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View of Le génocide rwandais et la distanciation romanesque

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Academic year: 2022

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Résumé

Le romancier et journaliste sénégalais Boubacar Boris Diop a publié en 2001 un roman intitulé Murambi, le livre des ossements, mettant en scène le génocide rwandais de 1994. Comment dire l’indicible si ce n’est en prenant ses distances par rapport à un conflit qui se traduit souvent de manière euphémique par « les événements » ? Cette distanciation revêt des formes très diverses : à la distance spatio-temporelle s’ajoutent des significations emblématiques et symboliques qui pourraient créer une schématisa- tion si la variété des points de vue adoptés n’était là pour dire qu’il n’y a pas de vérité absolue. Si l’ironie peut jouer son rôle dans l’escalade de l’horreur, elle favorise égale- ment la préparation du terrain sur lequel on pourra rebâtir. À cet égard, le fait qu’un des personnages du roman renonce à écrire une pièce de théâtre sur le sujet n’est pas dénué de signification.

Abstract

The Senegalese novelist and journalist Boubacar Boris Diop published in 2001 a novel entitled Murambi, le livre des ossements (Murambi, the book of bones) depicting the 1994 genocide in Rwanda. But how can one speak the unspeakable truth of what is often mentioned as, euphemistically, “the events”, without distancing oneself from it ? This distanciation process is manifold: alongside the obvious spatiotemporal distance come symbolic and emblematic meanings that could lead to an oversimplification if the multiplicity of the narrative points of view was not there to testify that there is no absolute truth whatsoever. Irony, being a useful mean to depict the horror, prepares the way to reconstruction. In this regard, the fact that one of the characters in the book forgoes the writing of a theater play is not meaningless.

Georges J

acques

Le génocide rwandais et la distanciation romanesque

Pour citer cet article :

Georges Jacques, « Le génocide rwandais et la distanciation romanesque », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 3, « Les écrivains et le discours de la guerre », s. dir. François- Xavier Lavenne & Olivier Odaert, novembre 2009, pp. 191-197.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences ISSN : 2031 - 2970

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Interférences littéraires, n° 3, novembre 2009

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L

egénociderwandais

etLadistanciationromanesque

Boubacar Boris Diop, romancier et journaliste sénégalais, a publié en 2001 aux éditions Stock un roman intitulé de manière relativement mystérieuse Murambi, le livre des ossements. Il s’agit d’une fiction prenant pour base le génocide rwandais de 1994.

Ce livre fut écrit dans des circonstances bien particulières : avec le soutien d’une fondation, Diop, tout comme une dizaine d’autres écrivains africains, avait été invité à faire un séjour de deux mois sur les lieux où se déroulèrent ce que les Africains ont l’habitude de nommer de manière euphémique les « événements ».

Si le titre du roman produit à la suite de ce séjour sera énigmatique pour la plu- part des lecteurs, n’est-ce pas dû, au moins en partie, à la difficulté de dire l’indicible ? Difficulté rencontrée, par exemple, par tous ceux qui désirent évoquer la Shoah.

« Murambi », dont la signification n’apparaîtra qu’à la p. 53, du moins pour un lecteur non averti des réalités locales, est le lieu où s’est déroulée l’enfance du personnage principal, pour autant que cette appellation corresponde vraiment à la réalité, comme on pourra s’en rendre compte. L’importance du toponyme est confortée par le fait qu’il donne aussi son titre à la quatrième et dernière partie.

La distance à laquelle le lecteur est mis par rapport à l’explicitation du code herméneutique correspond en fait à celle de l’écrivain lui-même. Les intellectuels européens sont en effet les seuls à considérer la culture d’Afrique noire comme un bloc monolithique. Un romancier sénégalais sait, lui, qu’il devra faire un effort pour combler tout ce qui sépare les mentalités de l’Afrique de l’Ouest de celles de la région des Grands Lacs, et son rôle consistera très largement à être un témoin de l’extérieur, à être celui qui remplit un vide en tentant de dire l’horreur face à ce que le sous-titre désigne : Le livre des ossements. Dans la deuxième partie intitulée « Le Retour de Cornelius », celui-ci se trouve en effet confronté aux restes de vingt- cinq à trente mille cadavres de la paroisse de Ntarama. Or, à l’intérieur même de la diégèse, une autre forme de distance se fait jour : ceux qui regardent le charnier le font sans curiosité malsaine, phénomène attesté par une description purement phénoménologique :

[…] les corps se trouvaient en l’état où les avaient laissés les tueurs quatre an- nées auparavant. Des vêtements étaient encore collés au corps […]. (p. 95)

Description purement phénoménologique peut-être, mais justifiée par la conception que Cornelius a de la réalité.

