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La musique folk rock américaine comme récit des territoires. L’exemple de l’œuvre musicale de Bruce Springsteen

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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112 | 2019

Cultures populaires II

La musique folk rock américaine comme récit des territoires

L’exemple de l’œuvre musicale de Bruce Springsteen

American folk rock music as a narrative of territories: the example of Bruce Springsteen’s musical work

Raphaël Mollet

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/gc/14451 DOI : 10.4000/gc.14451

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 décembre 2019 Pagination : 67-93

ISBN : 978-2-343-21967-7 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Raphaël Mollet, « La musique folk rock américaine comme récit des territoires », Géographie et cultures [En ligne], 112 | 2019, mis en ligne le 25 janvier 2021, consulté le 23 juin 2021. URL : http://

journals.openedition.org/gc/14451 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.14451 Ce document a été généré automatiquement le 23 juin 2021.

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La musique folk rock américaine comme récit des territoires

L’exemple de l’œuvre musicale de Bruce Springsteen

American folk rock music as a narrative of territories: the example of Bruce Springsteen’s musical work

Raphaël Mollet

Introduction

1 En juin 2019, l’auteur-compositeur-interprète américain Bruce Springsteen sortait un nouvel album solo intitulé Western Stars. L’artiste expliquait lui-même que cet album

« vous transporte dans un nouvel endroit, en s’inspirant des disques pop de la Californie du Sud de la fin des années 1960 et du début des années 1970 »1. Une fois encore, Springsteen a réalisé un album que l’on pourrait qualifier de géographique, prenant place dans les décors brûlants de l’Ouest américain, le long des autoroutes poussiéreuses, s’éloignant des habituels décors industriels et balnéaires de la côte est que l’artiste a l’habitude de raconter, le tout empreint d’une certaine nostalgie d’une Amérique passée et d’un rêve américain disparu.

2 M’inscrivant dans la veine des nouveaux travaux en géographie de la musique qui prennent racine dans le tournant culturel qu’emprunta la discipline dans les années 1990, l’objectif de ces lignes sera de montrer, après avoir précisé notre positionnement méthodologique, le caractère sociospatial du corpus musical de Springsteen. Et ce par le biais d’une analyse sémantique et thématique de son œuvre, démontrant ainsi cette propension qu’a cet artiste, et la folk music en général, à dépeindre des territoires et leurs enjeux (sociaux, économiques, culturels…). En somme, comprendre à la fois comment des territoires influencent Springsteen et son processus créatif, mais aussi comment sa musique raconte, influence et transforme ces mêmes territoires.

3 D’abord, il s’agira d’expliciter le lien unissant la géographie et la musique, et ce à travers une revue littéraire anglophone et francophone non exhaustive de la discipline.

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Cet état de l’art succinct permettra de positionner notre travail par rapport aux travaux anciens et actuels en géographie de la musique. S’ensuivra une analyse de la folk music comme musique narrative et géographique particulièrement spatialisée, socialisée et politisée, et dans laquelle Springsteen puise ses influences. Puis, il sera fait état de l’importance du territoire chez Springsteen, preuve que son environnement géographique et sa condition sociale nourrissent largement sa musique. Enfin, une analyse plus détaillée de l’œuvre de l’artiste sera effectuée, montrant que son corpus emprunte souvent la même trajectoire, que notre analyse empruntera également : le récit d’une ville, fourmillante et asphyxiante ; le récit d’un départ, nécessaire, mais difficile ; le récit d’une Terre promise, rêvée, mais souvent inatteignable.

Le territoire comme influence musicale, la musique comme conteuse de territoires

Géographie et musique : une thématique ancienne, des trajectoires diverses

4 Si les années 1950 voient apparaître, de manière assez marginale, les premières études liant le son et les territoires, la géographie musicale (Musical geography) prend de l’ampleur dans les années 1970-1980 grâce à plusieurs facteurs (émergence de la société des loisirs, politiques urbaines nouvelles…). Dans les années 1990, la géographie musicale emprunte logiquement le tournant culturel à l’œuvre dans les sciences sociales et gagne en diversité : les travaux se multiplient, notamment sur les notions d’identité, de représentation, de performances musicales, de territoires et surtout de

« sense of place » (Stokes, 1994 ; Kong, 1995), invitant le géographe à reconsidérer son

« rapport à l’espace » par le biais de la musique. Plusieurs études sont par exemple menées sur l’impact des manifestations musicales sur le développement local et sur la musique comme « déchiffreuse de territoires » (Guiu, 2006) : Carney, pionnier de la géomusique américaine2, étudie la country comme promotion d’une certaine ruralité (1994) ; Hudson se penche sur le rôle d’un programme musical sur la reconversion territoriale d’une ancienne région minière (1995) ; Smith s’intéresse au rôle des fanfares dans le développement d’un sentiment d’appartenance locale dans des régions en recomposition (1997). Dans la littérature francophone, Yves Raibaud a été l’un des premiers géographes français à s’intéresser aux rôles des pratiques et manifestations musicales comme transformatrices d’espace et aux dynamiques de territorialisation qu’engendre le fait musical, notamment en Aquitaine. Un état de l’art très précis de la discipline a d’ailleurs été réalisé par Claire Guiu dans son article « Géographie et musique : quelle perspective » (2006), montrant que la musique est désormais étudiée sous toutes ces formes (production, pratiques, imaginaires…) et qu’il existe « autant de géographies de la musique qu’il y a de géographies ». Son travail tend à compléter l’article « The seven themes of music geography » (Carney et Nash, 1995), qui résumait les orientations de la discipline en fonction de grandes thématiques, mais aussi l’article de synthèse « Music geography » (Carney, 1998), qui effectuait un bilan de la discipline et les pistes d’étude à poursuivre (rôle de la mondialisation, influence des technologies…), pistes qui furent suivies dans les travaux universitaires du XXe siècle.

5 Les décennies 1990, 2000 et 2010 voient en effet la publication d’une diversité de travaux et d’œuvres de synthèse. Un récent ouvrage français est à mettre en lumière :

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La musique au cœur de l’analyse géographique, de Nicolas Canova (2014), où l’auteur réalise un état de l’art très exhaustif de la discipline. Dans la littérature anglophone, deux ouvrages très complets ont particulièrement fait date, celui de Ian Inglis, intitulé Performance and popular music, history, place and time (2006), et celui de John Connell et Chris Gibson, Sound tracks, popular music, identity and place (2002). Ces auteurs analysent la manière dont la musique permet de fixer des authenticités dans des lieux donnés, en quoi la musique permet une transcendance des espaces, et comment les artistes évoquent et décrivent des lieux dans leurs paroles. C’est le constat qu’en fait également Séverin Guillard dans sa thèse « Musique, villes et scènes : localisation et production de l’authenticité dans le rap en France et aux États-Unis » (2016). L’auteur y propose une analyse détaillée sur la manière dont le rap raconte les espaces – dans ses paroles, sa production, sa philosophie –, les discours et les pratiques que cette musique génère, la légitimité que les rappeurs veulent donner à leur ville, à leur quartier. Notre travail s’inscrit en quelque sorte dans la continuité de cette thèse, car, à l’instar du rap, la folk music est une musique que l’on pourrait aisément qualifier de narrative, s’inscrivant notamment dans une tradition du récit des territoires et de leurs diverses problématiques sociales.

