• Aucun résultat trouvé

De la nature aux images de la nature

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "De la nature aux images de la nature"

Copied!
17
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

De la nature aux images de la nature

RAFFESTIN, Claude

Abstract

Les sociétés ne connaissent la nature qu'à travers l'idée qu'elles se font de son utilisation. Il n'y a pas de connaissance pure de la nature mais une connaissance définie par ce qu'on cherche à en tirer. Il n'y a donc pas de description de la nature mais une construction d'images de la nature en fonction d'une culture. L'arraisonnement de la nature comme disait Heidegger a pour objectif une utilisation. Les sociétés déclenchent deux processus pour utiliser, et donc connaître de leur point de vue, la nature : à savoir la domestication et la simulation. Le processus de domestication part d'une échelle 1/1 pour découper des images de la nature à l'échelle 1/n (n étant plus grand que 1). Il en résulte des hypertrophies ou des atrophies. En somme, par la domestication, les sociétés caricaturent la nature donnée et produisent une nouvelle nature, un modèle en quelque sorte adapté à leurs besoins. Par la simulation, à l'inverse, elles partent d'éléments pour créer des images 1/n qui sont développées jusqu'à l'échelle 1/1. Alors que jusqu'au XVIIIe siècle, la domestication a été le processus le [...]

RAFFESTIN, Claude. De la nature aux images de la nature. Espaces et Sociétés , 1996, no.

82-83, p. 37-52

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4384

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

De la nature aux images de la nature

Claude Raffestin

Université de Genève, Département de géographie

Illusion et réalité de la nature...

E sortirons-nous donc jamais de ce drame, noué dès qu'il y a eu des hommes, et qu'il faut bien nommer l'illusion naturaliste, celle-là même qui consiste à rechercher, évidence trompeuse, ce que l'homme aurait trouvé en partage dès l'origine, dès les commencements... ? Mais quelles origines et quels commencements ? Un moment et un lieu où l'homme n'aurait aucune part comme dans ces innombrables cosmogonies et cosmologies, dont les débris jonchent l'histoire, autrement dit laissent des traces dans nos langages. Notre manière de parler du soleil qui « se lève et se couche » appartient davantage à la cosmologie de Ptolémée qu'à celle inaugurée par Copernic...

N

Nos langues sont pleines de ces constructions qui ne sont rien d'autre que des images produites par l'homme pour calmer ses angoisses devant les mystères. L'homme « produit » l'idée de nature — qu'il s'agisse de la physis des Grecs ou de la natura des Latins — pour affirmer sa présence et son rôle. Paradoxalement, on peut prétendre que « l'homme sera "naturisé" le jour où il assumera pleinement l'artifice en renonçant à l'idée de nature elle-même, qui peut être considérée comme une des principales "ombres de Dieu", sinon comme le principe de toutes les idées contribuant à "diviniser" l'existence (et à la déprécier ainsi en tant

(3)

3 8 ---Espaces et sociétés que telle)»1. Pour Rosset, ce jour n'a guère de chance d'advenir car l'illusion naturaliste est « apte à se recomposer un visage nouveau chaque fois qu'il advient à l'un des masques de tomber en désuétude »2. Si l'idée est sans cesse renaissante c'est bien qu'elle représente ce point fixe originel, cette matrice dont l'homme a besoin pour produire des mythes qui lui rendent supportables la fragilité des choses qu'il crée et l'apparente malédiction qui caractérise le déroulement destructeur de son processus vital. Si l'idée de nature est indispensable à l'homme c'est moins pour s'en distancer que pour fonder la légitimation de son action sur quelque chose, en l'occurrence la nature, quand bien même le terme recouvre des éléments d'une variété considérable. L'histoire de l'idée de nature est, en somme, l'histoire des peurs et des incertitudes des différentes sociétés. A cet égard, Moscovici, il y a un quart de siècle, avait très justement vu le problème et il lui aurait suffi de mettre le titre de son ouvrage au pluriel pour lui conférer tout le poids des différences utiles3 . Il n'y a pas une mais des « histoires » humaines de la nature, de la même manière qu'il n'y a pas une mais des classifications des objets naturels qui sont des expressions culturelles des rapports humains à l'extériorité.

