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Chronique de criminologie

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Academic year: 2022

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Chronique de criminologie

Des policiers face à l’image violente : vulnérabilités et stratégies de défense

Introduction

Qu’elles soient figées, directement consécutives à la nécessité de préservation visuelle d’une scène de crime ou d’une autopsie, ou qu’elles soient animées, dé- couvertes dans le cadre d’une enquête judiciaire, les images sont devenues des traces indiciaires incontournables. Dès le XIXe siècle, le « bertillonnage »1 initie un mouvement qui favorise la multiplication d’outils techniques permettant la réalisation et la propagation d’images violentes au service d’enquêtes judiciaires.

Aujourd’hui, certains membres de services spécialisés, au sein de la police fédérale, sont les spectateurs systématiques de ces images particulières. C’est évidemment le cas des membres des laboratoires de police technique et scientifique habilités au traitement de la scène de crime, mais aussi de professionnels tels que les membres de Child Abuse2, des spécialistes en blood pattern analysis3, ou encore des membres du Disaster Victim Identificiation4. Qu’ils « descendent » sur les scènes de crime,

1 Le « bertillonnage », ou anthropométrie, est une technique criminalistique élaborée par Alphonse Bertillon au XIXe siècle, qui consiste en la prise de multiples mesures corporelles pour identifier un individu.

2 Child Abuse est un service attaché à la Direction de la lutte contre la criminalité grave et organisée (DJSOC), chargé, sur base de photographies ou de séquences vidéo diffusées sur Internet, d’en définir le caractère pédopornographique, ou non, et, le cas échéant, d’offrir un appui à l’identifica- tion d’auteurs ou de victimes, sur base des images. Child Abuse intervient aussi en appui aux unités de police qui réclament, lors de la saisie de matériel possiblement pédopornographique, une aide au tri des images, et à leur qualification. Quelle que soit la mission endossée par le membre de Child Abuse, il s’agit d’observer attentivement, et de façon particulièrement alerte les images en ce qu’elles peuvent être porteuses d’informations tout aussi décisives que difficiles à déterminer.

3 Les spécialistes en blood pattern analysis (BPA) sont membres de l’Unité Centrale, service de la Direction Générale Judiciaire qui dispose d’une offre variée d’expertises ; analyse de traces d’oreilles, de pieds chaussés, d’outils, de pneus, etc. Ils viennent en appui aux unités demanderesses par la déli- vrance d’une expertise des traces de sang laissées sur les lieux des faits. Sur base de photographies des lieux, ou suite à une descente sur la scène à analyser, ils étudient les indices disponibles. À partir de ses résultats, ils réalisent une morphoanalyse à même de donner des éléments nouveaux à l’enquête, à savoir ; la dynamique des faits, la position de l’auteur, celle de la victime, la direction des coups portés, le nombre de déplacements opérés par la victime, etc. Ces analyses requièrent l’usage d’une méthode rigoureuse et l’observation minutieuse et approfondie des traces de sang, mais aussi de toute la scène, pour pouvoir apporter des réponses contextualisées et précises.

4 Le Disaster Victim Identification est un service de la Direction centrale judiciaire. Il a pour mission de procéder à l’identification des personnes décédées, de restes humains et de personnes ne pouvant plus s’identifier elles-mêmes. Ce service intervient aussi pour la récupération de corps ou de restes humains et réalise des missions de necrosearch (archéologie forensique). Concrètement, ce service est appelé quasiment quotidiennement à la suite de la découverte de corps ou de restes humains, dans tous les états et en tous lieux. Ils sont noyés, brûlés, enterrés, en état de décomposition, broyés, momifiés, ils sont éparpillés sur les voies de chemin de fer, coincés par l’hélice d’un bateau, ensevelis sous la terre… Chaque intervention consiste à parvenir à l’identification de ces victimes incon- nues avec l’aide des informations délivrées par les familles. Les membres du DVI réalisent de nombreuses tâches de terrain qui nécessitent la confrontation directe aux images violentes et aux

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récoltent, visionnent ou traitent ces images, ces spécialistes sont tous surexposés aux images violentes.

La confrontation à ces images varie suivant le type de rapport au terrain inhérent aux fonctions de ces professionnels. Pour les membres des services spécialisés de police qui interviennent sur la scène de crime5, la confrontation à l’image violente est directe. Ils sont à la fois spectateurs, créateurs, voire acteurs de l’image. Une fois reproduite, diffusée et transmise au regard de nouveaux intervenants, l’image soumet ses seconds spectateurs6 à son observation, à son exploitation, par voie indirecte cette fois. Le spectateur et l’image se rencontrent alors à l’endroit où se croisent la surface de l’écran, du papier, et celle du regard de l’intervenant.

Que la confrontation à l’image violente soit directe ou indirecte, elle requiert la mobilisation, par son spectateur, de ressources ou stratégies défensives psy- chiques qui lui permettront d’y faire face. La propagation croissante et continue d’images violentes a-t-elle contraint ses spectateurs et exploitants à l’adoption de modes de gestion émotionnelle spécifiques ? Une fois élaborées et mobilisées, ces stratégies défensives suffisent-elles à garantir la protection absolue de celui qui y recourt ? Cette chronique criminologique a pour objet l’analyse du fonctionnement et des caractéristiques des stratégies défensives dont usent les membres de services spécialisés de la police, face aux images violentes auxquelles ils se voient surexposés, par voie directe ou indirecte, ainsi que les points de vulnérabilité de ces processus défensifs.

I Contextualisation et problématisation de l’objet

Le berceau des « images du crime » est français. La fin du XIXe siècle témoigne d’une préoccupation majeure quant à l’élaboration d’une approche rigoureuse et fiable en termes d’identification judiciaire. Les premières statistiques criminelles disponibles sont inquiétantes : la prison, au lieu de remplir sa vocation d’amen- dement, ne parviendrait qu’à produire des récidivistes7. Considérés comme ré-

victimes. Ils assistent, entre autres, aux autopsies, manipulent des corps de personnes décédées, ou des restes de corps, dans des circonstances très diversifiées.

5 C’est le cas des membres de laboratoires de police technique et scientifique, des membres du DVI et des spécialistes en morphoanalyse de traces de sang (BPA).

6 Les membres de Child Abuse approchent l’image violente par voie indirecte, par le visionnage de séquences vidéo. Les spécialistes en morphoanalyse de traces de sang adoptent également cette approche lors du traitement de dossiers pour lesquels ils disposent de photographies de la scène de crime.

7 Martine Kaluszynski évoque la préoccupation pour le récidivisme du XIXe siècle en ces termes :

« En 1880 est publié un rapport additif au Compte général de l’administration de la Justice crimi- nelle qui va être d’une grande notoriété. Chaque année depuis 1826, le compte général donnait le compte rendu statistique de l’activité judiciaire, ainsi que la proportion du nombre des récidivistes sur celui de la criminalité générale. On pouvait donc, année après année, mesurer la progression du récidivisme, une véritable plaie pour les hommes de droit. C’est l’accroissement du nombre de criminels qui avait en partie décidé Napoléon III à faire voter la loi du 30 mai 1854 sur la transpor- tation en Guyane des criminels condamnés aux travaux forcés ». M. Kaluszynski, « Le criminel à la fin du XIXe siècle : autour du récidiviste et de la loi du 27 mai 1885. Un paradoxe républicain »,

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fractaires au système carcéral, ils sont qualifiés de « criminels incorrigibles » ou désignés comme « délinquants d’habitude ». Ils se distinguent des « délinquants d’occasion » qu’ils détournent du salut pénitencier par contamination du vice8. Au lieu de proposer une réforme novatrice du système pénitentiaire, la réaction sociale se focalise sur le récidiviste lui-même9. Après l’abolition, en 1832, du marquage au fer rouge des condamnés, les techniques identificatoires10 se développent progres- sivement. C’est l’heure de la catégorisation, des recensements, c’est l’avènement du règne de la mesure, contexte dont bénéficie Alphonse Bertillon pour proposer le recours à un procédé qui se veut sûr, fondé sur le relevé de multiples dimensions corporelles : l’anthropométrie. Il persuade alors la préfecture de police de Paris de donner une place à sa méthode innovante11. Cependant, le « bertillonnage », discipline perçue initialement par l’institution policière comme fantaisiste et mar- ginale12, connaît un démarrage difficile. Il faudra attendre l’aval du préfet de police de Paris Jean-Louis-Ernest Camescasse, pour que Bertillon puisse expérimenter son approche et en démontrer l’efficacité. Les premiers succès13 lors de l’appui à la résolution d’enquêtes, conjugués aux impératifs judiciaires et politiques de cette période, imposent Bertillon comme l’incontournable référence, dans le monde entier, en matière d’identification judiciaire.