1. Toutes les citations seront faites d’après cette édition.

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Le Rwanda était le seul endroit au monde que ces victimes pouvaient appeler leur pays. Ils avaient encore envie de son soleil. […] De plus, chaque Rwandais devait avoir le courage de regarder la réalité en face. […] Au moment de périr sous les coups, les suppliciés avaient crié. Personne n’avait voulu les entendre.

L’écho de ces cris devait se prolonger le plus longtemps possible (p. 187).

La réflexion sur le temps se trouve ainsi au cœur du livre. Si celui-ci paraît sept ans après le conflit qu’il narre, le personnage principal lui-même ne revient au pays qu’au bout de quatre ans, après un détour de plus de vingt ans par le Bu- rundi et Djibouti. Cornelius se trouve ainsi dans une position quasi médiane entre les événements et le récit qui en est fait. Nouvelle prise de distance aussitôt com- pensée toutefois par le contact direct avec l’horreur suprême : le héros découvre que son propre père fut l’organisateur des massacres de Murambi, la prise de conscience annihilant précisément les possibilités de distanciation. Comment, en effet, considérer à froid un personnage de fiancé se précipitant avec sa machette sur celle qu’il avait aimée jusqu’alors et proférant ces mots atroces : « Il n’y a pas d’amour aujourd’hui » (p. 91) ? Ou encore le procédé consistant à encourager les futures victimes à se réfugier dans les églises afin de pouvoir les exterminer plus facilement (p. 40) ?

Comment concilier dans ces conditions la nécessité de l’oubli et celle « de ne pas passer à côté de la vérité » (p. 72) ? En faisant appel à l’expérience individuelle, celle des personnages comme celle des lecteurs, pour évoquer par exemple, et très tôt dans le texte, l’universelle méfiance vis-à-vis des politiciens :

En général, les gens ne pleurent pas leur président quand la télévision n’est pas là pour les filmer. C’est vrai, ils en font tellement baver aux petites gens, ces prési- dents africains, qu’ils ne doivent quand même pas se faire trop d’illusions. (p. 16)

Ce réalisme cynique, on le trouve dans la bouche non plus d’un Africain mais dans celle d’un colonel français qui, pour utiliser les stéréotypes visant le néo-colonialisme, n’hésite toutefois pas à mettre la France et le Sénégal dans le même sac :

Je suis un peu dérouté par ces messieurs [de Paris] qui n’ont qu’une idée en tête : « C’est notre Afrique, on ne va pas la lâcher. » Ils sont tous un peu fous, là-bas. Ils fabriquent dans leurs bureaux des chefs d’État africains. […] J’ai pu observer que les plus fragiles finissaient par devenir racistes. Ne connaissant de l’Afrique que leurs lointaines et dociles créatures, justement choisies pour leur médiocrité, ils en arrivent à être convaincus, même s’ils ne peuvent jamais le dire tout haut, que l’Afrique, c’est de la pure merde. […] Jouer les bonnes âmes après avoir laissé nos protégés commettre toutes ces stupides atrocités ! Personne n’est dupe. La preuve : seul Dakar a — comme d’habitude — mar- ché dans la combine. Personne d’autre n’a voulu envoyer de troupes. (pp. 156- 158)

On a rarement vu un écrivain africain prêter à un de ses personnages des senti- ments aussi critiques vis-à-vis de son propre pays, qui, par ailleurs, fut longtemps dirigé par un des papes de la négritude. Aussi Boubacar Boris Diop, contrairement à Aimé Césaire dans Une saison au Congo, n’hésite-t-il pas à citer les noms réels de chefs d’état

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comme Kajibanda, Habyarimana et Baudouin, roi des Belges (p. 25), tout comme ceux qui se réclament, en bons révolutionnaires, de Mulele, Che Guevara et Kabila, qui, on le découvre chaque jour, ne furent pas nécessairement des modèles d’idéal démocratique.