6 En 1994, Smith avait déjà interrogé les processus d’appropriations des territoires par la musique et en soulignait le pouvoir transgressif. En 1998, Crang précisait que les artistes participent d’une certaine imagerie territoriale et deviennent des acteurs des processus de territorialisation : « ils reproduisent, projettent, narrent », créant même parfois des « stéréotypes territoriaux » (Crang, 1998). La musique devient alors « un géo-indicateur des sentiments d’appartenance, des mobilités, des valeurs et des comportements sociaux » (Romagnan, 2000, in Guiu, 2006). Ces deux constats seront en substance applicables à notre sujet et à l’œuvre de Springsteen, car les chansons de cet artiste racontent un territoire tout autant qu’elles le créent et le transforment, directement ou indirectement : l’influence d’un territoire sur la création artistique de Springsteen, la description de ce territoire dans ses paroles, l’imaginaire géographique crée par ses écrits, l’universalisme des enjeux abordés dans ses chansons, le tourisme engendré par sa musique…

7 L’analyse des paroles est d’ailleurs de plus en plus plébiscitée pour comprendre la manière dont les artistes décrivent leur territoire, paroles participant à la description à la fois réelle et fictionnelle, vécue et rêvée, des lieux, engendrant alors un certain

« sense of place » chez les auditeurs (sentiment d’appartenance à un lieu, promotion d’un lieu, authenticité véritable ou construite…) : « Les paroles sont des œuvres littéraires mettant parfois en évidence des thèmes géographiques qui produisent des mondes fictifs (ou réels) qu’un auditeur peut exploiter »3 (Bell, 2009). Dans son ouvrage, Sound, Society and the Geography of Popular Music, Thomas L. Bell a mené une analyse très aboutie sur la Californie et son évocation dans la musique populaire, délimitant six thèmes qu’abordent différentes chansons de divers styles musicaux (pop, rock, rap) des années 1950 à 1990. Il montre par exemple la vision antinomique que deux chansons peuvent donner d’un même lieu : « Promised Land » (1964), de Chuck Berry, décrit une Californie rêvée pour un jeune homme du sud des États-Unis en recherche de repères, à la poursuite d’un foyer (« home »), tandis que la chanson « Hollywood Night » (1978), de Bob Seger, décrit la Californie comme un lieu de perdition, symbole d’une fuite désabusée et d’une identité perdue. Cette analyse, c’est précisément ce que notre sujet sur Springsteen cherche à atteindre : analyser la manière dont un artiste dessine des

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lieux, leur conférant des caractéristiques particulières, entre réel et imaginaire, rejet et attachement.

De la folk de Woody Guthrie au heartland rock de Bruce Springsteen : le folk rock, une musique territorialisée, socialisée et politisée

8 Si une définition précise du terme « folk » est complexe à établir, celui-ci est utilisé, dès le XVIIe siècle, pour désigner le « peuple ». Étymologiquement, « folk » désigne de fait le peuple, la race, la famille. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le terme acquiert une autre signification, que Raymond Williams définit comme renvoyant « à un ensemble de réactions à la société industrielle et urbaine », ajoutant que les chanteurs folks deviennent les « spécialistes du monde préindustriel, préurbain » (Williams, in Moore, 2012). Dans son ouvrage Folksong, Jacques Vassal écrit à propos de la folk : « […] tout artiste qui, en partant d’un cadre traditionnel et populaire, crée une œuvre personnelle, mais reflétant l’état d’âme d’une collectivité, procède de l’esprit folklorique », ajoutant « que la connaissance du passé aide à comprendre le présent, surtout dans un art populaire [la folk] si lié aux problèmes sociaux ». À travers cette réflexion, il semble clair que la musique folk a une dimension spatiale, mais aussi politique et sociale.

9 En effet, dotée d’un fort ancrage social et politique, la folk américaine a pour tradition et pour vocation intrinsèque, depuis ses débuts, de raconter des espaces et des époques, et les enjeux sociaux, culturels, économiques, qui leur sont associés. Des premiers pionniers américains qui, au gré de leur migration vers l’Ouest, fondèrent le premier folklore musical, participant ainsi à créer une sorte d’imaginaire géographique du pays (chercheurs d’or, villes-champignons, dangers naturels…), en passant par Woody Guthrie et le récit des tempêtes de poussière dans la région du Dust Bowl dans les années 1930 (figure du voyageur hobo, pauvreté, exode et migration intérieure…), jusqu’à l’American folk music revival des années 1960 et les chansons antiségrégationnistes de Bob Dylan, la folk music naît d’un terrain pour en décrire ses enjeux.

10 Guthrie et Dylan sont parmi les plus grandes influences musicales de Springsteen. Si Guthrie peut être qualifié de « rural folk singer » (chanteur folk de la ruralité), Dylan, lui, est plutôt un « town folk singer » (chanteur folk de la ville) : issu d’un lieu et d’un milieu singulier et typique, celui de la ville moyenne américaine et de la working class (classe ouvrière), il s’inscrit très clairement dans cette époque des années 1960 dans laquelle il chante la jeunesse d’alors, la contre-culture, le Movement, et ce dans des contextes urbains. Springsteen détient un profil assez similaire : provenant d’une ville moyenne et industrielle des États-Unis, dans le New Jersey, il fait indubitablement partie de la working class américaine de par l’origine ouvrière très modeste de ses parents. Si la folk de Dylan et de Springsteen dépeint des paysages surtout urbains, elle n’en reste pas moins sociale et politique, car traversée par des idées politiques progressistes, et par le récit des problématiques urbaines, sociales et économiques que connaissent ces territoires (désindustrialisation, tensions raciales…). C’est d’ailleurs ce qui fait de Springsteen un artiste folk : si la majorité de son œuvre musicale est électrifiée, énergique et souvent qualifiée de « rock », il adhère à l’idéologie de la folk music, celle de raconter des lieux et leurs enjeux sociospatiaux, ancrage folk qui explique la prépondérance des espaces dans son œuvre. En témoigne d’ailleurs l’émergence, dans

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son corpus musical, d’albums aux tonalités très folks, comme Nebraska (1982) ou The Ghost of Tom Joad (1995), où l’artiste opère un retour aux sources.

11 Si Dylan avait déjà opéré la transition entre la folk et le rock dans les années 1960-1970 en en adoptant les structures musicales et l’esthétique, faisant du rock « un outil d’expérimentation, émotionnel et physique au service du changement social » (Moore, 2012), Springsteen va totalement s’ancrer et s’épanouir dans ce courant folk rock. Fort de l’héritage de ce nouveau genre qui mélange les considérations du folk et l’explosivité du rock, Springsteen a, tout au long de sa carrière, conservé cette forte attache territoriale, sociale et politique : « Avant Woody Guthrie, avant la musique acoustique de Dylan, j’ai gouté à la pop de conscience de classe des “Animals” », résume Springsteen (2016). Réalisant un mix d’influences musicales diverses, Springsteen s’inscrit lui-même dans un courant nouveau, celui du heartland rock.

12 Le heartland rock est une musique dite consciente qui entend défendre les intérêts des working class américaines en puisant ses influences dans les paysages urbains spécifiques de la Rust Belt, du Midwest américain et des villes moyennes et industrielles qui rassemblent des préoccupations similaires : la désindustrialisation, le déclin des petites et villes moyennes, la désertification des centres-villes et la dégradation des Main Street – cette rue principale typique des villes moyennes américaines –, le tout empreint de sentiments singuliers, parmi lesquels la désillusion des travailleurs, leur aliénation au travail, la nostalgie de la gloire passée, la privation, la restriction financière et sociale, le désespoir. Springsteen n’est donc pas seulement le chanteur de la Rust Belt et du Midwest américain, il est aussi et surtout le chanteur de la working class qui habite ces territoires. C’est précisément dans ces lieux, chez les communautés qui y vivent et leurs problématiques, que Springsteen est né et a puisé ses inspirations.