Ces histoires tournent autour d'un axe que Georges Perec aurait appelé PENSER/CLASSER. Les choix opérés, qui s'incrustent dans la langue qui joue alors le rôle de mémoire, dénotent des échelles spatiales et temporelles qui ne sont pas immédiatement observables mais qui sont repérables à l'analyse et qui connotent des orientations culturelles à travers la structuration des ensembles de phénomènes. Ces derniers, dans la logique de nos connaissances actuelles, peuvent être assimilés à ce que nous appelons aujourd'hui des écosystèmes qui, à la surface de la Terre, sont tous reliés par des rapports d'échelle spatio-temporels. Les notions d'intersection et d'inclusion, de relation et d'interaction, de flux et de réseau, sont probablement les plus utiles pour approcher les questions d'écosystèmes et d'échelles. Cela dit les écosystèmes ne sont, en fait, que des images d'une réalité imparfaitement connue mais que chaque culture formalise pour son propre compte et considère comme la NATURE.

De ces écosystèmes nous ne possédons qu'une connaissance imparfaite et très partielle quand bien même nous connaissons, ou croyons en connaître, les mécanismes généraux. Les images que nous en avons ne sont que la résultante de l'usage que nous en faisons. Cela revient à dire que nos images sont très lacunaires et que la précision de nos constructions ne progresse qu'à l'occasion de crises, c'est-à-dire de ruptures. On pourrait imaginer une théorie des lacunes qui aurait pour fil conducteur, non pas ce que les sociétés utilisent mais justement ce qu'elles n'utilisent pas dans un écosystème donné. Ce serait, en somme, l'image en creux de la nature. L'idéal, évidemment inatteignable, serait

1. Clément Rosset, L'anti-nature, PUF, Paris, 1990, p. 5.

2. Ibid .

3. Serge Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1968.

(4)

De la nature aux images de la nature --- 3 9 de pouvoir observer synchroniquement des sociétés « au travail >> dans un même écosystème. Ce n'est, on s'en doute, guère possible. Le moyen d'avoir une idée de cela consiste, avec tous les défauts que la méthode peut comporter, à analyser les corpus linguistiques pour repérer ce qui est nommé ou non nommé, ce qui est l'objet ou non de constructions syntagmatiques. L'observation diachronique est évidemment plus facile mais beaucoup moins intéressante car les grilles culturelles se situent à des niveaux différents, donc non immédiatement comparables. L'intersection entre un écosystème naturel et un système culturel conditionne une ou des images dont chacune possède une certaine probabilité de se produire et qui s'enracine dans l'intentionnalité des divers acteurs. A chaque image est lié un risque qui entretient des rapports étroits avec ce qu'on néglige, autrement dit avec les lacunes. L'intention, toujours partiale, découpe ce qui lui paraît utile dans un ensemble non entièrement connu, d'où le risque. Toute culture génère du risque par le fait même qu'elle est incapable de tout prendre en compte. Comment le pourrait-elle d'ailleurs puisqu'elle se projette dans un ensemble de choses qu'elle ne connaît que par les images partielles qu'elle a construites ? On se souviendra de cette expérience dénommée « Biosphère 2 » qui a été une tentative de créer un ensemble d'écosystèmes habités par quelques scientifiques pendant plusieurs mois et complètement isolés du reste de la planète. Que l'expérience ait été partiellement un échec n'est pas le problème. Celui-ci est ailleurs. Il est dans le fait que les difficultés rencontrées dans ce modèle réduit résultent de la non prise en compte de certains facteurs ignorés à l'origine de l'expérience. Même si la cause du manque d'oxygène semble avoir été élucidée après coup, d'autres questions n'ont pas été résolues. L'intérêt de cette expérience n'en demeure pas moins d'une portée considérable puisque grâce à elle, il a été possible de mettre en évidence les lacunes de notre connaissance de la nature.

