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LA SURVIE COMME DON : RÉFLEXIONS ENTOURANT LES ENJEUX DE LA VIE SUITE AU GÉNOCIDE CHEZ DES HOMMES RWANDAIS Élise Bourgeois-Guérin, Cécile Rousseau

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Texte intégral

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Élise Bourgeois-Guérin, Cécile Rousseau La Pensée sauvage | « L'Autre »

2014/1 Volume 15 | pages 55 à 63 ISSN 1626-5378

ISBN 9782859192952

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- http://www.cairn.info/revue-l-autre-2014-1-page-55.htm

--- Pour citer cet article :

--- Élise Bourgeois-Guérin, Cécile Rousseau, « La survie comme don : réflexions entourant les enjeux de la vie suite au génocide chez des hommes rwandais », L'Autre 2014/1 (Volume 15), p. 55-63.

DOI 10.3917/lautr.043.0055

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Élise BOurGEOIs-GuÉrIn Université du Québec à Montréal Cécile rOussEAu

Université McGill

La survie comme don :

réflexions entourant les enjeux de la vie suite au génocide chez des hommes rwandais

Élise Bourgeois-Gué- rin, Ph. D. en psycholo- gie est chargée de cours au département de psychologie de l’univer- sité du Québec à Montréal, C.P. 8888 succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3P8. Email : bourgeois- guerin.elise@uqam.ca Cécile Rousseauest professeur de psychiatrie à la division de psychia- trie sociale et culturelle de l’université McGill, directrice scientifique du

centre de recherche et de formation, CSSS

de la Montagne.

L

es ravages psychiques et sociaux provoqués par la violence du génocide des Tutsi du Rwanda trouvent écho tant dans la littérature propre au champ de la santé mentale (Hagengimana & al. 1998) que dans les œu- vres artistiques, testimoniales et/ou fictives (Mukagasana 2001, Umurerwa 2000). L’expérience de la survie semble marquée à la fois par le trop et par le vide (Bourgeois-Guérin 2012). D’une part, la souffrance qui plombe les resca- pés est liée aux souvenirs traumatiques qui, assaillants, signent une forme de débordement. De l’autre, la perte des proches, des illusions, projets et espoirs creuse plutôt le vide.

De nombreux écrits en psychologie situent la survie des rescapés dans l’om- bre portée des séquelles traumatiques du génocide (Butera & al. 1999). À notre connaissance, peu d’études se sont cependant penchées sur la façon dont les survivants, en dépit de celles-ci ou en composant avec elles, conti- nuent à vivre suite au génocide. Cette question a constitué une des trames de fond de la recherche que nous avons menée auprès de neuf hommes rwan- dais ayant été exposés au génocide des Tutsi du Rwanda (Bourgeois-Guérin

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2012). Le présent article se fonde sur les réflexions issues de cette étude qua- litative. Il interroge le regard que posent les sujets sur leur survie ainsi que les efforts qu’ils mettent en œuvre pour faire face aux transformations induites par le génocide dans leur vie. Au Rwanda, la mobilisation des victimes suite au génocide donne souvent à entendre la voix des femmes (Gicali 2000, Ka- linda 2006) c’est pourquoi nous avons voulu prêter oreille à celle, beaucoup plus rare, des hommes. Après avoir esquissé un bref portrait du contexte so- ciopolitique entourant le génocide, nous situerons les assises conceptuelles et méthodologiques de notre recherche pour ensuite exposer certaines lignes de force de l’analyse.

le génocide: contexte sociopolitique

Le génocide qui dévaste le Rwanda en 1994 dure plus de trois mois et fait près d’un million de victimes1. La population tutsie est directement visée par les massacres, mais les Hutus dits modérés sont aussi assassinés (Prunier 1997). Les facteurs entourant le génocide sont d’une complexité inestimable et impliquent une responsabilité des puissances étrangères. D’une part, ces dernières ont choisi de ne pas intervenir alors que le génocide se déroulait au vu et au su de la communauté internationale. D’autre part, les théories racia- les introduites par les colonisateurs au Rwanda ont largement contribué à in- duire une fracture ethnique au sein du peuple en fixant des différences entre Hutu et Tutsi2(Chrétien 1997).