Avec le « bertillonnage », c’est l’image qui est mise en avant ; celle qui constitue l’indice, qui mesure, qui se tient à la rigueur de la réalité pour servir, par d’in- discutables éléments, la recherche et la (re)constitution de la vérité, judiciaire du moins. Bertillon vulgarise, s’adapte au public policier et judiciaire avec lequel il doit composer. Il produit notamment de véritables imagiers humains : nez, yeux, oreilles, iris, cheveux, tout ce qui détermine la morphologie du malfaiteur, et par- ticulièrement celle du récidiviste, est consigné dans des albums d’une grande pré- cision. Ils aideront longtemps à esquisser le portrait du criminel par la réalisation d’un portrait-parlé (que nous appelons aujourd’hui portrait-robot14), qui permet la reconstitution du visage du suspect15. Les éventuels signes distinctifs, comme les tatouages (symptômes de l’insensibilité du criminel selon Lombroso), complètent

in A. Gueslin, D. Kalifa (dir.), Les exclus en Europe, vers 1830-vers 1930, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1999, p. 256.

8 « Les républicains adopteront le 27 mai 1885 une loi condamnant les multirécidivistes à la relé- gation à vie en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie, de façon que, même libéré, l’ex-condamné ne puisse pas revenir “contaminer” le corps social national ». Ibid., p. 255.

9 Ibid.

10 M. Kaluszynski, « Alphonse Bertillon et l’anthropométrie judiciaire. L’identification au cœur de l’ordre républicain », Criminocorpus, Identification, contrôle et surveillance des personnes, article mis en ligne le 12 mai 2014, consulté le 7 janvier 2019, p. 22.

11 J.-L. Sanchez, «  Alphonse Bertillon  et la méthode anthropométrique  », Sens-Dessous, vol.  10, 2012, n° 1, pp. 64-74.

12 P. Piazza (dir.), Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime, Paris, Karthala, 2011, p. 12.

13 La première identification établie grâce à l’anthropométrie est celle d’un voleur multirécidiviste qui avait tenté d’échapper à la justice en empruntant une fausse identité.

14 Aujourd’hui encore, cette technique du portrait-robot, sur base de bandelettes illustrant différentes morphologies possibles des zones du visage, est toujours usitée en Belgique.

15 P. Piazza, op. cit.

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les inventaires descriptifs. En 1876, L’Uomo delinquente16 consacre la suprématie de la mesure, de la technique, comme source première de décryptage du crimi- nel. Cet ouvrage, lui aussi richement illustré, alimente l’approche descriptive du criminel, initiée par l’insatiable besoin identificatoire de l’époque, sustentant le mouvement obsessionnel de la mesure. Tout semble se mettre en marche, à l’aube du XXe siècle comme si, enfin, la technique allait ouvrir la voie de la connaissance du criminel et, au-delà, par une même démarche rigoureuse, métrique, visuelle, celle de l’élucidation du crime. C’est l’apparition des premières images judiciaires du criminel, mais aussi du crime.

Carlo Ginzburg propose, à la même époque, le « paradigme indiciaire », qui ap- préhende la connaissance comme l’accumulation de savoirs résultant de « […] la capacité de remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentable. On peut ajou- ter que ces faits sont toujours disposés par l’observateur de manière à donner lieu à une séquence narrative, dont la formulation la plus simple pourrait être

“quelqu’un est passé par là” »17. Dans cette même perspective, Edmond Locard, contemporain d’Alphonse Bertillon et fondateur du premier laboratoire de police technique et scientifique à Lyon, énonce le principe de transfert comme suit : « La vérité est que nul ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle sans laisser des marques multiples de son passage. [...] Les indices dont je veux montrer ici l’emploi sont de deux ordres. Tantôt le malfaiteur a laissé sur les lieux les marques de son passage, tantôt, par une action inverse, il a emporté sur son corps ou sur ses vêtements les indices de son séjour ou de son geste »18. L’investi- gation, la prise en compte de données périphériques ou résiduelles pour accéder à la réalité, à sa reconstruction à partir de traces, contribue immanquablement à la prolifération des images du crime. Elles deviennent les empreintes visuelles du crime et contribuent à l’élucidation d’enquêtes judiciaires. Bertillon développe les « photographies métriques »19. Ces clichés de scènes de crime, d’un réalisme parfois violent, répondent parfaitement à la volonté contemporaine de la création ou de la conservation de la trace, en ce qu’elle peut constituer un indice, et donc une voie vers la vérité.

16 C. Lombroso, L’Uomo delinquente, Milan, Ulrico Hoepli, 1876.

17 C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 149.

18 E. Locard, L’enquête criminelle et les méthodes scientifiques, Paris, Flammarion, 1920, p. 139.

19 « Relativement moins connues que le double portrait du visage de face et de profil, les photographies métriques des lieux du crime sont pourtant, elles aussi, des images extraordinairement intéressantes.

Il convient de les examiner non seulement comme des images pour la science, mais aussi comme des images de la science. Transposant les méthodes scientifiques de Bertillon hors les murs de l’atelier photographique spécialement conçu et aménagé pour réaliser avec rigueur les portraits anthropométriques, elles concernent non pas le signalement des individus mais l’analyse des indices, activité sur laquelle se fonde la criminalistique moderne. Les clichés sont réalisés selon une procédure qui permet non seulement de reconstituer la volumétrie des corps et des objets, mais aussi de tirer un plan mathématiquement exact du lieu photographié ». T. Castro, « Une cartographie du crime : les images d’Alphonse Bertillon », Criminocorpus, Identification, contrôle et surveillance des personnes, article mis en ligne le 6 mai 2011, consulté le 19 décembre 2018, http://

journals.openedition.org/criminocorpus/354.

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Rien n’est alors soulevé concernant la réception émotionnelle de ces images. Elles se voient approchées comme les maillons de la chaîne indiciaire, comme des traces qui participent à la traque du récidiviste, mais la violence à laquelle elles exposent possiblement les intervenants échappe, elle, à toute préoccupation. Si les enjeux politiques de la gestion des récidivistes semblent avoir mis en lumière le paradigme indiciaire, ils ont maintenu dans l’ombre la question de la charge émo- tionnelle de l’image du crime, et de son impact sur ceux qui en seraient désormais désignés comme les spectateurs et créateurs systématiques, à savoir les membres de certains services spécialisés de la police20.

Il a fallu attendre la moitié du XXe siècle pour que la charge émotionnelle de l’acti- vité professionnelle suscite l’intérêt, et que les modes de défenses deviennent un objet d’étude pertinent. Dans ce champ, la clinique du travail s’impose comme une source de connaissance abondante. D’origines et influences multiples (psycho- pathologie, psychologie sociale, psychanalyse, etc.), cette discipline est d’abord nommée, dans les années 1950, psychopathologie du travail. Son basculement, dans les années 1970, dans le champ de la normalité, lui a permis une extension consi- dérable, notamment dans l’étude des modes de défense et des ressources mobi- lisées pour contrer la souffrance possiblement générée par le contexte spécifique du travail21. Pour parvenir à une analyse permettant d’emporter les spécificités inhérentes à un métier et aux représentations y afférentes, l’image violente doit donc être appréhendée dans le contexte spécifique professionnel auquel elle ap- partient : ici, celui de l’institution policière.

