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Evolution des institutions d'un secteur et de sa conceptualisation par les politiques et les économistes

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Evolution des institutions d’un secteur et de sa

conceptualisation par les politiques et les économistes

Patricia Perennes

To cite this version:

Patricia Perennes. Evolution des institutions d’un secteur et de sa conceptualisation par les politiques et les économistes : L’exemple des chemins de fer français depuis le XIX ème siècle. Colloque Gide, Jun 2014, Lyon, France. �hal-01486719�

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Évolution des institutions d’un secteur et de sa conceptualisation par

les politiques et les économistes : l’exemple des chemins de fer

français depuis le XIXe siècle

Patricia Perennes

Université Paris 1 La Sorbonne, Colloque Gide, Lyon, 3 juin 2014

(version mise à jour, mai 2017)

Introduction

L’année 2015 a été celle de la grande réforme du rail voulue par le gouvernement français. Le nouveau schéma institutionnel issu de la loi du 4 aout1 a « réunifié » sous la forme d’une holding deux entités séparées depuis 1997 : le rail, qui appartenait à l’entreprise Réseau Ferré de France (RFF), et l’exploitation ferroviaire (les trains), qui relevait des compétences de la SNCF2. Ce choix d’organisation du gouvernement s’écarte du modèle d’organisation prôné par l’Europe : une séparation verticale entre infrastructure et exploitation permettant la mise en concurrence dans des conditions non discriminatoires de l’exploitation sous le contrôle d’un régulateur indépendant.

Le secteur ferroviaire est en effet considéré, par la Commission européenne et par une grande majorité des économistes, comme un archétype d’« industrie de réseaux », catégorie étudiée par la

1

Loi n° 2014-872 du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire 2

(3)

théorie économique (Curien, 2005). Ils abordent donc ce secteur avec une approche théorique3 similaire et proposent les mêmes solutions que celles qui ont prévalu pour d’autres réseaux en réseau (télécommunications et énergie).

La démarche du présent article se distingue de cette approche du secteur ferroviaire par les concepts. Elle n’aborde pas l’industrie ferroviaire comme archétype d’une industrie de réseaux, mais veut au contraire replacer les caractéristiques propres du ferroviaire, en particulier son histoire, au centre de l’analyse. Avant de réfléchir à l’organisation idéale qui pourrait exister dans ce secteur, il faut selon nous procéder à une analyse historique des modes d’organisation qui ont existé par le passé dans celui-ci. Cette démarche se veut similaire à celle de Coase (1974) dans son article fondateur The Lighthouse in Economics.

I think we should try to develop generalizations which would give us

guidance as to how various activities should best be organized and financed.

But such generalizations are not likely to be helpful unless they are derived

from studies of how such activities are actually carried out within different

institutional frameworks. Such studies would enable us to discover which

factors are important and which are not in determining the outcome and

would lead to generalizations which have solid base. (p.375)

On constate en effet que certains économistes, lorsqu’ils étudient le secteur ferroviaire, négligent l’historique de celui-ci et commettent des erreurs factuelles pour faire coller les faits à la théorie qu’ils souhaitent développer par la suite. L’erreur souvent commise est de considérer que le secteur ferroviaire, et plus généralement toutes les industries de réseau, a toujours été organisé autour d’un

3 On peut qualifier cette approche de « nouvelle économie des réseaux », pour reprendre l’expression utilisée par Florence Barale (2000). Pour décrire brièvement cette approche, il s’agit d’une composante de la nouvelle économie publique s’intéressant spécifiquement aux industries en réseaux. Cette école de pensée est l’héritière des théories marginalistes classiques, de la nouvelle économie de la règlementation, autour des travaux des économistes Laffont, de Tirole et de la théorie de Baumol sur les marchés contestables.

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monopole public verticalement intégré4. Dans l’ouvrage de Curien précédemment cité, il est ainsi indiqué à propos des industries de réseaux que leur exploitation est « au premier stade de leur

évolution, invariablement confiée à des monopoles nationaux, publics ou privés » (Curien, 2005, 30)

et que « la seule organisation ayant prévalue dans le passé [est] celle du monopole » (Curien, 2005, 47). De la même façon, l’Autorité de la concurrence (2012) écrit dans son étude thématique

Concurrence et transport de voyageurs que dans ce secteur « historiquement, n’intervenaient que des

monopoles publics. » (l’Autorité de la concurrence, 2012, 53). Cette affirmation est inexacte. En

France, ce secteur n’est organisé comme un monopole national verticalement intégré que depuis 1938. Auparavant coexistaient différentes compagnies régionales. En Grande-Bretagne, plusieurs compagnies de chemins de fer se sont fait concurrence pendant plusieurs décennies (Wolmar, 2008). En Prusse en revanche, l’État a pris en charge ce secteur dès son apparition (Fremdling et Knieps, 1993).

Cette myopie historique des économistes sur les schémas d’organisation qui ont prévalu dans le secteur ferroviaire rappelle fortement celle qu’avait constatée Coase (1974) à propos du mode de construction des phares. Contrairement à ce qu’écrivent Pigou, Mill ou Samuelson les phares n’ont historiquement pas été construits par l’État anglais, mais par des entrepreneurs privés. Coase explique cette erreur des économistes par le fait que le phare est utilisé non pas comme objet d’étude en lui-même, mais uniquement comme illustration d’une théorie : « the lighthouse is simply

plucked out of the air to serve as an illustration » (Coase,1974, 375). Or, si d’autres modes

d’organisation ont pu exister, cela signifie qu’une théorie économique qui présente comme naturelle l’organisation actuelle peut être remise en cause : que devient la théorie du bien public si la construction des phares a pu être prise en charge par le secteur privé ? En se concentrant sur un exemple historique précis (le financement des phares britanniques) l’article de Coase réinterroge

4

Une industrie de réseau est verticalement intégrée si une même entreprise possède à la fois le réseau et exploite le service.

(5)

donc une conclusion économique solidement établie (la nécessité de la prise en charge par l’État des biens publics).

De la même façon, le présent article choisit de s’intéresser à une étude de cas, l’organisation du secteur ferroviaire en France et l’importance de la concurrence au sein de celui-ci, afin de jeter un œil neuf sur la nouvelle économie des réseaux. Il est construit dans une perspective chronologique. Pour différentes périodes de l’histoire des chemins de fer français, il rappelle l’organisation choisie en se concentrant sur la place de la concurrence, le rôle de l’État et l’organisation du secteur. Cette étude repose sur l’analyse de débats parlementaires ayant trait à des lois ferroviaires tout au long de la période5. En contrepoint de ces débats parlementaires, notre étude fait référence à des articles et des ouvrages de théorie économique contemporains à ceux-ci. Nous nous concentrerons en début de période sur les idées développées par des économistes français. Des économistes étrangers sont parfois également mentionnés, si leur apport parait important et connu des parlementaires. En fin de période (deuxième moitié du XXe siècle) la recherche économique se mondialisant et les échanges entre pays devenant plus fréquents, nous faisons référence à des économistes de toutes nationalités. Des sources secondaires (historiques, d’histoire de la pensée économique), sont également utilisées.

1. Les balbutiements du ferroviaire et de la théorie économique (1830s-1860s)

S’intéresser au lien entre économie et secteur ferroviaire est un exercice particulièrement intéressant du fait du développement concomitant des chemins de fer et de la constitution de l’économie comme champ de recherche disciplinaire à part entière. La première ligne de chemin de

5 Les débats parlementaires sont reproduits dans le Moniteur universel (MU), devenu Journal officiel de la République Française (JORF) sous la deuxième République, puis Journal officiel de l'Empire français et avant de redevenir Journal Officiel de la République Française. On trouve également des extraits de ces débats dans les recueils des interventions en séance d’élus célèbres (Lamartine, Berryer, Thiers).

