trouvé son lieu d'expression privilégié et le moins concis. Si le théâtre pense, l'abstrac- tion en revient au spectateur.

Nous postulons la thèse que l'action est dans le théâtre grec le véhicule de la pensée, qu'elle recèle, dans une économie des plus extrê- mes et des plus subtiles, cette âme à laquelle Aristote ne tardera pas à initier de sa première formulation le monde occidental.

Avec le génie qui le caractérise en bien des domaines, Gœthe avait vu juste lorsque, dans Faust, il s'exclamait: "Au début était l'acte". Si l'action précède la pensée, c'est qu'elle en est les prémisses. Il faut entendre le terme de penser dans son acception générale, c'est-à-dire comme activité psychologique de connaissance interne au sujet, qui demande toujours une mise en scène pour être appréhendée par le sujet lui-même, ou pour devenir objet de connaissance et/ou de transmission.

A l'instar des philosophes analytiques, il serait plus exact de parler non pas de penser mais d'acte de pensée. La pensée recèle en elle un acte.

Celle qui s'illustre dans les tragédies, dans la philosophie ou dans les discours romanesques, pourrait être définie d'intentionnalité, telle que Brentano la qualifie : "Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c'est ce que les Scolastiques du Moyen Age ont appelé la présence intentionnelle (ou encore mentale) et ce que nous pourrions appeler nous- mêmes - en usant d'expressions qui n'excluent pas toute équivoque verbale - rapport à un contenu, direction vers un objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d'objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation, c'est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l'amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré et, ainsi de

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suite"l; la représentation n'est pas l'objet représenté, "mais l'acte même par lequel nous nous le représentons"2. La représentation concerne tout acte psychique, autant le jugement que le désir, car "Rien ne peut être jugé, mais rien non plus ne peut être désiré, rien ne peut être espéré ou craint, qui n'est d'abord été représenté".

Cette intentionnalité renvoie à un acte de langage, ce qui signifie que l'âme qui s'y exprime n'est jamais accessible en soi, mais toujours comme phénomène, au travers de la parole qui le représente. Cette brève digression n'a évidemment pas pour but de dresser une théorie de la pensée, mais seulement de signifier que la notion d'acte est au cœur de la pensée, qui n'est pas à considérer comme un état statique, mais dans un mouvement qui lui donne corps.

Les mots ne suffisent pas au langage, un contexte et un support leur sont nécessaires pour se donner en spectacle. Le théâtre a précisément ceci de particulier qu'il remplit en un seul lieu les conditions d'un langage qui double par l'acte, si je puis dire, l'acte de pensée. C'est par la mise en scène que le théâtre se pense.

Autre élément que nous souhaiterions brièvement souligner est, à l'encontre de certains courants dominants en psychologie, en linguistique et en philosophie, notre conviction clinique qu'il n'existe pas d'identité de nature entre la pensée et le langage. Si la pensée suppose le langage, celui-ci ne constitue pas son seul support. C'est la raison pour laquelle on s'autorise à parler de langage théâtral, signifiant ainsi que la pensée trouve aussi à se dire si tant est qu'on soit capable de lui confectionner un langage. Pour cette raison, et nous touchons là au cœur de ce qui fait le génie du théâtre antique, le véritable théâtre, entendons celui qui ne se contente pas "d'imiter" la pensée, mais de la créer, est précisément celui qui ne donne pas d'illusions, qui ne se contente pas, à l'instar du roman, de faire rêver ou fantasmer. Dès lors qu'il instaure son propre espace susceptible de susciter l'émergence de la pensée, qu'il s'avère irréductible à tout autre langage, le théâtre porte en lui une puissance expressive et énonciatrice irremplaçable.

Il nous faut également souligner cette évidence : le théâtre antique possède sa particularité de puiser son inspiration dans la mythologie. Il entretient avec le monde du muthos une relation d'étrangeté qui, loin de rendre ses peintures obscures, en accentue l'authenticité. Le muthos ne s'oppose pas au logos.

C'est cette conjugaison entre muthos et logos qui nous semble aboutir à la constitution du théâtre antique. On pourrait suggérer l'hypothèse qui refléterait, sans s'y confondre toutefois, la théorie aristotélicienne du théâtre: le théâtre fut un lieu d'expression nécessaire, du moins souhai-

1 F. Brentano (1874), Psychologie du point de vue empirique, Traduction et préface de Maurice de Gandillac, Paris, Aubier, 1944, p. 102.

2 Ibidem, p. 94.

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table, remplissant un rôle essentiel, autant social que psychologique, en permettant au logos et au muthos de cœxister. Cette sorte de lieu de dépassement ou de synthèse de deux types du fonctionnement mental expliquerait probablement pour une part que normal et pathologique se côtoient en toute "rationalité". Ce lieu d'expression publique que consti- tue le théâtre offrait à ces deux modes "opposés" de langage de l'esprit l'occasion de se transcender, de s'unir malgré leur mésalliance originelle.