Ce qui, en tout cas, va de soi, mais il faut le répéter car ce n'est ni compris ni vraiment accepté, c'est qu'aucune société, aucun groupe ne cherche véritablement à connaître ce qu'il est convenu d'appeler «la nature ». La relation est toujours d'utilisation, d'appropriation, de prise en compte à travers une intention d'usage et non pas à travers une volonté de connaissance : c'est le fameux « arraisonnement » de la nature dont parle Heidegger". L'arraisonnement a pour objectif de dériver les forces, les énergies, les matières mais absolument pas de comprendre indépendamment de toute utilisation. C'est le mode de dévoilement de la technique. L'intention est toujours, dans un système culturel, de retrouver, sous forme d'un gain, le coût consenti. Cela revient à dire, contrairement à ce que l'on entend fréquemment, qu'il n'y a pas de connaissance pure qui serait complètement détachée de toute préoccupation utilitaire. L'existence même d'une culture rend caduque

4. Martin Heidegger, Essais et conférences, TEL Gallimard, Paris, 1958, p. 26.

(5)

40 --- Espaces et sociétés

l'idée d'une connaissance pure, puisque les intentions de connaître sont formulées à partir d'un système d'actions dont l'objectif est de contribuer à sa propre pérennité. En conséquence, les décisions prises le sont toujours par rapport à cet horizon sur lequel se profile la survie ou la mort. Les sociétés ne s'organisent que pour durer, éternellement, pourrait-on ajouter. Ne serait-ce pas cette fiction qui permet de répéter inlassablement les mêmes gestes, les mêmes processus et de nourrir les mêmes croyances... jusqu'aux premières ruptures ?

D'un point de vue métaphorique, on pourrait prétendre que les sociétés sont devant la nature comme devant une infinité de pièces de puzzle dont elles ne choisissent que celles qui correspondent à une intersection utile dans leur modèle culturel, à un moment donné — l'évolution étant réservée — et dans des conditions données. Pour demeurer, encore un peu, dans le domaine de la métaphore, le modèle culturel est une sorte de filet qui retient certaines pièces et en laisse passer d'autres. Mais les filets ne sont jamais tissés une fois pour toutes et de surcroît ils se déchirent sans être réparés mais restructurés dans leur ensemble. Rien n'est modifié partiellement mais entièrement à travers les relations qu'entretiennent les hommes avec les choses d'une part et avec eux-mêmes d'autre part. Ainsi « l'homme est muni d'un imprévisible pouvoir d'intervention qui lui permet tout à la fois de consolider ou de ruiner les constructions naturelles »5. Mais ce qu'il convient d'ajouter, relativement à ce pouvoir imprévisible, c'est l'ignorance dans laquelle il est de ce qu'il consolide ou ruine dans la nature puisque sa préoccupation n'est jamais autre chose que d'assurer la continuité de son action à travers « l'idée de nature servant toujours l'instance non naturelle qui accompagne son apparition »'. C'est assez dire que l'idée de nature est profondément paradoxale puisqu'elle sert à fonder, à justifier et à légitimer les relations que les hommes entretiennent avec ce qu'ils dénomment « la nature », dont les images leur sont fournies par leurs modèles culturels au cœur desquels réside la nécessité des besoins.

Instance éternellement cachée, dissimulée et emprisonnée, la nature ne ressortit donc qu'à l'idée et en cela même, n'en déplaise à beaucoup, elle ne saurait être qu'une création anthropocentrique essentielle mais néanmoins relative.

L'arraisonnement de la nature est pourtant allé si loin que les images héritées ont subi des modifications majeures que l'on peut déchiffrer dans la vulnérabilité critique de la nature « qui n'avait jamais été pressentie avant qu'elle ne se soit manifestée à travers les dommages causés. Cette découverte, dont le choc conduisait au concept et aux débuts d'une science de l'environnement (écologie), modifiait toute la représentation de nous-mêmes en tant que facteur causal dans le système plus vaste des choses»7, L'Homo Faber s'est emballé et «sa création

5. Rosset, op. cit., p. 13.

6. Ibid., p. 15.

7. Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Les éditions du cerf, Paris, 1993, p. 24.