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fer en France est inaugurée en 1823 entre Andrézieux et Saint-Étienne. La première chaire d’économie politique du collège de France est établie en 1830.

Premiers débats au Parlement

D’abord concédé par ordonnances royales entre 1823 et 1832, le tracé des lignes de chemin de fer - des petites lignes de fret (houille) à traction animale – fait par la suite l’objet de débats au Parlement. Le premier grand débat parlementaire sur le sujet remonte à 1838, « à une époque où la France n’a

pas de réseau ferré, à peine quelques tronçons de chemin de fer. » (Thibault, 1975, 4)

Les débats qui animent les premières décennies du chemin de fer, entre 1832 et les années 1870, ont pour objet principal la place qui doit être laissée à la puissance publique dans la construction des nouvelles lignes. Il s’agit d’une opposition entre les partisans d’une prise en charge par l’État de cette construction, représentés notamment par Lamartine6 et les défenseurs du contrat et de la libre entreprise, représentés notamment par Berryer7. Pour justifier leurs positions, les députés ne s’appuient pas sur des éléments de théorie économique clairement identifiés : il s’agit d’une opposition idéologique entre partisans de l’esprit d’association et ceux qui soutiennent que seul l’État est à même de mener à terme des grands projets d’infrastructure.

Les notions de concurrence et de monopole sont également abordées au cours des débats. Pour synthétiser, il ressort des débats que les parlementaires conçoivent une concurrence dans le ferroviaire qui pourrait prendre trois formes.

6 « Rien de grand ne s’est fait, de grand, de monumental en France et je dirai dans le monde, que par l’État […]. Je veux l’exécution par le Gouvernement de toutes les grandes lignes », 10 mai 1838, MU

7

« Quels motifs a-t-on en effet pour faire exécuter par l’État ce qui peut être exécuté par les particuliers ? Pourquoi des voies de communication qui concernent essentiellement l’intérêt privé ne seraient-elles pas confectionnées, établies par l’industrie particulière ? », 8 mai 1838, MU p.1173-1181.

(7)

Tout d’abord, une concurrence intermodale entre le transport ferroviaire d’un côté et les routes et les canaux de l’autre8. Ensuite, une concurrence intramodale, elle-même sous-divisée entre :

Une concurrence entre deux lignes aux tracés proches9. Faut-il autoriser une nouvelle concession s’il existe déjà une desserte équivalente ? Dans l’histoire des chemins de fer français, certaines lignes étaient effectivement en concurrence : Paris-Versailles par la rive gauche et la rive droite (Numa, 2013), la desserte de Bordeaux par la Compagnie Paris-Orléans et la Compagnie d’État, Paris-Calais via Lille ou Boulogne (Picard, 1887, tome 1, 163).

La coexistence sur une même ligne de compagnies différentes. Cette idée d’une concurrence de plusieurs compagnies sur une même ligne se traduit par l’existence à partir de 1835 dans les cahiers des charges des différentes concessions d’une disposition autorisant n’importe quelle compagnie embranchée10 au réseau d’une autre compagnie à faire circuler ses trains sur ce réseau (Ribeill, 1997).

On peut résumer ainsi ces formes de concurrence :

Figure 1: Formes de concurrence envisagées (1830s-1860s)

Cette typologie des concurrences établie par les élus ne repose pas sur des travaux théoriques, mais tout simplement sur une comparaison avec la situation qui prévaut dans le transport fluvial et routier. Le député Baude souligne par exemple la différence entre l’organisation des chemins de fer

8 Voir par exemple la déclaration du député Mathieu, 22 juin 1848 « Or que font les compagnies ? Leur premier

soin, quand elles entrent en exploitation, c’est d’abaisser leurs tarifs, pour tuer toute concurrence sur la voie de terre et sur la voie fluviale. Et quand elles sont seules maîtresses du terrain, elles rançonnent le public » (MU,

p.1471). 9

Voir par exemple la déclaration du député Martin, 7 juillet 1839 « Les compagnies sont venues dire qu’elles ne

pouvaient faire les dépenses énormes que comportaient l’entreprise qu’autant qu’elles auraient la certitude de ne pas rencontrer de concurrence sur les mêmes chemins. » (MU, p.1240,).

10

Une compagnie est dite embranchée au réseau d’une autre compagnie quand les voies qu’elle a construites sont physiquement reliées aux voies construites par une autre compagnie.

(8)

en France (monopole de la compagnie détentrice d’un réseau sur son exploitation) à la situation prévalant dans le transport fluvial, mais également dans le transport ferroviaire en Angleterre où «

les péages [ferroviaires] sont assimilés à ceux des canaux, et chacun conduit des wagons sur les uns

comme des bateaux sur les autres »11. Il déplore par comparaison le « monopole exclusif »dont jouissent les compagnies françaises. Il existait en effet au Royaume-Uni une ligne à vapeur transportant des passagers (Stockton-Darlington) sur laquelle deux compagnies ont été en concurrence. Elle fut finalement « verticalement réintégrée » en 1833 (Wolmar, 2008).

Premières réflexions théoriques sur l’organisation du rail

Dès les années 1850, les économistes s’intéressent au fonctionnement du secteur ferroviaire et à la faible intensité concurrentielle dans celui-ci. Pourquoi la concurrence intramodale, entre lignes ou sur une même ligne, ne s’établit-elle pas spontanément dans le secteur ferroviaire ? Pourquoi ne constate-t-on pas dans ce secteur le même phénomène que pour les canaux ou les ponts et chaussées, à savoir l’existence de plusieurs compagnies proposant des services de transport, compagnies distinctes de l’entité ayant construit lesdits routes et canaux ?

Les phénomènes constatés dans ce secteur ont une forte influence sur l’évolution de la théorie économique de l’époque, bien au-delà du seul secteur ferroviaire, et font émerger des questionnements nouveaux. Pour y répondre, l’économie politique créée de nouveaux concepts théoriques parmi lesquels celui de monopole naturel12 (Mosca, 2008). Un des théoriciens à l'origine de ce concept est l’ingénieur économiste Dupuit, notamment dans deux articles du Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin : Péage, Voies de communication (1853a, 1853b). Dupuit développe

11

MU, séance du 24 avril 1833 (p.1172-1175), cité par Ribeill (1997). 12

un monopole naturel est un secteur économique dont les caractéristiques technologiques sont telles que l'optimum de production consiste à laisser une entreprise unique en charge de l’ensemble de la production.

(9)

dans ces articles l’idée qu’il existe un « monopole de fait » dans le secteur des chemins de fer qui découle en particulier de l’importance du capital nécessaire à la construction des infrastructures. L’existence de ce monopole conduit Dupuit à concéder qu’en matière de chemins de fer, l’État peut sous certaines conditions intervenir pour limiter les abus, en particulier en matière de tarification, des compagnies, alors même que pour les autres secteurs il est libéral et partisan de la maxime

Laissez faire, laissez-passer13.

Walras s’intéresse également à la question du monopole et des chemins de fer dans son article L’État

et les chemins de fer (Walras, 1897). Il préconise une intervention de l’État non seulement du fait de

l’existence d’un monopole naturel, mais également d’un monopole moral : les chemins de fer participant à la défense de la Nation, à l’unité nationale et au développement économique, l’État doit mettre en œuvre directement la construction et l’exploitation des lignes pour s’assurer du plein de contrôle de ces effets bénéfiques pour la collectivité.