Car les lieux dont il vient sont singuliers, il veut les observer, les décrire, les raconter, les chanter :

J’avais l’impression de venir d’un lieu unique, dont on ne parlait pas et qui n’intéressait personne dans l’histoire du rock. La singularité de mon provincialisme, je la revendiquais comme une force. (Springsteen, 2016)

13 Si le terme de heartland rock, inventé pour définir les styles musicaux de certains artistes (Springsteen, Petty, Seger, Mellencamp…), est intéressant musicalement et géographiquement parlant, il n’est cependant pas un terme clairement défini dans les Popular Music Studies. Pourtant, son existence révèle une forte propension qu’a la société américaine à spatialiser et politiser les enjeux (issues) du pays, les discours des journalistes et des critiques américains étant souvent emplis, voire saturés, de termes géographiques. C’est ce qu’il est possible d’appeler la « géographicité » américaine : cette disposition qu’a la société, à différents niveaux, à convoquer l’importance des territoires dans la construction des identités, le rôle des lieux dans la création culturelle (musique, cinéma…) et l’orientation politique, l’importance des attaches territoriales. Géographicité dont la musique populaire américaine n’échappe pas (folk, rock, blues, country, rap).

Étudier l’œuvre de Springsteen

14 Notre analyse sémantique et thématique de l’œuvre de Springsteen s’est appuyée sur les extraits de 13 chansons tirées de 9 albums studio (1973-2005). Pour constituer ce corpus, un critère central a été utilisé : toutes les chansons sélectionnées devaient présenter des références spatiales. Autrement dit, toutes décriront un territoire, un

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lieu, un espace – réel ou imaginé, vécu ou rêvé, urbain ou rural, positif ou négatif – et, par déduction, les gens qui y vivent et les enjeux y prennent place (crises urbaines, pauvreté, marginalisation, mythes américains…). C’est précisément cela qui est intéressant dans l’œuvre de Springsteen, cette propension que les chansons de cet artiste ont à fixer, à planter un décor, à décrire les gens qui y évoluent et réalisent des actions, ce qui, in fine, donne véritablement sens au lieu : « Fondamentalement, l’imagerie de Springsteen, avant d’emprunter aux vastes paysages américains, est celle de la géographie physique d’individus dans un lieu »4(McParland, 2007). Du point de vue de la géographie humaine en général, et de l’œuvre de Springsteen, lieux et individus ont un lien de réciprocité : un lieu façonne les individus qui y vivent, et ces individus font que ce lieu existe et change. Si la géographie humaine peut simplement se définir par l’étude de l’homme qui occupe et aménage l’espace terrestre, c’est en substance ce qui fait de Springsteen un géographe humain et culturel : son œuvre décrit les interactions – sociales, culturelles, économiques, émotionnelles – entre des territoires et ceux qui y vivent. Comme en témoignent d’ailleurs de nombreux passages de son autobiographie, Born To Run (2016), où l’artiste témoigne de son lieu de vie et de son espace vécu. Chez Springsteen, les lieux qu’il arpente ont une « épaisseur » : ils sont quasiment humanisés, habités d’ambiances particulières, et arborent même des sons et des odeurs singulières :

Je n’aime pas le café, mais j’apprécie cette odeur. Elle est réconfortante ; elle réunit les habitants en faisant partager à tous une expérience sensorielle ; et puis c’est une activité industrielle bénéfique, tout comme la fabrique de tapis dont le bruit nous casse les oreilles, elle procure du travail et témoigne de la vitalité de notre ville.

(Springsteen, 2016)

15 L’objectif de cet article est donc de souligner le cheminement géographique de l’artiste, la dimension sociospatiale de son œuvre, et le reflet, dans ses paroles, de mutations territoriales à l’œuvre dans ses territoires de vie. En somme, montrer que Springsteen est un enfant de son territoire et que son environnement a littéralement nourri sa musique et ses textes. Pour cela, j’ai choisi les chansons qui me paraissaient les plus pertinentes, les plus riches géographiquement parlant, celles qui explicitaient le mieux cet univers géographique et social si caractéristique de cet artiste. Ce choix contient une dimension subjective, car il s’agit de chansons que je connais et que j’apprécie tout particulièrement. Si l’œuvre de Springsteen ne s’arrête pas à son corpus de chansons, j’ai essentiellement choisi l’étude des paroles, déjà suffisamment riches en significations. L’analyse sera tout de même éclairée par des propos tenus par l’artiste en interviews et dans ses écrits personnels et biographiques, et par des illustrations (pochette d’album, photographie, extrait de clip).

Springsteen et son territoire : des origines sociospatiales influentes

Le New Jersey et l’artiste : l’importance d’un lieu

16 Bruce Springsteen est né le 23 septembre 1949 à Long Branch, dans le New Jersey. En dépit de son surnom de « Garden State » (« État Jardin »), il constituerait presque un État souffre-douleur (Dufaud, 2010), fait de paysages industriels, d’un réseau autoroutier envahissant, et pâtissant d’une trop grande proximité avec New York. Springsteen passe son enfance dans la ville de Freehold, ville industrielle en déclin du centre de

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l’État (chimie, agroalimentaire, textile, armement) qui deviendra, à l’instar de beaucoup d’autres villes américaines de l’entre-deux-guerres, une véritable cité-dortoir typique des banlieues des grandes mégalopoles, où les loisirs et possibilités de distractions y sont très peu nombreux. De son enfance très modeste au sein d’une famille italo-irlandaise, Springsteen se souvient d’ailleurs très bien de l’atmosphère ouvrière de son quartier : non seulement son père était un ouvrier sur chaîne, mais il se rappelle également des odeurs, des sons, de l’ambiance industrielle de l’époque, et surtout du caractère unique de son territoire, entre présence écrasante de la religion, tensions raciales, normes sociales austères et manque de perspectives socio- économiques :

On habite tous à l’ombre du clocher, là où tout se joue, tous tortueusement bénis dans la miséricorde de Dieu, dans cette ville électrique, stupéfiante, qui génère des émeutes raciales et déteste les excentriques, cette ville qui vous secoue l’âme, vous fait l’amour et fout la trouille, cette ville qui vous brise le cœur : Freehold, New Jersey. (Springsteen, 2016)

Une musique spatialement ancrée

17 Le corpus de Springsteen emprunte souvent la même trajectoire, que notre analyse empruntera également. D’abord, prenant largement appui sur son New Jersey natal, l’artiste plante un décor et décrit la ville – surtout moyenne – et des urbanités particulières, souvent industrielles, centrales ou périphériques, dans laquelle les personnages sont nés, urbanités à la fois foisonnante et étouffante. Puis, il invoque la fuite, cette période transitionnelle que l’artiste aime décrire entre le départ d’une ville oppressante et l’arrivée dans un autre lieu, fuite à la fois spatiale, sociale et mentale, souvent symbolisée par la figure de la voiture : les personnages de ses chansons se retrouvent alors en situation de « in-between place », une sorte d’entre-deux géographique et social. Enfin, Springsteen dessine la Terre promise, terme récurrent dans les écrits de l’artiste, espace à la fois rêvé, mythique et réel, mais flou, vers lequel les antihéros de ses histoires espèrent fuir. Pour mieux saisir cette géographicité dont fait preuve le corpus musical de Springsteen, voici un tableau synthétique des chansons étudiées et leurs enjeux.

Tableau 1 – Les musiques étudiées et/ou citées et leurs enjeux sociospatiaux

Musiques étudiées Spatialités abordées Enjeux socio-spatiaux abordés

« The Promise » / « La

promesse », 1978 Ville moyenne, route.

« Prison » géographique, horizon social bouché, difficultés financières, volonté de fuir, la voiture comme instrument de fuite, la fuite comme impasse.

« 4th of July, Asbury Park (Sandy) » /

« 4 juillet, Asbury Park (Sandy) », 1973

Jersey Shore (côte du New Jersey), ville moyenne et balnéaire, boardwalk (front de mer), incursion dans la Grande Ville (New York).