(6)

De la nature aux images de la nature --- 4 1 cumulative, à savoir l'environnement artificiel qui se propage, renforce par un perpétuel effet rétroactif les forces particulières qui l'ont engendrée : le déjà créé oblige à leur mise en oeuvre inventive toujours recommencée, dans sa conservation et dans son développement ultérieur, et elle la récompense par un succès accru — qui de nouveau contribue à sa prétention souveraine »8. La conclusion à laquelle parvient Jonas s'impose d'elle même,... «l'homme est maintenant de plus en plus le producteur de ce qu'il a produit et le faiseur de ce qu'il sait faire, et plus encore le préparateur de ce qu'il sera bientôt capable de faire »'. Les conséquences de ce mouvement sont, entre autres, les privilèges accordés à l'information fonctionnelle dont les flux sous-tendent la technique et à l'inverse, l'oubli de l'information régulatrice susceptible de prévenir les destructions du monde non humain. L'action humaine semble avoir aboli la frontière entre la polis et la physis : « La différence de l'artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l'artificiel ; et en même temps l'artefact total, les œuvres de l'homme devenues monde, en agissant sur lui-même et par lui-même, engendre une nouvelle espèce de "nature", c'est-à-dire une nécessité dynamique propre, à laquelle la liberté humaine se trouve confrontée en un sens entièrement nouveau »10.

Apparemment, la position de Jonas, par son radicalisme, semble très éloignée de la position de Moscovici pour lequel il n'y a pas d'artificiel puisque tout a une origine, au moins matérielle, dans la nature, quand bien même les substances sont l'objet d'une réordination dans l'état de nature synthétique. La différence tient à l'abolition d'une frontière que Jonas juge définitive alors que Moscovici en conserve l'existence entre les états de nature : l'un ne voit que la dissolution du lien naturel tandis que l'autre voit surtout sa transformation. Moscovici n'envisage pas la destruction du lien tandis que Jonas la postule absolument : le premier s'inscrit dans une évolution alors que le second se projette dans une perspective de type apocalyptique. Ce sont deux visions qui procèdent d'idées différentes de la nature qui, sans être totalement opposées, ne sont pas non plus réductibles l'une à l'autre.

Ces oppositions se retrouvent dans les mouvements écologistes qui en donnent une démonstration pratique sinon théorique : chaque groupe se réfère à une idée de la nature... tout en accusant l'Autre... d'avoir une vision anthropocentrique dont aucun n'est indemne, comme l'a bien montré Mary Douglas. De la vision assez classique de l'écologie traditionnelle à l'écologie profonde, on découvre tout un ensemble

« d'idées de nature » qui partagent toutes le même destin originel : être des créations humaines qui servent d'abord à légitimer une position vis-à- vis de la culture. On pourrait parler de la technique, sous-ensemble de la culture, qui, le plus souvent, est l'axe autour duquel tourne le système paradoxal de l'idée de nature : les uns mettent en cause la technique

8. tbid. p. 28.

9. lbid.

10. lbid. p. 29.

(7)

42 --- Espaces et sociétés tandis que les autres la postulent dans des conditions particulières. Pour les uns, elle est la cause essentielle de la ruine des écosystèmes naturels, pour les autres, elle peut être une aide au sauvetage de la « nature » telle qu'elle est comprise.

Jonas met en évidence l'artificiel qui, selon lui, triomphe tandis que Moscovici le rejette comme incompatible avec son concept d'état de nature, même si celui-ci, surtout avec l'état de nature cybernétique ou synthétique, côtoie très nettement l'artificiel sans toutefois y tomber pour les raisons évoquées plus haut. Tout en rejetant, au même titre que Moscovici, l'artificiel au sens où il aurait pris toute la place comme le prétend Jonas, je ne peux pas, non plus, adhérer à l'idée d'une évolution des états de nature qui se succèdent les uns aux autres par réordinations et recombinaisons, et qui ne considère pas les destructions irréversibles dénoncées avec raison par Jonas. Les deux positions qui sont à l'opposé l'une de l'autre peuvent-elles être réconciliées par une approche qui prendrait en compte deux processus qu'elles postulent mais qu'elles n'explicitent pas : la domestication et la simulation ? Y aurait-il dans l'histoire des relations à la nature une sorte de temps axial (Achsenzeit) pour reprendre la notion que Karl Jaspers utilise, dans le contexte de l'histoire universelle, pour montrer la transformation de l'idée religieuse ? Le transfert de la notion n'est pas inacceptable, compte tenu de ce qui précède, dans l'exacte mesure où les diverses idées de nature sont étroitement liées aux conceptions religieuses des différentes cultures.

De la même manière que le rapport à la divinité a changé, la relation à la nature s'est modifiée par la prise en compte de nouveaux systèmes d'échelles spatiales et temporelles. Domestication et simulation fonctionnent respectivement sur des échelles inversées régressives dans le premier cas et progressives dans le second.