Les principes, en ce qui touche à l'industrie des chemins de fer, sont que

cette industrie échappe complètement à la règle du faire,

laissez-passer, d'abord parce que le service des transports d'intérêt public est un

service public, et ensuite parce que le service des transports d'intérêt privé

est un monopole naturel et nécessaire; que les chemins de fer doivent donc

être construits et exploités dans les conditions des monopoles économiques,

soit à prix de revient, soit aux prix de bénéfice maximum, soit par l'État

lui-même, soit, pour le compte de l'État, par des compagnies concessionnaires.

13 Il y a controverse sur la nature exacte de la position de Dupuit sur la question de l’intervention de l’État dans l’exploitation et la construction des chemins de fer (voir Ekelund and Hébert, (1999), Numa (2012) et Poinsot (2012)).

(10)

À l’étranger, des économistes comme Mill arrivent à des conclusions similaires (Mill, 1848): « when …

a business of real public importance can only be carried on advantageously upon so large a scale as to

render … competition … illusory … it is much better to treat it at once as a public function. ».

Le transport ferroviaire constitue pour ces économistes l’idéal-type du secteur dans lequel un monopole naturel est susceptible de se développer. S’ils mentionnent d’autres secteurs caractérisés par un monopole naturel (distribution d’eau et de gaz, secteur postal, télégraphe), les concepts économiques de rendements d’échelle croissants et celui de monopole naturel qui en découle ont été développés par ces théoriciens en ayant à l’esprit les chemins de fer. Dupuit écrit ainsi, à propos des rendements d’échelle croissants qu’ « il n’y a presque pas d’industrie où ce phénomène ne se

présente, mais nulle part peut-être il n’a lieu d’une manière plus remarquable que sur les chemins de

fer » (1853a). Dans un article postérieur, l’économiste Edgeworth indique que les éléments

constitutifs du concept de monopole naturel présentés dans son article ont été développés sur le modèle du réseau ferroviaire qui est selon lui « the leading type of a wider class (…) public works,

characterized by monopoly of such a kind as to justify the intervention of the state »14 (Edgeworth 1911, 346).

À l’Assemblée, les élus s’interrogent également sur cette faiblesse de la concurrence. Le Duc de Morny, demi-frère de Louis Napoléon Bonaparte, explique celle-ci par la nature même de cette industrie :

Quelle est la situation actuelle ? Les chemins de fer compris entre Lyon et la

Méditerranée sont aujourd’hui divisés en six concessions, régies par autant

de cahiers des charges divers et exploités par cinq compagnies différentes.

14

(11)

(…) un seul cahier des charges, le plus récent, le plus libéral à l’égard du

public (…) s’appliquera sans distinction à toutes les lignes.

Quelques esprits superficiels, en voyant plusieurs compagnies se fondre en

une compagnie unique et puissante, s’effrayent de la pensée que le

gouvernement érige un monopole. C’est une erreur qu’il est utile de

rectifier : le chemin de fer est par lui-même un monopole, il n’a de frein que

son cahier des charges ou son propre intérêt (…)15»

Selon Caron cette déclaration fait d’ailleurs du Duc de Morny le premier théoricien du monopole naturel. Nous ne partageons pas cette analyse (Caron, 1997, 208). Comme le remarque Guy Numa cette intervention n’est pas le reflet d'une pensée économique structurée : elle « ne contient aucun

début de construction analytique du concept (…) ou même de référence à des théoriciens l’ayant

développé. » (Numa, 2013, 172). Il s’agit simplement du constat de la concentration progressive des

chemins de fer de la part d’un élu qui siège par ailleurs dans de nombreux conseils d’administration de compagnies ferroviaires.

2. Prise en compte de la théorie du monopole naturel au Parlement : le déclin de l’idée de concurrence intramodale (années 1870s)

Débats parlementaires sur la concurrence entre deux lignes

À l’Assemblée nationale, on trouve jusqu’à la fin des années 1870 (Caron, 1973, 215), en particulier dans les rangs républicains, des défenseurs des petites compagnies qui souhaitent une concurrence entre lignes plutôt qu’un monopole local. Comme le signale Thibault, la signification du terme

monopole différait alors légèrement de son sens actuel « Le monopole, non pas au sens

15

Annexe au procès-verbal de la séance du 25 juin 1852, supplément au n°179 du MU, pXXIII-XXIV, cité par Rouart (1995, p.174).

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d’aboutissement d’un processus de concentration capitaliste, mais au sens de privilège de l’ancien

régime garanti par l’État. » (Thibault, 1975, 95). Les républicains défendent les petites lignes contre

les grandes compagnies ferroviaires qui ont hérité leurs privilèges sous l’Empire.

Toutefois, les déboires financiers de ces petites compagnies et les scandales boursiers qui accompagnent certaines faillites16 ou les rachats de celles-ci par des grandes compagnies vont conduire l’ensemble des parlementaires à privilégier la concentration du secteur qui a commencé sous l’Empire17 et à se rallier à l’idée qu’une concurrence entre lignes n’est pas viable.

Pour justifier cette position, certains élus font explicitement référence à la théorie économique de l’époque. Ainsi dans un rapport parlementaire, Ernest Cézanne, député « conservateur libéral » écrit qu’on « ne devrait pas parler de concurrence en matière de chemins de fer »18. Selon lui, il ne peut en effet y avoir de concurrence entre deux lignes de chemin de fer aux tracés parallèles, car les deux compagnies finiront soit par s’entendre sur leurs tarifs, soit par fusionner. Il vaut donc mieux que l’État n’autorise pas la construction de lignes concurrentes pour éviter un gâchis financier. Pour justifier sa position, il fait directement référence à l’économiste John S. Mill19. Comme le souligne le rapport Cézanne, l’État peut donner un monopole local à une grande compagnie sans pour autant perdre tout contrôle sur celle-ci. Premièrement, le contrôle étatique s’exerce par le cahier des charges établi par le Parlement au moment où une ligne est concédée. Deuxièmement, l’État contrôle les tarifs de transport. Il peut enfin décider d’attribuer des subventions (ou le plus souvent

16 Pour illustrer les déboires des petits actionnaires, voir le pamphlet illustré (Bertall, 1847).

17 Il existait au début des années 1850 28 compagnies qui se répartissaient le réseau concédé. En 1858, il ne reste plus que 6 grandes compagnies : la Compagnie du Paris – Orléans, la Compagnie du Nord, la Compagnie du Midi, la Compagnie de l’Est, la Compagnie de l’Ouest, la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée.

18

JORF, 20 février 1873, Annexe 1588, p.1234. Cette annexe est mentionnée par Numa (2013). 19

Le député cite également un rapport parlementaire anglais, un« blue book ». Il n'a pas été possible de retrouver ce rapport. Néanmoins, il est probable que cette référence à un économiste anglais découle du fait que celui-ci soit cité dans le blue book.

(13)

garantie d’intérêts20). La discussion qui suit la lecture du rapport à l’Assemblée nationale conduit celle-ci à exclure pour l’avenir la construction de lignes parallèles (Numa, 2013).

Deux ans plus tard, le 25 mai 1875, les positions d’Ernest Cézanne sur les petites compagnies sont restées la même : « je suis convaincu que les petites compagnies ne peuvent pas rendre les mêmes

services que les grandes ; je crois pouvoir dire au gouvernement, à l’État : chaque fois que vous le

pourrez, évitez de créer une compagnie nouvelle ; augmentez votre réseau, développez-le, mais créez

le moins possible de compagnies nouvelles » 21. Son opinion est majoritaire à la chambre.