L’histoire du génocide est aussi à comprendre dans ses résonances actuel- les. Sur le plan politique, d’importantes violences sont perpétrées dans les pays frontaliers, certaines cautionnées par le gouvernement rwandais qui y traque d’anciens génocidaires (Loire 2005). Ayant à sa tête un ex-militaire tutsi, ce régime suscite la controverse (Organisation des Nations unies 2010).

Certains s’interrogent notamment sur l’« usage guerrier de l’histoire » que le gouvernement en place semble s’autoriser, récupérant la mémoire du géno- cide pour perpétuer de nouvelles violences dans d’autres pays (Loire 2005 : 420). Enfin, sur le plan légal, le processus de condamnation des responsables du génocide suit toujours son cours et d’importants courants négationnistes visent encore à étouffer la reconnaissance des crimes commis.

L’expérience du génocide qu’évoquent les participants rencontrés renvoie ainsi à une histoire non seulement complexe, mais inachevée. La vie dans l’a- près-génocide dont ils témoignent se déroule dorénavant à l’extérieur du Rwanda mais elle fait écho, de multiples façons, à cette histoire contestée dont il faut aussi porter témoignage.

survie, honte et culpabilité

Le sentiment de culpabilité qui tenaille les rescapés face à leur survie a lon- guement été décrit, notamment dans la littérature portant sur l’Holocauste.

Ainsi, les survivants sont nombreux à évoquer l’impression coupable d’être

« vivant à la place d’un autre » (Lévi 1989 : 80). Pour certains, le fait d’avoir survécu là où les autres ont péri nourrit le sentiment de participer, bien malgré eux, à une certaine forme d’injustice en continuant à vivre. Le sentiment cou- pable se double alors d’un constat d’incompréhension face à leur sort d’ex- ception: la survie des uns étant aussi absurde que la mort des autres (Horkheimer 1993).

Dans le champ de la psychologie, plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de la culpabilité du survivant. Bettelheim (1979), dont les réflexions s’appuient notamment sur sa propre expérience des camps de concentration, est l’un des plus connus d’entre eux. Sur le plan des mécanismes psychiques qui la régisse, la culpabilité du survivant a d’abord été explorée à partir du pro- cessus d’identification à l’agresseur, la culpabilité ressentie étant comprise

2 Bien que l’existence de distinctions entre ces grou- pes à l’époque précoloniale alimente les débats (Paquin 2007, Prunier 1997), les au- teurs s’entendent en général pour dire que ces différences ne sont pas naturalisées.

1 Il est à rappeler que le dénombrement des victimes fait encore l’objet de dissen- sions. Le sujet est hautement délicat, le choix du nombre de victimes étant lié, de façon implicite, à des positions poli- tiques différentes vis-à-vis du génocide (Payette 2003).

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comme étant une forme d’agressivité empruntée à l’agresseur puis retournée contre soi (Bettelheim 1980). D’autres auteurs proposent plutôt d’aborder la culpabilité du rescapé par le biais de l’identification aux disparus (Niederland 1981). Ce serait ainsi davantage le sentiment d’avoir commis une faute, celle d’avoir trahi les disparus en leur survivant, qui alimenterait la culpabilité. Cette impression d’avoir en quelque sorte gagné sa vie sur celle des autres, Lévi la soulève clairement: « Ce n’est qu’une supposition, moins: l’ombre d’un soup- çon: que chacun est le Caïn de son frère […]. Ce n’est qu’une supposition, mais elle ronge » (1989 : 80) ». La notion de trahison offre ceci d’intéressant qu’elle fraye avec les enjeux de loyauté et permet d’aborder une dimension importante de l’expérience des rescapés, celle de la honte.