C’est plutôt dans certains patronymes que se lit une possible symbolique : ainsi en va-t-il avec Stanley, directeur à la Banque Nationale, qui effectue des tour- nées dans le monde entier pour expliquer ce qui se passe dans son pays ; Gérard Nayingira, dit le Matelot (son nom signifie le hasard de la route), rescapé de la tuerie organisée par le docteur Karekesi ; Félicité Niyitegeka, religieuse hutu héroïque qui paiera de sa vie le refus de livrer des Tutsi et dont le nom signifie « c’est Dieu qui dispose » ; Siméon Habienza (c’est-à-dire « le bien existe »)2, l’oncle de Cornelius qui, jadis, en 1973, avait organisé la fuite de celui-ci vers le Burundi et qui est main- tenant chargé de révéler à son neveu l’atroce vérité concernant les crimes de son père. Les renseignements collectés par le romancier ne sont pas sans légers dérapa- ges. Ainsi, Jean Mukimbiri, dans une thèse récente intitulée Représentations littéraires et orientations interprétatives d’un génocide en Afrique, fait remarquer que le nom de famille de Cornelius est orthographié Uvimana au lieu de Uwimana qui eût été seul cor- rect.

Ces possibles significations symboliques pourraient créer un déplorable effet de schématisation si la variété des points de vue adoptés n’était là pour signifier qu’il n’y a pas de vérité absolue puisque chacun défend la sienne. C’est dire que le croisement des voix occupe une grande place dans la perspective nar- rative. Le roman comporte quatre parties dont seules la deuxième, « Le Retour de Cornelius », et la quatrième, « Murambi », sont écrites à la troisième personne. La première, « La peur et la colère », et la troisième, « Génocide », cèdent la parole à différents personnages s’exprimant à tour de rôle à la première personne. Se suc- cèdent des protagonistes largement emblématiques, mais dont les individualités ne montrent à chaque fois qu’un pan des événements. Pour la première partie : Michel Serumundo, Tutsi commerçant en vidéo ; Faustin Gasana, milicien hutu ; Jessica Kamanzi, meilleure amie de Cornelius et qui occupe une position ambi- guë : elle est tutsi, mais, sous une fausse identité hutu, elle est, en réalité, depuis le traité de paix d’Arusha, un agent des maquisards du FPR. Notons qu’il s’agit peut- être là d’une relative invraisemblance, dans la mesure où une sorte de sixième sens permet aux différentes ethnies de se reconnaître, par delà l’apparence physique qui peut leurrer. Pour la troisième partie : Aloys Ndasingwa, génocidaire hutu ; Marina Nkusi, fille et nièce de génocidaires ; Rosa Karemera, Tutsi victime de la jalousie d’une voisine, mais sauvée par des Hutus ; le docteur Joseph Karekezi, médecin hutu, mais qui, ayant épousé une Tutsi, n’hésitera pas à commanditer la mort de celle-ci et de ses propres enfants (seul Cornelius, alors à Djibouti depuis plusieurs années, échappera au massacre) ; le colonel Étienne Perrin, militaire français chargé de la mission pour le moins équivoque de soustraire les génocidai- res aux poursuites. Mais, par trois fois, ces témoignages divers sont entrecoupés par ceux de Jessica, privilégiée en fonction des liens qui l’attachent à Cornelius.

Au croisement des témoignages correspond une anachronie renforçant la dramatisation : les première et troisième parties se situent en 1994, au moment du

2. Nous remercions Gaspard Ntamwana qui nous a aimablement fourni ces précisions anthroponymiques.

3. Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2007, p. 188 (thèse dactylographiée).

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génocide, les deuxième et quatrième en 1998, lorsque Cornelius revient de Djibouti.

Mais les témoignages livrés à la troisième personne ne sont pas des écrits mais des sortes de monologues intérieurs, ce qui fait doublement du romancier le maître de la narration.

La multiplicité des témoignages permet fondamentalement de montrer à quel point les motivations des uns et des autres apparaissent inextricablement mêlées, ce qui empêche le lecteur d’émettre un jugement hâtif. Faustin Gasana, parlant de ses hommes, n’hésite pas à déclarer :

Ils se sont engagés dans la milice […] pour faire trembler des hommes et des femmes plus puissants qu’eux. Ils se moquent bien de tuer tous les Tutsi. Pour peu, ils en laisseraient échapper quelques-uns, juste pour le plaisir d’autres re- vanches tout aussi sanglantes. (p. 31)

À propos de sa mère, il ajoute :

Aujourd’hui, il n’y a aucun moyen de savoir si elle approuve ou non ce qui se prépare. (pp. 32-33)

Quant à sa sœur, fière de son fiancé, c’est dans des termes dangereusement équivoques qu’elle exprime cette fierté :

J’ai l’impression de revivre une scène des temps anciens, de ces temps où on exaltait la bravoure du guerrier avant le combat. (p. 33)