À la lecture des débats de la période, on se demande toutefois si les élus qui défendent le plus ardemment l’existence d’un monopole naturel dans le secteur ferroviaire le font du fait de leur conviction profonde, fondée sur la théorie économique22, ou s’ils utilisent de façon opportuniste des éléments de théorie économique conformes à leur vision. En effet, comme le fait remarquer Thibault (1975), les deux principaux défenseurs de cette réforme (Eugène Caillaux et Ernest Cézanne) sont tous deux issus de l’École Polytechnique puis des Ponts et Chaussées. Ils sont donc les représentants d’un groupe d’intérêt bien particulier : les corps d’ingénieurs, partisans d’une intervention de l’État n’allant toutefois pas jusqu’à une nationalisation. Les grands corps d’ingénieurs sont en effet favorables à une intervention de l’État, car une telle intervention rend légitime l’existence même de ces grands corps de spécialistes formés et employés par l’État. Cependant, ces mêmes ingénieurs sont généralement issus de milieux très bourgeois, hostiles par principe aux idées socialistes. « Ce

grand discours à deux voix (Cézanne, Caillaux) peut passer pour le prototype achevé du « discours

d’ingénieur ». On y trouve mêlé tous le respect des ingénieurs pour l’œuvre de leurs prédécesseurs,

20

La garantie d’intérêt consiste pour l’État à garantir une rentabilité minimum (4%) aux compagnies construisant et exploitant les chemins de fer. Si les résultats sont en dessous de ce seuil, l’État avance la différence aux compagnies.

21

JORF, cité par Thibault, 1975, p.156.

22 La référence à un économiste anglais, vraisemblablement trouvé dans un rapport parlementaire anglais (voir note de bas de page 19), laisse penser qu'Ernest Cézanne n'a qu'une connaissance de seconde main des théories économiques relatives au monopole naturel.

(14)

l’héritage du grand corps, une certaine conception de l’intérêt public, la vision des chemins de fer

comme piliers de la vie économique, en même temps que l’aversion pour la libre concurrence. »

(Thibault, 1975, 157)

Rejet de la concurrence sur une même ligne par les élus et les économistes

La concurrence sur une même ligne est également évoquée dans le rapport Cézanne. Il exclut fermement une telle possibilité

« A l’origine des concessions, on avait poussé les idées de concurrence

jusqu’à supposer que la concurrence s’établirait entre les messagistes, sur la

voie de fer comme sur les routes de terre, et l’on avait imposé aux

compagnies l’obligation de recevoir les wagons et machines de tous les

expéditeurs (…) cette concurrence n’est ni praticable ni désirable » 23.

Le rejet d’une concurrence sur une même ligne par les élus - aux débuts des années 1870 – est conforme aux conclusions des économistes sur ce sujet. Dès les années 1850. Dupuit, Chevalier puis plus tard Walras écartent dans des termes assez vifs le recours à cette forme de concurrence.

Dupuit repousse cette possibilité en évoquant deux motifs. Premièrement, la nature même du transport ferroviaire rendrait indissociable infrastructure et exploitation : « Sur les chemins de fer, où

par la nature des choses c’est l’entrepreneur, propriétaire ou fermier de la voie, qui exécute aussi le

transport (…) » (Dupuit, 1853a, 339) Deuxièmement, des raisons de sécurité rendent cette forme de

concurrence non souhaitable « Sur les chemins de fer, la sûreté de l’exploitation exige que toutes les

dépenses du transport soient réunies et concentrées sous une direction unique. La voie, le véhicule et

23

(15)

le moteur sont à la charge de la même personne, qui par cela même a le monopole à peu près

complet du transport » (Dupuit, 1853b, 851)

La conclusion de Chevalier dans l’article « Chemins de fer » du Dictionnaire d’Économie politique est identique et fondée sur des motifs de sûreté « Le système d’exploitation universellement adopté pour

les chemins de fer a le caractère d’une forte centralisation. On avait d’abord voulu laisser aux

entrepreneurs la liberté du parcours, comme elle existe sur les canaux où l’industrie de la batellerie

est absolument libre ; mais il a fallu y renoncer, c’eut été la cause d’accidents sans fin et d’une grande

perte de temps ». (Chevalier, 1853, 342). On remarque que Chevalier donne un second motif, plus

économique, qu’on qualifierait aujourd’hui de « coûts de transaction » : synchroniser l’opérateur ferroviaire et le gestionnaire du réseau serait « une grande perte de temps ».

Walras également aussi la nature particulière du secteur ferroviaire, qui rendrait indissociable infrastructure et exploitation (Walras, 1897) : « [les chemins de fer] se classent à côté des routes et

des canaux parmi les voies de communication; mais ils s'en distinguent et se caractérisent

spécialement par la solidarité qui y résulte de l'emploi des rails entre ces trois éléments de tout

transport: la voie, d'une part, le véhicule et le moteur, de l'autre. On s'était figuré, au début, pouvoir

laisser, sur les chemins de fer comme sur les routes et les canaux, la liberté du parcours à divers

entrepreneurs de transport; mais on a bien vite reconnu que l'entrepreneur du transport devait y être

en même temps l'exploitant de la voie, et qu'il devait percevoir à la fois le péage, ou loyer de cette

voie, et le fret, ou loyer du véhicule et du moteur. »

La séparation des activités entre d’un côté l’entretien et de construction du réseau et de l’autre l’exploitation ferroviaire –qualifiée par la suite de « séparation verticale » – est donc explicitement exclue par les ingénieurs-économistes du XIXe. Toutefois, à l’exception de Chevalier, on constate que ce rejet ne fonde pas principalement sur des motifs économiques, mais sur une observation des faits qui relève plus d’une démarche d’ingénieurs.

(16)

Toutefois les conclusions des économistes et des élus sur cette forme de concurrence n’auront pas le même impact sur les lois organisant le secteur ferroviaire que pour la concurrence entre lignes. La clause autorisant une compagnie embranchée à faire circuler ses trains sur le réseau concurrent est maintenue dans les textes votés par la suite, y compris dans celui créant la SNCF en 1937. Cette possibilité très peu utilisée avant le Second Empire (à l’exception du Paris-Rouen embranché au Paris-Saint-Germain) devient par la suite tout à fait théorique du fait de la concentration sous Napoléon III des entreprises ferroviaires. Toutes les lignes embranchées étant absorbées dans des entités uniques, cette clause devient purement formelle (Ribeill, 1997).

Cette représentation s’impose par la suite : quelques décennies plus tard, de grands théoriciens du chemin de fer (Picard, 1887), (Colson, 1903) considèrent que l’impossibilité d’une concurrence sur une même ligne n’est pas discutable ; « À l’origine des chemins de fer, les Pouvoirs publics (…)

envisageaient l’éventualité de la coexistence de plusieurs entreprises exploitant simultanément la

même voie ferrée, chacun y faisant circuler ses trains et y effectuant les transports. L’hypothèse ne

s’est pas réalisée et ne pouvait se réaliser, à raison des difficultés matérielles contre lesquelles les

entreprises ainsi juxtaposées seraient venues inévitablement se heurter pour l’organisation du service

et pour le maintien du bon ordre et de la sûreté de l’exploitation. » (Picard, 1887, tome 4, 4).

Si l’on reprend le schéma des formes de concurrence envisageables, il perd l’une de ses branches.

