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Écologie des formes ritualistes du film ethnographique : Rouch, Deren, Gardner, Russell et le Sensory Ethnography Lab

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Écologie des formes ritualistes du film ethnographique : Rouch, Deren, Gardner, Russell et le Sensory

Ethnography Lab

Alice Leroy

To cite this version:

Alice Leroy. Écologie des formes ritualistes du film ethnographique : Rouch, Deren, Gardner, Russell et le Sensory Ethnography Lab. CINETRENS, ENS Lyon, 2016. �hal-01966600�

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Tandis que dans les années 1940 Jean Rouch et Maya Deren s’attachaient aux phénomènes de possession pour élaborer, plus qu’une stratégie de tournage, une esthétique ritualiste du film, les anthropologues du Sensory Ethnography Lab à Harvard ou le cinéaste Ben Russell poursuivent aujourd’hui cette veine de la ciné-transe en l’inscrivant, à la suite de Robert Gardner, dans les mondes

confluents de la performance, du cinéma expérimental et de l’anthropologie sensorielle.

INITIATION

L

’entrée de Rouch en ethnologie et en cinéma est bien connue : jeune ingénieur des Ponts et chaussées en poste au Niger pendant les années d’occupation, il assiste pour la première fois en 1942 à une danse de possession. Au son des calebasses, le rituel invoque Dongo et Kirey, génies du tonnerre et de la foudre, appelés pour purifier les corps de dix hommes foudroyés sur un chantier. Rouch est saisi par la métamorphose des participants : « je me posais des questions sans réponse. Com- ment étudier ce rituel, comment le décrire ? Il faudrait le filmer pour essayer de comprendre comment se faisait la métamorphose inquiétante d’une vieille femme fatiguée en un dieu véhément1 ... » Ces danses de possession offrirent à Rouch le sujet de nom- bre de ses films – Les Maîtres fous (1954), Tourou et Bitti (1967), Le Yenendi de Ganghel (1968), Horendi (1972), tous tournés au Niger à l’exception du premier, filmé dans l’actuel Ghana – mais déterminèrent aussi une méthode de travail et une esthétique, la ciné-transe. On sait ce que cette notion, dont il fit pratiquement une technique du corps, doit au mimétisme des corps filmés et filmant – « cet état bizarre de transformation de la personne du cinéaste que j’ai ainsi appelé, par analogie avec les phénomènes

de possession, la ‘ciné-transe’2.» On oublie qu’elle est aussi trib- utaire d’un théâtre des corps propre à deux traditions : le théâtre de mime, dont Rouch adopte la gestuelle et la démarche, au point de faire intervenir des membres de la troupe du mime Marceau dans les cours de « Techniques corporelles du tournage à la main par l’anthropologue-cinéaste » qu’il donne à Nanterre dans les an- nées 1970 ; et le théâtre de la cruauté d’Artaud, qu’il a d’abord connu à travers les mises en scène de son ami Yves Le Gall quand, adolescent, il a joué les textes de Brecht ou de Pierre Frédérique, s’efforçant de parler avec «  la voix de l’autre ». Rouch retrouve ces techniques de jeu dans les rituels de transe, cette répétition inlassable et mécanique de gestes et de mots à laquelle s’appli- quent les participants des danses de possession. Transposée au cinéma, cette esthétique de la performance, voisine d’un surréal- isme ethnographique théorisé depuis par l’anthropologue amér- icain James Clifford3, engage le film sur la voie du subjectivisme et de la fiction, loin de la distance et de la transparence supposées d’une technique réputée objective. La caméra ne se contente pas de décrire par action mimétique ou empreinte analogique les conditions de la situation « réelle », elle est l’intermédiaire d’un

1 - ROUCH Jean, « L’Autre et le sacré : jeu sacré, jeu politique », in THOMPSON Christopher W. (dir.), L’Autre et le Sacré : Surréalisme, Cinéma Ethnologie, Paris, L’Harmattan, p. 408.

2 - ROUCH Jean, « La caméra et les hommes », in DE FRANCE Claudine (dir.), Pour une anthropologie visuelle, Paris, Mouton Éditeur/École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1979, p. 63.