La domestication comme processus d'arraisonnement...

Le terme domestication, dérivé du latin domus, est de loin beaucoup plus récent que la chose elle-même puisqu'il ne date que de 1832.

Polysémique, le mot recouvre de multiples acceptions telles que : apprivoisement, assujettissement, asservissement. Appliqué à des végétaux, à des animaux et à des écosystèmes, il met en évidence la soumission de ceux-là à l'homme et leur utilisation par celui-ci. Parler d'une adaptation aux besoins de l'homme est évidemment banal et n'explique rien du processus en question. La domestication en tant qu'intervention humaine conduit à produire des systèmes vivants qui ne peuvent plus se passer de l'homme, autrement dit qui meurent lorsque l'homme cesse de s'en occuper. C'est pourquoi Jacques Barrau peut écrire: «... on peut considérer qu'il y a complète domestication lorsque la plante ou la bête, profondément transformée par le travail humain de sélection, ne peut, sans l'assistance humaine, ni se protéger, ni se nourrir, ni se

(8)

De la nature aux images de la nature --- 4 3 reproduire »". Plantes et bêtes domestiquées sont alors sorties de la nature non humaine et ne peuvent en aucune manière y retourner, au risque dans le cas contraire d'être condamnées à disparaître. Il est intéressant de noter que ce processus de domestication de la « nature sauvage » est déjà complètement explicité dans la fameuse épopée de Gilgamesh dans laquelle l'homme sauvage ou naturel dénommé Enkidu ne peut plus retourner vers la nature, qui le rejette, après qu'il ait été marqué par la culture des hommes : il est chassé de la nature en tant qu'elle n'est que nature et il est accueilli par les hommes dans le monde de la culture par et à travers la culture. La transgression de la limite naturelle fait perdre à Enkidu la possession de la nature : il ne peut plus revenir en arrière. Il est condamné à mort par la culture. L'épopée de Gilgamesh est l'un des plus anciens textes mésopotamiens, antérieure à l'Ancien Testament lui-même, mais qui est parcourue par cette idée que la culture est transmise à l'homme sauvage, Enkidu, par une prostituée de la ville d'Uruk.

Les espèces végétales et animales domestiquées selon les méthodes actuelles sont totalement dépendantes de l'homme pour leur survie comme le sont, d'ailleurs les écosystèmes qui ne peuvent se maintenir sans les efforts humains constants pour apporter de l'énergie et de l'information. Sans l'intervention humaine leur fonctionnement est perturbé et ils évoluent vers la mort à des rythmes variables.

D'une manière générale, la domestication peut être définie comme un processus d'intégration à l'histoire humaine dont la flèche du temps est irréversible, ce qui signifie une dépendance du vivant à l'endroit du temps humain. La domestication fait sortir le vivant de l'histoire naturelle pour le faire entrer dans l'histoire humaine avec toutes les conséquences que cela implique dont, entre autres, un changement d'échelle dans sa durée d'existence. L'espèce domestiquée et/ou l'écosystème domestiqué ne sont plus caractérisés par leur échelle de temps originelle mais par l'échelle de temps sociale que leur attribuent les usages que l'homme en fait. Que cessent ces usages et c'est la condamnation à la disparition, à plus ou moins brève échéance. L'hyperdomestication est atteinte dans les laboratoires avec les espèces génétiquement homogènes issues du cloning qui ne subsistent qu'à grand renfort d'interventions multiples et complexes qui, dès lors qu'elles cessent, condamnent plus sûrement encore à une mort rapide comme le montrent les grandes plantations des pays industriels qui dépérissent à grande vitesse à la moindre atteinte parasitaire. Cette intrusion dans l'échelle de temps du vivant conduit à une nouvelle espèce, un nouvel écosystème dont le futur est alors entièrement conditionné par le système d'intentions des sociétés. Par le travail de sélection, l'homme découpe non seulement une nouvelle échelle de temps mais encore une nouvelle échelle spatiale puisqu'il sélectionne aussi les lieux dans lesquels il pourvoit à la protection des

11. Jacques Barrau, «Les hommes dans la nature», in Histoire des mœurs 1, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1990, p. 36.