Figure 2: Formes de concurrence envisagées à partir des années 1870

Pour résumer la pensée majoritaire à partir des années 1870 en France au Parlement comme au sein des économistes:

i. la concurrence intramodale n’est pas souhaitable soit parce qu’elle détruit de la valeur (concurrence entre lignes) soit parce qu’elle est dangereuse dans l’exploitation (concurrence sur une même ligne);

(17)

ii. seule la concurrence d’autres modes permet de réguler le secteur ;24

iii. l’État doit intervenir pour vérifier que les compagnies ferroviaires n’abusent pas de leur position de monopole en fixant des tarifs trop élevés.

3. La lente marche vers la nationalisation (années 1870-1937)

Un consensus parlementaire pour l’intervention de l’État dans le secteur

Pendant toute la Troisième République, il y a consensus au sein des parlementaires pour une intervention de l’État dans le secteur ferroviaire. À la lecture des débats intervenus tout au long de la période, on constate que ce consensus se traduit par le versement d’aides financières aux compagnies pour la construction et l’exploitation des lignes de chemin de fer, notamment via le mécanisme de la garantie d’intérêt, si nécessaire par un soutien financier plus ponctuel (par exemple après la Première Guerre mondiale) et par un contrôler des tarifs et des obligations en termes de dessertes et de construction de lignes25. Ce consensus se retrouve lors des différents débats qui entourent l’adoption de différents textes relatifs au ferroviaire : mise en place des conventions de 1883, plan Freycinet, convention de 1921 (visant à aider les compagnies fragilisées par la guerre à rétablir leurs comptes), débats des années 1930 (lorsque la situation financière de celles-ci est aggravée par la crise économique), etc. Lors de chacun de ces débats, les élus discutent de la fiscalité, de la politique tarifaire imposée aux compagnies, de leurs obligations en termes de couverture du territoire, de leurs coûts salariaux, du coût de l’énergie, du matériel, des aides financières apportées

24 On peut en ce sens citer le rapport Cézanne : « la seule concurrence efficace qui puisse être opposée aux

chemins de fer est celle des routes de terre pour les petites distances avec de faibles charges et, pour les grands transports, celle des voies navigables intérieures ou maritimes. Encore faut-il que ces voies concurrentes restent publiques, c’est-à-dire accessibles à chaque carriole, à chaque bateau » JORF, 20 février 1873, Annexe 1588,

p.1236. 25

En particulier, après le vote du Plan Freycinet, l’État impose aux compagnies la réalisation de 11 000 km de lignes nouvelles.

(18)

par l’État, etc. Ils essayent en vain de trouver un compromis entre les intérêts des compagnies, de l’État et du public pour arriver à un équilibre financier du secteur. L’aide de l’État augmente cependant chaque année pour éviter la faillite des compagnies.

Lorsque les parlementaires utilisent le terme de concurrence, ils désignent exclusivement la concurrence intermodale des voies d’eau et, à mesure que le transport routier se développe, de l’automobile, des autocars et des camions26. À la fin du XIXe siècle, la concurrence des autres modes terrestres avait quasiment disparu du fait de la supériorité de l’offre de transport ferroviaire à la fois en termes de tarif et de qualité (confort et vitesse) sauf pour certains transports locaux. Au contraire, après la Première Guerre mondiale une réelle concurrence commence à se développer sous l’effet d’une nouvelle venue, l’automobile (et l’autocar). La perception de la concurrence intermodale change d’ailleurs radicalement de nature pendant la période. Alors qu’elle avait été conçue comme un élément positif, permettant de juguler les abus potentiels des grandes compagnies, elle est désormais perçue comme un facteur mettant en danger le fragile équilibre financier des compagnies de chemins de fer dont les tarifs sont fixés par l’État et qui perçoivent des aides sous forme de garantie d’intérêts ou de subventions. L’État ne doit plus seulement veiller à ce qu’il n’existe pas de concurrence intramodale, il doit également s’assurer que les différents modes de transport ne se fassent pas concurrence entre eux, une telle concurrence risquant en effet d’entraîner une augmentation des aides de l’État aux compagnies si le chiffre d’affaires des celles-ci venaient à baisser. Un vocable nouveau apparaît, celui de coordination des transports. Cette expression est appelée à connaître un grand succès dans les années qui suivent (Neiertz, 1999): c’est notamment le nom d’article de Allais (1948), Sauvy (1949) et Hutter (1950) un ingénieur économiste travaillant à la SNCF.

26

Voir par exemple Cachin député socialiste qui parle de « la concurrence des transports sur route », JORF Assemblée nationale, 1ere séance du 1er mars 1931, p.1400.

(19)

Pas de consensus pour la nationalisation

Comme on l’a vu supra, les économistes dans leur majorité soutiennent une action extensive de l’État dans le secteur ferroviaire, voire une nationalisation dans le cas de Walras. Cependant, cette idée ne triomphe pas instantanément à l’Assemblée nationale. Juridiquement, une nationalisation est possible sans expropriation : la possibilité d’un rachat des compagnies par l’État est prévue dans toutes les conventions de concessions depuis les premières lignes des années 1830. Toutefois, un tel rachat serait coûteux pour l’État, car il nécessiterait un dédommagement des actionnaires des compagnies.

Si la question de la nationalisation réapparait dans la seconde moitié de la Troisième République, ce n’est pas la première fois qu’elle est évoquée par les pouvoirs publics. L’idée d’un rachat des compagnies par l’État est évoquée pour la première fois suite à la Révolution de 1848. Le terme de

nationalisation apparaît d’ailleurs pour la première fois le 19 mai 1848, dans un discours du Ministre

des Finances Duclerc, républicain modéré, qui présente devant l’Assemblée nationale constituante un projet de nationalisation (auparavant le terme consacré est celui de rachat, qui continue d’être employé par la suite avant d’être supplanté par le vocable de nationalisation). Les arguments de Duclerc sont alors plus philosophiques et politiques qu’économiques (Caron, 1997) : il faut détruire les grandes compagnies financières, symboles de l’aristocratie, pour que le peuple reprenne en main les moyens de production. Cette idée est très vite abandonnée du fait du lobbying des compagnies, ainsi que du manque d’enthousiasme du Parlement (Matagrin, 1904).

La question de la nationalisation des compagnies ne sera alors plus réexaminée en tant que telle avant la fin de la Première Guerre mondiale. Jusqu’à cette date, les parlementaires dans leur large majorité doutent de la capacité de l’État à être bon gestionnaire. Cette idée est renforcée par l’expérience de la reprise par l’État de petites compagnies ferroviaires en faillite. En 1878, L’État rachète un certain nombre de petites compagnies de l’Ouest de la France acculées financièrement. En 1908, il rachète la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest. En 1919, l’État reprend la gestion du

(20)

réseau dans les territoires d’Alsace et de Lorraine reconquis par la France. Cette première expérience de gestion publique d’une compagnie ferroviaire se révèle coûteuse pour les finances publiques.

Après la guerre, l’équilibre financier des compagnies est de plus en plus précaire. La convention de 1921 se traduit par la mise en place d'un fonds commun entre les compagnies, destiné à couvrir les pertes des unes avec les bénéfices des autres. Il est combiné à un mécanisme d’augmentation automatique des tarifs en cas de déficit de ce fond. Dans les quinze années qui suivent, cette convention est rediscutée au Parlement à de nombreuses reprises, car les déficits se creusent et que l’augmentation des tarifs nécessaire à l’équilibre du fond ne parait pas tolérable aux parlementaires. Cette situation financière dégradée explique que les partisans d’une nationalisation se font de nouveau entendre dès 1919. À cette date, le socialiste Thomas dépose une proposition de loi de nationalisation27 dans laquelle il fait explicitement référence à la théorie du monopole naturel :

« les chemins de fer constituent un monopole naturel. Il ne peut y avoir dans

ce domaine concurrence comme dans d’autres entreprises industrielles. On

ne conçoit pas bien que, d’une façon systématique, plusieurs compagnies se

fassent concurrence sur des lignes parallèles. Cela supposerait sans

avantage aucun l’immobilisation d’un capital double ou triple au plus grand

dommage du pays.

