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La pose photographique sous le Second Empire
Shabahang Kowsar
Prix Mérimée 2015, Bibliothèque Saint-Corneille, Compiègne, le 25 septembre 2015.
Le travail que je vais vous présenter porte sur l’art de paraître dans le portrait photographique sous le Second Empire. Avant de m’engager dans une recherche doctorale, je ne connaissais que très peu de portraits réalisés sous le Second Empire. Ils étaient pour la plupart reproduits dans quelques ouvrages secondaires sur l’histoire de la photographie. En découvrant ces images, j’avais parfois l’impression de regarder différentes photos d’un même personnage.
Tout-à-fait étrangère à cette culture, je voulais comprendre pourquoi toutes ces photos semblaient se ressembler. Hormis l’attitude vestimentaire des modèles vus jusque-là, c’était surtout leurs « poses » qui attiraient mon attention. C’est ainsi que j’ai décidé d’en faire un objet d’étude.
Plus tard, avec le soutien de mes directeurs de recherche, j’ai procédé à
un dépouillement minutieux des fonds d’archives. Cela m’a donné l’occasion de
voir de près de nombreuses photographies inédites réalisées sous le Second
Empire. Je peux en citer par exemple celles que comporte le fonds de l’Atelier
d’André Adolph Eugène Disdéri (1819-1889) racheté par quelques institutions
françaises et étrangères.
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Ces milliers d’épreuves positives avec la multiplicité d’attitudes qu’elles représentaient m’ont alors permis de me réinterroger sur la question du paraître dans le portrait photographique. Il fallait revérifier l’hypothèse du départ : sous le Second Empire, est-ce que tous les « portraiturables » paraissaient selon les mêmes codes dictés par leur société ? Comment parvenaient-ils à se démarquer des autres malgré la monochromie des portraits et l’ambiance peu changeante des salons de pose ?
Je tiens ici à préciser le sens du mot « portraiturable ». Sous l’Ancien
Régime, seul un nombre limité d’individus avaient accès au portrait. Ceci
dépendait à la fois de l’accueil que les portraitistes réservaient aux clients
dépourvus de sang princier ou de notabilité, ainsi que des capacités financières
des clients. Après la Révolution, et notamment suite à l’invention de la
photographie et à la création des studios de portrait photographique, à
commencer par celui d’Antoine Claudet (1797-1867) à Londres en 1841,
davantage de personnes ont pu jouir de leur droit au portrait. A titre d’exemple,
en juin 1866, Le Moniteur de la Photographie a publié le chiffre de « deux
millions »[1] pour faire l’état de la production « mensuelle » de portraits à la
ville de Paris. Cependant, tous les Français ne sont pas encore considérés
comme « portraiturables », d’un côté à cause des oppositions de certains
critiques fidèles aux traditions, et de l’autre, à cause de leur situation financière.
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Bien que le coût d’un portrait photographique soit moins élevé que celui d’un portrait peint, au milieu du XIX
esiècle, il faut dépenser entre « cinquante [et] cent francs »[2] pour obtenir une seule épreuve positive en noir et blanc. Un tel prix semble difficilement accessible pour un travailleur qui gagne entre deux et cinq francs[3] contre une longue journée de travail de plus de dix heures[4]. Il faut encore attendre plusieurs années jusqu’à ce que le portrait devienne véritablement accessible à tous.
En 1856, Julie Bonaparte note dans ses mémoires :
« la mode [est] de faire faire son portrait en photographie en petit très commode pour donner à ses amis et pour avoir constamment leur image sous la main. »[5]
Cette mode dont parle la princesse a en effet concouru à la démocratisation du
portrait. Le 27 novembre 1854, André Adolph Eugène Disdéri qui s’est déjà
confirmé en tant que photographe dépose le brevet du « portrait-carte de
visite »[6]. L’appareil qu’il met au point a la particularité de réaliser plusieurs
portraits de taille 6 x 9 centimètres sur une même plaque photosensible. Ses
clichés sont reproductibles et permettent aux photographes ainsi qu’à leurs
modèles de garantir davantage la réussite de leurs portraits : ils peuvent essayer
plusieurs poses, normalement entre 6 et 8 pour en reproduire à la fin les plus
convenables. Désormais, au lieu de dépenser entre cinquante en cent francs
contre une seule épreuve, il suffit de payer « vingt francs »[7] pour acquérir une
douzaine de portraits-carte de visite en noir et blanc.