Moins exploré en psychologie que celui de la culpabilité, le sentiment de honte constitue également un riche point d’entrée pour réfléchir à la com- plexité de la souffrance qui pèse sur les rescapés. La honte renseigne sur les limites qui définissent à la fois le rapport à soi et aux autres, elle se situe au point d’articulation entre l’individu et le social (Amati-Sas 2003). Elle se des- sine sur fond de déshonneur c’est-à-dire qu’elle prend forme à partir d’un en- semble de valeurs qui distinguent le digne de l’indigne (Amati-Sas 2003). C’est dans l’éclairage qu’elle jette sur la désalliance fondamentale avec le groupe que la notion de honte sera reprise dans l’analyse des entretiens. Elle permet- tra notamment de croiser la question du rapport à la survie à celle du statut masculin des participants rencontrés.

méthode

La méthodologie qualitative adoptée dans cette recherche repose sur une dé- marche inductive (Jodelet 2003) dont l’objectif est de mettre de l’avant le point de vue des sujets sur leur propre expérience. Neufs hommes adultes rwandais habitant les régions de Montréal, Québec et l’Outaouais ont été recrutés sui- vant ces critères: être un homme adulte d’origine rwandaise parlant couram- ment français et résidant au Québec. Notre échantillon incluait à la fois les sujets ayant été sur place lors du génocide et ceux l’ayant vécu à distance.

Suivant nos objectifs de recherche qui privilégiaient l’exploration en profondeur de quelques entrevues à l’analyse plus étendue d’un nombre important d’en- tre elles, le nombre de sujets a été fixé considérant la richesse du matériel re- cueilli. Bien qu’aucun critère relatif à l’appartenance ethnique n’ait été établi, il n’y a pas eu de réponse de rescapé hutu. Cela peut être expliqué en partie par le fait que les réseaux de contacts de nos informateurs-clés étaient majo- ritairement composés de Tutsi. Par ailleurs, l’absence de répondant hutu sou- lève d’intéressantes questions sur la légitimité de différentes prises de parole sur le génocide. En effet, tel que constaté lors d’un voyage au Rwanda, il sem- blerait que la méfiance qui règne à l’encontre des Hutu dans l’après génocide puisse rendre difficile l’expression de la souffrance des victimes hutues.

Les sujets appartiennent à différents groupes d’âge. Deux des participants ont entre 31 et 40 ans, quatre d’entre eux ont entre 41 et 50 ans, tandis que deux autres ont entre 51 et 60 ans. Un seul sujet a entre 71 et 80 ans. La ma- jorité des hommes, soit six d’entre eux, sont mariés, les deux autres sont cé- libataires. Seuls les sujets mariés ont des enfants. Sept hommes ont un niveau d’étude universitaire alors qu’un a complété un niveau collégial et l’autre, un niveau secondaire. Tous les participants sont arrivés au Canada depuis plus de 5 ans et cinq d’entre eux depuis plus de 10 ans. Trois sujets ont vécu le gé- nocide à distance. Cinq étaient sur place lorsque les massacres ont com- mencé, parmi eux, un a été évacué en pays étranger au bout de quelques jours. Finalement, un des hommes rencontré ne se trouvait pas au Rwanda lorsque les violences ont éclaté mais il en a subi les contrecoups directs en étant emprisonné dans le pays limitrophe qu’il habitait.

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Les participants ont été rencontrés à deux reprises chacun dans le cadre d’entretiens semi-structurés d’une durée d’environ 1 heure. Quelques 30 heu- res d’entrevue ont ainsi été intégralement retranscrites et soumises à une analyse de contenu en trois temps, soit thématique (Paillé & al. 2003), par ta- bleau synthèse et dynamique (Paillé 1996).

limites de l’étude

Cette recherche visait à explorer quelques versants de l’expérience du géno- cide chez les participants sans prétendre en épuiser la complexité. Elle ne nous autorise pas à inférer nos résultats à l’ensemble des hommes rwandais d’autant plus que notre étude s’appuie uniquement sur le discours d’hommes tutsis, un groupe essentiel mais non unique dans l’histoire du génocide3. Discussion