Les avantages de la concurrence, à supposer qu’ils existent, ne pourraient

donc être invoqués ici puisque les chemins de fer constituent un monopole

de fait. Par conséquent, du point de vue même de l’économie politique

libérale, il n’y a aucune objection à faire contre l’exploitation des chemins de

fer par l’État. » (19 avril 1919, p.20)

27

Proposition de loi tendant à la nationalisation de tous les réseaux de chemins de fer d’intérêt général, secondaire ou local, n°6046.

(21)

Louis Loucheur dépose une proposition de loi similaire en 1920, Moch en fait de même en 1931. Là encore il fait explicitement référence à la théorie du monopole naturel, reprenant en partie le texte de Thomas (Moch, 1931, 431).

Néanmoins, on peut se demander à la lecture de ces textes si les élus socialistes ont parfaitement compris le concept économique de monopole naturel. La lecture de leur proposition de loi à penser que selon eux le monopole naturel est, c’est un truisme, un monopole qui apparaît naturellement, c’est-à-dire un marché sur lequel à long terme il ne peut exister qu’une seule entreprise. Ils ne semblent pas lier la notion de « rendements d’échelle croissants » au concept de monopole naturel.

Blum est un autre ardent défenseur de l’idée de nationalisation. Tout fraîchement élu député de la Seine, il défend fin décembre 1919 la nécessité de nationaliser les chemins de fer. Dans son discours, il justifie cette nationalisation à la fois par des raisons de coûts (l’unification des réseaux de chemins de fer permettrait de réaliser des économies substantielles, en rationalisant les achats et en mettant fin à la cupidité des compagnies), et pour des raisons morales, similaires à celles développées par Walras ; les chemins de fer constituent un « service public » qui contribue à la prospérité nationale, il faut donc qu’ils soient intégrés à l’État.

La création de la SNCF se produit une année après la victoire du Front Populaire, à un moment où Blum n’est plus le président du Conseil. En 1937, la SNCF est instituée comme société d’économie mixte, possédée à 51% par l’État et à 49% par les grandes compagnies. Les compagnies sont amenées à sortir progressivement du capital de l’entreprise, qui deviendra totalement publique le lendemain du 31 décembre 1982. La convention entre les compagnies et l’État est validée par un décret-loi, elle est donc adoptée sans débats à l’Assemblée nationale. Les difficultés financières des compagnies ont placé celles-ci en situation de faiblesse vis-à-vis du gouvernement. Toutefois, la création d’une

(22)

entreprise unique contrôlée par l’État ne se fait pas à leur détriment. Elle se fait dans un esprit

radical28 plutôt que socialiste : c’est un rachat plus qu’une nationalisation.

4. Hégémonie de la vision de l’entreprise SNCF comme un monopole public intégré (1937-1980s)

Le triomphe de la théorie économique du monopole naturel à l’Assemblée nationale

À la fin des années 1930, la théorie économique n'a pas changé par rapport à ce qu'elle était à la fin du XIXe siècle : le secteur ferroviaire est perçu comme un monopole naturel devant être contrôlé par l’État. Sur l’intervention de l’État, Hutter écrit: « la théorie économique confirme d’ailleurs

formellement cette position : lorsqu’un monopole est nécessaire techniquement les Pouvoirs Publics

doivent contrôler ses prix de vente, parce que l’intérêt propre du monopoleur ne coïncide pas avec

l’intérêt général » (Hutter, 1950, 457). On constate également que la possibilité d’une concurrence

intramodale n’est jamais évoquée dans la recherche économique de l’époque : cette possibilité, tout comme celle d’une séparation verticale, est complètement sortie du champ des possibles.

Cette conception, qui assimile les industries de réseaux à des monopoles naturels et considère l’intervention de l’État nécessaire, domine à l’Assemblée nationale. La preuve la plus nette de la victoire de cette idée chez les élus est l’alinéa suivant, inclus dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un

service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Cet

alinéa est adopté quasiment sans débat29.

28

En référence au Parti Radical, dont le Président du Conseil à cette date Camille Chautemps, plus modéré que la SFIO.

29

(23)

L’intervention de l’État via la coordination des transports

À partir des années 1930, l’État commence à mettre en place une politique globale d’intervention en matière de transport afin de coordonner les différents modes (Neiertz, 1999). Dans l’optique de la coordination des transports, la concurrence entre modes est jugée néfaste, car elle ne conduirait pas à un optimum économique. Cette idée de concurrence destructrice de la route apparaît lorsque la concurrence routière commence à mettre en danger l’ensemble du système de tarification des compagnies ferroviaires. Ce système de tarification est fondé non pas sur le coût effectif de transport, mais sur la disposition à payer des différents clients, qu’ils soient voyageurs ou chargeurs. Le transporteur (la SNCF) cherche à faire payer à un client une somme tout juste inférieure à celle qui lui ferait renoncer au transport. Cette tarification conduit à faire payer plus un chargeur qui transporte des marchandises de forte valeur qu’un autre qui transporte des marchandises de plus faible valeur, même si le coût de transport pour la SNCF de ces deux types marchandises est égal. L’idée derrière cette différence de tarifs est que le chargeur demandant le transport de marchandises de forte valeur a probablement une marge plus importante que celui demandant le transport de marchandises de faible valeur. L’ouverture à la concurrence rend impossible cette forme de tarification : les transporteurs routiers écrèment en effet le marché en ne proposant leur service qu’aux chargeurs pour lesquels la SNCF a une tarification élevée, mettant en danger l’équilibre du système. Pour éviter cet écrémage, l’État doit planifier le développement des diverses activités de transport (contrôle des tarifs et instauration de quotas).

La réglementation et la législation instaurent progressivement des restrictions dans le secteur des transports : contrôle de l’accès à la profession de transporteur routier (décret-loi du 19 avril 1934), mise en place des comités des transporteurs départementaux ayant pour but d’interdire les services faisant double emploi (décret du 25 février 1935, loi du 15 octobre 1940) et instauration d’un Conseil Supérieur des Transports consultatif (loi du 11 décembre 1940, loi du 3 septembre 1947). Les grands

(24)

principes de la coordination des transports sont réaffirmés dans la loi du 5 juillet 194930 : « les

transports par fer, par route, par navigation intérieure devront être coordonnés et harmonisés ». Le

décret du 14 novembre 1949 met ensuite en place des règlements d’exploitation fixant les dispositions relatives aux itinéraires, fréquences, horaires, tarifs, capacités, etc. (Thouzeau, 2004)

Ces choix politiques sont justifiés par une partie de la recherche économique : le planisme qui défend l’intervention de l’État dans l’économie via les grands plans31 qui s’opposent à la myopie du marché symbolisée par la crise 1929. Le groupe X-crise, cercle de réflexion et de débats économiques fondé dans les années 1930, symbolise bien ce courant de pensée dominant. Nombre de ses membres se sont intéressés et ont défendu la politique interventionniste de l’État en matière de coordination des transports parmi lesquels Moch et Sauvy sont notamment membres de ce groupe (Neiertz, 1999).

La pertinence de la politique de coordination des transports est fortement critiquée dès 1950 par l’économiste Boiteux (1950) : l'intervention publique dans ce secteur via le contingentement et la régulation tarifaire en empêchent le bon fonctionnement concurrentiel et nuisent donc à l’intérêt collectif. De la même façon, pour Allais (1948) c’est la tarification de la SNCF qui pose problème, non la concurrence des autres modes, qui est au contraire bénéfique.