(9)

4 4 --- Espaces et sociétés espèces. En effet, ses ressources étant limitées, l'homme est contraint de concentrer et donc de limiter les lieux dans lesquels s'exerce sa protection. La nouvelle échelle de temps implique donc une nouvelle échelle territoriale conditionnée par les échelles préexistantes de l'implantation humaine.

La domestication n'est donc rien moins qu'une vaste entreprise de substitution d'un système de relations humain à un système de relations non humain. C'est le passage d'un objet réel, imparfaitement connu, à un modèle produit et, en principe, parfaitement connu : transfert de l'objet à son image ou mieux à ses multiples images. La domestication peut donc être définie d'une manière générale comme le processus de transformation de la nature en images de la nature. A l'extrême limite, il est même loisible de parler de caricatures de la nature, les modèles sont essentiellement des caricatures, c'est-à-dire des images pertinentes et cohérentes mais déformées. Il peut sembler difficile, immédiatement, d'admettre qu'une espèce végétale ou animale ou encore un écosystème soient considérés comme des « images » après leur domestication puisque, finalement, il s'agit de « fragments » de la réalité qui n'ont été que modifiés plus ou moins profondément. Afin de comprendre le sens donné au mot image dans cette analyse, il convient de partir d'un exemple concret, par exemple le passage de la silva à l'hortus, dans les pays tropicaux. Au départ, l'écosystème silva représente la réalité à l'échelle 1/1 dans laquelle les essarteurs vont intervenir pour découper une aire dont l'échelle sera 1/n, n étant plus grand que 2. C'est l'opération de miniaturisation de la forêt ambiante12. Ce processus de miniaturisation, qui renvoie dans son principe à l'expérience de Biosphère 2, est commandé par un modèle mental qui dérive d'intentions conditionnées par le système culturel. Les jardins qui en résultent ne sont pas une réplique de l'écosystème 1/1 mais une image à l'échelle 1/n, n étant fonction de divers facteurs dont, entre autres, la pression démographique. Dans la mesure où l'écosystème domestiqué n'est pas une réplique, cela signifie qu'il y a eu un ensemble de choix qui ont conduit à privilégier certains éléments de la réalité au détriment d'autres qui ont été négligés. Par ailleurs les éléments conservés ne sont pas demeurés identiques à ce qu'ils étaient dans la réalité mais profondément remaniés et modifiés, non seulement dans leur aspect mais aussi dans leur structure, puisque certaines caractéristiques ont été potentialisées alors que d'autres ont été actualisées et même exaltées. Enfin, il faut bien mettre en évidence que ce processus, commandé par le travail humain, ne découpe pas purement et simplement dans l'existant, mais modèle une autre réalité qui peut être définie comme la représentation utile de la réalité originelle à l'intérieur d'un système culturel en action. On n'a plus affaire à un donné naturel mais à la résultante d'une intersection entre un donné naturel et une sémiosphère dont la frontière ne laisse pas pénétrer tous les

12. ibid. p. 41.

(10)

De la nature aux images de la nature --- 4 5 éléments de l'extérieur d'une part et ne les laisse pas indemnes d'autre part, après les avoir sélectionnés13. Cela revient à dire que dans tout processus de domestication, il y a une perte de bio-diversité originelle : la bio-diversité donnée n'est pas entièrement reprise en charge par ceux-là mêmes qui pratiquent la domestication. En effet, il y a hypertrophie de certaines caractéristiques jugées utiles et souhaitables dans le contexte culturel où a lieu la domestication, mais il y a aussi atrophie des éléments non utiles et non souhaitables. Dès lors, les échelles primitives sont bouleversées et le terme de caricature est parfaitement justifié pour définir

«l'espèce domestiquée» qu'il s'agisse d'une espèce végétale ou d'une espèce animale. Il en va de même pour un méga-ensemble tel qu'un écosystème. C'est même encore plus visible dans ce dernier cas puisque la biocénose et le biotope sont remodelés simultanément.