3 - CLIFFORD James, « On Ethnographic Surrealism », Comparative Studies in Society and History, vol. 23, n°4, October 1989, pp. 539-564.

ethnography Lab

Alice Leroy

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Écologie des formes ritualistes du film ethnographique

partage des formes sensibles du rituel. Dans cette chaîne contag- ieuse, la possession se transmet du corps filmé au corps filmant, et par suite, au corps du spectateur, dernier maillon de la contam- ination des sujets du regard par l’altérité radicale de la transe.

Découvrant en 1957 Les Maîtres fous au cinéma, Bazin ne s’y trompe pas : ce « n’est pas la survivance d’une pratique religieuse, mais la naissance d’un culte », écrit-il4.

ANAGRAMME

Vingt ans plus tard, dans un article de mars 1975 pour la revue Nouvelle Critique, Rouch raconte comment a évolué son usage du cinéma aux fins d’un savoir ethnographique : il oppose deux méthodes de travail, l’une qu’il appelle « scientiste » et qui qualifie selon lui une approche systématique, rationaliste, déno- tative du réel pour en débrouiller la complexité en un écheveau de structures logiques  ; l’autre, « infiniment plus hasardeuse », qu’il identifie à une perception « poétique », soit « un essai de communication directe avec la réalité qui est en face de soi 5. » Rouch ne rejette pas en bloc la première de ces approches, il l’a d’ailleurs beaucoup pratiquée et elle lui semble même nécessaire pour ne pas reproduire le regard du colon ou du touriste, mais elle ne peut aller sans la seconde qui pallie en quelque sorte les limites de la première cantonnée à son pôle d’observation. Ce paradoxe du cinéma, outil d’investigation scientifique et poétique de la réalité, rejoint la pensée de Maya Deren, formulée en 1964 dans « Une anagramme d’idées sur l’art, la forme, le cinéma 6 »et éprouvée vingt ans plus tôt, lors d’un séjour de vingt et un mois en Haïti où la cinéaste entreprend de « percer les secrets de la transe » vaudoue7. Comme on le sait, Deren ne parvint jamais à terminer le montage de son film, et rédigea à défaut une étude ethnographique publiée en 1953, Divine Horsemen : the Living Gods of Haiti8. Cet « échec » relève, plus que d’une incapacité à trouver la forme du film sur la table de montage, d’« une culture schizoïde » de la science, ainsi qu’elle l’explique dans son texte de 1964 : « Cette ambivalence, écrit-elle, devient une évidence des plus frappantes dans l’existence de formes d’art qui, revendiquant

comme source d’inspiration leur attitude scientifique par rapport à la réalité, conduisent à l’exaltation romantique ou réaliste de la nature9. » Le cinéma, cette technique scientifique que Deren pratique en artiste, est traversé par cette contradiction des faits et de la fiction, et s’il peut trouver sa voie entre ce double écueil d’une improbable objectivité et d’une dissolution du sens, ce n’est que dans l’élaboration de formes nouvelles. À l’objectivité d’une caméra statique éprouvée par Margaret Mead, Deren oppose ainsi une pratique du cinéma comme forme « ritualiste 10 » : ni médiation, ni traduction, mais expérience.

L’art se distingue en étant par exemple ni simplement une expression de la douleur, ni une impression de la douleur, mais bien une forme en soi qui crée de la douleur11. Cette esthétique ritualiste vise expressément le prétendu ob- jectivisme des sciences humaines dans leurs méthodes d’obser- vations (celles-là mêmes que revendique Mead) : elle est pour la cinéaste « davantage l’équivalent artistique de la science moderne que le naturalisme qui prétend être fondé sur les mêmes bases12 » parce qu’elle n’allègue pas une posture de non-intervention sur le profilmique et ne revendique pas une supposée neutralité du médium mais le façonnement d’une « nouvelle réalité13. » Le ritu- el vaudou ne se présente pas à la cinéaste comme un phénomène culturel, mais comme une expérience communiquée à tous les corps en présence, spectateurs compris ; une méthode d’approche de la réalité et une forme sensible propre au cinéma.

