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Isolements : le ricochet et le pavé dans la mare

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Academic year: 2022

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L’Information psychiatrique 2018 ; 94 (3) : 203-9

Isolements : le ricochet et le pavé dans la mare

Jean Filmont

Psychologue clinicien,

FBS de la Manche, 50360 Picauville, France

Résumé.Dans un contexte où la réflexion sur les procédures de privation de liberté dans les prescriptions et les lieux de soins psychiatriques est massivement saturée par les rigidités gestionnaires et le recours plus ou moins idéalisé à une normativité dont on peut raisonnablement douter qu’elle soit à la hauteur des enjeux, l’auteur, psychologue clinicien, rappelle par l’exemple partagé et imaginé les très grandes richesse et comple- xité cliniques et sociales de ce qu’il propose d’appeler les situations d’isolements des patients. En effet, seules nos capacités de rêverie, au plus près des situations, nous permettront à la fois d’éviter les pratiques malveillantes, de nous départir des impasses auxquelles risque de conduire l’administration comptable de la psychiatrie et de continuer à faire vivre et à penser nos relations avec nos patients.

Mots clés :violence, psychiatrie, équipe soignante, attitude du professionnel, manage- ment, droit, isolement thérapeutique

Abstract.Isolation: the ricochet and setting the cat among the pigeons.In a context where the reflection on the procedures for deprivation of liberty in psychiatric prescrip- tions and places of psychiatric care is overwhelmingly saturated by management rigidity and the more or less idealized use of a normative approach where one can reasonably doubt whether it is up the height of the challenges involved, the author, a clinical psy- chologist, recalls by shared and imagined example the great richness and complexity of the clinical and social aspects of what he proposes to call situations of patient’s isolation.

In fact, only our capacity to daydream, as close to imagined situations as possible, will enable us to avoid malicious practices, to eliminate the impasses that the psychiatric accounting department may lead to and keep alive the thinking about the relationships we have with our patients.

Key words:violence, psychiatry, health care team, professional attitude, management, law, therapeutic isolation

Resumen.Aislamientos: el rebote y la piedra en el charco.En un contexto en el que la reflexión sobre los procedimientos de privación de libertad en las prescripciones y los lugares de cuidados psiquiátricos está que no puede estar más saturada por las rigi- deces de gestión y el recurso más o menos idealizado a una normatividad de la que se puede razonablemente dudar que esté a la medida de lo que se juega, el autor, psicó- logo clínico, recuerda con el ejemplo compartido e imaginado las mayores tesituras y complejidades clínicas y sociales de lo que propone denominar las situaciones de aisla- mientos de los pacientes. Y es que únicamente nuestras capacidades de enso ˜nación, cuanto más cerca mejor de las situaciones, nos permitirán a la vez evitar las prácticas malévolas, de eludir las vías muertas a las que la administración contable de la psiquiatría corre el riesgo de abocarnos haciendo vivir todavía más y pensar nuestras relaciones con nuestros pacientes.

Palabras claves:violencia, psiquiatría, equipo cuidador, actitud del profesional, manage- ment, derecho, aislamiento terapéutico

«L’immobilité c¸a dérange le siècle, c’est un peu le sourire de la vitesse, et, c¸a ne sourit pas derche, la vitesse, en ces temps.»

Léo Ferré

Introduction

Par ces heures de difficultés à vivre ensemble, depuis les tentations de divorce parfois passées à l’acte dans les urnes

des peuples européens jusqu’à nos expériences pour former une vie sociale de plus en plus organisée en réseaux sociaux virtualisés, il apparaît symptomatique que l’isolement psy- chiatrique (soit sa diminution quantitative) tende à devenir le critère enregistré de la bientraitance et de l’efficacité théra- peutique. Isoler, cela devient le risque, la menace, l’échec : toujours au contact, dans le mouvement collectif, voilà le bien suprême, le branchement, souvent rebaptisé conne- xion.«Keep connected», n’est-ce pas ?