Grâce à leur réunion dans cet espace public, constituant un lieu non pas de catalyseur ou d'éclatement des passions mais de légitimisation d'une pensée peu encline à révéler son intime logos, il offre ainsi un statut à l'étrangeté "irrationnelle" des mythes.

Il faut aussi s'entendre sur ce qu'il y aurait alors de spécifique à mettre la mythologie en scène. Elle recèle, nous l'avons dit, en premier lieu la particularité de faire cœxister indissociablement muthos et logos, donnant autant à l'un qu'à l'autre l'ampleur de son identité. De sorte qu'on pourrait se demander si le déclin du mythe n'est pas contemporain de cet estompage du théâtre de la scène publique, comme si le "logos mythique" prédisposait au langage théâtral, comme si l'univers mythi- que n'accédait à la rationalité que dans l'espace des jeux d'acteurs. Cet espace semblait seul approprié, du moins bien plus que celui de la discursivité philosophique, à croire à l'incroyable du mythe, sans jamais s'y soumettre complètement. Alors que la philosophie exigeait que la rationalité campe le réel ou le sensitif, le théâtre demandait que l'irra- tionnel soit entendu en deçà de ce qu'il exprime, dans l'espace visuel.

Entre muthos et logos, entre ce qui relève de l'invérifiable et ce qui émane de la logique, l'opposition est tout aussi arbitraire que celle qui prévaut entre l'affectif et la rationnel. Il est évident qu'au cœur même du muthos se loge le logos, comme il est absurde de cantonner le monde des passions et des affects à l'irrationnel. La tragédie antique réussit ce tour de force de rendre compatibles muthos et logos, alors que la revendi- cation de la philosophie qui suivra l'époque héroïque de la tragédie consistera précisément à bannir le muthos au nom du logos, à instaurer l'intelligible au détriment des vérités éternelles, celles des dieux anti- ques. Le véritable drame qui préside à cette critique philosophique de la tragédie antique est d'avoir sorti celle-ci de l'intime fréquentation récipro- que du muthos et du logos et de n'avoir pas perçu que leur cœxistence offrait un tableau de la connaissance humaine sur laquelle la philo- sophie s'est peu penchée, trop encline à viser le rationnel comme une entité que les passions ne sauraient que souiller. La tragédie antique a bien compris ce dont la psychologie ne prendra conscience que tardi- vement: la raison n'échappe pas au cœur; et le cœur n'est jamais sans raison.

Considérer qu'en abandonnant le mythe la pensée s'émancipe de l'obscurantisme, accède à la raison ou à plus de raison, ne relève pas tant d'une erreur de jugement sur la capacité rationnelle de l'homme que sur la nature rationnelle du mythe. Ce jugement témoigne d'une inter-

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prétation de la mythologie en quelque sorte "trop" rationnelle, c'est-à- dire qui n'a vu qu'incohérences des passions de l'âme là où une rationa- lité obscure luttait pour dire avec ses mots les choses de l'esprit. Il faut, croyons-nous, comprendre le mythe, non comme le réceptacle des pulsions, comme le veut une conception psychanalytique quelque peu sommaire, mais comme leur mise en œuvre rationnelle sous l'égide de l'affect. Ainsi, serait-il probablement plus judicieux de considérer la tragédie comme une tentative d'offiir une rationalité au mythe, certes d'en maîtriser le monde pulsionnel, mais ce qui ne peut se faire et se dire sans que la logique y préside. Il n'y a pas de mythe sans logos.

Alors que la philosophie s'est imposée en se questionnant sur le

"Qu'est-ce que" ou sur le "comment", la tragédie grecque s'est par contre surtout demandée "pourquoi". Si, comme a dû le dire Hegel, seul le réel est rationnel, alors la tragédie ne pouvait qu'être congédiée par la philosophie, cette philosophie qui en Occident s'est imposée sans mythe, alors qu'elle y trouve probablement son ancrage originaire. La tragédie antique conduit, à l'inverse, le muthos au pouvoir, se structure à partir de lui, ce qui ne se résume pas à faire de la mythologie son thème préférentiel ou exclusif, mais à la structurer selon la logique particulière de l'affect, si l'on me permet d'utiliser ce terme qui apparaîtra antino- mique à d'aucuns. Nous tenterons de montrer dans un prochain travail, en étudiant le thème paradigmatique de ce qui, de nos jours, relève de la pathologie, la signification de cette dérive des sentiments. L'exemple de la "pathologie", si prégnant dans le monde mythique, et particulièrement dans le mythe des Bacchantes, illustrera notre thèse de la spécificité du langage théâtral antique.

Jacquy CHEMOUNI Professeur de psychologie, Université de Caen

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