L’absurdité, le hasard

À l’exception d’un participant qui la lie à la volonté divine, tous les hommes rencontrés soulignent que leur survie est le fruit du hasard. Ainsi, le fait d’avoir échappé à la mort repose sur un concours de circonstances ayant fait en sorte, comme l’illustre un des sujets, que pendant « que tu cours à gauche, les bour- reaux courent à droite derrière quelqu’un et là, cette journée-là, tu es épar- gné ». Plusieurs sujets font valoir qu’ils n’ont « rien fait de spécial » pour s’en sortir, un d’entre eux ajoutant cependant que le fait qu’il s’entendait bien avec ses voisins l’avait aidé « à survivre, surtout le premier jour ». Pour la plupart, cependant, leur survie s’ouvre sur une interrogation: « « Qu’est-ce que j’ai fait…

pour être sauvé, finalement? Pour ne pas être… pour ne pas être une vic- time? ».

Qu’ils la renvoient au hasard ou à une force divine, les participants évoquent ainsi un sort sur lequel ils n’ont pas eu de prise. Leur propos sur la survie ont ceci en commun que celle-ci est venue de l’extérieur.

La culpabilité et la honte

La culpabilité d’avoir survécu traverse le discours de plusieurs participants.

Ainsi, un des sujets ayant vécu le génocide à distance a voulu, par la suite, retourner au Rwanda pour « voir effectivement ce qui se passe, pour pleurer

3 Précisons que nous nous référons à nos participants en tant qu’hommes rwandais puisque c’était ainsi qu’ils se présentaient eux-mêmes.

Cette expression occulte la question de l’appartenance ethnique, tutsie dans le cas de tous nos sujets. Ainsi, l’expression « hommes rwan- dais » ne représente pas ici l’ensemble de ceux qui se re- vendiquent de cette identité tout comme elle met l’accent sur le silence, notamment politique, entourant l’évoca- tion de l’appartenance ethnique suite au génocide (Paquin 2007).

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[…] pour le vivre ». Il explique avoir cherché à entrer en contact avec les res- capés là-bas pour prendre un peu de leur souffrance en lui:

Ça soulage moi, en fait, c’est comme parfois là, c’est comme… Tu éprou- ves une certaine… culpabilité de ne pas… avoir vécu ça là et… Tu sens comme… quand tu les vois tu partages comme la peine avec ceux qui ont souffert. C’est quand même… ça soulage beaucoup. Donc c’est ça. En fait, tu le fais pour ça d’ailleurs.

À certains moments, le sentiment de culpabilité se laisse plutôt deviner dans l’envers de certains commentaires. Ainsi, un des sujets se dit « mal à l’aise » avec les « photos, les témoignages… des gens qui ont vécu des cho- ses plus atroces que moi ». Il met son expérience en parallèle avec celle de ces gens qui ont « vu autre chose » et se dit que comparativement à eux, il a été « chanceux ». Le malaise que ce participant vit au contact des récits qu’il juge plus durs que le sien peut ainsi renvoyer à une certaine forme de cul- pabilité. En effet, le caractère éprouvant de ces histoires l’expose à une part de souffrance dont il a relativement été préservé et le situe dans une posi- tion « de privilégié ».

Pour plusieurs participants, la culpabilité se lie à l’impression d’avoir failli à un devoir, celui de protéger leurs proches. Un des sujets explique qu’il au- rait « tout donné » pour être à la place de ses sœurs et frères décédés. Ces derniers étaient plus jeunes que lui et il aurait été de son « devoir de grand frère d’être là… à leur place », souligne-t-il. Un autre homme raconte qu’il s’est vu confié par son père la mission d’évacuer les membres de sa famille vers un pays frontalier lors du génocide. Il était alors le plus âgé de la fratrie à être à la maison. Cela s’est avéré impossible et tous ont péri, le laissant avec le sentiment coupable « de n’avoir pu sauver que [s]a peau et rien d’au- tre ». Ce participant soutient qu’il est difficile pour les hommes d’exposer le récit de ce qu’il nomme leur « défaite »:

Et ils ne racontent pas leur défaite. C’est pas… c’est… Il n’en a pas le cou- rage. Le récit d’une défaite ça… c’est… c’est un échec et tu as intérêt à ce que ça ne se sache pas. Et… encore une fois, un homme a le devoir protecteur, de protéger sa famille. Comment aller demander à un homme qui a laissé, je dis bien entre guillemets, qui a laissé mourir sa femme et ses enfants, comment lui demander comment il a eu le courage de res- ter ? C’est… c’est une histoire qu’il ne peut pas raconter. Il aimerait être mort et… que ses enfants et sa femme restent. Et si il a… ils se sentent lâches de ne pas avoir pu sauver les… les gens qui étaient sous sa pro- tection. Et ils n’ont pas le courage de raconter cet échec personnel (bref silence).

La culpabilité se noue ici à la honte, celle de n’avoir pu protéger ses pro- ches ou se sacrifier pour eux. En outre, la nécessité de ne pas dévoiler la souffrance, quitte à « ravaler chaque goutte de leurs larmes », est soulevée par plusieurs sujets. L’impératif de discrétion qui prévaut dans la culture rwandaise et qui suppose, comme le veut le proverbe, que « les larmes d’un homme ça coule de l’intérieur » est quelques fois évoqué. Un sujet souligne que cet impératif est d’autant plus saillant dans le cas des hommes, vu leur devoir protecteur. De la même façon, un des participant souligne qu’il évite de parler de sa souffrance à autrui pour ne pas faire porter son « fardeau » à d’autres. Il ajoute qu’il est « à la hauteur de vivre avec ».

La vie dans l’après génocide

L’importance de transmettre la mémoire du génocide, de rendre hommage aux disparus et d’aider les survivants constitue un repère important dans la vie des participants suite au génocide. Ainsi, un des hommes explique qu’il

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lui revient désormais de transmettre un savoir là où les anciens, tués lors du génocide, ne peuvent plus le faire : « je dois jouer ce rôle parce que si je ne le joue pas, hum? À qui je vais demander de le faire? ». Il aborde ainsi sa survie en s’attardant au rôle auquel elle le convie, celui de contribuer à bâtir un meilleur monde, affirme-t-il. Un autre sujet dit qu’il tente maintenant de mettre à profit tout ce que ses proches disparus lui ont légué et de ne pas

« leur faire honte ». Il lui importe ainsi de parvenir à surmonter sa souffrance afin de rendre hommage à ceux dont l’existence se prolonge en lui: « c’est comme s’ils vivaient en moi […] j’ai ce mandat de… de garder la flamme al- lumée ».

La référence au devoir face aux disparus parcourt d’ailleurs le discours de plusieurs sujets lorsqu’ils abordent ce qui leur permet de continuer à vivre suite au génocide. Le devoir face aux proches décédés dont parlent plusieurs participants peut faire écho, d’une part, à une exigence de loyauté vis-à-vis des disparus. Cette exigence pourrait éventuellement répondre au désir de calmer un certain sentiment de trahison face à ces proches auxquels les su- jets ont survécu. Par ailleurs, en se faisant porteurs de leur mémoire, les participants se relient d’une façon nouvelle à ces proches et répliquent, en quelque sorte, à la désaffiliation.

La mémoire du génocide, que les sujets perpétuent en s’impliquant dans divers projets ou associations constitue aussi une des dimensions fonda- mentales sur lesquelles repose leur discours sur l’après-génocide. Les par- ticipants disent avoir le devoir de diffuser le plus largement possible cette mémoire afin de lutter contre l’oubli, le négationnisme et assurer le « jamais plus ». Le désir de s’investir dans un projet de transmission peut donner sens à une survie sinon vécue comme absurde ou encore légitimer un sort sur le- quel ils ont eu peu de pouvoir.