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En 1862, dans son livre L’Art de la Photographie, Disdéri revient sur son brevet de 1854 :
« On sait quelle popularité je lui ai rendu [à la photographie] tout à coup par l’invention de la carte de visite (que j’ai fait breveter en 1854). Le public, lassé des portraits plus ou moins enlaidis et déformés par des appareils impuissants à conserver en grand l’harmonie des proportions, a accueilli avec enthousiasme ces images diminuées où la personne est vue en pied, dans ses attitudes habituelles, et dessinée avec une correction qui charme l’œil des moins expérimentés en matière d’art. »[8]
La démarche de Disdéri est vite adoptée par ses confrères. Des milliers de cartes de visite vont être produites et échangées entre les individus. Il reste encore aujourd’hui dans les fonds d’archives publics ou dans les collections privées des albums entiers de portraits-cartes de visites. Dans son livre Quand J’étais Photographe, Malgré son approche critique à l’égard de Disdéri, Félix Nadar (1820-1910) n’hésite pas à saluer le travail de celui qui se faisait appeler
« Le Photographe de l’Empereur » :
« Le succès réellement extraordinaire de Disderi [sic] fût légitimement dû à son ingénieuse idée de la carte de visite. Son flair d’industriel avait senti juste et au moment précis. Disderi [sic] venait de créer une véritable mode qui allait engouer d’un coup le monde entier. »[9]
Les portraits-cartes vont alors progressivement permettre à un public plus vaste
d’enregistrer son paraître et de l’offrir aux autres. Néanmoins, ces images
réduites ne sont pas sans inconvénient, notamment lorsqu’elles représentent une
personne en-pied et que cette personne s’est tenue immobile pendant une
quinzaine de secondes. Autrement dit, puisque le temps d’exposition à
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l’intérieur du studio est encore relativement long, les modèles doivent rester immobiles pour ne pas menacer la netteté de l’épreuve finale ; chose compliquée pour une non-habituée qui pose pour la première fois. Résultat : les petits mouvements involontaires produits lors de l’enregistrement créent des parties floues à l’intérieur de l’image ; il y a par exemple des détails du vêtement qui s’estompent ou des yeux qui demandent à être retouchés par la suite. Et rappelons-nous que dans un portrait en-pied, le visage est représenté de loin, ce qui rend encore plus compliqué la reconnaissance visuelle. De ce fait, il faut que le photographe et son modèle trouvent le moyen de fabriquer une image singulière malgré toutes les limites de l’opération.
Pour revenir à la question du paraître homogénéisé de certaines personnes
photographiées sous le Second Empire, nous pouvons trouver des indices dans
les œuvres écrites de Disdéri lui-même. Dans L’Art de la Photographie (1862),
il se plaint des clients qui s’adaptent à quelques codes prédéfinis par leurs
concitoyens sans prendre en compte leur caractère singulier. Disdéri se réfère à
quelques exemples dont le « savant »[10] qui, le jour venu, se donne une
nouvelle apparence pour se conformer au prototype mis en place par ses
contemporains. Or, son paraître occasionnel peut dissimuler son « vrai
caractère »[11] et le ressembler aux nombreux autres clients du photographe
qui, eux, veulent paraître savant. Pour sa part, Disdéri souhaite que le modèle se
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présente comme il est dans la vraie vie et qu’il évite toute attitude empruntée qui nuit à son image.
Comme nous pouvons constater à travers ses écrits, l’attitude ou la pose occupe une place importante dans l’œuvre de Disdéri. Bien que les autres auteurs de l’époque aussi conseillent de faire prendre au modèle une « pose naturelle »[12], dans ses écrits, Disdéri va plus loin et aborde la question avec plus de précision.
Employée initialement pour décrire l’« attitude »[13] de l’individu, dans la deuxième moitié du XIX
esiècle, le mot « pose » prend une nouvelle tournure et désigne le « manque de naturel »[14] dans le comportement d’une personne.
En ce qui concerne le portrait photographique, la pose évoque souvent la posture du modèle. Cependant, le second sens, à savoir, le « manque de naturel »[15] est également pris en compte par les auteurs pour mettre en cause l’attitude de certains modèles. Pour éviter ce type de comportement, Disdéri, tout comme son contemporain Louis-Désiré Blanquart Evrard (1802-1872) [16] veut empêcher à son modèle de « prend[re] de la raideur »[17], c’est un problème qui survient notamment lorsqu’on essaie de conserver son immobilité.