Théâtre de rue et comédie urbaine, petite délinquance, jeunesse en manque de repères, urbanité en crise, horizon social et spatial bouché, volonté de fuir, tournant d’une époque, description romantisée de la ville et du boardwalk.

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« My Hometown » /

« Ma ville natale », 1984

Jersey Shore, ville moyenne et balnéaire, boardwalk, Main Street.

Délitement de la Main Street, fermeture des magasins, désindustrialisation, problèmes raciaux, émeutes, attachement à un territoire, lien de filiation et transmission, nostalgie d’un lieu.

« Jungleland » /

« Jungle urbaine », 1975

Jersey Shore, mégalopolis.

Rapport grande ville/banlieue, gangs de rues, bouillonnement urbain, description romantisée de la rue.

« Nebraska », 1982 Nebraska, paysages mornes et périphèriques.

Chroniques sociales et politiques, influence d’un lieu sur le tempérament des gens, folie meurtrière.

« Youngstown », 1995

Rust Belt, ville moyenne et d’industries lourdes, usines.

Usine et communauté ouvrière, désindustrialisation, délitement des liens ouvriers et sociaux, inégalités sociales.

« The River » / « La rivière », 1980

Jersey Shore, ville moyenne et industrielle.

Reproduction sociale, difficulté financière, avenir bouché.

« The Ghost of Tom Joad » / « Le fantôme de Tom Joad », 1995

Marges et périphéries urbaines.

Marginalisation sociale et spatiale, dureté de la vie de rue.

« Open All Night » /

« Ouvert toute la nuit », 1982

Ville moyenne, paysage industriel et morne.

Horizon spatial bouché, paysage industriel oppressant, volonté de fuir, importance de la voiture comme moyen d’émancipation.

« Thunder Road » /

« Route du tonnerre », 1975

New Jersey, ville moyenne.

Volonté de fuir, sentiments amoureux, importance de la voiture comme moyen d’émancipation.

« Independence Day » /

« Jour de

l’Indépendance », 1980

New Jersey, ville moyenne.

Liens père/fils, rupture du foyer familial, détachement et déracinement, perte de repères, volonté de fuir.

« American Land » /

« Terre d’Amérique », 2006

Les États-Unis. Mythe du rêve américain, opulence, possibilité de réussite.

« Matamoros Banks » /

« Les rives du

Matamoros », 2005

Frontière États-Unis/

Mexique (dialectique Nord/

Sud).

Fait migratoire, effondrement du rêve américain, la frontière comme barrière.

Réalisation : Raphaël Mollet, 2020.

« The Promise », l’exemple type d’une chanson springsteenienne

18 Écrite en 1976, « The Promise » est une chanson springsteenienne par excellence, contenant nombre de thèmes récurrents chez l’artiste et de références sociospatiales.

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Johnny works in a factory, Billy works downtown

Terry works in a rock and roll band lookin’ for that million-dollar sound I got a job down in Darlington but some nights I don’t go

Some nights I go to the drive-in and some nights I stay home I followed that dream just like those guys do up on the screen

I drove my Challenger5 down Route 9 through the dead ends and all the bad scenes Well now I built that Challenger by myself, but I needed money and so I sold it […]

Thunder Road, there’s something dyin’ down on the highway tonight […]

I followed that dream through the southwestern tracks, that dead ends in two-bit bars When the promise was broken I was far away from home sleepin’ in the backseat of a borrowed car

[…]

« The Promise » (Springsteen, The Promise, 2010)

19 Springsteen introduit d’abord ses personnages, dont la vie est régie par des lieux et des activités singulières. Le premier travaille à l’usine. Même si l’usine n’est pas précisément spatialisée, son évocation rappelle le milieu ouvrier que l’artiste connaît bien : l’époque étant à l’industrie lourde, c’est un marqueur sociospatial majeur, un lieu universel, une sorte de second foyer pour la communauté ouvrière. Le deuxième personnage travaille dans le centre-ville, sans doute dans un commerce de la Main Street, cette rue typiquement américaine que l’artiste aime à décrire. Le troisième personnage, lui, joue dans un groupe de rock. Quant au protagoniste, il travaille à Darlington, borough de Pennsylvanie. Dès les premiers vers, Springsteen dresse donc un décor, un théâtre d’opérations dans lequel évoluent des personnages qui semblent coincés dans leur milieu et leur classe sociale respectifs. L’impression de prison spatiale et sociale est d’ailleurs renforcée par la tonalité mélancolique de la musique.

Malgré des vies différentes, un élément unit ces quatre personnages : la volonté de fuir, de quitter leur environnement et leur condition. Terry recherche la fortune grâce à la musique, tandis que le héros, lui, s’ennuie, tourne en rond, sans véritable but, disposant d’un espace vécu relativement restreint : son travail, son domicile et le drive-in (cinéma de plein air). C’est d’ailleurs pour cela que la voiture constitue, dans cette chanson et dans l’ensemble de l’œuvre de l’artiste, la seule échappatoire possible pour fuir ce territoire et sa morosité, à la recherche d’une Terre promise, si souvent évoquée chez Springsteen. L’automobile, c’est un symbole, celui de la fuite, du refuge, de l’aventure, mais aussi une réelle marque de puissance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si pratiquement une chanson sur deux écrite par Springsteen contient les termes de

« voitures » ou de « routes ».

20 Cependant, la fuite s’avère ici rapidement impossible, non seulement parce que la route conduit à une impasse, mais aussi parce que le héros doit vendre son bien le plus précieux, sa voiture, pour pallier à son manque de moyens financiers, matérialisant ainsi le compromis avec les nécessités du quotidien, sa modeste condition sociale et l’abandon de sa liberté. Le personnage doit littéralement renoncer : sa fuite ne se fera pas, ses rêves ne se réaliseront pas, et la ville se referme sur lui comme un piège. La

« Route du Tonnerre » sur laquelle le héros espérait depuis toujours s’engager disparaît, se dérobe. Même s’il tente encore de fuir à travers les « plaines du sud- ouest », le personnage se retrouve dans une impasse symbolisée par des « bars à deux balles » dans lesquels les rêves des fuyards se brisent et s’échouent. Par ailleurs, le refuge que constitue l’automobile n’est que provisoire : le héros dort dans une « voiture d’emprunt » qui incarne toute la perte de liberté du personnage ainsi qu’une grande

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précarité sociale et financière. Finalement, un vers de la chanson synthétise bien tout l’univers springsteenien et la morale de l’histoire : « Route du Tonnerre, ce soir, quelque chose se meurt sur l’autoroute ». L’autoroute ne joue ici plus son rôle libérateur, mais devient en quelque sorte le cimetière des vieux rêves irréalisables :

« C’est une chanson sur le fait de se battre et de ne pas gagner, elle parle des déceptions de l’époque. Je me sentais très proche d’elle », résume l’artiste à propos de « The Promise » (Springsteen, in White, 2015).

Des « chansons d’atmosphère » : un univers urbain sous tension

Le récit d’une certaine urbanité, foisonnante et déliquescente

21 Le corpus musical de Springsteen est d’abord marqué par de nombreuses chansons d’atmosphère qui décrivent un environnement, un paysage urbain singulier et des personnages qui s’y déplacent et interagissent. Springsteen détient un réel sens du lieu : il observe et comprend les relations qui unissent un territoire et les gens qui le pratiquent. Si l’expression « sens du lieu » est assez peu usitée en France, elle l’est beaucoup plus dans le contexte américain sous l’appellation de « sense of place ». Bien qu’une définition arrêtée soit difficile à donner, cette notion renvoie à l’atmosphère particulière et distinctive d’un lieu, et décrit nos relations – réelles, imaginées, émotionnelles, personnelles, collectives… – entretenues avec celui-ci. Plus simplement, cette notion désigne à la fois la signification que peut avoir un lieu chez une personne ou une communauté, c’est-à-dire la manière dont le lieu est perçu, mais aussi et surtout l’attachement à ce lieu (Kudryavtsev et al., 2012). En cela, Springsteen sait pertinemment que ce sont les gens qui y vivent qui « génèrent » les lieux : il met alors en exergue le rôle d’acteur de ces individus dans la formation d’un lieu et la création d’une atmosphère, qu’ils soient ouvriers, badauds, amoureux, flics, voyous, prostitués.