EXPÉRIENCES

Comme en écho aux recherches pionnières de Rouch et Deren dans les années 1940, le film ethnographique entreprend

4 - BAZIN André, France Observateur, octobre 1957.

5 - CHATEAU Dominique, « Jean Rouch, entre épistémologie et poétique », (non paginé), Analeph, Paris, 1984.

6 - DEREN Maya, « Une anagramme d’idées sur l’art, la forme et le cinéma » (1964) in Écrits sur le cinéma, Paris, Paris Expérimental, 2004.

7 - BEAULIEU Julie, « Ethnographie, culture et expérimentations : essai sur la pensée, l’œuvre et la légende de Maya Deren », Cinémas : revue d’études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 19, n° 1, 2008, p. 16.

8 - Il existe néanmoins une version montée du film datée de 1977, qui est l’œuvre du dernier mari de Deren, Teiji Ito. Les bandes originales sont conservées à l’Anthology Film Archive à New York. Cf. Julie Beaulieu, op. cit., p. 33.

9 - DEREN Maya, op. cit., p. 24.

10 - À bien des égards, ce film que Deren entreprend en Haïti est une réponse à Trance and Dance in Bali que Mead et Bateson ont tourné entre 1937 et 1939 – ceux-ci l’ont d’ailleurs autorisée à utiliser leurs rushes. Mais la transe est, pour Deren comme pour Rouch, plus qu’un objet d’étude, une puissance esthétique qui doit s’imprimer au corps d’images du film.

11 - DEREN Maya, op.cit., p. 35.

12 - Ibid., p. 39.

13 - Ibid.

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dans les années 1960 de redéfinir ses objets et ses méthodes, au prisme des possibilités nouvelles offertes par des caméras plus légères et plus maniables, synchronisées avec les techniques d’enregistrement du son direct. Ce cinéma sensible au « tissu af- fectif de l’expérience humaine », comme l’appelle de ses vœux Ed- gar Morin en 1962, s’invente « partout où les sentiments humains sont en cause, partout où l’individu est directement intéressé, partout où il y a des rapports inter-individuels d’autorité, de sub- ordination, de camaraderie, d’amour, de haine (...). Voilà la grande terra incognita du cinéma sociologique ou ethnologique, du ciné- ma-vérité. Voilà sa terre promise14. » À la différence des tenants de ce cinéma-vérité attaché aux petits théâtres sociaux du quotidien, aussi bien que des partisans d’un cinéma direct convaincus de la maîtrise enfin acquise d’un réalisme total avec la synchronicité de la caméra et du Nagra, l’anthropologue américain Robert Gardner suggère une troisième voie, poursuivant les expérimentations audiovisuelles de Maya Deren et du premier Rouch. Fondateur du Film Study Center de Harvard, structure de création et de produc- tion où sont explorées les « propriétés stylistiques » du cinéma à travers ses usages en sciences sociales15, Gardner entend rompre avec une tradition du film ethnographique qui s’est trop long- temps encombrée selon lui d’un arsenal discursif et didactique propre à l’abondance des commentaires en voix off ou in. C’est dans la pensée de John Dewey et dans le cinéma expérimental contemporain qu’il découvre une esthétique plus proche de l’intensité de son expérience de la réalité. Filmant les rituels guer- riers des Dani, en Nouvelle-Guinée (Dead Birds, 1964), les rites de scarifications des femmes Hamar au sud de l’Ethiopie (Rivers of Sand, 1974), les danses de séduction des bergers Bororo au Niger (Deep Hearts, 1981), ou bien encore les rites funéraires in- diens à Bénarès (Forest of Bliss, 1986), Gardner affine une œuvre

expérimentale et sensorielle, progressivement délestée de tout ce qui pourrait l’apparenter à une herméneutique des cultures. Bien souvent, il ne connaît d’ailleurs pas la langue de ses interlocuteurs et préfère aux méthodes de l’enquête ethnographique et de l’en- tretien filmer le jeu du montage asynchrone d’images et de sons qui transposent les indices épars d’une expérience équivoque du monde. Le film devient ainsi le lieu d’une « expérience » au sens de Dewey16, dont la thèse d’une esthétique somatique prend ici une dimension programmatique en cherchant à « rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence17 », autrement dit à réconcilier l’art et la vie. Il n’y a pas plus de frontière entre l’art et la science qu’entre l’art et le quotidien pour Dewey18. Et il est patent que, comme Deren avant lui, Gardner trouve cette forme réconciliée de l’esthétique et de la science dans une tradition avant-gardiste du cinéma. Il en éprouve les possibilités à travers une émission de télévision qu’il produit et anime entre 1972 et 1981 à Boston, Screening Room.