Il serait possible de trouver assez drôle, finalement, ce qu’il nous est donné de vivre en psychiatrie actuelle- ment. En effet, les espaces dans lesquels nous travaillons, les métiers dans lesquels nous avons investi nos vies

doi:10.1684/ipe.2018.1772

Correspondance :J. Filmont

<jean.filmont@fbs50.fr>

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professionnelles sont venus à l’existence il y aura bientôt deux siècles quand nos anciens ont décidé de l’obligation d’un asile isolant les malades de leur milieu ordinaire de vie pour essayer de les soigner. Le lieu psychiatrique s’institue par cette mise à l’écart, dans cet isolement. Depuis lors, les soignants portent en eux ce paradoxe qu’ils tentent de rendre thérapeutique : constitués par la force refoulante, ils accueillent les refoulés avec l’horizon de ce qu’on est venu nommer « réhabilitation sociale ». Cette conflictua- lité, vivante et productrice des dispositifs de soins inventés depuis des décennies, est partagée avec le monde des pri- sons, et les aspects judiciarisants des dernières réformes de la psychiatrie n’ont fait qu’en accentuer l’évidence. À cet égard, les fluctuations entre le sanitaire et le judiciaire depuis deux siècles dessinent une histoire assez fine de la psychia- trie sous un angle institutionnel et administratif. Aujourd’hui, pour montrer la tension, il est possible, par exemple, de faire remarquer que, la dangerosité devenant le signifiant de la sociabilité, il devient nécessaire qu’un individu dangereux (les mots se bousculent d’eux-mêmes vers le vocabulaire policier) doive être isolé des autres à des fins de protection dusociussans que pour autant il soit privé de liberté puisque qu’un tel isolement constitue à l’évidence un acte telle- ment antisocial qu’on ne saurait lui trouver une quelconque vertu thérapeutique. Il est aisé de convenir qu’à l’heure des coupes budgétaires, des personnels qu’on a moins formés parce que la déqualification a permis de diminuer les coûts de fonctionnement, dunew public managementqui dégrade la vie de tant de professionnels et des départs massifs en retraite des baby-boomers devenus entre-temps papy boomers, les institutions et leurs personnels se trouvent installés sur une bien curieuse sellette. Il y a belle lurette que nous savons que les contradictions inhérentes à la vie ensemble franchissent sans vraie difficulté les murs de nos hôpitaux, alors, en plus, quand il n’y a plus de murs ! Disons- le ainsi : l’isolement est un symptôme social dans le social.

Nous essaierons de ne pas trop faire l’économie de ce que ce symptôme peut venir manifester dans nos vies et nos représentations de leurs dynamiques latentes plus ou moins inconscientes.

Fantaisie à partager

Le dimanche matin, les patients se lèvent quand ils veulent, dans la limite du raisonnable, ici fixée à 10 h 30 pour le petit-déjeuner. La nuit n’a pas porté conseil, cette fois-ci, à notre patient qui reste tracassé par ses angoisses, malgré le«si besoin»pris la veille au soir. Il est à noter que, dans le service de psychotiques chroniques où cette petite scénette est supposée se produire, les patients, c’est un fait psychopathologique majeur et trivial, sont presque conti- nuellement persécutés par leur vie psychique, à tel point qu’il faut beaucoup d’efforts aux uns et aux autres pour continuer à interroger et à faire vivre ce qui peut rester dynamique et mobilisable de leurs vies intérieures. Perturbé par un cau- chemar (c’est son mot à lui) qu’il s’est efforcé de négliger

au plus vite, le patient garde le tracas et l’angoisse – il est de mauvais poil. À la table du service, même s’il arrive plus tard que la plupart des autres patients, il n’est pas seul : d’autres finissent de manger. Une promenade s’est organi- sée rapidement à l’initiative de quelques soignants mais il est trop tard pour qu’il puisse y participer. Une famille vient sonner pour visiter un autre patient. Sans qu’il soit possible de détailler plus avant la situation, le bol de café vole au tra- vers de la pièce et vient se casser contre le mur, à quelques centimètres d’un soignant contraint de rester dans le ser- vice avec les patients qui ne partent pas en promenade ou qui sont visités par leur famille. La blouse maculée, il se retourne et demande ce qu’il se passe. Il se fait insulter.

Puis répond qu’il n’est pas là pour se faire insulter.

Faisons une première petite pause dans cette historiette banale et potentiellement quotidienne bien que dominicale.

Trouble du comportement : on ne balance pas son bol de café au travers du réfectoire et on ne doit, en société, ni insulter ni menacer ses congénères. Dans l’histoire, sans le cauche- mar, la difficulté ne se présenterait possiblement pas. Elle pourrait aussi être évitée plus facilement sans la frustration de ne pas avoir de visite comme les autres patients (rivalités et jalousies inhérentes à toute situation collective) ou encore sans la frustration du retard empêchant le départ en prome- nade avec les autres. Par ailleurs, il est difficile, là, comme c¸a, de préciser sérieusement ce que le fait de se retrouver la blouse (elles sont blanches dans l’hôpital) tachée peut pro- voquer chez le soignant, mais il est certain qu’il va s’agir d’un déterminant majeur de la suite des événements.