La clinique du travail distingue deux types de modes défensifs : ceux qui distan- cient les individus des éléments dangereux ou menaçants (mécanismes de déga- gement) et ceux qui les transforment (les mécanismes de défense)22. Dominique Lhuilier conçoit les stratégies de défense, au sein de l’institution policière, prin- cipalement dans leur mouvement de distanciation de la menace. Cette auteure expose que « les stratégies défensives tendent à prévenir, à encadrer ces processus d’identification, à limiter les risques de compassion, à contrôler l’émergence de sentiments de culpabilité… Elles portent sur des représentations de la situation de travail et/ou sur les affects qui lui sont associés et modifient le regard porté sur l’Autre : le recours à la catégorisation sociale permet la construction d’une représentation du “client” qui légitime le rôle et les pratiques professionnelles, comme il garantit le maintien de la distance et la réduction de l’engagement émo- tionnel »23. Les mécanismes de dégagement, tels que la catégorisation, sont, dès lors, considérés comme préférentiellement mobilisés par les membres du corps de police. Les mécanismes de défense sont, quant à eux, aussi envisagés dans

20 Ici, nous comprenons par « services spécialisés de police » ceux dont les missions sont spécifique- ment dédiées à la descente sur les scènes de crime pour procéder au relevé des traces, à la réalisation de ces images violentes, ainsi que ceux qui sont amenés à les exploiter de façon intensive.

21 Ch. Dejours, « La clinique et la psychodynamique du travail », Le Carnet Psy, 2015, vol. 8, n° 193.

22 D. Lhuilier, Cliniques du travail, Toulouse, Erès, 2007.

23 Ibid., pp. 187-188.

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leur rapprochement avec autrui. On peut citer l’identification projective, ou l’al- truisme24. Ces deux mécanismes de défense décrivent une dynamique qui impose une réduction de la distance entre l’individu qui les mobilise et l’élément perçu comme menaçant. Les stratégies défensives peuvent dès lors être envisagées dans un continuum proposant, à une extrémité, une augmentation de la distance entre l’individu et l’élément dont il entreprend de se défendre, et à l’autre, une réduc- tion de cette distance, jusqu’à sa quasi-extinction.

Nous nous sommes interrogée sur un possible glissement, sur ce continuum, des stratégies défensives adoptées par les membres de services spécialisés, au sein de la police, du fait de leur surexposition à l’image violente. Les stratégies défensives adoptées par les membres de services spécialisés suivent-elles le mouvement de distanciation des mécanismes de dégagement propres à la police, ou s’agit-il de processus autres, spécifiques aux membres de services spécialisés du corps de police ?

II Méthodologie

Du mois de janvier au mois de mai 2018, nous avons réalisé une enquête de ter- rain25, et invité 8 membres de services spécialisés de la police fédérale belge à participer à des entretiens semi-directifs, d’une durée respective d’approximative- ment deux heures, sur base d’un guide d’entretien. Chaque rencontre a été enre- gistrée, avec l’accord de nos intervenants. La mise en place d’un dispositif d’enre- gistrement de la parole délivrée dispense le chercheur d’une prise de notes fasti- dieuse, souvent lacunaire, et permet de surcroît une implication mutuelle dans la rencontre. L’échange induit une dynamique indispensable puisque « l’entretien semi-directif est […] une conversation ou un dialogue qui a lieu généralement entre deux personnes. Il s’agit d’un moment privilégié d’écoute, d’empathie, de partage, de reconnaissance de l’expertise du profane et du chercheur »26. Associé à une structure commune de sujets abordés, cet espace d’échange nous permet à la fois de disposer d’une parole libérée, potentiellement plus riche et profonde, tout en maintenant une harmonie entre les différents témoignages, ce qui favorise une analyse qui tient compte de sujets transversaux, ceux décidés par notre probléma- tique et orchestrés dans notre guide d’entretien.

Au vu de la petitesse des services que nous avons mobilisés, l’anonymisation est difficile, voire impossible à atteindre. En effet, toute recherche approchant des terrains où la distance entre enquêteurs et enquêtés est réduite, accentue le risque

24 S. Callahan, H. Chabrol, Mécanismes de défense et coping, Paris, Dunod, 2013.

25 L. Molitor, Les membres de services spécialisés de police au prisme de l’image violente, Mémoire réalisé en vue de l’obtention du grade de Master en criminologie, Bruxelles, École des sciences criminolo- giques, Université Libre de Bruxelles, 2018.

26 G. Imbert, « L’entretien semi-directif : à la frontière de la santé publique et de l’anthropologie », Recherche en soins infirmiers, n° 102, 2010, p. 25.

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d’interconnaissance notamment entre enquêtés et lecteurs de l’enquête27. Le mi- lieu professionnel duquel nous extrayons notre échantillon est restreint, il est une zone d’étendue limitée où chacun se connaît. L’anonymisation, quelle qu’en soit la forme, en est rendue presque inaccessible. Cependant, nos enquêtés, durant l’exposé de notre projet, ont été informés du risque d’une anonymisation pou- vant être facilement déjouée, sans que cela n’entrave leur adhésion à notre travail.

Aussi, nous ne détaillerons pas le profil de chacun de nos intervenants. Nous pré- cisons toutefois que nos enquêtés proviennent de services différents, exercent des tâches et endossent des missions et des statuts tout aussi différents, mais que tous disposent d’une expérience dans une fonction qui les expose, voire les surexpose, à l’image violente28.

Ceux que nous avons rebaptisés Marcel, Irène, Samantha, Natacha, Élise, Henri, Maurice et Béatrice sont membres de services spécialisés de la police fédérale.

Marcel, Irène et Samantha travaillent pour Child Abuse, service spécialisé en iden- tification de victimes ou d’auteurs de faits de pédophilie sur base du visionnage de séquences vidéo ou autres images numériques diffusées sur Internet. Natacha et Élise font partie du Disaster Victim Identification, service en charge de l’identi- fication de corps ou de restes humains découverts sur des sites fort diversifiés (catastrophes, suicides, scènes de crime, etc.). Henri et Maurice, tous deux pho- tographes de formation, ont intégré un laboratoire de police technique et scienti- fique, en charge des descentes sur les lieux et du relevé des traces sur les scènes de crime. Béatrice, quant à elle, est spécialiste en morphoanalyse de traces de sang. Elle intervient, sur le terrain ou sur base de photographies, pour aider à déterminer les gestes posés par les différents protagonistes d’une scène de crime.

Si habituellement, le chercheur doit négocier une entrée sur le terrain avec le statut difficile de l’étranger, de l’intrus, particulièrement dans l’univers policier29, cela ne fut pas notre cas. Nous faisions nous-même partie de l’institution que nous inves- tiguions. Cette position peut apparaître comme un avantage certain, un privilège garantissant l’accès au terrain sans que ne soient craints les refus, les portes et les langues de bois. Et pourtant, s’il est vrai que l’accès pratique au terrain fut facilité par notre partage des lieux et notre position au sein de l’institution policière, nous avons rencontré d’autres difficultés. Tout d’abord, notre familiarité avec l’univers

27 M. Huyghe, L. Cailly, N. Oppenchaim, Partage des données d’enquêtes en recherche qualitative : approche juridique, éthique, déontologique et épistémologique, Rapport de recherche, CITERES (Uni- versité de Tours), 2018, p. 15.