Tout logiquement, les premières atmosphères urbaines que Springsteen raconte et construit sont les paysages de la côte est américaine, ceux de la Jersey Shore, et particulièrement d’Asbury Park, sa ville d’adoption, cité balnéaire autrefois florissante.

Ce qui s’y passe est scruté, examiné et épié par l’artiste qui en tire un véritable décor, quasiment cinématographique. La pochette du premier album de Springsteen en témoigne, celle-ci utilisant une carte postale d’Asbury Park d’époque où chaque lieu important de la ville est dessiné à l’intérieur des lettres (figure 1).

22 S’inscrivant dans la même veine que Guthrie et Dylan, Springsteen apparaît donc lui aussi comme un raconteur d’histoires, mais aussi, et surtout comme un raconteur d’espaces : même lorsque les chansons de Springsteen ne semblent pas « vouloir dire grand-chose », mettant en scène des personnages parfois loufoques dans un environnement étrange, elles veulent en réalité dire beaucoup : l’ennui des personnages, l’horizon bouché, l’étouffement social et spatial. Sa chanson « 4th of July, Asbury Park (Sandy) » dessine bien une sorte de théâtre urbain, quasiment une comédie urbaine se déroulant le long du boardwalk, cette fameuse balade en bois caractéristique des villes balnéaires de la côte est américaine : il dessine ici un

« fleshpot » (Ross, 1992), un lieu de plaisir à la fois réconfortant et apeurant, une ville se trouvant à un point de rupture, et sans doute la fin d’une époque.

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And me, well I just got tired of hangin’ in them dusty arcades, bangin’ them pleasure machines

Chasin’ the factory girls underneath the boardwalk, where they all promise to unsnap the jeans

« 4th of July, Asbury Park (Sandy) » (Springsteen, The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle, 1973)

Figure 1 – Pochette de l’album Greetings from Asbury Park, N.J. (1973)

Source : https://www.twitur.com/hashtag/Greetingsfromasburypark

23 Et lorsqu’un journaliste demande à Springsteen, début 1973, lors d’une interview à la radio WHFS, ce que les gens font à Asbury Park, il répond simplement, et comme le montrent ses chansons : « Pas grand-chose. Personne ne va plus là-bas. La moyenne d’âge est très élevée. » (Springsteen, in White, 2015). Déjà à l’époque, l’artiste possède une vision très claire de sa ville d’adoption, cité en perte de vitesse et de dynamisme, ce qui se retranscrit bien dans ses personnages qui semblent tourner en rond, déambuler, se perdre, sans véritables objectifs à atteindre dans cette ville balnéaire presque mortifère. Marc Dufaud, auteur d’une biographie sur Springsteen, écrit :

[…] Asbury Park : la ville en déclin n’est déjà plus une station balnéaire réputée.

Quelques théâtres, des cinémas, des dizaines d’hôtels, la plupart déjà fermés, bordent la promenade jalonnée de bungalows, de manèges, de baraques à frites. Sur le rideau de fer de l’un des anciens casinos à l’abandon s’étale le graffiti

« Jungleland »6. (Dufaud, 2010)

Le récit de violences urbaines et de tensions socioethniques

24 Si, au tout début de sa carrière, notamment dans ses deux premiers albums (1973), Springsteen tend à romantiser la rue, il en fait par la suite une description plus réaliste.

Il raconte les violences urbaines qu’engendrent les problèmes économiques et sociaux

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qui touchent son New Jersey natal, région à la fois industrielle et touristique – Asbury Park était un lieu de villégiature très réputé dans la première moitié du XXe siècle, notamment pour les New-Yorkais aisés, avec ses plages et ses casinos –. Problèmes parmi lesquels la déstabilisation de la classe moyenne, la corruption des élus, mais aussi et surtout les émeutes raciales et urbaines des années 1960 et 1970 qui mirent à mal le tourisme (Morris, 2007). En effet, les villes de la région proposaient à cette époque beaucoup d’emplois industriels, mais majoritairement occupés par la population blanche, et ce, en dépit de l’important cosmopolitisme racial des villes, déclenchant une série d’insurrections, les populations noires se plaignant, entre autres choses, de ne pas pouvoir occuper d’emplois stables. La chanson « My Hometown » décrit ces événements.

In ’65 tension was running high at my high school There was a lot a fight between black and white There was nothing you could do

Two cars at a light on a Saturday night in the back seat there was a gun Words were passed in a shotgun blast

Troubled times had come to my hometown

« My Hometown » (Springsteen, Born in the USA, 1984)

25 En plus de se constater économiquement et socialement, la barrière entre communauté noire et blanche est symboliquement visible dans le paysage de la ville :

La voie ferrée fait office de frontière symbolique entre la communauté blanche et la communauté noire. Une voie ferrée qui n’a rien d’une invitation au voyage, puisqu’il ne passe ici pour ainsi dire que des trains de marchandises. Personne ne vient ou ne quitte le New Jersey, véritable enclave de monotonie autarcique.

(Dufaud, 2010)

26 Springsteen s’intéresse également à une certaine violence sociale à l’œuvre dans la société américaine de l’époque, et notamment à l’aliénation des individus. Dans Nebraska, album acoustique sorti en 1982, Springsteen écrit plusieurs chroniques sociales et politiques : il veut montrer que l’isolement des individus, en particulier l’isolement social et financier, dû à la perte d’un proche, d’un travail, à l’hypothèque d’une maison, peut causer chez certaines personnes un déchainement de violence. Dès les premiers vers de la chanson « Nebraska », Springsteen ancre une fois encore son histoire dans un cadre spatial, montrant ainsi qu’un environnement et un territoire particulier peuvent influencer les individus.

From the town of Lincoln Nebraska with a sawed-off .410 on my lap Through to the badlands of Wyoming I killed everything in my path

« Nebraska » (Springsteen, Nebraska, 1982)

27 Cette chanson raconte l’histoire vraie d’un couple dont la folie meurtrière causa la mort de dix personnes à travers le Nebraska et le Wyoming à la fin des années 1950.

Nebraska est un album très visuel et cinématographique, car non seulement c’est en voyant le film de Terrence Malick, Badlands (1973), que Springsteen eut envie d’écrire la chanson titre, mais aussi parce que Sean Penn, acteur et réalisateur américain, s’est inspiré de la chanson « Highway Patrolman », présente sur l’album, pour tourner l’un de ses films éponymes. La pochette même de l’album montre un territoire morne, presque stérile, qui n’inspire qu’ennui et folie pour ce couple de meurtriers : « Tout l’album défile dans le film : paysages durs, enneigés, petite ville, paumés maudits, vétérans du Vietnam, les nus et les morts… » (Dufaud, 2010). Par ailleurs, la chanson

« Johnny 99 » aborde l’isolement social en racontant l’histoire d’un ouvrier qui, pris

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d’un coup de folie après la fermeture de sa chaîne de production automobile en 1980 dans le New Jersey, abattit un veilleur de nuit et écopa d’une peine de prison de 99 ans.

Born to Run rattachait Springsteen à la tradition beat : il était ce Kerouac rocker poète urbain prenant une route mythique pleine de promesses. Avec Nebraska, la route est jalonnée de déchets, de tueries dont il devient le témoin désespéré et suicidaire. Un paysage de désolation hanté par une galerie de figures sombres, tueurs, hors-la-loi, paumés, flics corrompus, fugueuses meurtrières, Viet Vet, Johnny 99… (Dufaud, 2010).