Prenant le parti de diffuser, quand cela est possible, les œuvres dans leur intégralité, Gardner montre en 1973 Window Water Baby Moving (1959) de Stan Brakhage ou encore Les Maîtres fous (1954) de Rouch en 1981, mettant dès lors sur un même plan le cinéma expérimental et le film ethnographique, quand celui-ci tout au moins fait preuve d’une créativité qui manque selon lui à la majorité des productions scientifiques. On croise ainsi sur le plateau de Screening Room, dans un décor sommaire nimbé de fumée de cigarette, James Broughton et Hollis Frampton, Peter Hutton et Michael Snow, avec lesquels il partage le sentiment que le cinéma constitue un rituel dont toutes les composantes ne sont pas données par le dispositif technique et social de la situation de tournage.

« L’ARTISTE EN ETHNOGRAPHE »

En miroir de cette ambition esthétique du film ethno- graphique, les incursions nouvelles des artistes sur les terrains de l’anthropologie ont érigé au tournant du XXIème siècle un

« paradigme quasi-anthropologique » dans le champ de l’art contemporain, celui de « l’artiste comme ethnographe19. » Le titre qu’Hal Foster donne à l’article qu’il lui consacre forme un écho à la conférence de Walter Benjamin à Paris, le 27 avril 1934, « L’auteur comme producteur », dans laquelle celui-ci proposait une articu-

lation nouvelle entre art et politique. Benjamin exhortait alors à l’intervention dans la société d’un nouveau type d’artiste qui, en rupture avec le romantisme du siècle précédent, ne s’extrairait pas des rapports de production, mais assumerait au contraire une po- sition associant une pensée esthétique et politique. Sous l’influ- ence de Brecht et de la révolution bolchévique, son appel invitait à renouveler les méthodes plus encore que les objets de l’art. Soix- ante ans plus tard, Foster observe que si l’artiste s’oppose toujours

14 - MORIN Edgar, « Préface », in DE HEUSCH Luc (dir.), Cinéma et sciences sociales. Panorama du film ethnographique et sociologique, Paris, Editions de l’UNESCO, 1962, p. 5.

15 - GARDNER Robert, « Anthropology and Film », Daedalus, vol. 86, No. 4, octobre 1957, p. 350.

16 - DEWEY John, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010 (1934).

17 - Ibid., p. 41.

18 - Ibid., p. 49.

19 - FOSTER Hal, « The Artist as Ethnographer », in MARCUS George, MYERS Fred (dir.), The Traffic in Culture: Refiguring Art and Anthropology, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 302.

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aux institutions bourgeoises de la culture d’élite, le corollaire de sa lutte n’est plus la figure ouvrière mais celle de l’autochtone, du « native ». « C’est désormais au nom d’un Autre culturel et/ou ethnique que l’artiste bien souvent se bat20. » Dans ce schéma, les luttes d’indépendance face aux puissances coloniales se sont substituées à l’affrontement du prolétariat et du capitalisme. La limite de cette posture anthropologique de l’artiste contemporain est la même que celle pointée par Benjamin en 1934 : le risque d’un « patronage idéologique », non que l’artiste prétendrait parler au nom d’autrui, devenir son porte-voix, mais en instituant ce déplacement vers une culture autre comme condition unique d’une forme de légitimité politique, l’artiste-pseudo-ethnographe convertit une différence culturelle en argument politique.

