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La Fille sans dot d'Ostrovski vue par Riazanov : une Romance cruelle

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Lucie Kempf

To cite this version:

Lucie Kempf. La Fille sans dot d’Ostrovski vue par Riazanov : une Romance cruelle. Le théâtre au

cinéma. Adaptation, transposition, hybridation, 2007, Nancy, France. pp.119-135. �hal-02133990�

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vue par Riazanov:

une Romance cruelle

Romance cruelle est un film réalisé en 1984 par Eldar Riazanov, un cinéaste russe dont les nombreuses comédies ont fait à partir de 1957 les délices du public soviétique. Riazanov tourne toujours aujourd'hui et jouit d'une grande popularité ; en particulier, ses films des années 1970-1980 sont considérés en Russie comme des classiques. Romance cruelle est l'adaptation de La fille sans dot

1

, l’une des nombreuses œuvres d’Alexandre Ostrovski, le plus célèbre et le plus prolixe des dramaturges russes du XIX

ème

siècle.

L'avant-dernière séquence du film montre une fête sur un bateau à vapeur : des gens s'amusent au son d'une entraînante musique tsigane. Certains chantent ou dansent, d'autres boivent ou discutent,

1. La pièce date de 1879 : Aleksandr Ostrovskij, Bespridannica, in Sobranie

sočinenij, Moskva : Gosudarstvennoe izdatel'stvo Khudožestvennoj literatury,

1960, 9 tomes, t. VIII, pp. 7-87. Pour les noms propres, nous avons adopté dans

le corps du texte la transcription française usuelle (Alexandre Ostrovski), et

dans les notes faisant référence à des ouvrages rédigés en russe la transcription

internationale (Aleksandr Ostrovskij).

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tous ont l'air de passer un très bon moment, de prendre plaisir à être ensemble. Parmi eux, une belle jeune fille semble être la reine de la fête : c'est pour elle que l'un des personnages masculins interprète la romance tsigane, c'est à elle que tout le monde demande de danser. À la fin de la séquence, elle s'éclipse pour rejoindre le chanteur, dont on devine qu'elle est amoureuse...

Mais les apparences – ce que le film montre quasiment sans paroles – sont trompeuses. En réalité, durant cette scène, Larissa, la jeune fille, est en train d'être impitoyablement détruite par Paratov, son amoureux, avec la complicité de tous les participants de la fête.

En effet, La fille sans dot est une pièce de mœurs, qui, comme très souvent chez Ostrovski, montre le milieu des marchands russes durant la seconde moitié du XIX

ème

siècle. Il s'agit d'un monde impitoyable, dans lequel l'argent représente l'unique moyen de survivre. L'histoire se déroule dans une petite ville provinciale, sur les bords de la Volga.

L'héroïne, Larissa, a la malchance d'être pauvre. Sa mère tente donc par tous les moyens de la marier malgré son absence de dot. Larissa, elle, est amoureuse de Paratov, un armateur audacieux et séduisant, qui semble partager ses sentiments. Mais Paratov disparaît sans explication et Larissa, désespérée, se fiance au plus insignifiant de ses soupirants, le petit fonctionnaire Karandychev, afin d'échapper aux manigances de sa mère et à la nécessité de se vendre.

Or, peu de temps avant le mariage, Paratov revient... Entre-

temps, lui-même ruiné, il s'est fiancé à une riche héritière pour sauver

ses intérêts, mais il se garde bien de l'avouer à Larissa, à qui il arrache

(4)

une déclaration d'amour. De l'autre côté, Karandychev, le fiancé de Larissa, dont l'amour-propre et la vanité sont extrêmement chatouilleux, organise pour se vanter de sa bonne fortune un déjeuner auquel il invite tous les hauts personnages de la ville : Paratov, mais aussi les richissimes marchands Knourov et Vojevatov, qui sont des amis de Larissa et de sa mère. Ce déjeuner, qui devait consacrer son triomphe – c'est lui, et nul autre, que Larissa a choisi –, tourne au désastre : les convives le font boire et le ridiculisent avant de s'enfuir pour une promenade en bateau sur la Volga avec des tsiganes. Larissa les accompagne, plantant là son fiancé, parce que Paratov lui a dit qu'il l'aimait et lui a demandé de le suivre.