28 C’est le sémiologue François Jost qui fait écho de la façon la plus pertinente à la nécessité qu’est la nôtre de définir le concept de l’image violente. Dans l’ouvrage collectif La terreur spectacle, publié en 2006, François Jost offre de distinguer l’image violente de l’image de violence : « Pour résumer, l’image violente se caractérise par le fait qu’elle produit un choc perceptif ; l’image de la violence produit un choc émotif, qui n’est pas forcément perceptif ». Les images de violence évoquées par François Jost sont parfois génératrices d’émotions par la simple suggestion, sans que ne soient perceptibles les contours, les éléments de la scène dont il est question. Nous traitons, dès lors, bien des images violentes, dans le sens où celles-ci sont toujours perçues visuellement par nos enquêtés, et provoquent, de ce fait un choc perceptif. F. Jost, « Les images du 11 septembre sont-elles des images violentes ? », in D. Dayan (dir.), La terreur spectacle, Bruxelles, De Boeck, 2006, p. 73.

29 D. Lhuilier, op. cit., p. 60.

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professionnel de nos intervenants a provoqué un risque de malentendu. Notre position semblait, en quelque sorte, dispenser nos enquêtés d’éclairer certains de leurs propos. Durant les entretiens, il n’est pas rare qu’un intervenant nous rallie à sa pensée par de petites allusions comme « Tu sais bien hein ? », ou « Je ne vais pas t’expliquer ça, tu es au courant… ». Il nous a fallu, consciente que ces raccour- cis pouvaient générer des malentendus, insister sur notre rôle de chercheur. Ce positionnement, lors des entrevues, est opposé à celui prôné pour une enquête où le chercheur est externe au milieu qu’il observe. Dans ce cas, le chercheur tente d’amenuiser la distance qui le sépare de ses informateurs, il doit mettre en avant son exploration préalable, gage à la fois de respect et d’intérêt pour son interve- nant, mais aussi démonstration d’une implication sincère qui facilite l’acceptation de sa démarche. Il doit diminuer la sensation intrusive qu’il peut provoquer, gom- mer les traits saillants de son externalité, pour s’approcher de l’autre, dans une démarche compréhensive, voire empathique30.

Nous avons dû exercer une dynamique autre. Nous avons dû forcer le trait de la distance entre chercheur et enquêté. Pour nous décaler autant que faire se peut d’une position d’emblée trop familière, nous avons sélectionné des intervenants éloignés de nos activités professionnelles31, nous avons exposé clairement notre projet de recherche et privilégié un lieu de rencontre qui soit celui du choix de nos intervenants, en préférant, si possible, les rencontres sur leurs lieux de travail.

Notre position est complexifiée par les incidences qu’une familiarité profession- nelle peut générer, et, par là même, elle nécessite des ajustements, non pas qui augmentent une distance qui servirait l’illusion d’une vaine neutralité, mais qui permettent l’adaptation de la perception de nos intervenants à notre posture : celle du chercheur. Plus que nous distancier de notre objet, nous suscitons une dynamique qui nous décale de notre condition de membre de la police technique et scientifique pour glisser vers celle du criminologue. Nous actionnons un levier réflexif, lui imposons un mouvement qui permet le maintien de l’équilibre de notre posture, malgré notre familiarité avec notre terrain.

III Analyse des données

Notre recherche32 a permis de mettre en lumière l’usage, par nos intervenants, d’un véritable outil permettant la mobilisation de modes défensifs variés, dont le fonctionnement peut être compris par analogie avec celui du prisme optique. Ce dispositif permet la mise en œuvre de deux phénomènes principaux, à savoir : la diffraction et le déplacement. S’ils induisent des processus dynamiques diffé- rents, leur fin demeure la préservation du spectateur lors de sa confrontation aux

30 J.-C. Kaufmann, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996.

31 Si nous étions de la même institution, nous ne collaborions que rarement et nous n’entretenions aucun lien affectif avec nos intervenants.

32 L. Molitor, op. cit.

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images violentes. Cependant, nous devons aussi, pour embrasser complètement notre objet de recherche, nous attarder sur les imperfections de ce dispositif.

A Faire face par diffraction

En optique, le phénomène de diffraction dissocie la lumière blanche en un spectre visible de couleurs dissociées. Cette décomposition est rendue possible par le fait que chaque couleur, composant la lumière blanche, dispose d’une longueur d’onde différente. Lors de son passage dans le polyèdre, dont la densité est diffé- rente de celle de l’air, chaque couleur est ralentie de façon différenciée. À la sortie du prisme optique, les couleurs sont perceptibles séparément. Nous considérons que nos intervenants agissent en somme comme s’ils procédaient, au moyen d’un prisme défensif, à la diffraction de l’image violente. Ils démontrent leur capacité à se focaliser sur un seul aspect de l’image à laquelle ils sont confrontés. Cette focalisation n’est possible que si l’image violente est décomposée, déclinant ses différents aspects. Nous avons distingué deux faces du prisme défensif opérant un phénomène de diffraction des images violentes : la face défensive proximale et la face défensive technique.

1 Une double face défensive proximale

La face défensive proximale permet la focalisation de nos intervenants sur cer- tains protagonistes de l’image violente, principalement sur les victimes ou les auteurs. Dans les deux cas, cette stratégie de défense est caractérisée par une dynamique qui émerge d’un rapprochement fonctionnel entre spectateurs et acteurs de l’image et s’accentue à mesure qu’elle est mobilisée.

Certaines fonctions au sein des services spécialisés de nos intervenants requièrent un rapprochement avec les victimes au sens élargi du terme. Les membres du DVI, par exemple, sont amenés à multiplier des contacts avec les familles des disparus, que ce soit pour rassembler des éléments qui appuient l’identification de la vic- time, ou pour annoncer la nouvelle de son décès. Dans ce cas, le rapprochement avec les victimes33 induit, pour certains intervenants, un ressenti empathique qui leur permet d’agir, poussés qu’ils sont par l’énergie délivrée par l’émotion.

33 C’est principalement le cas, dans le cadre de notre enquête, de nos intervenants membres du DVI (Disaster Victim Identification). Le DVI procède à l’identification des personnes décédées, de restes humains et de personnes ne pouvant plus s’identifier elles-mêmes. Ce service intervient aussi pour la récupération de corps ou de restes humains et réalise des missions de necrosearch (archéologie forensique). Concrètement, ce service est appelé quasiment quotidiennement à la suite de la décou- verte de corps ou de restes humains, dans tous les états et en tous lieux. Ils sont noyés, brûlés, enter- rés, en état de décomposition, broyés, momifiés, ils sont éparpillés sur les voies de chemin de fer, coincés par l’hélice d’un bateau, ensevelis sous la terre… Chaque intervention consiste à parvenir à l’identification de ces victimes inconnues avec l’aide des informations délivrées par les familles. Les membres du DVI réalisent de nombreuses tâches de terrain qui nécessitent la confrontation directe aux images violentes et aux victimes. Ils assistent, entre autres, aux autopsies, manipulent des corps de personnes décédées, ou des restes de corps, dans des circonstances très diversifiées.

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Oui, j’évacue l’émotion, au fur et à mesure... Et c’est peut-être quelque chose qui fait que j’arrive à avancer comme ça... On travaille tous différemment, je pense que c’est peut-être aussi un peu ma force... (Natacha)

D’autres, principalement confrontés aux auteurs des faits34, élaborent une percep- tion « réhumanisée » du criminel. Celui-ci se voit rapatrié parmi les êtres sen- sibles, il se soustrait du portrait discriminant dressé par d’autres membres du corps policier.