Au scepticisme de Foster on peut toutefois opposer les exemples autrement plus stimulants de cinéastes pour qui l’ex- ploration des motifs de la transe dans des cultures différentes de la leur s’est alliée à une recherche de la forme ritualiste du film inaugurée par Deren. Ce n’est qu’au prix d’un tel déplacement sur le terrain ethnographique que le cinéaste Ben Russell peut mettre en tension la double ritualité des phénomènes interculturels de transe et de l’acte même de filmer. Comme Raymonde Carasco avec les Tarahumaras du Mexique, Russell se tourne vers d’autres cultures pour éprouver, à l’aide d’une caméra 16mm, les rituels de transe et leur inscription sur la pellicule. L’esthétique low-fi de son cinéma, la construction d’espaces sonores en disjonction avec le cadre visuel, les récits syncopés de ses films souvent courts et portés vers la science-fiction ou l’expérimentation formelle, en font un matériau digne du surréalisme ethnographique de Leiris ou Bataille. En 2009, Let Each One Go Where He May, suit à travers treize plans-séquences la marche de deux frères sur les traces de leurs ancêtres esclaves fuyant leurs oppresseurs. Le re-enactment de ce récit d’esclaves confond cette marche filmée avec un trajet mémoriel. L’un des plans tournés pour Let Each One Go Where He May ne figure pas dans le montage final mais détermine une œuvre à part, River Rites (2011).

À l’époque j’imaginais que [ce plan] (…) aurait intégré le film mais l’énergie, les actions, les gens, tout était très différent, raconte Russel. Je suis régulièrement rev- enu sur ce plan, en me demandant ce que j’aurais pu en faire. J’ai eu l’idée à un mo- ment où je lisais Maya Deren, un texte autour du cinéma et du temps. J’avais vu son film (...), Divine Horsemen, qui traite du fait de changer la temporalité d’un film par rapport à un évènement surnaturel ou étrange. Je crois que le vrai projet du ciné- ma est de montrer ce qui ne peut être vu ou perçu21.

Au rituel animiste qui lie les habitants d’une région du Su- rinam à l’espace du fleuve répond la temporalité inversée de ce plan-séquence monté à l’envers, qui confère aux gestes ordinaires un caractère surnaturel, comme si le flux à rebours du fleuve et du temps inscrivait les hommes et leur environnement naturel dans une même communauté sacrée. Le travail du son et l’irruption de la musique, de la « noise un peu freak » selon la description qu’en donne Russell, opère un lien entre cette communauté des Saramaccans et la culture du cinéaste, ou plutôt sa sous-culture.

C’est en effet dans cette « fugue de cultures » selon l’expression par laquelle Deren désignait son travail22, enchâssant les gestes et rituels à la croisée des cultures, que le travail de Russell décou- vre sans doute ses formes les plus radicales : ainsi de la série des Trypps, inspirée de la ciné-transe rouchienne, qui rapporte les rites funéraires des Malobi (Trypps #6 : Malobi, 2009) aux pratiques de la contre-culture américaine (Black and White Trypps #3, 2003 sur un concert du groupe de noise Lightning Bolt  ; Trypps #7:

Badlands, 2010, sur une expérience de LSD). La ciné-transe revis- itée par Russell doit autant à Rouch qu’à Deren, et les danses de possession qu’il capture sur la scène punk de la côte Est ou dans la vision psychédélique des déserts de la côte Ouest en répercutent l’exigence primordiale : le film devient à lui-même son propre rituel.

L’ETHNOGRAPHE EN ARTISTE

Si les cinéastes ont investi le champ de l’anthropologie, les ethnologues n’ont pas pour autant abandonné le terrain de l’esthétique : le projet du Sensory Ethnography Lab, fondé par le cinéaste et anthropologue Lucien Castaing-Taylor en 2006 à Harvard, répond précisément à l’injonction esthétique portée

par les films de Jean Rouch et Maya Deren, et poursuit, dans une intrication beaucoup plus étroite du voir et du savoir, le dessein artistique et scientifique initié par Robert Gardner. D’une certaine manière, le SEL – comme l’appelle son fondateur – retrouve le sens premier de l’esthétique, dont l’étymologie signifie « se rendre sen-

20 - Ibid., p. 302.

21 - RUSSELL Ben, entretien lor de la présentation du film au festival Cinéma du Réel à Paris en mars 2012.