En outre, en s’appuyant sur la transmission les sujets concentrent leurs efforts sur le présent et l’avenir. Cette volonté de changement peut tempérer l’impuissance face à l’irrévocable auquel le génocide les a durement confron- tés. De façon plus large, en se mobilisant autour de la question de la mé- moire du génocide, les participants articulent une parole qui leur redonne un certain pouvoir. Comme le formule avec justesse un des sujets, il s’agit parfois d’avoir la possibilité « d’exprimer des souhaits comme individu ou comme communauté pour enfin vraiment […] être considérés dans ce qui se fait » plutôt que dans ce qui se « subi ».

Finalement, bon nombre de sujets s’investissent dans des projets ou as- sociations venant en aide aux rescapés de génocide. Le fait de pouvoir ap- porter leur soutien à d’autres constitue, mentionnent-ils, une source de réconfort qui n’« a pas d’équivalent ». Les projets dans lesquels ils s’impli- quent leur rapportent beaucoup « en termes émotionnels ». Un des sujets souligne qu’il a ainsi « appris à être fort pour pouvoir les [orphelins du géno- cide] aider ». Il est possible que la culpabilité de ne pas avoir pu sauver les proches lors du génocide trouve, dans cette venue en aide aux autres, un certain apaisement. En endossant un rôle dans lequel ils ont une certaine prise sur la souffrance d’autrui, les participants s’offrent peut-être aussi l’oc- casion de contrer l’impuissance face à leur souffrance propre.

La survie comme don

Le regard que jettent les participants sur leur survie fait état non seulement de la culpabilité ou la honte mais également de la mobilisation à laquelle leur sort d’exception les invite. En situant la survie dans l’horizon du don et de la dette, nous illustrerons ici comment ces deux versants de l’expérience s’articulent de façon dynamique.

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Le don et la dette

Qu’elle ait été le fruit du hasard ou celui d’une volonté divine, les participants soulignent tous que la survie s’est offerte à eux de l’extérieur. Cette survie peut dès lors être envisagée comme une forme de don à la fois précieux et lourd. De nombreux travaux en anthropologie approfondissent la notion de don et explorent son rapport essentiel au contre-don, cette force « dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend » (Mauss 2002 : 7). Les dyna- miques sociales qui régissent le don permettent ainsi d’interroger la dette sur laquelle le don s’ouvre en entraînant une forme de redevance chez celui qui reçoit. La réciprocité qu’impliquerait le don dépasserait le simple retour du même (Hénaff 2010) pour faire aussi circuler des symboles et de l’imaginaire (Bibeau 2009).

Cette notion de dette peut notamment s’incarner dans un certain désir de rendreautour duquel s’organise la vie des participants suite au génocide: ren- dre hommage ou justice aux disparus, se rendre utiles en venant en aide aux autres rescapés, ou rendre compte de l’histoire du génocide en la diffusant au sein du pays d’accueil, par exemple. Cette dette face à la survie ne débou- cherait pas uniquement sur une redevance paralysante mais pourrait impli- quer une forme de réappropriation du pouvoir sur cette vie reçue. Sur le plan psychique, les dispositifs à travers lesquels les participants arrivent à rendre semblent ainsi avoir une valence vitalisante.

La réciprocité que suppose le don, loin d’être linéaire, emprunte diverses voies. Le retour du don peut s’effectuer de façon indirecte en s’adressant à un tiers plutôt qu’au donateur premier (Mauss 2002). La dynamique qui fait en sorte « qu’on ne rend pas à ceux de qui l’on a reçu mais à ceux qui n’ont pas encore donné »(Hénaff 2010 : 84, souligné par l’auteur) permet d’ailleurs de songer autrement à la portée de la transmission de la mémoire du génocide dans la vie des sujets. En relayant cette histoire, les participants se lient non seulement aux disparus dont ils préservent la mémoire mais aussi aux géné- rations actuelles et futures qu’ils sensibilisent. En s’adressant à la fois aux morts et aux vivants, leurs efforts s’inscrivent dans un entre-deux qui leur per- met d’investir le présent et l’avenir sans pour autant trahir le passé.