Le sentiment de culpabilité devient quelque chose de relatif, au risque de banaliser les pires comportements. Le sage qu’est l’oncle Siméon s’exprime lucidement : « Le mal est en chacun de nous » (p. 208). Ce mal est-il celui qui frise l’absolu ? Le lecteur ne peut en tout cas éviter de penser à l’holocauste ou à n’importe quelle solution finale, souvent liée, on le sait, à des problèmes d’identité. Non seulement Hitler est cité (p. 30), mais l’attitude du père de Marina Nkusi qui distribue des friandises à des enfants après avoir « mani[é]

la machette comme un forcené » (p. 115) fait penser à celle de ces comman- dants de camps de concentration occupant leurs loisirs à faire de la musique de chambre.

En 1994, comme dans les années quarante, presque tous croient que leur objectif final est juste (p. 131). Le fanatisme pousse le docteur Karekezi à faire sciemment assassiner les siens, parce qu’il ne « pardonner[a] plus à personne de gâcher notre sang » (p. 138) et de poursuivre :

La plainte du supplicié n’est que ruse du diable. Elle veut obstruer le souffle du juste et empêcher sa volonté de se réaliser. (p. 140)

Les âmes elles-mêmes se trouvent détruites (p. 144) et lorsque certains iden- tifient la volonté divine à leurs intérêts propres, il est normal que, comme dans la

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conscience juive d’après la Shoah, d’autres se sentent trahis par Dieu : « Ces jours-là [dit Jessica] Dieu regardait ailleurs » (p. 97).

Comme souvent, la seule défense possible réside, des deux côtés, dans l’hu- mour, macabre en l’occurrence, par exemple lorsque les tueurs épuisés déclarent à un Tutsi qui ne demande qu’à rejoindre son fils dans la mort : « […] les bureaux de la mort sont fermés, il faut revenir tôt cet après-midi » (p. 130). L’humour glissant par- fois subtilement vers l’ironie, celle-ci ne contribuant pas peu à une forme d’escalade dans l’horreur ; les Européens ont en effet largement contribué à créer et répandre le modèle du Tutsi idéal en tenant implicitement le discours suivant :

Vous êtes si merveilleux, votre nez est long et votre peau claire, vous êtes de grande taille et vos lèvres sont minces, vous ne pouvez pas être des Noirs, seul un mauvais hasard vous a conduits parmi ces sauvages. (p. 215)

Raisonnement qui poussera les génocidaires à considérer leurs victimes com- me « assez compréhensi[ves] pour se laisser éliminer sans trop de façons » (p. 151).

Comme l’ironie, la métaphorisation peut aider à surmonter l’horreur. Ce n’est donc pas par hasard que Cornelius envisage, dans un premier temps, d’écrire une pièce de théâtre sur le génocide, une œuvre qui, dans un registre résolument ubuesque, conjurerait, ou tenterait de conjurer, les excès d’une vision tragique :

Au début de la pièce, il y a ce général français qui arpente la scène, un énorme cigare à la main. Perrichon, il s’appelle. Je veux qu’on voie immédiatement qu’il est d’une mauvaise foi sans bornes. Un type grassouillet, moustachu et en pyjama de soie. Veux-tu que je te dise ce qui préoccupe le général ? Eh bien, voilà : il est malheureux, il dit qu’on a peut-être tué son chat pendant les géno- cides. […] Oui. Le général a cette putain de théorie sur les génocides croisés.

Tout le monde essaie de tuer tout le monde et après il n’y a plus personne pour tuer qui que ce soit. (p. 75)

Mais Cornelius renonce à temps à son projet. C’est que, malgré cette nécro- pole provisoire de Murambi où cinquante mille victimes locales se trouvent der- rière des bâtiments à soixante-quatre portes qui sont autant de « portes de l’Enfer » (p. 185), il s’agit de préparer le terrain sur lequel on pourrait rebâtir.