Alors qu’on a en général plutôt l’image que c’est monstrueux, c’est inhumain, c’est inconcevable, que ces gens-là pensent pas comme nous et tout... alors qu’en général, je trouve que si. (Béatrice)

Cette face défensive se distingue de tout mécanisme de défense qui définit la pro- tection de l’individu comme indissociable de la prise de distance avec l’élément menaçant, à savoir, dans notre recherche : l’image violente. Elle a cela de particu- lier qu’elle permet d’opérer un mouvement inverse, d’accentuation de la proxi- mité, laquelle procure soit de l’énergie soit de l’empathie.

La mobilisation de la face défensive proximale, qu’elle soit dirigée vers la victime ou vers l’auteur, s’inscrit en parfaite contradiction avec les stratégies de catégori- sation35 évoquées par la clinique du travail, lesquelles visent à réduire l’individu à son « symptôme » (prostituée, dealer, braqueur, femme battue, etc.). La catégori- sation protège. Elle réduit l’être à l’agir, vulgarise les perceptions, scinde la réalité en groupes séparés les uns des autres par des barrières protectrices, elle génère l’« autre », le distingue de nous.

Si la face défensive proximale rapproche nos intervenants des victimes ou des auteurs, elle les distancie tout autant de leurs pairs, les inscrivant dans un malaise tabou, presque inavouable tant la non-adhésion au système pénal ou à une vision dichotomique séparant les auteurs des victimes est assimilée à une forme de tra- hison d’idéal au sein du corps de police.

Dire aux enquêteurs « Oh, le pauvre, apparemment c’est quelqu’un qui avait une vie super-difficile, il a vraiment pété une case », et ouh ! Tu sens bien que tu ne peux pas dire ça, vraiment pas !! (Béatrice)

34 Béatrice est spécialiste en BPA (blood pattern analysis). Elle vient en appui aux unités demande- resses par la délivrance d’une expertise des traces de sang laissées sur les lieux des faits. Sur base de photographies des lieux, ou suite à une descente sur la scène à analyser, la spécialiste en BPA étudie les traces disponibles. À partir de ses résultats, elle est à même de donner des éléments nouveaux à l’enquête, à savoir ; la dynamique des faits, la position de l’auteur, celle de la victime, la direction des coups portés, le nombre de déplacements opérés par la victime, etc. Ces analyses requièrent l’usage d’une méthode rigoureuse et l’observation minutieuse et approfondie des traces de sang, mais aussi de toute la scène, pour pouvoir apporter des réponses contextualisées et précises.

35 D. Lhuilier, op. cit., p. 188.

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Si certains nuancent cette position, beaucoup perçoivent leur métier comme un métier fortement différencié de celui des policiers non spécialisés, et ressentent un décalage certain avec l’institution policière.

Je n’ai jamais eu la fibre du policier « normal », j’ai toujours été… décalé ! (Mau- rice)

Cet écart est raconté comme indissociable d’un sentiment d’isolement d’autant plus important que l’institution policière se présente comme un corps, composé lui-même de membres, uniformisés par le port de la pelure (uniforme), symbole d’affiliation à cette instance solidaire voire compacte36. Le sentiment d’apparte- nance rassemble, unifie, renforce et protège ceux qui le partagent. En cela, il est considéré à lui seul comme le moteur de certaines stratégies défensives collec- tives37. Par l’usage de la face défensive proximale, les membres de services spé- cialisés de la police surexposés aux images violentes se distinguent des policiers non spécialisés.

2 La face défensive technique

Il s’agit vraisemblablement de la face défensive la plus évidente. Nos intervenants sont des acteurs, ils appliquent des procédures, respectent des normes, utilisent un matériel spécifique, des logiciels, ils sont maintenus dans des protocoles par une mission fortement structurée. La possibilité pour nos enquêtés de percevoir les images violentes au moyen de la face défensive technique de leur prisme est facilitée par la mise à disposition d’un véritable arsenal technique, apte à les dé- tourner des effets perturbants des images violentes, en se focalisant sur les actes techniques qu’ils ont à poser. Julien Bernard relève également ce mode défen- sif dans le métier des pompes funèbres par ces mots : « La concentration sur les gestes ou la formalisation du protocole évoque probablement la forme la plus répandue de contrôle de soi. Elle s’illustre à la manière de procéder “par étapes”

lorsque l’on habille un cadavre ou dans la mise en bière, la préparation du corps et la présentation du cercueil »38. Nos données nous livrent facilement l’usage de cette face défensive technique, mais celle-ci prend des formes différentes et nuan- cées d’individu en individu, et varie aussi en fonction de la nature des images violentes à traiter. Nous avons répertorié trois déclinaisons principales de cette face défensive technique, en fonction de nos enquêtés. Les outils, impératifs et compétences qui caractérisent leurs interventions nous permettent d’envisager les déclinaisons de la face défensive technique comme suit : les possibilités tech- niques offertes aux spectateurs du passage à l’acte (les membres de Child Abuse),

36 Ibid.

37 Ibid., p. 158.

38 J. Bernard, Croquemort, Paris, Métaillé, 2009, p. 161.

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aux techniciens de la scène de crime (membres du DVI et UCE39), et aux photo- graphes de scènes de crime.

3 Faire écran

La confrontation aux images pédopornographiques, traitées par le service Child Abuse, dont Samantha, Irène et Marcel font partie, s’opère dans un cadre très tech- nique. Ces outils, ces nouveaux intermédiaires permettent-ils de favoriser certains modes de fonctionnement défensifs ?

Pour nos intervenants du service Child Abuse, confrontés à l’image violente de façon indirecte, la possibilité technique d’interrompre une séquence vidéo, ou de décider de dissocier la piste audio de la piste vidéo constitue des opportunités de ne se focaliser que sur l’aspect technique de leurs tâches. Samantha nous confie l’appréhension qu’elle a ressentie lors du traitement d’un dossier pour lequel elle craignait les effets de la piste audio, associée à la piste vidéo. Le dossier présentait une scène particulièrement violente, celle du viol et d’actes de torture sur un bébé pendant près d’une heure.

Donc je me suis dit que si je devais dans un premier temps « voir » cette vidéo, ce que je ferais c’est regarder la vidéo, et si j’en ai vraiment l’utilité, j’écouterais la vidéo mais sans les images. Je ne voulais pas combiner les deux. C’est ce qui m’est arrivé avec cette vidéo, c’était la première fois que j’étais confrontée à une vidéo où justement il y avait abus, torture, etc., et il y avait ce fameux son que je ne voulais pas entendre… (Samantha)

Comment expliquer ce besoin de dissocier le son de l’image ? Dans l’ouvrage collectif, La terreur spectacle, tout entier dédié aux images des attentats du 11 sep- tembre 2001 à Manhattan, François Jost évoque l’impact du son des images sur le processus d’identification aux images perçues « d’abord paradoxalement, parce que le son nous fit habiter l’image. Le plan général partageait avec le tout début du cinéma, son mutisme, y compris lors de l’écroulement du World Trade Center.

Avec ces images de “scaphandrier” immergé dans la réalité, selon un mot d’Edgar Morin, les cris, les hurlements, les sirènes rendaient perceptible la confusion en facilitant l’identification du vu au vécu »40.

Les séquences vidéo, ou les photographies numériques, offrent une plus grande latitude à nos enquêtés en matière de possibilités techniques pour se préserver des effets des images. La vue est un sens pratique. Détourner le regard ou fermer les yeux est toujours une possibilité. Nos intervenants, sur les scènes de crime, disposent de moins d’options quant au fait de détourner leurs capteurs sensoriels

39 L’Unité Centrale Eenheid est un service de la direction centrale judiciaire et technique, regroupant des expertises en police technique et scientifique telles que l’analyse des traces d’oreille, d’outils, de pneus, ou la morphoanalyse de traces de sang.