«Je ne suis pas là pour me faire insulter !»C’est vrai ! Pour peu que notre hypothétique soignant ait eu quelque(s) pensée(s) d’avoir échappé de justesse à une agression phy- sique parfaitement injustifiée par un bol de café lancé en l’air, ce«je ne suis pas là pour me faire insulter !»peut même prendre des allures d’atténuation d’un propos du genre

«vous n’avez pas à me balancer des objets à la figure !»qui, lui aussi, relève de l’évidence la plus élémentaire. Par-dessus le marché, le dimanche, en moindre effectif, avec moins de possibilités d’activités pour les patients et alors que beau- coup de travailleurs sont au repos ce jour-là, on peut même imaginer que la blouse blanche souillée puisse renvoyer le soignant à quelque infime culpabilité inconsciente dont la névrose a le secret, fac¸on pour lui de donner une significa- tion à l’événement qui prend inévitablement un caractère traumatique. « Pauvre(s) tâche(s)»en serait une conden- sation possible. Sous cet angle, remarquons que le«je ne suis pas là pour me faire insulter !»commence par un«je ne suis pas là. . .»qui indique peut-être à lui seul la pente du désir inconscient de celui qui se trouve embarqué dans pareille inconfortable situation : ne pas être là ! Mais, alors, nous apercevons aussi comment notre patient, qui n’a pas su appeler à l’aide ne risque pas d’y parvenir davantage avec des soignants qui ne sont pas là ([. . .] pour se faire insulter !).

Malentendu, si on veut, mais ce doit être le lot commun des interactions humaines ! Bien entendu. . .

Nouvelle petite pause. Dans un contexte plus large que celui du service de soins dont nous parlons, contexte

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marqué par la notion envahissante de dangerosité, par la réalité montrée et remontrée par tous les médias possibles de la violence la moins élaborée et la plus fanatique, ou encore par l’ambiance sécuritaire qui préside à la mise en place de services de soins à caractère franchement carcéral, dans ce contexte, donc, comment ne pas comprendre que s’impose l’idée d’une escalade dont les soignants risquent de se prémunir par l’évitement immédiat de toute situation potentiellement conflictuelle ? La violence (puisque c’est devenu le mot de l’événement indésirable par excellence, de l’«indésirablilité») n’est pas d’abord celle de l’institution envers le patient, ou celle du patient envers le soignant, mais bien en premier lieu celle de ce que Freud appelait«exigence pulsionnelle». Dans l’historiette, cette«première violence» se loge dans l’impact du cauchemar sur la vie psychique du patient. Dès lors, à considérer la situation ici imaginée avec ce regard, nous pouvons tenter la description suivante : quel sera le cheminement de cette violence pulsionnelle, son des- tin ? Pulsions et destins des pulsions restent les questions auxquelles il serait préférable de pouvoir se consacrer.

La violence, pour l’heure, se trouve donc éclatée sur le mur et fait tache sur une blouse devenue moins blanche qu’avant. Le patient et le soignant sont encore en interaction, mais la dite interaction prend des allures plus conflictuel- les et peut très vite conduire à une impasse. Dans notre fantaisie, quantité de directions s’offrent encore à nous :

– le soignant se tourne temporairement vers d’autres tâches avec l’idée que notre patient va redescendre en pression assez rapidement, il reviendra inviter celui-ci au net- toyage un peu plus tard. Cela peut fonctionner comme il l’imagine, mais le patient peut aussi vivre ce départ comme une fac¸on de le laisser seul avec ce qu’il ne parvient pas à élaborer, il peut alors, par exemple, faire ce qui sera assez fréquemment le plus efficace pour ramener le soignant à lui : l’insulter à nouveau !

– Un tiers (dans la plupart des cas une autre « blouse blanche») peut tenter une sorte de médiation, par exemple avec une question au patient du genre :«Eh bien, vous voilà bien énervé pour un dimanche matin, qu’est-ce qui ne va pas ?»Pour dédramatisante qu’une telle intervention puisse être, elle peut aussi manquer son but et venir buter à nou- veau sur ce que le patient ne parvient pas à vivre autrement qu’en«l’expulsant hors de lui».

– Pris par l’agression, le soignant peut très bien rap- peler au contrevenant que des propos insultants, dans le contrat de soins qu’il a lui-même signé, sont passibles d’un temps donné d’isolement en chambre personnelle, avant une réévaluation ultérieure et, si nécessaire, des appels au cadre administratif de garde ou au psychiatre. Après cette menace de représailles, le patient, une fois en chambre, peut très bien s’apaiser, comme cela arrive assez régulièrement, ou tambouriner à la porte comme si l’isolement le mettait dans une situation de détresse pire que le conflit initial.