L'extrait du film évoqué plus haut est celui de la « chute » de Larissa : elle quitte la fête à la fin de la séquence pour passer la nuit avec Paratov. La pièce d'Ostrovski est moins explicite, mais il est clair qu'après son escapade sur la Volga, la réputation de la jeune fille est ruinée ; de « fille sans dot » elle est passée au statut de « fille perdue ».

À son retour, elle découvre non seulement que Paratov l'a sciemment

trompée et ne peut pas l'épouser, mais aussi que ses « amis » Vojevatov

et Knourov comptent profiter de la situation et ont tiré au sort pour

savoir lequel d'entre eux aurait le privilège d'en faire sa maitresse et de

l'entretenir. Lorsque Karandychev, le fiancé malmené, lui propose de lui

pardonner, elle le repousse avec dégoût. Il la tue alors avec le pistolet

qu'il avait pris pour se venger de son rival.

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« C'est cruel, c'est inhumain de cruauté!

2

», s’exclame Karandychev lorsqu’il découvre que ses invités se sont envolés avec sa fiancée. L’histoire de La fille sans dot est effectivement impitoyable.

D'un bout à l'autre de la pièce, Larissa est considérée et traitée par les personnages masculins comme un objet, une chose que pourra s'offrir le plus habile ou le plus riche d'entre eux

3

. À leurs yeux, elle n’existe pas en tant qu’individu, elle n’est rien d’autre qu’une « fille sans dot ».

Le titre de la pièce est à cet égard significatif, puisqu’il ne désigne pas une personne, mais une position sociale. Le dramaturge se propose de montrer la mentalité des marchands, la manière dont ils peuvent traiter les gens, et non pas de nous raconter l’histoire d’un amour qui se termine mal : chez lui, Larissa n’apparaît qu’à la fin de la scène 3 de l’acte 1. La pièce commence devant un café situé dans la rue principale de la ville ; deux des serveurs évoquent l’immobilité et l’ennui de la vie provinciale avant de parler de Knourov et Vojevatov, les plus riches marchands de la ville. Ceux-ci arrivent ensuite et discutent, entre autres, de la situation de Larissa. Ostrovski commence donc par nous plonger dans le quotidien de la petite ville et dans le milieu des riches négociants. Et son héroïne n’entre en scène qu’après cette exposition, dans la mesure où son histoire s’explique entièrement par ce contexte.

Chez Ostrovski, Larissa est certes le personnage principal de la pièce, mais elle n’en constitue pas le sujet.

2. Aleksandr Ostrovski, op. cit., p. 70 (trad. L. Kempf).

3. « Une chose... oui, une chose. Ils ont raison, je suis une chose et non un être humain. », s’exclame Larissa à la fin de la pièce. (trad. par L. Kempf de A.

Ostrovski, op. cit., p. 85.)

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Il en va tout autrement dans le film de Riazanov, qui focalise d’emblée l’attention du spectateur sur la jeune fille. Dès le générique, le réalisateur nous montre la Volga et ses bateaux. Il suggère lui aussi l’immobilité de la vie provinciale, mais le fait dans un registre nettement plus poétique qu’Ostrovski : les personnages n’affirment à aucun moment leur ennui ; en revanche, la caméra s’attarde longuement sur les coupoles des églises dont les cloches rythment le temps depuis toujours. Tout le générique se déroule au son d’une romance et s’achève sur un gros plan de Larissa. Le ton est donné d’emblée, c’est elle le sujet du film.

Le changement de titre – de La fille sans dot à Romance cruelle – est à cet égard significatif. Le réalisateur ne le justifie pas par le fait qu'il adapte la pièce, car, si la chronologie de celle-ci n'est pas respectée, les dialogues reprennent fidèlement Ostrovski en dépit d'un certain nombre de coupures. En revanche, en faisant d'un genre musical, la romance, le titre du film, il indique clairement un changement de registre : nous ne sommes plus dans l'univers du théâtre de moeurs du XIX

ème

siècle, mais dans une œuvre qui, si elle reprend l'intrigue et les répliques de La fille sans dot, fonctionne à partir d'un principe de construction musical.