La coordination des transports est progressivement remise en cause dès les années 1970, même si l’alternance politique de 1981 interrompt quelques années le mouvement de libéralisation des transports. Elle disparaît totalement dans la seconde moitié des années 1980, après le changement de majorité parlementaire, à la faveur de la politique de libéralisation des prix.

30

Cette loi est adoptée quasiment sans débats, (JORF, Assemblée nationale, 31 mai 1949, pp.2995-3003). 31

Les plans sont un ensemble de mesures prises par l’État (financement, mise en place de normes, création d’entreprises publiques, etc.) dans un secteur, ou dans l’ensemble de l’économie, afin d’en favoriser le développement.

(25)

La consécration de ces principes par la LOTI

Pour synthétiser les idées majoritaires à l’Assemblée nationale (et pour une partie des économistes) jusqu’aux années 1970-80, on peut reprendre le schéma des formes de concurrence présenté plus haut : la concurrence intramodale n’est plus envisagée par les élus et les économistes, la concurrence intramodale est considérée comme néfaste.

Figure 1: Formes de concurrence envisagées 1937-1980

En 1981, après la victoire de la Gauche, il existe à l’Assemblée Nationale un consensus autour de deux idées sur les modalités de l’intervention de l’État dans la politique de transport : (1) du fait de l’existence d’un monopole naturel, le réseau ferroviaire et son exploitation doivent être nationalisés32, (2) pour éviter une concurrence intermodale destructrice de valeur les autres modes de transport doivent être régulés. Ces deux idées seront traduites dans la LOTI.

Lors de l’adoption de cette loi, les élus ne font pas directement référence à la notion de monopole naturel, mais les déclarations du rapporteur de la loi évoquant les « responsabilités particulières [de

l’État] (…) en raison de l’importance de leurs infrastructures et du monopole de leur exploitation » 33

ne laissent aucun doute sur le cadre théorique dans lequel le projet de loi a été conçu. La nature

32

La convention de 1937 faisait de la SNCF une société anonyme d'économie mixte. L’enjeu est donc ici de la transformer en entreprise totalement publique.

33

(26)

nécessairement publique de l’entreprise en charge du développement et de l’exploitation des chemins de fer fait également l’unanimité34.

Lorsque les débats abordent la question de la concurrence, il s’agit bien évidemment exclusivement d’une concurrence intermodale et la question est abordée sous l’angle de la coordination des différents modes, notamment du rail et de la route. L’article 3 de la loi évoque une « politique

globale des transports de personnes et de marchandises ». Dans les discussions qui entourent

l’adoption de cet article, le député socialiste Bernard souligne que l’adhésion du groupe socialiste à cet article, car il permet de donner une réponse au « développement anarchique que connaît le

transport dans certains domaines »35.

5. Remise en cause du concept de monopole naturel (années 1980-2010)

Un renouveau de la théorie économique à partir des années 1970

Si les idées politiques en France en matière d’organisation du ferroviaire semblent figées jusqu’aux années 80, il n’en va pas de même pour les théories économiques relatives au concept de monopole naturel - et partant sur la vision des économistes sur la façon optimale d’organiser les industries de réseaux - qui connaissent alors un renouvellement radical.

Trois théories différentes viennent s’attaquer à la définition traditionnelle du monopole naturel. En premier lieu, la critique vient des économistes de l’école de Chicago. En 1971, Stigler publie un article consacré à la théorie de la régulation. Dans cet article, il avance l’hypothèse que la régulation d’un secteur est en fait un instrument qu’utilisent les firmes en place pour empêcher l’arrivée de

34

Voir par exemple la déclaration Charié, député RPR, « Vous avez choisi la structure d’établissement public

industriel et commercial […], nous n’y trouvons rien à redire » JORF Assemblée nationale, 3ème séance du 13

octobre 1982, p.5792. 35

(27)

concurrents sur leur marché. Appliquée aux monopoles naturels, la théorie de Stigler revient à dire que ces monopoles n’existent pas en tant que tels, mais que ce concept a été inventé a posteriori par les entreprises en place pour justifier une intervention de l’État sur le marché et donc une protection des positions acquises.

En deuxième lieu, l’économiste Demsetz (1968), également proche des idées de l’École de Chicago, remet en cause l’idée que concurrence et monopole naturel ne sont pas compatibles. Pour réintroduire de la concurrence dans un secteur en monopole naturel, il suffit que les pouvoirs publics organisent des appels d’offres pour la fourniture exclusive du service. De tels appels d’offres permettent d’obtenir des prix similaires à ce qu’ils seraient dans un secteur concurrentiel.

En dernier lieu, sans contester radicalement la pertinence même de ce concept, l’économiste américain Baumol (1982) procède à une redéfinition des limites du monopole naturel et introduit l’idée que l’État doit permettre la contestabilité du marché36 pour juguler les abus potentiels de l’entreprise en monopole. Un marché n’est pas figé, et que sa dynamique propre, notamment l’innovation, remettre en cause d’un monopole si les situations acquises n’ont pas été figées dans la loi.

La remise en cause des monopoles intégrés par la Commission européenne (années 1990-2010)

Ce renouvellement de la recherche économique rencontre une attention particulière à la Commission européenne. Celle-ci, poursuivant la création du marché unique européen, est en effet confrontée dans cette entreprise à l’existence de monopoles nationaux intégrés pour les industries de réseaux, dont le ferroviaire, qui se sont organisées selon le schéma intégration

verticale-nationalisation. Le marché unique reposant sur la liberté d’entreprendre la Commission européenne

36

(28)

cherche à réduire au maximum l’existence de ces monopoles. Elle développe donc un schéma alternatif pour l’organisation des industries de réseaux.

L’idée fondamentale derrière ce nouveau schéma institutionnel est que le concept de monopole naturel a été appliqué « trop largement » par les économistes du XIXe et XXe siècles. Sans contester l’existence même de monopoles naturels37, la Commission européenne avance que seules les infrastructures de réseau sont caractérisées par cette forme de défaillance de marché. L’exploitation est en revanche une activité « normale », potentiellement concurrentielle. Il faut donc séparer le réseau et l’infrastructure dans deux entités distinctes, ouvrir à la concurrence l’exploitation en permettant à toute entreprise d’accéder au réseau et mettre en place un régulateur qui s’assure que l’entreprise possède le réseau ne sur-tarife pas l’accès celui-ci.

Enfin, pour les services déficitaires relevant du service public (transport régional en particulier), une concurrence pour le marché doit être organisée par les autorités organisatrices pour choisir le prestataire qui aura le monopole du service pour une durée donnée, conformément aux idées développées par Demsetz (1968). La concurrence intramodale peut donc prendre la forme d’une concurrence pour le marché (appels d’offres pour les services déficitaires) ou sur le marché.

Les conceptions économiques développées par la Commission européenne conduisent donc à remettre à l’ordre du jour l’idée de la séparation verticale, qui avait été clairement envisagée puis rejetée par les économistes du XIXe siècle. On l’a vu, ce rejet se fondait principalement sur des motifs techniques. Par opposition, la réintroduction de cette idée par la Commission européenne ne s’est pas accompagnée d’une démonstration de sa faisabilité technique. La position de la Commission

37

La Commission européenne n’a jamais remis en cause l’existence d’un monopole naturel pour l’infrastructure ferroviaire : elle écrit par exemple dans la décision N356/2002 « étant donné la nature de

facilités essentielles d’un réseau ferré, pour lequel des investissements financiers substantiels rendraient la duplication prohibitive, l’activité de gestion et d’exploitation d’un réseau ferroviaire peut être considérée comme un monopole naturel ».