– Le patient peut présenter des excuses et entrer dans des tentatives de réparation, probablement plus du soignant que des murs d’ailleurs, excuses et tentatives de réparation dont le succès dépendra très sûrement de la capacité du

soignant à avoir élaboré lui-même ce que le patient lui a réellement projeté dessus.

– D’autres patients du service, peut-être mis en diffi- culté par ce que le comportement de leur voisin peut leur rappeler de situations passées, peuvent s’en prendre à lui et envenimer très rapidement la situation, pourquoi pas jusqu’à la«nécessité»de plusieurs décisions/prescriptions d’isolement tant la situation devient ingérable malgré la mise à l’écart des visiteurs, le renoncement à la sortie pour garder le personnel à disposition, l’appel aux personnels de garde et que sais-je encore ?

Reconnaissons de suite que la réalité n’a pas fini de dépasser notre petite fiction ! Que le lecteur se souvienne de ce qu’il peut associer à une telle scène, qu’il se raconte lui-même des suites et des fins, farfelues s’il le souhaite, rationnelles s’il préfère, peu importe, au fond puisque, d’une certaine manière, presque tout peut arriver. Pas tout, bien sûr, seulement«presque»tout. Et nous, nous allons tenter d’abstraire un début de compréhension de la dite scène.

Concentricités

Dans les espaces des services de psychiatrie, là où vivent ceux dont le fonctionnement psychique ne leur permet plus, temporairement ou durablement, de partager les illu- sions groupales qui définissent, structurent, modèlent ou encore dessinent ce que nous avons spontanément ten- dance à appeler notre réalité sociale, les manifestations pulsionnelles de vie (l’éros freudien) sont l’objet de positions psychiques contradictoires, tant chez les patients que chez les soignants. Aussi l’évolution dite déficitaire de nombre de pathologies mentales indique-t-elle comment le chemi- nement de la maladie tend à une dévitalisation profonde du malade, impression d’extinction psychique si saisissante au visiteur de ces services hospitaliers et trop souvent mise sur le compte exclusif de la chronicisation hospitalière. Mais, les soignants comprennent aussi très vite que se ranger mas- sivement du côté de la demande sociale de refoulement permet de travailler dans des conditions qui les mettent moins à l’épreuve psychiquement. Les effets de camisolage doivent dès lors se décliner finement depuis les symptômes (dits négatifs dans les livres) eux-mêmes de la maladie men- tale jusqu’aux stratégies électoralistes contemporaines liées au retour de la pensée sécuritaire, en passant par la réponse chimique tout autant que par les équilibres institutionnels, organisationnels et humains souvent fragiles des services de soins. Tenir un compte un peu serré de ces variables multiples et diverses, hétérogènes diraient certains, voilà le défi auquel nous sommes confrontés. Et, si, comme le lais- sait fort justement entendre Lacan,«l’inconscient, c’est le social», il reste que travailler avec l’inconscient n’est pas une mince affaire et que les bonnes intentions ou les bien- pensances ne nous réservent souvent que les routes mal pavées des Enfers. Voici donc une proposition un tant soit peu générale pour tenter de penser ensemble ces variables.

Elle s’appuie sur la psychanalyse parce que celle-ci nous offre

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les moyens de soutenir une pensée argumentée et globale de la vie psychique et de ses expressions.

La manifestation pulsionnelle, souvent perc¸ue comme un symptôme, ce que nous avons pointé plus haut comme

« première violence », doit en quelque sorte être traitée pour pouvoir être éconduite selon des modalités tolérables et donc non traumatiques. Elle survient dans un environne- ment qui engage d’emblée, au-delà du patient lui-même qui en est bien sûr le premier«affecté», des soignants, indi- viduellement et collectivement, puis, au-delà, un dispositif global de soin, ou encore une institution, son histoire et ses histoires, et enfin une situation plus globale encore enga- geant une collectivité sociale beaucoup plus large. Nous proposons de penser la manifestation pulsionnelle comme devant être contenue et élaborée par une succession de sys- tèmes de plus en plus éloignés d’elle, autrement dit comme si ces systèmes formaient des «cercles concentriques» autour de l’exigence pulsionnelle. Ces«cercles »corres- pondent à des appareils psychiques successifs, même s’ils opèrent en même temps et non nécessairement successi- vement, permettant l’élaboration.