Néanmoins, pour atteindre un tel objectif, selon Disdéri, le photographe a
besoin d’être « seul »[18] avec son modèle, de le mettre à l’aise, de lui
consacrer du « temps »[19] et même de répéter son expérience jusqu’à
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l’obtention d’un bon résultat. Dans son second ouvrage théoriqueRenseignement Photographique (1855), Disdéri écrit :
« […] c’est un tort de croire que l’on obtient toujours une bonne épreuve à la première pose ; elle peut être bonne quant à la réussite photographique, mais l’expression pourrait souvent être meilleure. Il est donc quelquefois bon de recommencer. »[20]
Cette affirmation paraît en 1855, peu de temps après la commercialisation du portrait-carte de visite par Disdéri lui-même. Nous pouvons constater que son
« ingénieuse idée »[21]comme la décrivait Nadar, n’a pas l’unique but de faire baisser le prix des épreuves mais de garantir la réussite des portraits photographiques. Ainsi, en enregistrant 6 ou 8 poses individuelles sur une même plaque photosensible, le photographe permettait à son modèle d’expérimenter plusieurs gestes pendant une seule séance et de n’en choisir à la fin que le meilleur. Il faut aussi prendre en compte les problèmes techniques et le manque de netteté qui menaçaient l’opération et qui prenaient moins d’importance lorsqu’on répétait les poses.
Enfin, pour obtenir une bonne pose expressive de la part du modèle, Disdéri profite également du « système d’imitation »[22]. Dès 1853, nous pouvons lire dans son Manuel Opératoire de Photographie sur Collodion Instantané :
« Le système d’imitation est innée chez l’homme ; c’est ainsi que souvent
en voyant bâiller l’on bâille, en voyant rire l’on rit ou l’on en a
envie. »[23]
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Il veut donc profiter de ce même système pour faire renaître chez le modèle une expression qu’il a déjà repérée chez lui et ce, avant de découvrir l’objectif. Le photographe prendra lui-même l’attitude qu’il souhaite enregistrer sur sa plaque photosensible, autrement dit, le modèle imitera le portraitiste sans en avoir conscience. Bien que parmi les photographes qui écrivent, Disdéri reste le premier à proposer une telle astuce, nous pouvons trouver l’origine de son idée chez certains peintres du passé, par exemple chez Leon Battista Alberti au XV
esiècle, ainsi que chez Léonard de Vinci et Giovanni Paolo Lomazzo au XVI
e. Disdéri semble alors se réapproprier cette idée au compte de son propre moyen de représentation.
Comme je l’ai mentionné plus tôt, Disdéri et d’autres portraitistes de
l’époque insistent sur le fait de faire prendre au modèle une pose naturelle ou
habituelle, de même, ils souhaitent que cette pose soit gracieuse et sans
affectation. Cependant, dans cette opération minutieuse, le modèle aussi a son
rôle à jouer. Il doit gérer son paraître instantané : son image publique qui va
rester dans les mémoires. Comme sources d’inspiration il peut, s’il en est
capable, aller visiter les portraits exposés dans les musées et salons qui
l’accueillent, regarder les gravures mises à sa disposition par les éditeurs, lire
des textes adressés aux spécialistes ou encore, consulter des manuels de savoir-
vivre l’aidant à soigner son paraître. Après l’étude parallèle des portraits peints
visibles aux Français sous le Second Empire, nous avons trouvé une multitude
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de gestes reproduits également en photographie. En ce qui concerne les manuels de savoir-vivre édités ou réédités pendant cette même période historique, la question du maintien et de la manière de le rendre gracieux est abordée en détail par quelques auteurs. Ils suggèrent par exemple de se tenir droit sans « pencher [sa tête] d’un côté ou de l’autre »[24]. De même, ils conseillent qu’on efface ses « épaules »[25] et qu’on tende un bras pour en
« replié[er l’autre] en angle droit »[26], c’est ainsi que l’on pourra paraître élégant. Ce sont des attitudes qui semblent suffisamment intériorisées par les
« portraiturables » de l’époque pour être immortalisées à maintes reprises par les photographes. En revanche, certains modèles viennent se distinguer des autres en proposant leur propre mode de paraître ; ils prennent une pose décontractée, oublient la position droite du corps ou reproduisent exactement ce qui est déconseillé par les maîtres de savoir-vivre. Dans un cas en particulier, à savoir l’attitude des jambes, nous avons trouvé quelques désaccords parmi les maîtres eux-mêmes. En effet, des auteurs tels que Charles-François-Alexandre Choquet[27] et Elisabeth Celnart[28] s’opposaient fortement au croisement des jambes pendant la position assise. En revanche, Auguste Debay[29] l’interdisait uniquement aux femmes de son temps. Notre recherche visuelle dans les fonds de photographies nous a permis de comprendre lequel de ces avis était respecté par les modèles. Nous avons répertorié des hommes assis avec des jambes croisées mais seules quelques femmes « travesties » proposant ce même geste.
De ce fait, puisque ces femmes ne figuraient pas en tant que femmes mais
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interprétaient occasionnellement « le rôle d’un homme », leur attitude peut confirmer les propos de Debay, cet auteur qui désignait les hommes comme les seuls à pouvoir croiser leurs jambes sans paraître inélégants. Et c’est là où la photographie vient compléter voire dépasser le texte pour nous offrir un meilleur aperçu de l’époque que nous tentons de redécouvrir.