Même ceux qui ont, de justesse, échappé aux massacres se trouvent devant un dilemme :

Depuis 1959, chaque jeune Rwandais doit, à un moment ou à un autre de sa vie, répondre à la même question : faut-il attendre les tueurs les bras croisés ou tenter de faire quelque chose pour que notre pays redevienne normal ? (p. 45)

Aussi un ami de Cornelius, paraphrasant Simone de Beauvoir, et ce n’est peut- être pas un hasard si celui qui s’appelle Stanley utilise une référence européenne, arrive-t-il à exprimer une réalité particulièrement complexe :

Ce que toute cette période de ma vie m’a appris, c’est ce qui nous différencie des autres : personne ne naît Rwandais ! On apprend à le devenir. J’ai lu ça

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ailleurs et ça colle parfaitement avec notre situation. C’est un travail très lent de chacun de nous sur lui-même. (p. 66)

L’oncle Siméon lui-même en vient à prôner le métissage comme possible solution :

J’aime cette idée que des gens de partout se mélangent. Nous sommes peut- être trop longtemps restés entre nous, ici au Rwanda. (p. 181)

Si, comme l’exprime Jean Mukimbiri, les plus excités parmi les génocidaires veu- lent « à leur manière à eux, réparer le passé pour préparer l’avenir »4, il y a une autre manière d’envisager le problème, celle qui consiste à passer du particulier à l’univer- sel. Comme le rappelle encore Jean Mukimbiri, la quatrième de couverture du roman est claire à ce sujet : « Au terme de la tragédie, surgit inévitablement cette inquiétante question : les génocides ne révèlent-ils pas à toute société humaine son essentielle fra- gilité ? ». L’interrogation est d’autant plus pertinente qu’elle est exprimée par quelqu’un qui vient de l’extérieur. Les charniers « où tant d’autres cadavres pourrissent sous le soleil » (p. 227) se multiplient de par le monde, un monde où beaucoup semblent avoir leur solution finale à mettre en œuvre. Il faudra donc regarder les choses en face surtout si on a présent à l’esprit le fait que, en 1994, la Coupe du Monde de football a davantage retenu l’attention que le génocide rwandais. À ceux qui pensent que « dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas trop important » (p. 223), il convient de répondre :

Tôt ou tard, en Afrique et ailleurs, des gens dir[ont] calmement : reparlons un peu des cent jours du Rwanda, il n’y a pas de génocide sans importance, le Rwanda, non plus, n’est pas un point de détail de l’histoire contemporaine.

(p. 224)

Une civilisation, Dieu merci, ne s’élimine pas aussi facilement. Et puisque l’amour n’a pas suffi à éloigner le cauchemar, il est un autre moyen que l’artiste seul peut mettre en œuvre : la manifestation de la beauté au sein des pires turpitudes.

Un motif lancinant, celui d’un enfant jouant de la flûte sur les rives du lac Mohazi, revient comme un leitmotiv, évoqué d’abord en quelques mots (p. 61), développé en- suite (p. 179) avant de bénéficier encore de deux rappels (pp. 210 et 216). Or, cette scène se trouve significativement associée à la légende de la naissance du Rwanda :

Cornelius revoyait tout. Sous leurs pieds, le sol boueux et gorgé par endroits d’une eau lourde et noirâtre. Le berger en guenilles conduisant deux ou trois bêtes à l’abreuvoir. Le taureau aux cornes longues et pointues qui formaient un cercle au-dessus de sa tête. Vers l’est […], une tache blanche sur le ciel.

Et, surtout, l’enfant à la flûte. Cornelius écrasait entre ses doigts une feuille de goyavier pour en humer le parfum. À ce moment précis, le son clair et pur d’une flûte s’était élevé […]. Un enfant d’une dizaine d’années […] était passé devant eux sans paraître les voir. La scène […] avait nourri ses années d’exil.

Selon les jours, elle lui revenait par fragments […] ou comme un tableau d’une harmonie quasi parfaite. (p. 179)

4. Jean mukimbiri, Représentations littéraires et orientations interprétatives d’un génocide en Afrique, op.

cit., p. 183.

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© Interférences littéraires 2009

Trois instances se sont associées pour permettre à Boubacar Boris Diop, écri- vain sénégalais, de produire son texte : le gouvernement rwandais, la Fondation de France et son programme « Initiative d’artiste » et la Fondation suisse Pro Helvetia pour la culture. Par le miracle de l’écriture, un pays des Grands Lacs se trouve comme lavé des horreurs qu’il a engendrées. Certains condamneront peut-être cette manière de résoudre le conflit par une sorte de mise entre parenthèses. La structure duelle du titre constitue toutefois une mise en forme de la complexité de toutes choses. Mu- rambi, sorte d’incantation évocatrice de lieux paradisiaques ; Le livre des ossements, parce qu’il est interdit d’oublier, de nier, de réviser : quarante-cinq mille morts à ce seul endroit, un million sur l’ensemble du territoire… en trois mois.

Georges Jacques Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)

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