Le patient est ainsi le premier lieu du conflit que peut engendrer l’exigence pulsionnelle, il constitue la première économie psychique sollicitée, perturbée, menacée. Par exemple, nous constatons facilement que les patients d’un service de malades psychiatriques chroniques peuvent à la fois souhaiter et réclamer de voir les membres de leur famille et être mis très en difficulté par l’approche des visites ou les visites elles-mêmes, comme si le souhait occasionnait un conflit inélaborable pour eux. Plus symptomatiquement pour notre propos, les soignants constatent depuis des géné- rations qu’il arrive que des malades passent leur temps à demander de la«liberté »supplémentaire et ne la tolère pas si elle leur est accordée. Si la psychiatrie n’a pas pu discuter leDiscours de la servitude volontairede La Boétie [1] à sa publication (1549), elle en fait l’épreuve, voire les preuves, depuis bientôt deux siècles ! Pour revenir à notre patient théorique : une situation qui conduit à un isolement dans un service de soins commence toujours par une effrac- tion du pare-excitation de l’économie psychique du patient lui-même.

Mais cette économie n’est pas solipsiste : d’autres tis- sus vont être excités par la manifestation pulsionnelle. Pour exemples triviaux : les manifestations, mêmes banales, d’un enfant dans une famille, d’un malade dans un ser- vice, d’un détenu dans une prison, sont autant de menaces d’effraction des économies psychiques de la famille, du ser- vice, ou de la prison. Exemples triviaux, certes mais les économies psychiques des systèmes en question, elles, ne sont pas triviales mais souvent hautement comple- xes. La nécessaire compréhension de ces économies se trouve à l’évidence facilitée par leur stabilité, or, à l’heure où les systèmes sociaux sont profondément modifiés par l’évolution des mœurs (pour la famille par exemple), la situa- tion économique, voire géopolitique, ou par des contraintes organisationnelles qui rendent les groupes de personnels (équipes soignantes par exemple) de plus en plus chan-

geants et fragiles, l’étude précise, minutieuse, compétente et continuée que mériteraient ces systèmes est de plus en plus difficile à mettre en œuvre, laissant libre cours à des réponses sauvages comme on peut parler d’interprétations sauvages en psychanalyse. Dans un autre vocabulaire, plus directement attaché à la psychiatrie : le travail, néces- saire, avec et sur l’institution comme économie psychique collective organisée, hiérarchisée, souple et élaborante de solutions individualisées aux difficultés des personnes qu’elle accueille, devient irréalisable sans les conditions de stabilité minimale quelle requiert. Et ceci sans discuter plus avant des compétences professionnelles des uns et des autres.

La description, ascendante ou descendante, de ces

«cercles concentriques»capables ou non de répondre aux manifestations pulsionnelles pourrait être poursuivie longue- ment, et d’autres passages de cette réflexion proposent des liens entre une«ambiance générale très massivement teintée de peur et de dangerosité » et certaines condui- tes «soignantes », mais peut-être est-il préférable de se demander quelles réponses ou réactions inventent ces sys- tèmes quand ils sont, à l’image du pare-excitation du patient, débordés ? Autrement dit, quelles «réponses sauvages» les soignants sont-ils capables d’inventer ? L’image des cercles concentriques, par exemple comme quand on jette un caillou dans l’eau, peut nous conduire vers deux types de réponses très fréquentes : le ricochet et le pavé dans la mare. Dans notre fantaisie de tout à l’heure, la straté- gie du ricochet revient à faire ce que fait le mur avec le bol de café : il ne contient rien, renvoie telle quelle et sans transformation l’énergie rec¸ue, sans tenir le moindre compte de ce qui est projeté sur lui et de ses possibles significations. Tomber à plat est le destin du mouvement pulsionnel qui se trouve renvoyé comme un ricochet par la surface impénétrable de l’eau ou de l’(im)plasticité psy- chique des soignants. Un patient «patate chaude»vit et souvent répète ce genre de destin, mais il s’agit là d’une sorte de caricature. Un autre qui se voit systématiquement opposer une réponse protocolisée sans qu’il lui soit pos- sible d’obtenir la moindre individualisation dans la réponse des soignants vit quelque chose de beaucoup plus fréquent mais de très comparable, la rigidité ne concernant pas la possibilité de l’accueil du patient lui-même mais celui de sa parole ou de son comportement, compris comme fon- damentalement individués et signifiants. On aura remarqué que ces«réponses sauvages»ne privent d’aucune liberté, bien au contraire, puisqu’elles ne contiennent rien ! Parfois, la sauvagerie est une non-assistance et non un enferme- ment. Le patient de notre fantaisie qui réinsultait le soignant taché et le faisait revenir jusqu’à un isolement en chambre lui permettant de s’apaiser constituerait assez volontiers un exemple subtil de contournement de la stratégie du ricochet et l’obtention d’une réponse très sûrement plus thérapeu- tique, ici à type d’isolement. L’impression vient souvent que les réponses comme celles du ricochet peuvent s’interpréter comme des défenses de la part des soignants. Mais, des défenses contre quoi ? À suivre la pensée des ronds dans

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l’eau il se pourrait que la représentation pénible dont la stratégie du ricochet cherche à se protéger soit celle de l’effraction traumatique, celle d’un trop qui fait trou comme on a parfois joué avec le mot « traumatisme » pour en faire «trop-matisme » ou« trou-matisme». L’expression

«pavé dans la mare» peut faire image si on la suit dans ce qu’elle offre de figuration du débordement et du choc.