(29)

européenne repose avant tout sur l’expérience des télécommunications38, premier secteur à avoir été reformé sur ce modèle dès 1988. Le schéma institutionnel développé pour les télécommunications est ensuite appliqué au rail à partir de la directive 91/440/CEE.

Figure 2: Formes de concurrence envisagées à partir des années 1990

Impact du nouveau paradigme européen sur l’organisation du secteur ferroviaire français (1990s-2014)

C’est par le biais de ces préconisations européennes que les questions de séparation verticale, de concurrence intramodale, et de privatisation regagnent les bancs de l’Assemblée nationale.

À la lecture des débats de 1997, qui conduisent à la création de RFF, on voit bien que la conception « traditionnelle » française du ferroviaire est en contradiction complète avec les recommandations européennes. Les fondements économiques de la position européenne sont connus des parlementaires. On le constate à l’emploi par les députés, rapporteur et ministre d’expressions comme concurrence intramodale, accès des tiers au réseau, séparation de la voie et de

l’exploitation39. Cependant les députés dans leur ensemble, de la droite à la gauche, rejettent les idées communautaires. Le député socialiste Le Déaut déclare par exemple « Bruxelles, très largement

influencé par les modèles ultralibéraux mondiaux, administre la potion de la concurrence sauvage »40, tandis que le ministre des Transports issu du RPR déclare que même après le vote de la loi la SNCF

38

« Ces principes [d’ouverture à la concurrence d’un réseau] déjà fixés dans le secteur des télécommunications,

pourraient être généralisés à l’ensemble des secteurs de réseaux transeuropéens » Stoffaes (2003, p.23).

39

JORF, Assemblée nationale, séance du 4 février 1997, p.16 et 44 et du 5 février 1997, p.2. 40

(30)

gardera « son monopole. Et j’insiste bien sur ce mot » (Pons, 4 février). Il est également intéressant de constater qu’un élu communiste, Gayssot, futur ministre des Transports du gouvernement Jospin, fait explicitement référence à la théorie du monopole naturel41.

Si la séparation verticale est finalement votée par le Parlement, mais pas l’ouverture à la concurrence et encore moins la privatisation de la SNCF, c’est pour un tout autre motif que celui envisagé par la Commission européenne. Les comptes de la SNCF sont grevés d’une lourde dette. Les parlementaires considèrent qu’il est inéquitable que la SNCF subisse le poids d’une dette qui provient majoritairement du coût de construction du réseau, alors que le transport routier, avec lequel elle est en concurrence intermodale, ne porte pas la dette de la construction de son réseau. La création de RFF permet de libérer la SNCF de cette dette en la plaçant sur RFF. Néanmoins, cette séparation verticale est loin d’impliquer un transfert de l’ensemble des personnels en charge du développement et de l’entretien du réseau. La SNCF garde la majorité des compétences et devient de par la loi le

gestionnaire d’infrastructure délégué.

La question de la fin du monopole d’exploitation de la SNCF est évoquée en particulier en 2009, lors des débats accompagnant l’adoption de la loi ORTF qui prévoit l’ouverture à la concurrence du transport international de passagers. Si les parlementaires socialistes et communistes s’opposent toujours vigoureusement à la fin du monopole, les parlementaires UMP et le secrétaire d’État aux transports défendent en revanche l’idée que cette concurrence, sans être une fin en soi, est un moyen de redynamiser le secteur. L’ouverture à la concurrence se cantonne aux obligations découlant des directives européennes (transport international).

Même si elle a été votée en 1997, la séparation verticale ne rencontre qu’une faible adhésion des parlementaires qui considèrent dans leur vaste majorité qu’il existe une « synergie évidente entre

41

(31)

infrastructure et exploitation »42 sans que cette idée ne soit étayée par des éléments de théorie économique ou des considérations techniques. Dans le débat de 2009 apparaît pour la première fois l’idée de la création d’une holding regroupant SNCF et RFF afin de bénéficier des complémentarités entre le réseau et l’exploitation43.

En 2011, le gouvernement français organise un débat national sur l’avenir du rail (les Assises du

ferroviaire). Nombre d’économistes spécialisés dans les questions ferroviaires ont participé à ces

Assises desquelles ressortent deux options d’organisation du secteur : soit la mise en place d’une réelle séparation verticale (toutes les fonctions en lien avec le réseau tant transféré à RFF), soit un modèle de holding similaire au modèle allemand. Le gouvernement et la ministre de l’époque, Kosciusko-Morizet, retiennent finalement cette dernière idée qui sera mise en place par le gouvernement socialiste.

Conclusion

Que retenir de ce rapide survol de l’organisation du secteur ferroviaire en France et des idées économiques qui ont pu justifier les modifications institutionnelles intervenues tout au long de la période ?

Le principal acquis de notre travail est de souligner que des formes d’organisations diverses ont existé dans le secteur ferroviaire et qu’elles ne peuvent être réduites au diptyque monopole national intégré vs. séparation verticale et concurrence.

Le deuxième acquis est de rappeler que les différentes modifications intervenues ont été théorisées par des économistes, en particulier que l’idée d’une séparation verticale du secteur a été repoussée

42

Royal, JORF, 4 février 1997, p.45. 43

(32)

explicitement par les ingénieurs-économistes du XIXe siècle. Il ne s’agit donc en rien d’une création récente de la recherche économique.

Un dernier apport de notre travail est de réfléchir sur l’importance du contexte technique à chaque étape de l’histoire de la Pensée économique. Le secteur « étalon », celui qui sert de cadre de réflexion aux théories économiques dominantes, n’est en effet pas le même selon les époques et selon les écoles de pensée. Au tout début de la période, c’est les routes et les canaux qui servent de comparaison pour comprendre le fonctionnement du rail. Ensuite, c’est le rail qui sert de cadre de pensée pour les économistes lorsqu’ils développent le concept de monopole naturel. Pour les économistes de l’école de Chicago, c’est le secteur électrique et gazier qui est le plus souvent convoqué à l’appui de leur théorie. Enfin, pour la Commission européenne, c’est le secteur des télécommunications, et pour le transport le secteur aérien qui servent de modèle pour promouvoir la pertinence de son schéma institutionnel.

On peut donc légitimement s’interroger sur la pertinence d’utiliser sans le nuancer l’exemple des télécommunications pour servir de modèle au secteur ferroviaire. Première nuance à apporter selon nous : dans ce secteur, les nouvelles technologies ont une place moins importante du fait de la nature même du service rendu (transporter des passagers et non des appels dématérialisés). Au contraire dans le secteur des télécommunications, les NTIC ont une influence sur le contenu même du service, alors qu’elles n’ont qu’un rôle de support dans le transport ferroviaire. Dire que l’introduction de la concurrence est aujourd’hui possible dans le secteur ferroviaire signifie - pour reprendre les termes de Stoffaës - que le « développement de nouvelles technologies (…) a pu

affaiblir la portée du concept de monopole naturel » (Stoffaës, 2003). En facilitant l’organisation des

circulations entre les trains, les NTIC ont-elles rendu plus envisageable (plus sûre) et moins coûteuse la gestion de plusieurs entreprises ferroviaires par un gestionnaire d’infrastructure indépendant, remettant ainsi en question les arguments des ingénieurs-économistes du XIXe siècle ? On pourrait parallèlement s’interroger sur la pertinence d’avoir appliqué sans le nuancer le concept de monopole

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