Outre la chanson tsigane évoquée plus haut, tous les moments-clef de l'action s'organisent en effet autour des romances qu'interprète Larissa.

La romance est un genre poético-musical de forme brève pour

voix seule et accompagnement, qui se distingue par la primauté qu'il

accorde à la mélodie ; il s'est développé en France et en Italie durant

la deuxième moitié du XVIII

ème

siècle. La romance évoque le plus

fréquemment des thèmes amoureux sur une musique d'un style simple.

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Le genre a connu un grand succès durant la Révolution et l'Empire, avant de décliner lentement sous la Restauration. Il a ensuite été supplanté par le Lied et son équivalent français, la mélodie. Cette dernière relève d'un genre plus élevé: ce sont de grands compositeurs, tels Berlioz, Debussy, Fauré, Ravel ou Poulenc, qui écrivent les mélodies et de grandes voix de l'opéra qui les interprètent

4

.

Mais si la romance est en France un genre mineur et presque oublié aujourd’hui, il n’en va pas de même en Russie, où il s’enracine dans de riches traditions folkloriques.

Au départ, les romances sont des poèmes populaires, proches des ballades, qui sont récitées lors des veillées, puis chantées. La

« romance cruelle » en constitue une sous-catégorie, dont la particularité doit être cherchée dans le sujet ; elle raconte une histoire se déroulant dans un cadre familial et se terminant par une catastrophe.

En général, il s’agit d’un amour tragique : la fiancée est trahie par celui qu’elle aime, à moins que ce ne soit l’inverse ; ou bien encore la famille de la jeune fille l’empêche d’épouser l’élu de son coeur. Et à la fin de la romance, impossible d’éviter suicides et/ou meurtres...

Impossible également, pour l’auditoire, de ne pas être ému par le sort de la victime ! S’il fallait qualifier le genre de la romance cruelle russe dans un langage cinématographique, nous n’échapperions pas au terme de « mélo ».

4. Felicity Lott, par exemple.

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Contrairement à ce qui s’est passé en France, le genre à la fois lyrique et intimiste de la romance n’a jamais sombré dans l’oubli en Russie. Au XIX

ème

siècle, la plupart des grands compositeurs mettent en musique les poèmes de Pouchkine, de Lermontov ou d'autres poètes moins connus et ces romances sont interprétées sur scène et dans tous les salons aussi bien par des chanteurs connus que par des amateurs, et elles sont fredonnées par tout le monde. Le genre est particulièrement à la mode à la fin du XIX

ème

siècle et au début du XX

ème

siècle.

Durant l'époque soviétique, le sens du terme s'élargit ; la romance recouvre à la fois le registre élevé que nous avons évoqué plus haut, celui des poèmes mis en musique, et les chansons tsiganes que les Russes aiment et chantent énormément et qui sont souvent perçues à l'étranger comme caractéristiques du folklore russe

5

. Des chansons qui exaltent en général la liberté, celle de la route sur laquelle repartent toujours les tsiganes ou celle d’aimer selon son cœur, quel que puisse être le prix à payer... Les romances tsiganes, elles aussi, racontent la plupart du temps des amours dont l’issue est tragique.

De manière plus générale, en Russie, toute chanson d’amour triste est sentie comme une romance, dans la mesure où l’une des caractéristiques musicales de ce genre est l’utilisation du mode mineur.

Et durant tout le XX

ème

siècle, ces romances sont restées très populaires auprès des Soviétiques. La filmographie d'Eldar Riazanov en est l'illustration : de 1959 à 2000, la plupart de ses grands succès à l'écran

5. Par exemple la chanson tsigane « Les yeux noirs ».

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sont ponctués d'intermèdes chantés, généralement par un interprète qui s'accompagne à la guitare et le fait pour ses amis ou pour l'être aimé. Ce n'est guère étonnant, dans la mesure où ce réalisateur écrit lui-même de la poésie.