A la fin de ce travail de thèse, nous avons réussi à déterminer la part de conformisme et la part d'individualisme dans le portrait-carte de visite sous Napoléon III. Les attitudes apprises voire automatisées de certains individus se sont opposées à celle caractérisant les autres. Je peux citer par exemple une multitude de portraits en pied où la personne en habit noir est représentée de 3/4, debout devant un fond uni, contre un artiste dramatique immortalisé en costume de scène et dans une attitude propre à son milieu professionnel. Ces mêmes portraits, ainsi que l'œuvre écrite de certains photographes nous ont également permis de reconnaître le degré d'engagement de chaque opérateur face à la question du paraître individuel.
[1] FASSY Paul, “Académie des Sciences. Séance Annuelle de la Société de Secours des Amis des Sciences”, Le Moniteur de la Photographie. Revue Internationale des Progrès du Nouvel Art, 6e année, No 6, 1er juin 1866, p. 46-48, citation p. 48.
[2] FREUND Gisèle, La Photographie en France au Dix-Neuvième Siècle. Étude de Sociologie et d’Esthétique, Thèse de Doctorat, Université de Paris, Faculté des Lettres, 1936, p. 78 et ROUILLE André, La Révolution Photographique.
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Une Lecture des Publications Photographiques de 1845 à 1865, Thèse de Doctorat en Histoire Sociale, Université de Franche Comté, 1979-1980, p. 39.
[3] Voir DEWEPRE Alain, Le Monde du Travail en France. 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1989, p. 53-62.
[4] Voir OLIVESI Antoine, NOUSCHI André, La France du 1848 à 1914, Paris, Fernand Nathan/Fac, 1970, p. 64.
[5] BONAPARTE Julie, DARDANE BASSO Isa (éd. scientifique), La Princesse Julie Bonaparte. Marquise de Roccagiovine et Son Temps. Mémoires Inédits (1853-1870), Rome, Storia et Letteratura, 1975, p. 47.
[6] « Perfectionnement en Photographie, notamment appliqués aux cartes de visites, portraits, monuments, etc. B [Brevet] de 15 ans, pris le 27 novembre 1854, par Disdéri, photographe, à Paris, boulevard des Italiens,
n. 8. » Catalogue des Brevets d’Invention Pris du 1er Janvier au 31 Décembre 1854, Dressé par Ordre du Ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Paris, Mme Ve Bouchard-Huzard, 1855, p. 418.
[7] FREUND Gisèle, La Photographie en France…, op. cit., p. 78 et ROUILLE André, La Révolution Photographique…, op. cit., p. 39.
[8] DISDÉRI André-Adolphe-Eugène, L’Art de la Photographie, Chez l’Auteur, 1862, p. 146.
[9] NADAR Félix, Quand J’Etais Photographe, Paris, Flammarion, ca 1900, p. 211.
[10] DISDÉRI, L’Art de la Photographie, op. cit., p. 267.
[11] Ibid., p. 280.
[12] DISDÉRI André-Adolphe-Eugène, Renseignements Photographiques. Indispensables à Tous, Paris, Chez l’Auteur, 1855, p. 14.
[13] REY Alain (S. dir.), Dictionnaire Historique de la Langue Française, Paris, Le Robert, 2010 (1993), p. 1716.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] BLANQUART-ÉVRARD Louis-Désiré, Traité de photographie sur papier, 1851, p. 30.
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[17] DISDÉRI André-Adolphe-Eugène, Manuel Opératoire de Photographie sur Collodion Instantané, Paris, Alexis Gaudin, 1853, p. 19.
[18] DISDÉRI, L’Art de la Photographie, op. cit., p. 285.
[19] DISDÉRI André-Adolphe-Eugène, Renseignements Photographiques…, op. cit., p. 20.
[20] Ibid.
[21] NADAR, Ibid.
[22] DISDERI, Manuel Opératoire…, op. cit., p. 18-19.
[23] Ibid.
[24] CHOQUET Charles-François-Alexandre, Manuel de Civilité ou d’Education et de Politesse Chrétienne, Paris, Ch. Borrani, 1857, p. 14.
[25] DEBAY Auguste, Hygiène et Perfectionnement de la Beauté Humaine. Dans Ses Lignes, Ses Formes et Sa Couleur, Paris, Chez l’Auteur, 1853, p. 95.
[26] CHOQUET, Manuel de Civilité…, op. cit., p. 13.
[27] Ibid.
[28] CELNART, Manuel Complet de la Bonne Compagnie ou Guide de la Politesse et de la Bienséance. Dédié à la Société Française et à la Jeunesse des Deux Sexes, Paris, Roret, 1834 (6e édition), p. 131.
[29] DEBAY, Ibid.