Notre patient aurait pu balancer une chaise dans une vitre et casser celle-ci. Pour les amateurs de mesures, le nombre de visites du vitrier dans un service est un indicateur très perti- nent de la plasticité psychique de ses occupants (soignants et soignés), inversement proportionnel qu’il est à celle-ci ! Cependant, notons que ce nombre baisse considérablement quand on se décide (à tort !) à ne plus remplacer le verre que par du contreplaqué, sans que pour autant la dite plasticité se soit améliorée ! Comme quoi, aux chiffres mal étudiés on peut faire dire ceci ou cela. . .Mais il reste que l’image peut convenir pour indiquer ce contre quoi luttent les stra- tégies de renforcement des contenants, à savoir, la pensée de ne pas ou ne plus contenir. Construire des cellules de prison supplémentaires, ou des chambres d’isolement, ou distribuer des kits de contention sont des offres visant à la réassurance, qu’elles soient légitimes ou non d’ailleurs, tant en termes éthiques que socio-économiques. Les exemples sont légions de situations ou des personnels de domaines différents sont effractés, souvent jusqu’au traumatisme col- lectif et institutionnel, les tissus psychiques individuels et collectifs se remettant plus ou moins facilement et plus ou moins efficacement en état, avec les moyens du bord et les aides internes et/ou externes. Là aussi, que le lecteur dépasse de lui-même notre fiction. . .

Si l’isolement d’un patient dans un service de soins est notre point de départ, il est là possible de faire remarquer que la mesure d’isolement est parfois une manière de ne pas rejeter le patient (comme le ricochet) sans pour autant que le dispositif soignant soit troué par la manifestation pul- sionnelle, dont il ne faudrait au passage pas penser qu’elle est nécessairement du registre agressif puisqu’il est très fréquent qu’elle soit davantage érotique, l’un n’empêchant bien évidemment pas l’autre. Dans pareille situation, si elle se trouve reconduite, les événements se déroulent comme si le patient dans le lieu d’isolement devenait un kyste dans le dispositif, ou une sorte de crypte si on veut insister sur ce que ces cas peuvent laisser penser de dévitalisation pro- gressive de la relation soignant-soigné. Mais elle n’est pas nécessairement récurrente, cette mesure d’isolement, et elle peut permettre de trouver, entre contenance et conten- tion le praticable qui permettra de penser et d’agir moins maladroitement.

Le psychiatre, son fou et la loi

Le droit peut être considéré comme un«cercle»sus- ceptible de permettre l’élaboration et l’éconduction des manifestations pulsionnelles, à un niveau très institution- nel et abstrait mais il est pertinent de remarquer que des

règles juridiques sont (fort heureusement) supposées orga- niser la privation de liberté ou plus largement les situations qui imposent de contrevenir aux libertés individuelles dans un état de droit. Cependant, il faut aussi sûrement conve- nir, avec les spécialistes de ces questions, que le droit lui-même se trouve chahuté par les évolutions qui font le contexte de notre réflexion. Pour le dire dans les mots de Mireille Delmas-Marty [2] par exemple : une surabondance de normes, un assouplissement des formes du droit et un ébranlement des dogmes juridiques dessinent un pay- sage plus que chaotique qui rend le droit contemporain (certains articles disent par exemple que le droit internatio- nal est malade) tourmenté de vents souvent contraires et violents, un pot au noir comme l’auteure en question pro- pose de le concevoir. S’il ne s’agit pas ici de jeter quelque lumière sur les aspects strictement juridiques de ces ques- tions, il semble cependant possible d’indiquer comment les conditions du soin des malades mentaux sont extrêmement sensibles aux variations des règles juridiques qui les orga- nisent.

Un premier aspect peut s’introduire de ce que les lois pro- mulguées en réponse à des situations d’urgence, qu’elles soient d’une urgence plus journalistique que réelle ou pas d’ailleurs, promeuvent la plupart du temps, et c’est très probablement une caractéristique de l’urgence, des défini- tions rapides et sommaires du tolérable et de l’intolérable.