Conclusion

La question de la survie comme don permet de saisir le rapport dynamique que les hommes rencontrés tissent entre l’avant et l’après-génocide, entre la re- connaissance de l’advenu et celle de l’avenir. La survie comme don éclaire no- tamment la dette que ces participants semblent porter, une redevance aux multiples valences. Lorsque comprise dans son versant accablant, cette dette se trace à même la culpabilité ou la honte. Par ailleurs, la dette peut aussi mo- biliser les sujets autour de dispositifs, ceux-là réparateurs, visant à rendre.

Ces hommes que nous avons rencontrés ne se sont pas dirigés vers les ser- vices de santé ou vers la thérapie pour se reconstruire et se relever après le génocide. Peut-être que la mise en récit personnelle que ces services proposent se situait en décalage avec l’expression plus silencieuse d’une douleur mas- culine au Rwanda (Bagilishya 1999). Peut-être aussi que la construction d’un statut de victime associée à la clinique du traumatisme (Fassin & al. 2007), ne permettait pas vraiment de retrouver un statut d’homme, mis à mal par le gé- nocide. Notre analyse suggère plutôt que la reprise, au fil du quotidien, du pou- voir de donner permettait peut-être de s’acquitter un peu de la lourde dette d’avoir survécu. Comment dès lors la clinique peut-elle se pencher plus sur les forces qui sous-tendent la survie après un génocide, sans pour autant nier la souffrance qui l’accompagne? Ces résultats invitent à repenser les dimensions collectives qui sous-tendent les processus de reconstruction et à examiner com- ment la mission des survivants est à la fois un fardeau et un tremplin. l

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nrésumé

La survie comme don: réflexions entourant les enjeux de la vie suite au génocide chez des hommes rwandais

La culpabilité du survivant a souvent été évoquée pour tenter de comprendre la souf- france chez des personnes ayant échappé à des massacres. Au moyen d’une analyse qualitative, cet article explore la question du rapport à la survie chez neuf hommes rwandais rescapés du génocide de 1994. L’idée selon laquelle la survie représenterait, pour ces hommes, une forme de don à la fois précieux et accablant se dégage de leurs récits. La dynamique à travers laquelle le don s’articule au contre-don dans la vie des sujets suite au génocide met en relief l’intrication du personnel et du collectif dans la construction du sens donné à la survie.

Mots-clés:survie, génocide, don, hommes, Rwanda, souffrance, analyse qualitative.

nAbstract

Survival as a gift: Reflections on life challenges for Rwanda men in the aftermath of genocide

Survivor’s guilt has often been cited when attempting to understand the suffering among people who have escaped massacres. Through a qualitative analysis, this article explores the relationship to survival of nine Rwandan men who survived the 1994 geno- cide. For these men, the idea that survival was given to them, and that it is something that is both precious and oppressive, is what emerges from their stories. The subject- s’combined sense of receiving versus a sense of indebtedness in the aftermath of geno- cide highlights the interwoven nature of the personal and collective aspects involved in developing the meaning assigned to survival.

Keywords:survival, genocide, gift, men, Rwanda, suffering, qualitative analysis.

nresumen

La sobrevivencia como un don: reflexiones sobre los desafíos que impliqua la vida despues del genocidio para hombres ruandés

La culpabilidad del sobreviviente ha sido amenudo evocada para tratar de entiender el sufrimiento de las personas qué pudieron escapar situaciones de masacres. Por medio de un análisis cualitativo este artículo explora la relación a la sobrevivencia de nueve hombres que han escapada al genocidio de 1994 en Rwanda. De sus narrativos emerja la idea que la sobrevivencia puede representar una forma de don, a la vez pre- cioso y pesado. La dinámica que se articula entre el don y el contra -don in estos sujetos después del genocidio pone en relieve l’associación estrecha entro lo singular y lo co- lectivo in la construcción del sentido dado a la sobrevivencia.

Palabras clave: sobrevivencia, genocidio, don, hombres, Ruanda, sufrimiento, análisis cualitativo.

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