28 Dans la continuité de sa réflexion sur la violence sociale, l’isolement des individus et le milieu ouvrier, Springsteen écrit, en 1995, la chanson « Youngstown », sur l’album acoustique The Ghost of Tom Joad. Dans cette ville de l’Ohio spécialisée dans la production métallurgique lourde, tout le paysage est marqué de l’empreinte de l’industrie et du fourneau : tout le monde vit l’usine, tout le monde respire l’usine, tout le monde souffre de l’usine. Et lorsque l’usine ferme et que les fourneaux sont mis à terre, c’est véritablement le cœur de la cité qui s’effondre en même temps que s’affaiblissent les liens sociaux entre les individus de cette communauté ouvrière. La ville perd ses emplois, ses habitants, sa richesse, elle décroît, entre en récession et devient une « shrinking city ». Si la première utilisation de ce terme dans la littérature urbaine date des années 1970 et qualifie des villes en rétrécissement, notamment aux États-Unis et en Allemagne (Fol et al., 2013), il faut attendre les années 2000 pour le voir ré-émerger différemment et teinté d’une signification plus globale, désignant des

« espaces urbains qui ont connu des pertes de population, un retournement économique, un déclin de l’emploi et des problèmes sociaux, symptôme d’une crise structurelle » (Martinez-Fernandez et al., 2012).

From the Monongahela valley To the Mesabi iron range To the coal mines of Appalacchia The story’s always the same Seven-hundred tons of metal a day Now sir you tell me the world’s changed Once I made you rich enough

Rich enough to forget my name

« Youngstown » (Springsteen, The Ghost of Tom Joad, 1995)

29 Si Springsteen a largement dépeint le milieu ouvrier tout au long de sa carrière, les bouleversements structurels du système industriel et une certaine aliénation du monde ouvrier par le travail (« Youngstown », « Factory », « Out In The Street »), il évoque également la reproduction sociale à l’œuvre dans ce milieu, au détour d’un vers de sa célèbre chanson « The River ».

Come from down in the valley where mister when you’re young They bring you up to do like your daddy done

« The River » (Springsteen, The River, 1980)

Le délitement de la Main Street : la description d’une urbanité en crise

30 L’autre élément spatial que Springsteen aime mettre en corrélation avec la désindustrialisation et le manque d’emploi est le délitement de la Main Street, phénomène qu’il aborde dans sa chanson « My Hometown ».

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Now Main Street’s whitewashed windows and vacant stores Seems like there ain’t nobody wants to come down here no more They’re closing down the textil mill across the railroad tracks Foreman says these jobs are going boys

And they ain’t coming back to your hometown

« My Hometown » (Springsteen, Born in the USA, 1984)

31 Le processus décrit ici par l’artiste est simple : lorsque les usines ferment, les gens perdent leur emploi et n’ont plus les moyens de consommer, ou tout simplement quittent la ville à la recherche d’un nouvel emploi, d’où l’abandon progressif du centre- ville. Lorsque Springsteen évoque « l’usine textile » (« textil mill »), il parle ici de la fabrique de tapis A&M Karagheusian dans laquelle travaillait son père. Cette usine, qui avait employé jusqu’à 1 700 personnes dans les années 1930, ferma ses portes en 1964.

D’autres unités de production de la région ont connu le même sort, notamment l’usine 3M ou encore la glass factory, manufacture de verre. L’artiste s’inspire de ses différents exemples pour dresser le tableau d’une Amérique en pleine désindustrialisation. Les villes moyennes, et particulièrement leur Main Street, font alors face à de profondes crises structurelles et entrent alors dans la spirale de la désertification. Serge Kaganski, journaliste musical aux Inrocks, en visite dans les lieux de vie de Springsteen, a témoigné de son passage à Asbury Park, qu’il qualifia de « lambeau d’urbanité » et de

« ghostown » (« ville fantôme »), mais aussi de sa visite à Freehold :

En attendant, les vieux ateliers crevés semblent hantés par pleins de fantômes et leur silence est assourdissant : on entend ainsi la voix de Bruce et toutes ses chansons « sociales », le vacarme des machines à plein régime, le bruissement de la foule d’ouvriers sortant de l’usine, l’Amérique industrieuse des années 1950, les voix du patronnant qui un jour ont tonné « Il faut fermer, ce n’est plus rentable ! » Aujourd’hui, il n’y a plus que des courants d’air, des murs pisseux, des carreaux pétés, des mauvaises herbes et quelques corbeaux qui tournent dans le ciel comme le mauvais inconscient de l’Amérique triomphante. (Kaganski, 1997)

Les marges urbaines, une manière de raconter la ville par ses périphéries

32 Si Springsteen évoque des centres-villes en crise, il n’en oublie pas pour autant les périphéries urbaines. En effet, en 1995, l’artiste sort l’album The Ghost of Tom Joad et sa chanson éponyme dans laquelle il évoque les marges urbaines et le phénomène d’exclusion. Pour l’écrire, Springsteen s’inspira très fortement du roman Les raisins de la colère (The grapes of wrath), de John Steinbeck (1939), et de son adaptation cinématographique de John Ford (1940). Ce roman relate la vie d’une famille pauvre de métayers de l’Oklahoma, les Joad, contrainte à quitter sa région pour fuir les tempêtes de poussière et leurs conséquences (sécheresse, famine, pauvreté). Dans son album, Springsteen reprend donc la base de cette vieille histoire pour recréer un univers moderne et contemporain, notamment celui de Los Angeles et ses alentours, mettant en scène des personnages aux problématiques plus actuelles, mais assez similaires.

Dans l’ouvrage Bruce Springsteen, une vie en album, Ryan White, spécialiste de l’œuvre de Springsteen, résume ainsi cet album :

Convoquant l’esprit de justice pour tous les personnages de Steinbeck, Springsteen écrivit « The Ghost of Tom Joad ». Steinbeck avait placé les Joad face à la violence du Dust Bowl, les éparpillant le long de la route 66, de l’Oklahoma à la Californie, Springsteen peupla sa chanson de réfugiés modernes, dormant dans des voitures,

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sous les viaducs et les ponts « sur un oreiller de roche dure » (« on a pillow of solid rock »). (White, 2010)

33 « The Ghost of Tom Joad » raconte une urbanité particulière : les marges urbaines et les laissés pour compte qui y vivent, dans un schéma narratif que Springsteen apprécie tant (un lieu – hostile – des gens – exclus – et des actions – violentes, liées à cette exclusion). Le schéma reste donc le même, mais l’artiste ne décrit pas ici la ville stricto sensu – son centre, son bord de mer ou sa Main Street –, il décrit plutôt les marges de cette ville : sa description se fait par ses bords, par ses lieux périphériques où ni la loi ni les mœurs ne semblent s’appliquer. L’intrigue se déroule loin du centre-ville, en un mot, « tout se joue à côté ». Les raisons de cette exclusion sont généralement des raisons sociales et économiques : la perte d’un emploi, l’hypothèque de sa maison, l’écroulement du système bancaire, le délaissement des services publics, l’abandon des vétérans par les pouvoirs publics. Si les problématiques sociospatiales abordées dans cet album sont à peu près similaires à ses albums précédents (violences, exclusion, marginalisation sociale, impossibilité de fuir), et si les personnages constituent toujours des antihéros faisant face à une existence difficile, Springsteen dépeint ici une réalité du terrain de manière plus brutale : le ton n’est plus au romantisme ni à la description romanesque des scènes urbaines, mais plutôt au réalisme, à la brutalité de la vie de rue, critiquant au passage la politique du président G. W. Bush par la référence au « nouvel ordre mondial ».