22 - Dans une lettre à Bateson datée du 9 décembre 1946, Maya Deren explique qu’elle cherche à construire « a fugue of cultures ». cf. « An Exchange of Letters Between Maya Deren and Gregory Bateson », October, op. cit., p. 16.

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23 - CASTAING-TAYLOR Lucien, « Iconophobia », Transition, n°69, 1996, pp. 64-88.

24 - LEROI-GOURHAN André, « Cinéma et sciences humaines : le film ethnologique existe-t-il ? », Revue de géographie humaine et d’ethnologie, n°3, 1948, pp. 42-51.

25 - CASTAING-TAYLOR Lucien, « Iconophobia », op. cit., p. 72 et 75.

26 - RUSSEL Catherine, Experimental Ethnography, the Work of Film in the Age of Video, Durham, London, Duke University Press, 1999.

27 - MACDONALD Scott, Avant-Doc, Intersections of Documentary and Avant-Garde Cinemas, Oxford, Oxford University Press, 2014. Voir également MACDONALD Scott, The Cambridge Turn, American Ethnographic Film and Personal Documentary, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 2013.

28 - Voir leurs films les plus récents : pour Peter Hutton, Time and Tide (2000), Skagafjördur (2004), At Sea (2007) ; pour Benning, 13 Lakes (2004), Ten Skies (2004), ou encore Ruhr (2009) ; et pour Lockhart, Pine Flat (2005), NŌ (2003) et Double Tide (2009).

sible à » ou « rendre sensible », et confère au cinéma une portée à la fois épistémologique et poétique. Castaing-Taylor en a formulé les principes dans un texte programmatique de 1996, « Iconopho- bia »23, qu’à bien des égards on pourrait considérer comme une réponse différée à André Leroi-Gourhan qui, dans l’après-guerre, avait un peu abruptement fait un sort au film ethnographique24. À en croire Castaing-Taylor, l’iconophobie reste quarante ans plus tard une tradition vivace dans le champ de l’anthropologie des deux côtés de l’Atlantique, alimentée aussi bien par une rivalité artificielle de l’image et du texte, auquel les sciences humaines donnent plus naturellement la prééminence compte tenu de sa nature essentiellement réflexive, que par le sentiment largement partagé par la communauté scientifique que le film, pur outil technique, n’est qu’un enregistrement d’un pan de réalité qui appelle une herméneutique, autrement dit que sa matière essen- tiellement visuelle nécessite d’être déchiffrée et interprétée. C’est oublier, pour Castaing-Taylor, que « le cinéma n’est pas seulement un médium visuel » mais qu’il est d’abord « un médium sensori- el, presque autant que le sujet humain est un être sensoriel25. » Qu’en cela, il n’y a pas de rupture entre les images et les mots, ni d’ailleurs entre celles-ci et les bruits humains et non-humains qui composent l’environnement sonore du film et retranscrivent avec elles une expérience ambiguë du monde plutôt qu’ils ne le dupliquent dans une objectivation mythique.

En 2003, Castaing-Taylor met ce programme à l’épreuve d’un tournage, celui de Sweetgrass, premier long métrage issu du SEL dont le montage durera jusqu’en 2009. Le film tient à première vue d’un lieu commun du documentaire anthropologique : il suit les pas de deux bergers et de leur troupeau dans leur ultime trans- humance au sein d’une nature grandiose, l’élevage ovin artisanal touchant à sa fin en Amérique du Nord. Ce monde pastoral, objet de tant d’épopées exotiques (Grass de Merian Cooper et Ernest Schoedsack en 1925), de récits néo-réalistes (Banditi a Orgosolo de Vittorio de Seta en 1961), ou d’enquêtes ethnographiques (To Live with the Herds et Tempus de Baristas, de David Mac- Dougall en 1972 et 1993), se trouve ici saisi dans une richesse de perspectives visuelles et acoustiques – Castaing-Taylor utilise notamment des micros sans fil qu’il fixe aux corps des hommes et des bêtes – dont le montage accentue les divergences plutôt que les convergences. Comme chez Gardner, le film éprouve la forme sensible d’une expérience du monde, en travaillant l’image et le son dans une tradition plus proche du film expérimental que du film ethnographique. Dix ans après que Catherine Russell a