Or, que fabrique l’intolérable, qu’induit-il, à quoi conduit-il ? Quels sont les bords de l’intolérable, s’il en admet ? À partir de la fantaisie plus haut partagée, ne peut-on compren- dre que si la proposition«je ne suis pas là pour me faire insulter ! » n’admet pas de marge, de tolérance, si elle est injouable pour les soignants, l’affrontement devient la seule issue à l’expression pulsionnelle ? Dériver, différer, déjouer, déplacer, sont des nécessités de la symbolisation qui fait tant défaut à nos patients et à leur vie psychique réduite aux actes et, pire encore mais souvent, au néant de l’apragmatisme déficitaire. La souplesse dont nous parlons, la plasticité et l’élasticité dont nous parlons ne sont pas un laxisme au sens moral mais un jeu au sens mécanique du terme, soit ce que les mécaniciens appellent fort utilement, quand ils usinent des pièces, une tolérance. La rigidification des rapports sociaux est en elle-même une recrudescence de l’intolérance, de l’intolérable.Dura lex, sed lex, certes, mais la tolérance n’est pas une transigeance coupable, et la loi nous aide quand elle aménage les rapports sociaux et non quand elle les entrave, ce que la prolifération actuelle de normes de moins en moins lisibles et applicables parce que de sources juridiques diverses et parfois concurren- tes risque évidemment d’accentuer. Transitionnalité pourrait nommer, après l’auteur de Jeu et réalité(D.W. Winnicott) [3], ce dont nous semblons manquer si cruellement actuel- lement, à savoir d’un terrain de jeu culturel, d’un lieu où vivre.

Au lieu de quoi nous entrevoyons la possibilité de multiples crispations qui sont autant d’obstacles au fonctionnement régulé des institutions.

Pour le dire dans un vocabulaire un peu différent : tolé- rer les manifestations des autres suppose et témoigne de

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ce qu’un rapport de confiance«suffisamment bon»permet cette marge de manœuvre, cette aire, cette frontière épaisse sur laquelle on se tient quand on rencontre (de) l’autre. Le champ du soin psychique nous paraît exemplaire de ce déca- lage de plus en plus observé entre une validation recherchée des processus (protocoles, normes, certifications. . .) et une difficulté manifeste à travailler sur, dans et avec cette zone de confiance partagée entre les acteurs (les personnes et non les processus) de la relation soignante. De ce point de vue, il ne faut pas oublier que les dispositifs juridiques sont aussi le reflet des rapports de force sociaux, tant pour ceux qui font la Loi que pour ceux qui les désignent. Aux crispa- tions dont nous parlions plus haut correspond la menace de fonctionnements«en tout ou rien ». Et, la liberté en tout ou rien, c’est plus l’arbitraire que la justice : en tout ou rien, c’est très souvent plus l’arbitraire que la justice ! Le droit ne connaît ni ne reconnaît l’inconscient, il le forclot en quelque sorte par construction : il risque de tendre à donner raison ou tort comme on donne la vie ou rend l’âme : mort ou vif, libre ou privé de liberté, consentant éclairé (on dit informé aujourd’hui) ou victime. Impraticable quand nous cherchons à chaque instant un praticable avec nos patients,commun ground, terrain commun ou encore aire transitionnelle pour faire un bout de chemin ensemble, nous qui savons qu’ils ne sont pas plus que nous d’un seul tenant dans leurs pensées, décisions, actes, rêves, souhaits, paroles, désirs, fantasmes, gestes. . .Sans même commencer d’envisager les spécificités de ce travail avec des personnes psycho- tiques : délirantes ou maniaques, parlant une «langue » inconnue de nous ou occupées par des mondes auxquels nous semblons ne pas avoir accès ! L’indigence d’une psy- chiatrie qui s’étayerait uniquement sur une équation aussi stupide que celle-ci : malade = dangereux = enfermé ; sain

= pas dangereux = libre, ne constituerait pas seulement une régression intellectuelle mais aussi un terrible recul humain et culturel. Si la psychiatrie est depuis ses origines une disci- pline médicale sociale parce qu’elle se lie depuis lors à une loi (celle de 1838) et n’aurait pas de consistance ou de spéci- ficité par rapport aux autres disciplines médicales sans cela, il reste que le dispositif légal peut, au lieu d’aménager des espaces praticables pour les juges et les soignants, tendre à cliver des exigences irréconciliables et aveugles les unes aux autres, ce qui ne manquerait pas d’empêcher la mise en œuvre d’un traitement satisfaisant du patient/justiciable.