Cependant, dans Romance cruelle, les chansons n'interviennent pas seulement pour ponctuer l'action, elles constituent le principe de construction à partir duquel s'organise la narration filmique. C'est par le biais d'une romance que Larissa interprète pour les invités de sa mère qu'elle déclare son amour à Paratov, c'est par le biais de la chanson tsigane qu'il lui répond un peu plus tard, cette même mélodie tsigane sur le fond de laquelle Larissa va céder à Paratov, puis, quelques heures plus tard, mourir. Tous les moments décisifs de l'action sont déclenchés, provoqués par la musique. Ainsi, on peut considérer que Riazanov a adapté à l'écran non seulement une pièce de théâtre, mais également un genre musical, qu'il a d'une part mis au service du récit d'Ostrovski, et d'autre part transcrit en images.

Comme dans une romance, le cinéaste choisit de raconter l'histoire de Larissa en respectant la chronologie des événements, ce qui lui permet, en jouant avec la durée, d'accentuer le lyrisme de son propos.

Il s'éloigne pour cela d'Ostrovski qui suivait en effet rigoureusement la

règle de l'unité de temps, puisque la pièce se déroulait tout entière en

une seule journée, celle du retour de Paratov, de la fin de la matinée

à minuit. Tout ce qui s'était passé auparavant, les espoirs de Larissa,

son chagrin après le brutal départ de Paratov, puis ses fiançailles avec

Karandychev, nous était raconté par les différents protagonistes. Le

film, en revanche, suit dans la narration l'ordre chronologique. On y

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voit d'abord Paratov courtiser Larissa, puis s'en aller. Larissa se fiance ensuite avec Karandychev et ce n'est que dans la deuxième partie de Romance cruelle que Paratov ressurgit.

Ainsi, le réalisateur intègre dans son œuvre le temps de l'attente et celui de la déception. Il le fait là aussi à partir de l'une des romances : entre la séquence où Larissa apprend le départ de Paratov et celle où elle décide d'épouser le premier venu, Riazanov insère une chanson.

Mais cette fois-ci, on ne voit pas la jeune fille l'interpréter. On la voit en revanche monter sur la falaise et regarder le fleuve et le port, attendre en vain le facteur. Ces images sont juxtaposées avec des paysages : la Volga, des coupoles, des champs. La continuité visuelle de la séquence est assurée par des oiseaux qui semblent passer d'un plan à l'autre ; d'abord les mouettes du fleuve, puis les oiseaux des champs dont l'envol suggère l'arrivée de l'hiver et la durée du temps écoulé. À la fin de la romance, la neige est là et le portail de la maison de Larissa se referme, parce qu'elle a cessé d'attendre...

En procédant de cette manière, le réalisateur transforme complètement aussi bien la tonalité que le sens profond de la pièce.

Ostrovski avait écrit un drame de mœurs et évoquait un contexte géographique, historique et sociologique très précis : les riches marchands de la province russe à la fin des années 1870.

Riazanov, lui, nous raconte une tragique histoire d'amour dans

laquelle le rôle de ce contexte est secondaire ; son film est centré sur

les sentiments de Larissa et non pas sur le fait que son absence de dot

la condamne à être malheureuse en amour. L'héroïne prononce, tout au

(11)

long du film, les répliques d'Ostrovski, mais elle n'a rien à voir avec son univers artistique, elle pourrait tout aussi bien vivre cette désillusion non pas en 1879, mais en 1979.

Or, cette manière d'interpréter Ostrovski dans le texte, mais à contre-texte, Riazanov l'a également empruntée au théâtre, auquel le film fait doublement référence. Le réalisateur s'appuie en effet, pour se justifier d'avoir identifié l'intrigue de La fille sans dot à une romance, sur la manière dont la plus célèbre comédienne russe du début du XX

ème

siècle, Vera Komissarjevskaïa, avait joué le personnage de Larissa. Elle aussi avait construit son rôle à partir de la chanson tsigane que, d'après Ostrovski, Larissa doit interpréter au 3

ème

acte. Mais, alors qu'Ostrovski indiquait que la comédienne devait chanter une mélodie de Glinka, Komissarjevskaïa avait pris la liberté de remplacer celle-ci par une romance à la mode dans les années 1890.