théorisé cette « ethnographie expérimentale » au cinéma26, le SEL initie un programme de recherche renouvelant l’esthétique du film scientifique aussi bien que l’épistémologie des savoirs eth- nographiques. Leurs « documentaires d’avant-garde » que Scott MacDonald résume au néologisme « avant-doc27 », s’attachent à des techniques et rituels sociaux extrêmement variés, mais ils ne font jamais l’économie d’une réflexion sur les formes filmiques de l’expérience engagée par la situation du tournage et sa res- titution au montage : dans Manakamana (2013), composé de onze plans-séquences chacun de la durée d’une bobine super-16, Stephanie Spray et Pacho Velez embarquent la caméra Aaton de Gardner (celle utilisée sur le tournage de Forest of Bliss) à bord du téléphérique qu’empruntent quotidiennement les pèlerins se rendant dans un temple hindou. Jamais le spectateur ne pous- sera plus loin que ce trajet dans l’espace confiné de la cabine : le cadre fixe n’offre ni contre-champ ni perspective sur les paysages alentours, l’un et l’autre étant seulement suggérés par le regard et la parole des pèlerins. À la croisée de deux traditions expéri- mentales, celle d’un cinéma contemplatif proche des travaux de James Benning, Sharon Lockhart ou Peter Hutton28, et celle d’une ethnographie attachée aux micro-rituels du quotidien en marge des cérémonies réglées, les films de Spray en Inde (Kale and Kale, 2007 ; Moonsoon-Reflections, 2008 ; As Long as There’s Beath, 2009) comme ceux de J.P. Sniadecki en Chine (Songhua, 2007 ; Demolition (Chaiqian), 2008 ; People’s Park co-réalisé avec Libbie D. Cohn, 2012, Yumen, co-réalisé avec Huang Xiang et Xu Ruotao, 2013), éprouvent dans la durée des prises longues et les paysages sonores hors-champ, toute une gamme de perceptions, la caméra n’épousant jamais le point de vue de l’auteur ou celui, supposé, des protagonistes. C’est que le rituel, rapporté chez Rouch ou Deren à une manifestation ponctuelle et troublante, autrement dit, à l’espace-temps extraordinaire de la transe, se déploie ici dans le temps long des plans séquences, fondant une approche écologique d’un monde à travers la multitude éclatée de ses manifestations sensorielles. La répétition du trajet, confon- du avec la durée de la bobine super-16 dans Manakamana, inscrit le procédé du film et celui du voyage des pèlerins dans une même ritualité. Dans People’s Park, plan-séquence de soixante-dix-huit minutes renouant avec la poésie des vues Lumière, la caméra glisse dans les allées d’un jardin public en Chine et la chorégra- phie des corps saisis par son lent mouvement semble un rituel soigneusement ordonné. Dans Seven Queens, de Verena Paravel (2008), la caméra portée devient l’agent d’un petit cérémonial de

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rencontres le long d’une ligne de métro que la cinéaste parcourt à pieds. Dans Foreign Parts (de Paravel et Sniadecki, 2010), c’est tout l’univers de Willet Points, quartier multi-ethnique et casse à ciel ouvert, véritable cours des miracles du Queens, qui confond dans un vertige de bruit et de fureur la tôle froissée et les vies cabossées. Dans Leviathan (Castaing-Taylor et Paravel, 2012), la démultiplication des sources d’images et de sons et leur assig- nation impossible à une quelconque conscience humaine prive le spectateur de tout repère spatio-temporel et de toute figure d’identification : à la perception anthropocentrée du monde halieutique, le film substitue l’approche écologique d’un univers dans lequel tous les existants (par quoi il faut entendre pêcheurs, animaux, bateau, océan, etc.) ont même droit de cité. Cet imag-

inaire post-anthropocène procède d’une soma-esthétique qui animalise la technique et « désanthropologise » le regard. On retrouve là l’ambition initiale de la ciné-transe rouchienne et de la forme ritualiste des films de Maya Deren : élaborer, par les moy- ens techniques du cinéma, une articulation nouvelle du voir et du savoir, à travers des formes filmiques réconciliant l’esthétique et la science.

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