Conclusion

Si une réflexion comme celle qui s’est trouvée engagée ici n’a pas pour ambition de dégager des propositions ou, a fortiori, des recommandations, il est cependant possible de dégager quelques propos synthétiques. Alors, voici trois conséquences : la première concerne la mesure d’isolement en elle-même, les deux autres les conditions de sa mise en œuvre.

– D’abord, l’isolement n’est pas en soi un soin de der- nier recours (puisqu’il peut même être de prévention), ni

en soi un acte coercitif du point de vue médical et psy- chothérapique, quoiqu’en ait dit ou qu’en dise le droit. Les conditions de l’isolement nous semblent justifier le pluriel qui fait titre à notre réflexion et invite àtoujoursreconnaître la complexité des situations d’isolements. À cet égard, il n’est pas en soi non plus un acte de camisolage : (s’)isoler peut au contraire constituer une nécessité, à un moment donné, de l’expression non traumatique de motions pulsion- nelles. Qu’on pense simplement aux minutes silencieuses si nécessaires au travail psychothérapique, ou aux poten- tialités perlaboratives des intervalles entre les séances. . . La psychiatrie, comme la psychanalyse d’ailleurs, a toujours été fâchée avec le temps des comptables et des chrono- mètres ! Le temps psychique marche d’un pas curieux et non métrique (une sorte de boiterie normale si on veut bien de la formule) : il ressemble bien davantage à un rythme à trois temps (coup/latence/après-coup) dont on ne peut prendre conscience que quand il se répète (après-coup donc), soit sans qu’on puisse déterminer à l’avance (ex-ante) sa période.

C’est très probablement cette spécificité qui nous rend constitutionnellement allergiques (et fait de nous des aller- gènes) aux mesureurs contemporains sortis comme des lapins du chapeau des services des poids et mesures qu’a engendrés l’administration gestionnaire (ce que d’autres ont si bien analysé comme«gouvernance par les nombres » [4]).

– Ensuite, seuls les efforts collectifs pour penser les pra- tiques aident véritablement à éviter de possibles dénis et/ou dérives. Dans les situations plus haut imaginées, racontées ou décrites, l’expérience montre que ce sont les efforts répé- tés, prudemment et lentement institués qui permettent, par le sens partagé donné aux répétitions, aux échecs et aux réussites, de ne pas sombrer dans des pratiques indignes, totalisantes ou déniantes de la vie psychique de nos patients.

– Enfin, la quantité et surtout la qualité des personnels confrontés directement et indirectement (encadrement) à ces situations difficiles sont les variables principales de leur gestion effective, tant en termes de formation (initiale et continue) qu’en termes de dispositifs internes (institution- nels en particulier) d’élaboration. À l’heure où les stratégies managériales, après avoir déqualifié/requalifié les profes- sionnels, disqualifient de plus en plus les personnels (les personnes) au profit des processus (les protocoles), on devine aisément l’étendue des dégâts et l’épaisseur du brouillard en psychiatrie puisqu’ici comme dans les autres activités professionnelles (l’éducation, par exemple) où le

«facteur humain»prime, cesnew managements en tous genres déresponsabilisent à tour de bras des profession- nels pas plus malveillants que leurs prédécesseurs mais à qui on ne demande plus que de se couvrir du parapluie de la trac¸abilité pour masquer ce qui pourrait bien devenir leur négligence ordinaire.

Dans l’hypothèse, à mon avis très loin d’être improbable, où les professionnels du sanitaire et du judiciaire se retrou- veraient sur une direction commune qui tiendrait dans l’idée d’une psychiatrie plus ouverte, libératrice et socialisatrice, il resterait à penser, ce qui n’est pas une mince affaire,

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comment cet idéal risquerait de très vite venir se heurter aux réalités psychopathologiques, économiques et sociales.

Sans compter les responsabilités que nous savons tous trou- ver quand il s’agit de ne pas avoir à renoncer un tant soit peu à nos idéaux. . . comme s’ils étaient toujours préfé- rables aux aménagements exigés par Éros et Thanatos. La place et la fonction des idéaux (l’idéalité religieuse se pré- sentant comme exemple paradigmatique) constituerait bien, décidément, un des enjeux majeurs de notre post-post (. . .) modernité plus ou moins supposée.

Liens d’intérêts les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

1.La Boétie E. Discours de la servitude volontaire. Paris : Mille et une nuits, 1995.

2.Delmas-Marty M. Aux quatre vents du monde. Paris : Seuil, 2016.

3.Winnicott DW. Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975.

4.Supiot A. La gouvernance par les nombres. Paris : Fayard, 2015.

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