Men walkin’ ‘long the railroad tracks Goin’ someplace there’s no goin’ back

Highway patrol choppers comin’ up over the ridge Hot soup on a campfire under the bridge Shelter line stretchin’ round the corner Welcome to the new world order

Families sleepin’ in their cars in the southwest No home no job no peace no rest

« The Ghost of Tom Joad » (Springsteen, The Ghost of Tom Joad, 1995)

L’influence de Springsteen et de sa musique : imaginaire géographique et attachement territorial

34 Si notre étude fait référence à de nombreux écrits journalistiques et biographiques non universitaires, c’est aussi pour démontrer le pouvoir qu’une musique peut avoir sur un territoire et l’imaginaire qui y est associé. En effet, le fait que des journalistes et écrivains se rendent dans les lieux de vies de Springsteen et témoignent de leur expérience de terrain est très symbolique de l’influence que cet artiste peut avoir sur un espace tout entier, notamment sur l’imaginaire qui y est rattaché et le sentiment d’appartenance qui y est lié. Si Crang avait analysé les processus de territorialisation liés à la musique (1998) et Romagnan son importance dans la création d’un sentiment d’appartenance territorial (2000), c’est précisément de cela qu’il s’agit dans le cas de Springsteen. Car sa musique a engendré un véritable tourisme musical dans le New Jersey, et plus particulièrement à Asbury Park. Les gens viennent en quelque sorte y confronter la réalité du terrain et les images géographiques transmises par les paroles de l’artiste. En 2019, un film anglais réalisé par Gurinder Chada et intitulé Music of My Life (Blinded by the Light), du nom d’une chanson de Springsteen, raconta l’histoire vraie d’un adolescent anglais d’origine pakistanaise bouleversé par la découverte des musiques de Springsteen dans l’Angleterre de Margaret Thatcher : il s’identifie aux

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chansons de l’artiste, aux lieux racontés, aux ambiances industrielles, aux problématiques raciales, aux communautés ouvrières, à l’horizon social bouché. « Je suis coincé dans ce trou paumé / Quelque chose m’attend ailleurs », scande la chanson

« Dancing In The Dark » ; « Exploser et foutre cette ville en l’air », hurle la chanson

« The Promised Land » : c’est précisément ce que ressent cet adolescent, qui habite pourtant à plus de 5 000 kilomètres des lieux racontés par Springsteen. « Ces paroles résonnent en moi », s’exclame le héros du film, preuve en est de l’universalisme de l’œuvre de l’artiste qui, en décrivant des enjeux sociospatiaux à l’œuvre dans ses lieux de vie, entre en résonnance avec de nombreux autres lieux sur la planète, théâtre des mêmes enjeux, des mêmes combats. Le protagoniste du film finit par entamer un pèlerinage musical à Asbury Park, signe des mouvements migratoires que peut engendrer la musique de Springsteen.

35 Au-delà de ce tourisme musical et de cet imaginaire géographique crée par l’œuvre de celui que l’on surnomme le « Boss », la scène musicale locale d’Asbury Park est également très réputée, non seulement car Springsteen y débuta et y rencontra ses premiers succès, mais aussi parce qu’aujourd’hui encore, de nombreux groupes y naissent, y puisent leur influence et s’y produisent. Plusieurs lieux jouent toujours un rôle central dans cette implantation musicale : le Stone Pony, Le Paramount Theatre, le Wonder Bar. Springsteen y fait régulièrement des apparitions pour s’y produire en comité réduit. Par ailleurs, signe de son ancrage sociospatial, l’artiste a effectué et effectue encore nombre de dons pécuniaires à des municipalités et associations caritatives (santé, social, jeunesse, chômage), notamment dans le New Jersey, à New York, dans l’Ohio, en Californie, et ailleurs dans le monde, par exemple à la ville de Saint-Étienne, en 1985, frappée par la fermeture de l’usine ManuFrance.

De la ville natale à la terre promise : une géographie du

« in-between place »

36 Si Springsteen dessine des lieux, il raconte aussi des mouvements et des migrations.

Pour reprendre le titre de l’album le plus emblématique de l’artiste, beaucoup de ses personnages sont « nés pour fuir » (« Born to Run », 1975). Fuir ce territoire décadent et morne qui ne leur apporte pas satisfaction.

I’m running late, this New Jersey in the mornin’ like a lunar landscape

« Open All Night » (Springsteen, Nebraska, 1982)

37 En donnant du mouvement à ces personnages, c’est avec l’objectif qu’ils atteignent cette Terre promise si souvent évoquée dans le corpus musical de l’artiste, lieu à la fois spatial et mental. La voiture et la route sont des emblèmes, des « vecteurs allégoriques de cette quête qui anime » les antihéros des chansons (Barrière et Ollivier, 2008). Ce sont aussi les outils principaux de cette fuite en avant. La route devient alors un espace transitionnel, un entre-deux spatial et mental dans lequel s’engouffrent les personnages, constituant un lieu à part entière, ce que Springsteen décrit lui-même comme un « un endroit naturel » pour ses personnages.

Le mythe de la voiture, le symbole de la route

38 Dans ses chansons « Born to Run » et « Thunder Road » (1975), l’artiste, en tant que songwriter, s’inscrit très clairement dans l’image métaphorique de la route et de sa

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tradition littéraire (Bellamy, 2009), tradition déjà mise en exergue par des romanciers que Springsteen admire tels que Kerouac, Steinbeck, Whitman ou McCarthy. S’inspirant de leurs œuvres, il réadapte l’image de la route en fonction de son temps, fait emprunter à ses personnages des autoroutes, insufflant à son corpus une imagerie de troubadour. Ces routes, en plus d’être des éléments de transition, sont aussi des lieux périphériques à part entière (motels, stations, restaurants…) que Springsteen aime mettre en lumière.

39 La voiture est en réalité un outil intéressant pour cette jeunesse américaine des années 1960-1970 qui voit en elle un moyen d’émancipation et de liberté absolue. Elle peut être un moyen de s’amuser et de disposer d’une vie sociale, comme le raconte la chanson

« Racing In The Street » (1978) et son évocation du « Circuit » d’Asbury Park, deux rues utilisées par les jeunes pour organiser des courses automobiles les samedis soir d’été : c’était en quelque sorte « the place to be ». Elle peut aussi et surtout représenter une connexion et un moyen de fuite. Et cela, Springsteen l’a bien compris : l’automobile, c’est ce qui permet de « partir d’ici », en anglais, « get out of this place ».

So Mary climb in

It’s a town full of losers, I’m pulling out of here to win

« Thunder Road » (Springsteen, Born to Run, 1975)

40 Mais si routes et autoroutes sont l’expression d’une certaine liberté, elles peuvent également devenir des frontières à la fois matérielles et symboliques entre deux mondes, notamment entre la banlieue et la ville de New York, ville à la fois si proche et si loin du New Jersey : « Allez à New York, c’était comme aller sur la Lune », plaisanta Springsteen lors de ses concerts intimistes au Kerr Theatre de Broadway (2017-2018).

Cette autoroute à péage que l’artiste évoque, et que tant de personnes empruntent chaque jour pour aller travailler, est en quelque sorte « la porte d’entrée à Manhattan pour le jeune Bruce et tous les prolos de banlieue comme lui qui rêvaient, sinon de conquérir la Grosse Pomme électrique, au moins d’y chercher de l’aventure, de l’action et d’échapper ainsi au morne ennui des samedis soir provinciaux » (Kaganski, 1997).