40 F. Jost, op. cit., p. 72.

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de ce à quoi ils sont soumis. Ne pas sentir les odeurs d’un cadavre en décomposi- tion lors de sa découverte, ou ne pas sentir, au toucher, le corps que l’on doit dé- placer s’avèrent être des exercices impossibles à mener à bien. Aussi, concernant l’approche de l’image violente par voie indirecte, il existe une facilité de contrôle sensoriel, encore amplifiée par l’interface technique.

Nous l’avons déjà précisé, nos enquêtés membres du service Child Abuse se voient quotidiennement confrontés aux images du passage à l’acte par écran interposé.

Aussi, nous nous sommes interrogée sur l’incidence de ce dispositif technolo- gique. En effet, l’écran peut être défini de plusieurs façons ; s’il est matériellement la surface sur laquelle apparaît l’image visible, il est aussi utilisé pour qualifier tout ce qui entrave le regard, qui empêche de voir, qui dissimule. Le témoignage de Samantha semble mobiliser l’écran dans tous les sens du terme.

... ce serait des photos avec des images de synthèse, ce serait pareil pour moi […].

Je dépersonnalise les enfants parce que je ne veux pas m’attacher quelque part à eux. Je ne veux pas avoir quoi que ce soit comme sentiment pour eux, je ne veux pas trouver ça injuste ou douloureux ou quoi que ce soit, ça je ne le veux pas.

(Samantha)

Nous émettons l’hypothèse que la face défensive technique mobilisée par Saman- tha utilise l’écran comme un dispositif de virtualisation. Ce ne sont pas des en- fants, ce sont des images d’enfants. Cette conversion opérée, Samantha est pro- tégée d’effets perturbants qui pourraient, par exemple, lui faire assimiler, par le constat d’une ressemblance physique, une victime à un de ses propres enfants. Ce processus nous ramène à un mécanisme de défense névrotique (intermédiaire), celui de la dissociation en ce sens qu’« elle permet de se détacher d’une réalité interne ou externe, douloureuse ou insupportable »41. Plus particulièrement, nous identifions une forme de déréalisation, mode défensif caractérisé par la perception d’étrangetés dans un environnement qui perd son aspect familier42. Les enfants, virtualisés, dépourvus de toute identité réelle sont, au regard des théories des mécanismes de défense, déréalisés. L’on envisage la virtualisation comme une dé- réalisation systématisée, facilitée par l’interface technique qu’est l’écran.

4 L’urgence comme défense

La face défensive technique, mobilisée par les intervenants en lien direct avec la scène de crime ou de découverte de cadavre(s) à identifier, est liée à des impératifs procéduriers et temporels. La scène de crime doit, bien souvent, retrouver son aspect « normal » le plus rapidement possible. Les accidents de chemin de fer, par exemple, ou toute autre intervention sur la voie publique, font l’objet d’une contrainte en termes de vitesse d’exécution. Cette contrainte de la gestion du

41 S. Callahan, H. Chabrol, op. cit., p. 52.

42 Ibid., p. 54.

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temps lors des interventions permet d’ajouter aux outils et procédures un rythme, une focalisation technique qui doit suivre un timing serré. Les impératifs tempo- rels oppressent et imposent l’urgence. Cette précipitation dans l’action, qui s’avère salvatrice par le peu d’espace qu’elle concède à tout autre chose, est une carac- téristique du milieu professionnel dans lequel s’inscrit notre objet, Dominique Lhuilier précise que « l’urgence accentue encore le climat de tension. L’objectif est toujours de raccourcir les délais d’intervention ; c’est d’ailleurs un des critères de l’évaluation du travail policier. Le climat suscité par les gyrophares et les sirènes dans les véhicules de police participe de cette mise en condition avant action »43.

Je pense qu’il y a quand même un gros gros gros point qu’il faut mettre en évidence, c’est qu’on a de quoi se raccrocher, c’est sur l’aspect technique, on a tellement d’im- pératifs techniques en tête, que les images aussi horribles qu’elles soient, ça veut dire quoi qu’elles sont horribles ? Ça voudrait dire qu’on a le temps de s’émouvoir hein ?... C’est ça que ça veut dire... Or là, il n’y a pas le temps. (Maurice)

L’utilisation de cette face défensive technique apparaît comme tellement efficace que certains intervenants se sentent épargnés au plus haut point des effets per- turbants des images violentes, plus encore, nous confient-ils, que les enquêteurs, lesquels sont perçus par certains de nos enquêtés, comme les seuls à devoir réelle- ment composer avec l’aspect émotionnel de la suite des investigations.

La façon dont j’approche une scène de crime met clairement une barrière qui me limite au côté technique du dossier tout en me mettant un peu dans la peau de ce qui s’est passé, mais je ne serai pas confronté aux familles qui hurlent, pleurent et n’en peuvent plus... Ou encore de l’auteur qui nie, qui zigzague, ou qui s’écroule.

(Maurice)

En la recevant par la face technique du prisme défensif, l’image de mort de la scène de crime devient, pour nos intervenants, une image neutre, ou neutralisée, contrairement, pensent-ils, aux confrontations entreprises par les enquêteurs avec les vivants (les témoins, victimes, proches des victimes, auteur, etc.) qui leur appa- raissent plus compliquées à gérer.

5 Mise au point d’une stratégie défensive

La face défensive technique est aussi fréquemment utilisée par les photographes de scène de crime. Les conditions de luminosité, d’exiguïté des lieux, constituent souvent de véritables défis pour un photographe technicien. Capturer la lumière, mettre en évidence ce que l’image peine à rendre sans un réglage astucieux, voilà une déclinaison de la face défensive technique qui permet, lorsque l’outil n’est pas, en soi, suffisant, une focalisation sur la technique en ce qu’elle peut com-

43 D. Lhuilier, op. cit., p. 131.

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porter de défis. Nous retrouvons cette déclinaison principalement chez Henri, photographe de scène de crime.

Une pauvre dame qui avait été ébouillantée dans sa baignoire, par une casserole d’huile bouillante, donc l’huile a giclé partout évidemment. Eh bien, si tu fais tes photos au flash tout simplement comme n’importe quelle fonction automatique sur l’appareil te le permettrait, hé bien on ne voit pas l’huile. Donc là, il faut réfléchir à comment s’en tirer… Et là, j’ai débrayé le flash, j’ai travaillé en lumière ambiante, avec un temps de pause plus long, et en fait je me suis arrangé pour faire réfléchir la petite lumière du lavabo dans les gouttelettes et là, blinks ! Ça devient super visible. C’est une petite astuce hein, c’est pas grand-chose, mais donc, il faut voir le but qu’on se fixe. (Henri)

Nous pensons que le défi technique peut représenter un renfort de cette face dé- fensive. Dans le témoignage d’Henri, l’image de la victime ébouillantée s’estompe derrière la prouesse technique d’avoir pu rendre visible, par un procédé astu- cieux, un élément essentiel de la scène de crime.

Le photographe n’est pas seulement un technicien, il est aussi un artiste. Lors de nos entretiens avec Henri et Maurice (photographes de formation), il a d’abord été question de la photo qui révèle avec réalisme et méthode, la scène de crime. Tous les deux, en effet, présentent la particularité d’être confrontés à l’image violente, mais aussi d’en créer, ils sont récepteurs, et créateurs d’images violentes. Henri nous expose ses façons de faire, qui permettent une vue aérienne de la scène, Maurice explique ce qui peut être photographié, et à quel stade de l’évolution sur la scène de crime. Cependant, après avoir fait le tour de ces considérations pure- ment techniques, tous deux évoquent une approche esthétique de l’image vio- lente. La contrainte temporelle évoquée dans le point précédent apparaît comme un frein à la réalisation de belles photos.