La grande comédienne a fait quelque chose d'assez audacieux pour l'époque : elle a de son propre chef trahi la volonté du dramaturge. [...] Elle a procédé à une correction originale en fonction de son époque, de l'atmosphère dans laquelle vivait son public. De toute évidence, Komissarjevskaïa considérait que la nouvelle romance était davantage en phase avec son temps que l'ancienne et qu'en outre elle n'était pas en contradiction avec les intentions de l'écrivain

6

.

6. Voir la pochette du disque de la musique de Romance cruelle : Andrej Petrov,

Muzyka iz kinofil'ma « Žestokij romans », « Melodija », 1985.

(12)

Cette dernière affirmation est cependant discutable, et de nombreux admirateurs d’Ostrovski crièrent à la trahison lorsqu’ils virent pour la première fois Komissarjevskaïa interpréter Larissa en 1896

7

. La comédienne reprenait en effet des éléments du texte ou des didascalies de la pièce, mais en transformant radicalement leur tonalité.

En particulier, le texte de La fille sans dot fait à plusieurs reprises allusion à l'élément tsigane, qu'il associe aussi bien au personnage de Paratov qu'à celui de Larissa. Paratov, comme tous les riches marchands russes du XIX

ème

siècle, est entouré de tsiganes avec lesquels il fait la fête et qu'il paie pour cela. Ces tsiganes permettent à la fois au dramaturge de caractériser un type social et d'illustrer le trait le plus saillant de sa personnalité : Paratov vit selon son seul bon plaisir, dans l'instant ; du moment qu'il a les moyens de s'offrir une distraction – une chanteuse tsigane ou bien Larissa –, peu importent pour lui les conséquences de ses actes. Chez Larissa, en revanche, l'élément tsigane prend une autre connotation : Karandychev, son fiancé, lui reproche au début de la pièce la société quelque peu interlope qui fréquente le salon de sa mère en qualifiant ce dernier de « campement tsigane ». Il se sert de ce terme pour faire sentir à la jeune fille qu'en l'épousant, il la sauve de la déchéance sociale et qu'elle doit lui en être reconnaissante. Dans la pièce d'Ostrovski, les chansons tsiganes sont donc uniquement utilisées dans la perspective du théâtre de mœurs, elles ont pour seule fonction de caractériser un milieu social bien précis.

7. Au Théâtre Impérial Alexandra à St Pétersbourg; la comédienne l’avait déjà

interprétée à plusieurs reprises entre 1894 et 1896 au théâtre de Vilnius, mais

c’est à Pétersbourg que les critiques théâtraux la découvrirent véritablement.

(13)

En revanche, Komissarjevskaïa se servait de cet élément tsigane pour sa puissance évocatrice, à partir de l'interprétation de la romance. Elle était en effet la fille de l'un des meilleurs ténors russes de la fin du XIX

ème

siècle ; avant de se consacrer au théâtre, elle avait elle- même beaucoup travaillé sa voix, qui était l'un de ses plus grands atouts sur scène. En jouant des modulations de cette voix et de l'interprétation d'une romance plus moderne, elle faisait de l'intermède musical la clef du personnage de Larissa, le moment où pouvait s'exprimer tout ce qu'Ostrovski ne disait pas dans les répliques : passion amoureuse, désillusion, révolte. La Fille sans dot devenait alors une figure quasi- intemporelle, elle prenait une dimension symbolique :

Dans le dernier acte, elle chantera une romance tsigane. Je fermerai les yeux et je m'en irai par l'imagination, loin, très loin d'Ostrovski, de la Volga, de la romance tsigane. Dans un pays où il n'y aura ni mots, ni situation dramatique, ni contenu. Où l'on parle de quelque chose d'inconnu, d'indicible par les mots, où les yeux tristes, le geste, la pose et le timbre de la voix sont tellement pleins de sens, contiennent tout le sens des choses

8

, écrivait un critique à l’issue du spectacle.