Chez Springsteen, l’autoroute est pleine de paradoxes : c’est non seulement l’artère vitale qui relie le New Jersey à la ville de New York, mégapole bouillonnante et scintillante, permettant d’échapper à son quotidien et à sa « prison » géographique et sociale, mais c’est aussi une barrière qui sépare deux espaces, une frontière à la fois réelle et figurative qui ségrègue les individus. Chez Springsteen, la route n’a donc pas toujours la même signification et apparaît souvent contradictoire : bien qu’instrument de fuite ou d’amusement, la route n’apporte pas toujours satisfaction, et s’apparente parfois plus à une impasse :

« It is important to realize that the salvation offered by the road while initially promising, is not usually fulfilled. Through episodic experience, characters on the road discover its false nature; the road truly leads nowhere.7 » (Bellamy, 2009)

41 La route de Springsteen est alors polysémique : si elle représente la possibilité d’un départ (« Born to Run » ; « Thunder Road ») ou d’un exode, elle peut également représenter l’impossible fuite, l’impasse (« The Promise » ; « Nebraska »), voire le déracinement et le détachement, comme dans sa chanson « Independence Day ».

There’s a lot of people leaving town now, leaving their friends, their homes At night they walk that dark and dusty highway all alone

« Independence Day » (Springsteen, The River, 1980)

42 Le déracinement est le fait qu’une identité, fortement insérée dans un territoire, se retrouve fragilisée ou détruite à cause d’événements divers, d’ordres économiques ou

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sociaux. Le détachement, quant à lui, correspond plutôt à la recherche d’une « nouvelle manière d’être au monde dans un nouveau monde » (Dupont, 2014), ou en tout cas dans un monde qui change. Ces deux concepts géographiques semblent englober une grande partie de l’œuvre de Springsteen : l’artiste décrit des individus et des communautés déracinés – socialement, économiquement, spatialement –, touchés de plein fouet par des phénomènes globaux qui, souvent, leur échappent (désindustrialisation, fragilisation des liens familiaux, chômage), et qui cherchent alors de nouvelles manières de faire face au monde qui se présente à eux. Ces deux concepts mettent donc en tension deux choses : la recherche d’une appartenance d’un côté et le désœuvrement de l’autre ; la nostalgie de son lieu de naissance d’un côté et la volonté de quitter un lieu en décrépitude de l’autre. En quelque sorte, l’individu se retrouve coincé dans une situation de « in-between place », cet entre-deux géographique, social et mental.

Figure 2 – Springsteen posant dans une station-service pour le making-of de Darkness (1978) : le rôle de la route et l’expression du départ

Source : http://www.springsteenlyrics.com/lyrics.php?song=tenthavenuefreezeout

Terre promise et rêve américain en faillite

43 Comme Springsteen l’a si bien dit lui-même, son travail, tout au long de sa carrière, a été de « mesurer la distance qui sépare le rêve américain de la réalité »8. S’il a parfois évoqué méliorativement ce rêve américain, par exemple dans sa chanson « American Land » (2006), Springsteen a aussi et surtout fait preuve d’un regard critique sur son pays.

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Gold comes rushing out the rivers straight into your hands When you make your home in the American Land

« American Land » (Springsteen, We Shall Overcome, The Seeger Sessions, 2006)

44 C’est dans cette perspective que l’artiste a écrit plusieurs « chansons de frontières », abordant une problématique majeure de son pays : le fait migratoire, avec pour décor la frontière américano-mexicaine. Ce thème fait aujourd’hui particulièrement écho dans l’actualité et la volonté du président Trump de renforcer le mur entre les États-Unis et le Mexique. Springsteen, qui veut montrer que l’image de Terre promise (Promised Land) de son pays s’est très largement ternie, raconte l’envers du rêve migratoire, notamment dans sa chanson « Matamoros Banks » (2005). La Terre promise, symbolisée par l’autre côté de la frontière, et plus précisément par la ville de Brownsville, au Texas, est devenue un lieu mortel : l’immigré mexicain qui tente la traversée s’est noyé dans les eaux du Rio Grande. Ces lieux qui constituaient autrefois une Terre promise, réelle ou imaginée, pour l’immigré mexicain, sont donc devenus des illusions mortelles.

The lights of Brownsville, across the river shine A shout rings out and into the silty red river I dive

« Matamoros Banks » (Springsteen, Devils & Dust, 2005)

45 La notion de « distance » entre le rêve américain et la réalité est centrale dans l’œuvre de Springsteen. Il n’a eu de cesse de décrire la réalité des choses sur le terrain et de montrer que le rêve américain est sous tension, au bord du précipice, interrogeant ainsi directement le contrat social en place dans le pays : « Il ne peut y avoir de contrat social avec des disparités de revenus aussi élevées »9, expliqua-t-il.

D’ailleurs, ce rêve américain n’a-t-il jamais vraiment existé ? Depuis quatre décennies, l’artiste scrute et décrit les choses qui se passent, changent ou restent immuables dans son pays, et la crise financière de 2008 semble avoir résonné pour lui comme le dernier coup de massue pour une Amérique déjà fragilisée. Son album Wrecking Ball (2012), qui signifie « Boule de démolition », fait d’ailleurs référence aux démolitions de maisons et de quartiers entiers ravagés par la crise financière et immobilière causée par un système économique à bout de souffle. Lors d’un concert au Madison Square Garden en 2009, Springsteen s’exprime :

If you pick up the newspapers, you see millions of people out of work, you see a blood fight over decent health care for our citizens and you see people struggling to hold on to their home. If Woody Guthrie were alive today, he’d have a lot to write about High Times on Wall Street and Hard Times on Main Street.10 (Springsteen, 2009)

46 Une fois de plus, par cette prise de parole, Springsteen spatialise les enjeux : il confronte deux lieux symboliques, Wall Street, place financière de nouveau florissante (« High Times »), résonnant comme l’incarnation de l’argent et des abus de la finance, à la rue, à la Main Street, incarnation du peuple, qui se retrouve dans la difficulté (« Hard Times »).

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Figure 3 et 4 – Extraits du clip « We Take Care of our Own » (Wrecking Ball, 2012) montrant des espaces urbains en crise

Source : https://www.youtube.com/watch?v=-x8zBzxCwsM

47 Quant à sa propre Terre promise, Springsteen l’a, semble-t-il, (re)trouvée dans son New Jersey natal, où l’artiste vit toujours. La région a retrouvé un second souffle, et les villes en décrépitudes décrites en chanson se sont progressivement relevées dans les années 2000-2010. En témoigne la réouverture de commerces le long de la Main Street de Freehold ou du boardwalk d’Asbury Park et la rénovation du matériel urbain entamée par les municipalités, permettant à ces villes moyennes de retrouver une certaine urbanité, pourtant sévèrement mise à mal dans les années 1970.

Conclusion

48 Cet article entendait exposer les liens unissant le courant folk rock et la géographie à travers l’étude de l’œuvre de Bruce Springsteen. Héritier du songwriting, représentant du heartland rock et chantre de la communauté ouvrière, cet artiste utilise son territoire

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de vie comme source d’inspiration et d’écriture, déployant un regard à la fois brut, réaliste, romantique, artistique et subjectif. Il décrit des lieux et en dépeint la vie quotidienne, entre attachement – ou l’expérience commune d’un territoire partagé par des communautés, et ce à travers différentes générations – et rejet, ou l’envie de fuir ces territoires à l’horizon socio-économique bouché. Opérant une description narrative directe et indirecte de villes, de lieux de vie, de fuites, de Terres promises, de paysages et de scènes à la fois réelles et imaginaires, Springsteen pratique dans le même temps une conscientisation politique « par empathie » de ses auditeurs, s’inscrivant dans le registre du protest song – ou chanson contestataire – et du reflective song – ou chanson méditative (Chouana, 2018). Héritant des traditions de la folk music de raconter des espaces et des époques, Springsteen pourrait être qualifié de chanteur-géographe : il est à la fois un fin observateur et analyste de lieux, mais il en est aussi un acteur, puisque sa musique influence tout autant les territoires que les territoires influencent sa musique.

BIBLIOGRAPHIE

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Références

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