Il y a des scènes qui pourraient permettre de faire des prises de vue magnifiques mais je dis vraiment magnifiques dans le sens esthétique du terme… mais c’est quasi impossible, on n’a pas le temps. Et puis on est dans un autre mode de fonc- tionnement. (Maurice)

La déclinaison esthétique de la face défensive technique agit parfois comme une simple suggestion. Le photographe, pour des raisons éthiques, s’il ne réalise pas toujours le cliché de plus, y songe et l’envisage. L’effet défensif est alors opérant, il a focalisé l’intervenant sur l’esthétique de l’image, le détournant de son aspect violent.

Il y a des scènes de crime horribles, il faut le dire, où ça m’est déjà arrivé de dévier de ma scène de crime parce que je vois une image en dehors, ou même dedans, que je trouve magnifique, et je vais faire un cliché en plus. Et alors, parfois, j’ai des idées, mais je ne le fais pas parce qu’il y a une certaine déontologie en moi qui me

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l’interdit, des trucs qui peuvent paraître trash avec des voies de chemin de fer où je me dis « Oula, ça, en noir et blanc, ça donnerait super bien ! », mais je m’interdis de faire ça, vis-à-vis de la personne, ou du morceau de personne qui est devant moi.

Mais j’y pense, c’est sûr. (Maurice)

Quand la pression horaire se relâche, et que la photo esthétique devient possible, Henri nous confie se laisser aller à son envie de réaliser de beaux clichés. Cette démarche lui paraît évidente.

Mais... là maintenant il faut dire que le temps fait son travail, je suis déjà déformé par la technique... clairement... mais il m’est déjà arrivé, dire l’inverse, ce serait mentir, de faire des photos sur place pour le plaisir. Parce que la scène est... voilà...

clairement... bah oui... évidemment évidemment... (Henri)

La face défensive technique, assortie de la contrainte temporelle, ou de la néces- sité de répondre à un défi, maintient l’individu sur une focalisation dans les actes techniques uniquement. Dès que l’un de ces deux critères s’affaiblit, c’est l’attrait esthétique qui semble assurer à nos intervenants photographes une protection face à l’image violente. Les prises de vue esthétiques prennent le relais du ca- ractère urgent, ou du défi technique de l’intervention. Le spectateur est invité à contempler, à se laisser emporter par la fascination que peut provoquer l’image44. L’artiste, tapi dans l’esprit de notre intervenant prend le relais durant la confronta- tion à l’image violente, il se saisit de la part esthétique de l’image violente diffrac- tée par le prisme défensif et permet à notre intervenant de focaliser son attention sur un aspect inspirant dont l’attrait esthétique euphémise l’horreur de la scène.

B Faire face par déplacement

Concernant le deuxième phénomène, de déplacement, il est à comprendre comme une translation opérée à un objet par sa perception au travers du prisme optique.

L’objet réel et l’objet perçu se voient séparés par une distance dont l’origine est la déviation des rayons lumineux vers la base du prisme optique. Lors de la mobi- lisation de faces du prisme défensif, opérant par déplacement sur les images vio-

44 C’est la sociologue Lilie Chouliaraki, dans un article consacré aux images des attentats du 11 sep- tembre à Manhattan qui se fait l’écho le plus pertinent à notre terrain, elle explore trois topiques, dont celle de la sublimation de la souffrance. Elle affirme que « La troisième topique, la sublimation de la souffrance, instaure une relation de contemplation réflexive vis-à-vis du spectacle même de la souffrance […] elle considère la souffrance comme n’étant ni accablante ni injuste. Elle invite plutôt le spectateur à se complaire au plaisir esthétique d’un tableau vivant, à la mise en images de l’horizon de Manhattan ». (L. Chouliaraki, « Le 11 septembre, sa mise en images et la souf- france à distance », in D. Dayan, op. cit., p. 135). Aussi, ce topique est à dissocier du mécanisme de défense qu’est la sublimation, laquelle est définie par la DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) comme une réponse aux conflits et au stress « en canalisant des sentiments ou des impulsions potentiellement inadaptées vers des comportements socialement acceptables (par exemple, les sports de contact pour canaliser des accès impulsifs de colère ». (S. Callahan et H. Chabrol, op. cit., p. 35). La prise de clichés sur une scène de crime est loin d’être une réaction qui soit perçue, pensons-nous, comme une activité socialement encouragée.

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lentes, les scènes se voient transposées dans une réalité où sont exacerbés certains aspects. Nous répertorions la face humoristique et la face vocationnelle comme faces défensives opérant par déplacement.

1 La vocation comme protection

Nous attendons de ces services spécialisés de police qu’ils agissent conformément aux normes que nous associons à l’institution qu’ils représentent, elle-même ins- crite dans notre système de valeurs sociétales, qui comprennent indéniablement des associations entre l’altruisme et l’exercice de certaines professions. Nous nous dégageons donc de la pulsion altruiste purement individuelle. Le pompier, le policier, ou le professeur sont couramment cités comme les professionnels qui entrent en fonction comme on entre en religion, prêts à démontrer un dévouement exemplaire, prêts à tous les sacrifices pour remplir leur mission. Mais, comme l’étude menée en 2012 par Sybille Smeets le démontre, l’engagement vocation- nel des policiers envers leur fonction constitue une croyance qui ne résiste pas à l’épreuve du terrain45. Par les résultats de sa recherche, Sybille Smeets poursuit une lecture de l’institution policière comme une instance qui doit être détachée d’une lecture purement et uniquement culturelle, nuisible à toute approche perti- nente, nuancée et complète de cet objet. Or cette analyse ne se vérifie pas dans le cas de nos intervenants. Nous considérons dès lors qu’ils envisagent leurs inter- ventions comme des missions.

La face vocationnelle convertit la scène de crime, la séquence pédopornogra- phique visionnée, en mission altruiste institutionnelle46 que seul l’intervenant peut endosser. Certains vont jusqu’à évoquer l’existence de prédispositions per- sonnelles qui justifient leur engagement dans ces fonctions spécialisées.

Je pense que tous les gens qui restent dans ce milieu, s’ils ont ce sentiment de devoir, d’utilité publique, mais dans le grand sens du terme, de mission, on est peut-être un peu tous utopiques mais c’est l’idée de participer à quelque chose qui n’est pas pour le commun des mortels... (Béatrice)

Nos intervenants perçoivent les images violentes comme celles de tâches voca- tionnelles à accomplir, qu’eux seuls peuvent endosser, parce qu’ils sont investis d’une mission. Le déplacement a opéré, il a transposé l’image violente dans une réalité où notre intervenant n’est pas un simple membre de la police, il est avant tout porteur d’une mission.

45 CerPol ‒ Consortium Education Research of the Police, Belgian longitudinal research on the changes in attitudes to the police role, by police recruits and police officers in Belgium, Pan belge de la recherche longitudinale européenne Recruitment, education and careers in the police (RECPOL), Recherche fi- nancée sur fonds propres. VUB : E. Enhus, S. De Kimpe, C. Demarée ; ULB : S. Smeets ; KUL : A. De Schrijver, J. Maesschalck ; UGent : M. Easton ; ULg : V. Seron ; police fédérale : G. Verstrynge. 2009-2015.

46 S. Moscovici, « Les formes élémentaires de l’altruisme », in S. Moscovici (dir.), Psychologie sociale des relations à autrui, Paris, Nathan, 2000, pp. 71-86.

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2 Rire de tout ?

Si nos enquêtés partagent des anecdotes morbides, parfois sinistres, et souvent difficiles, ils parlent aussi de la place particulière qu’ils réservent à l’humour.

Nous savons que l’usage du rire participe à une prise de distance, à un processus de décompression nécessaire dans de nombreuses situations, pas exclusivement professionnelles. Ce qui en fait une face défensive particulière dans notre ana- lyse, c’est qu’il surgit ici dans des lieux où la morbidité, la violence, dominent. Le contraste est d’autant plus saisissant.