Les contemporains de Komissarjevskaïa voyaient dans sa Larissa beaucoup plus que ce qu’y avait mis Ostrovski, beaucoup plus également que ce qu’en retient Riazanov dans son film. La comédienne ne la jouait pas comme une victime, que ce soit celle d’une position

8. Vladimir Azov, cité par Elena Kukhta, « V. F. Komissarževskaja », in

Russkoe akterskoe iskusstvo XX

ogo

veka

,

, Sankt Peterburg : Rossijskij Institut

Istorii Iskusstv, vypusk 1, 1992, p. 46, trad. Lucie Kempf.

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sociale ou celle d’une déception amoureuse. Elle en faisait bien plutôt une révoltée au nom de la liberté, une absolutiste prête à mourir plutôt que d’accepter le compromis : « [elle] devient, dans l’interprétation de Mme Komissarjevskaïa, une sorte de « blanche mouette » qui, n’ayant pu atteindre la berge, se brise contre les falaises de la rive

9

», écrivait un autre critique.

La référence à la mouette n’est pas ici l’effet du hasard, puisque la comédienne fut en effet la première interprète du rôle de Nina Zaretchnaïa dans la pièce éponyme de Tchekhov, qu’elle joua à peine un mois après La fille sans dot

10

. Il semblerait que ses contemporains aient en quelque sorte identifié les deux personnages, ou, plus exactement, perçu Larissa vue par Komissarjevskaïa comme la sœur aînée de Nina, c’est-à-dire comme une mouette foudroyée en plein vol. Dans cette perspective, la seule chose qui sépare les deux personnages est la distance temporelle : en 1879, Larissa n’a pas d’autre issue que la mort, alors que Nina peut au moins tenter de sublimer sa déception en devenant comédienne. Et il nous semble à cet égard que si les mouettes de la Volga hantent littéralement le film de Riazanov, ce n’est pas uniquement parce que l’action se déroule la plupart du temps sur un bateau. Elles interviennent moins comme un

9. Jurij Beljaev, Komissarževskaja. Artisttka Imperatorskikh teatrov. Kritičeskij etjud Ju. D. Beljaeva, Sankt Peterburg : « Trud », 1899, p. 106, trad. Lucie Kempf.

10. Première de La fille sans dot le 17 septembre 1896, première de La mouette

le 17 octobre 1896 (St Pétersbourg, Théâtre Impérial Alexandra).

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détail réaliste qu’en tant que symbole: à la fin du film en particulier, au moment où Karandychev tire le coup de feu fatal sur Larissa, tout un nuage de mouettes s’envole.

Riazanov a donc contruit son film de la même manière que Komissarjevskaïa avait abordé son rôle. Il a organisé son scénario autour de cinq romances, dont quatre sont interprétées par Larissa.

Par ailleurs, il a lui aussi adapté l’histoire de La fille sans dot en ayant recours à des romances modernes, spécialement composées pour le film

11

; il explique en effet qu’il avait au départ souhaité utiliser des airs du XIX

ème

siècle, mais y avait renoncé parce qu'ils lui paraissaient tous trop connus et en quelque sorte usés à force d'être chantés.

Il a alors tenté de trouver des poèmes de la même époque, qu'il comptait faire mettre en musique ; mais...

Je n'ai réussi à trouver ce que je voulais chez aucune des poétesses de talent du XIX

ème

siècle. Tout me paraissait trop archaïque. J'ai alors eu recours à ma chère Bella Akhmadoulina

12

ainsi qu’à Marina Tsvetaïeva que j’admire tant.

C’est chez elles que j’ai trouvé ce dont j’avais besoin.

Certes, leurs vers sont beaucoup plus complexes qu’ils n’auraient pu l’être à l’époque d’Ostrovski. Mais cela ne m’a pas paru gênant.

Au contraire, il m’a semblé que cela enrichissait l’héroïne et suggérait les multiples facettes de son monde intérieur. En somme, j’ai développé le travail commencé par V. F. Komissarjevskaïa sur ce plan-là.

Et en désespoir de cause, j’ai même dû écrire moi-même l’un des poèmes.

11. Par le compositeur Andreï Petrov.

12. Poétesse russe, née en 1937.

(16)

Il m’en manquait un dont le thème puisse s’intégrer à la trame narrative de mon film

13

.

Ainsi, le film d'Eldar Riazanov transpose à double titre le théâtre au cinéma, puisqu'il se sert à la fois du texte d'une pièce et de l'interprétation scénique qu'en a donné une comédienne. C'est cette seconde référence théâtrale qui lui tient lieu de point d'appui pour moderniser la pièce d'Ostrovski en modifiant sa tonalité. On constate finalement que le film oscille sans cesse entre la fidélité au texte de La fille sans dot et les digressions lyriques ; Riazanov reprend en effet les répliques de la pièce sans en modifier la moindre virgule. Il se contente de concentrer l'action en réduisant le texte et en déplaçant certaines répliques, mais il n'abuse pas de ce dernier procédé et ne l'utilise jamais pour modifier le sens de l'œuvre d'Ostrovski. En revanche, il développe un certain nombre d'indications données par le dramaturge soit dans les didascalies, soit dans certaines répliques de Larissa.

En particulier, il utilise le thème de la Volga. Celle-ci constitue chez Ostrovski le lieu de l'action et permet de recréer l'atmosphère typique d'une ville de province. Paratov aussi bien que Knourov et Vojevatov sont au départ des armateurs qui se sont enrichis grâce au commerce fluvial. Le premier et le dernier acte se déroulent autour d'un café situé dans la rue principale de la ville. Cet endroit où tout le monde se croise, se montre et vient aux nouvelles, est situé au sommet

13. Pochette du disque de la musique de Romance cruelle, op. cit., p. 127, note

6.

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de la falaise qui domine le fleuve et le port où arrivent en contrebas les vapeurs des marchands. Mais la Volga n'est pas seulement le cadre de l'action ; très vite, elle en devient un véritable protagoniste, le lieu providentiel où Larissa ou bien trouvera le salut ou bien se perdra.

« Je regarde sans cesse la Volga ; comme il fait bon sur l'autre rive ! Partons au plus vite pour le village !

14

», dit-elle à son fiancé lors de sa première entrée en scène. À ce moment, le fleuve représente pour elle le moyen d’accéder à l’oubli, d’échapper à une société où tout lui rappelle Paratov. Mais plus tard, à la fin du 3

ème

acte, lorsqu'elle décide de suivre ce dernier et ses amis sur le fleuve, elle déclare à sa mère: « Adieu, maman ! Soit tu pourras te réjouir, soit me chercher dans la Volga

15

. » Larissa reprend ici à son compte un motif folklorique traditionnel, développé dans de nombreuses chansons populaires, celui de la fiancée trahie qui se suicide en se noyant dans le fleuve

16

. La Volga a donc également dans le texte d’Ostrovski une fonction poétique, il relie l’héroïne à une tradition populaire et symbolise simultanément la liberté, la possibilité de s’échapper, et la mort.

Riazanov développe largement ce motif qu’Ostrovski ne faisait que suggérer. Pour ce faire, il déplace une partie de l’action directement sur le fleuve, plus exactement sur les vapeurs qui le sillonnent et en particulier celui de Paratov, l’Hirondelle. Au début du film, on célèbre

14. Aleksandr Ostrovskij, op. cit., p. 20.

15. Ibid., p. 69.

16. Ostrovski a lui-même développé ce motif quelques années avant La fille

sans dot dans la plus célèbre de ses pièces, L'orage.

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sur l'un de ces bateaux le mariage de la sœur de Larissa, et l'héroïne apparaît accoudée au bastingage. Plus tard, Paratov l'emmène une première fois pour une excursion à bord de l'Hirondelle et la laisse un moment tenir le gouvernail ; on devine alors la sensation de liberté et la griserie qu'éprouve la jeune fille, qui, à ce moment-là, pense maîtriser son destin. Et la caméra s'attarde sur les mouvements de l'eau, sur les bateaux qui filent presque aussi légèrement que les mouettes, sur le soleil qui se couche sur le fleuve... Enfin, c'est sur cette même Hirondelle que la vie de Larissa bascule, c'est sur le pont du vapeur qu'elle trouve la mort, ce qui permet au réalisateur de terminer son film comme il l'avait commencé, par un ample mouvement continu de la caméra sur la Volga.

Lucie Kempf

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