Je peux très bien te raconter des blagues pédo [sur la pédophilie], et ça me fait vrai- ment rire hein [elle insiste sur le « vraiment »]. Je trouve ça dégueulasse, je trouve ça gros, mais ça me fait rire, ça me permet de décompresser aussi. (Samantha) La face défensive humoristique permet l’exacerbation de l’aspect comique de cer- taines images violentes. Cependant, l’usage de cette face défensive est soumis à condition. Elle requiert le consentement tacite des protagonistes en présence et ne peut opérer qu’à un moment propice à son usage. Aussi, mobilisée par un interve- nant auquel le droit n’a pas encore été reconnu d’y recourir, à un moment qui ne s’y prête pas, cette face défensive peut réunir les spectateurs de l’image violente dans une situation où le rire est perçu comme déplacé, et ne permet en aucun cas de désamorcer les éventuelles tensions auxquelles il était destiné à répondre, tel un décompresseur.

Je me souviendrai toujours d’une affaire où on avait sorti un corps du canal, et le médecin légiste ne savait pas que sous la tente où se trouvait le corps, il y avait aussi un membre de la famille de la victime qui était là pour l’identifier… Et il passe la bâche de la tente et il nous lance « Bonjour ! C’est ici le barbecue ? » [rires].

Il y a eu un gros gros silence, et le membre de la famille de la victime, quand ça a été fini, l’a regardé dans les yeux avec du mépris, et puis il est parti. Je m’en sou- viendrai toujours. (Maurice)

Des collègues, autorisés, par l’indispensable consentement tacite, à l’usage de la face défensive humoristique, échangent des propos drôles, qui semblent dédra- matiser une situation des plus sinistres. Dans l’anecdote évoquée par Élise, elle et Natacha tamisent les restes d’un véhicule incendié dans lequel le propriétaire a péri. Scène dramatique s’il en est, exposant deux membres du DVI, tamis à la main, et genou au sol, à la recherche du moindre reste de la victime carbonisée. Et pourtant, l’usage de la face défensive humoristique opère :

Par exemple, avant-hier je suis intervenue avec Natacha, et là c’était un incendie de véhicule et effectivement on a dû tamiser le véhicule et, comme ce n’est pas évident de retrouver des os carbonisés, et de faire la distinction entre des pièces métalliques et des restes humains… À un certain moment, il y avait un morceau de jante qui avait coulé, qui avait vraiment fait comme une goutte de fonte et en

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tamisant je dis à Natacha « Regarde, ça c’est pas une dent ? » [rires] là on a rigolé entre nous. (Élise)

Le rire est alors mobilisé par nos intervenants pour combler le silence, un silence auquel pourrait se substituer tout à fait autre chose que l’élément comique à par- tager. Aussi, utilisé dans l’instant, il apparaît comme un mode défensif contre le vide dans lequel on pourrait sombrer. Il a l’avantage de réunir ceux qui le par- tagent, empêchant alors doublement la chute ; par le comblement du vide qu’est le silence, et par l’appel lancé à autrui, de le rejoindre dans ce mouvement de résistance.

La face défensive humoristique fait certainement écho au mécanisme de défense du même nom. Il est considéré, dans la classification de Kernberg, comme mature, et donc comme mobilisé par les individus en toute conscience. Callahan et Cha- brol s’interrogent : « On peut se demander si l’humour ne fait pas coopérer surmoi et inconscient et si cette rare connivence entre les trois instances47 ne participe pas au sentiment de libération et d’exaltation qui y est lié »48. Si, dans sa considéra- tion psychanalytique, Freud percevait déjà le rire comme inhérent au jeu complice des trois instances psychiques (le ça, le moi et le surmoi), notre terrain transpose, en quelque sorte cette nécessaire connivence par la nécessité d’un échange de consentements, mais entre individus cette fois, pour que le rire acquière toute sa force défensive.

On pourrait envisager que lorsque la face défensive humoristique n’est pas consentie, c’est qu’a échoué le processus de déplacement. On qualifie alors le rire de déplacé, alors que le malaise provient davantage du fait que le phénomène de déplacement n’a pas pu opérer pour tous les intervenants en présence.

Si nos données livrent la mobilisation, par nos intervenants, d’un dispositif dé- fensif prismatique, trouvant place parmi les outils dont ils disposent à chaque confrontation à l’image violente, celui-ci n’en reste pas moins faillible.

C Les fêlures du prisme

Qu’ils optent préférentiellement pour un mode de défense par diffraction ou par déplacement nos intervenants racontent leurs faiblesses, celles qui démontrent l’impossibilité de se prémunir de tous les aspects incommodants de la confronta- tion à l’image violente. À l’évocation de ces points de perméabilité de leur prisme défensif, la parole est parfois moins fluide. Nous relevons nombre de signes qui révèlent l’émotion, la difficulté de dire ces failles. Certains bégayent légèrement, cherchent leurs mots, trébuchent, reformulent sans cesse. D’autres laissent sou-

47 Chabrol fait ici référence aux trois instances psychanalytiques que sont le ça, le moi et le surmoi.

48 S. Callahan et H. Chabrol, op. cit., p. 35.

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vent s’installer le silence. En somme, il y a, dans la parole livrée, la trace de ces fêlures.

Les fêlures du prisme défensif constituent des points de perméabilité à l’image violente, des aspects de l’image violente auxquels nos intervenants restent vulné- rables à l’instant de la confrontation. Nous les distinguons des effets perturbants49 qui modifient leur appréhension du quotidien.

1 Sentir

La première fêlure du prisme souvent rapportée dans les professions en lien avec la mort est la sensibilité à l’odeur. Celle-ci n’est évidemment soulevée, dans notre recherche, que par nos intervenants qui entrent en confrontation avec la scène par voie directe50, et non par ceux qui la côtoient par voie indirecte51. Henri nous confie ne pas pouvoir supporter l’odeur. En particulier celle du cadavre en décom- position.

L’odeur… je ne suis pas fan. Vraiment vraiment... et d’ailleurs, même au niveau des vêtements, ça s’imprègne et tout... c’est connu. Quand je rentrais chez moi à l’époque, la porte était entrouverte, j’étais tout nu sur le paillasson ! C’est juste infernal. (Henri)

Élise le rejoint dans cette aversion :

Moi c’est l’odeur, effectivement. D’office, moi quand je vais faire un examen post- mortem, ou que j’assiste à une autopsie, je mets moi-même du Vicks dans mon nez. Parce que c’est l’odeur, surtout. Toucher, déshabiller, je le fais. Ça va. Mais l’odeur, effectivement… Le dernier dossier qu’on a eu, c’est la première fois que ça m’arrivait, l’odeur était tellement forte que j’ai… ça m’a vraiment pris comme si j’allais… si j’allais remettre quoi. (Élise)

Il serait inconsistant de considérer cette fêlure du prisme défensif comme banale ou accessoire, moins imprégnée d’une charge anxiogène que ne le serait l’image même. La clinique du travail se penche notamment sur l’importance du dégoût qui peut devenir angoisse : « Le passage du dégoût à l’angoisse émerge avec l’idée de danger : le dégoût vise l’inférieur, ce qui est à mettre de côté, à tenir à distance, à évacuer. Quand ces opérations matérielles et psychiques sont impossibles ou difficiles, alors naît l’angoisse »52. Si l’odeur ne maintient pas sa juste place, infé- rieure, en retrait de toute autre perception sensorielle, elle peut devenir angoisse.

49 Pour une meilleure compréhension des effets perturbants voy. L. Molitor, «  Les membres de services spécialisés de la police au prisme de l’image violente », e-legal, (à paraître).

50 Les intervenants confrontés à l’image violente par voie directe sont les membres du DVI et du laboratoire de police technique et scientifique de Bruxelles.

51 Les intervenants confrontés à l’image violente par voie indirecte sont les membres de Child Abuse.

52 D. Lhuilier, op. cit., p. 138.

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