Le nouvel écosystème est effectivement une caricature et s'il rappelle l'écosystème primitif, il n'en fait plus partie et il doit être défendu par des interventions régulières, au risque, dans le cas contraire, de dépérir et de disparaître. Il est l'image cohérente mais déformée de l'écosystème originel. En tant qu'image, il bascule dans le système des échelles spatio- temporelles anthropocentrées, et en cela il participe de l'éphémère culturel qui obéit à des rythmes variables. Ces images matérielles d'une réalité sont indéfiniment remaniées, et dans leurs « traits » et leurs

« dessins » peuvent se lire les retouches successives apportées par la projection non pas du travail de reproduction, mais bien du travail d'invention comme dirait Moscovici. Ces images sont finalement des inventions comme le démontre bien, déjà au XVIII siècle, René-Louis de Girardin, dans son ouvrage De la composition des paysages, dans lequel il parle de « composer un beau tableau sur le terrain » 14. Il invente donc des images de la nature qui ne sont pas la nature car le paysage, dans son essence, est la négation de la nature non humaine qui ne saurait être ainsi

« miniaturisée ».

Mais sommes-nous encore dans le processus de domestication tel que celui décrit plus haut ou s'agit-il d'un autre processus à identifier ? En effet, la pratique qui consiste à partir d'une échelle 1/1 pour passer ensuite à une échelle 1/n s'apparente à une démarche régressive faite de choix successifs qui permettent de stabiliser une « image » qui n'est plus qu'une représentation d'un fragment de nature que l'on s'efforce de maintenir dans un équilibre dynamique qui exige de grandes quantités d'énergie et d'information.

Bien que ce processus de domestication ait atteint un tel degré de perfectionnement, il ne semble plus satisfaisant, et l'on assiste à l'émergence d'un autre processus qui s'apparente à la création des images de synthèse dont tout est calculé. Il est ainsi possible de créer des

13. Sur cette notion de sémiosphère, cf. Jurij M. Lotman, Lasemiosfera, Marsilio Editori, Venezia, 1985.

14. René-Louis de Girardin, De ta composition des paysages. Editions Champ Vallon, Seyssel. 1992, p. 18.

(11)

46--- Espaces et sociétés écosystèmes de synthèse qui sont le produit de simulations. On ne pratique plus la démarche régressive qui consistait, comme on l'a montré, à partir de l'échelle 1/1 et à choisir ensuite une échelle 1/n, mais on pratique la démarche progressive en partant d'un système 1/n inventé, n pouvant être très grand, pour passer à la réalisation 1/1. Autrement dit, il n'y a plus de système réel de référence mais seulement une combinatoire de plus en plus complexe qui part des images pour aller vers une réalité matérielle... que les hommes peuvent être tentés d'appeler la nature.

C'est en quelque sorte le renversement du processus de domestication classique. On peut rappeler, à cet égard, le merveilleux apologue de Borgès, intéressant par la forme du processus qu'il décrit : « En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent la Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui point par point. Moins passionnées par l'Étude de la Cartographie, les Générations suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques » 15.

Borgès définit par cet apologue de la carte 1/1, le processus de la simulation qui est en train de transformer nos rapports au monde de la manière la plus drastique et aussi la plus dangereuse qu'on puisse imaginer, puisqu'il s'agit de se passer de référent, sinon de son idée.

Dans ce cas, par une série de choix successifs commandés par un

« plan » préétabli, on va produire de proche en proche de la diversité : à partir d'un peu de diversité « donnée » l'homme va créer beaucoup de diversité. On peut se demander pourquoi il y a ce renversement alors que la diversité « donnée », « naturelle » est considérable. N'est-ce pas Vico qui, dans la Scienza nuova, prétendait que l'homme ne comprend bien que ce qu'il a créé lui-même ? Cette volonté de maîtrise de tout le processus par l'homme est relativement évidente et elle correspond au désir d'éliminer le hasard qui est un vecteur de risque. Ce désir ne peut jamais être réalisé puisque le hasard reprend ses droits à travers la diversité produite dont toutes les relations nouvelles qui s'instaurent ne sont jamais totalement connues, comme le démontre à l'envi l'exemple déjà évoqué de Biosphère 2. Là encore, l'homme se trouve confronté, une fois de plus, avec des risques qu'il n'a pas pu ou su prévoir.

Autrement dit, il ne parvient pas davantage à la connaissance complète de ce qu'il crée, tout au moins pas en ce qui concerne le système relationnel.

15. J.-L. Borgès, Histoire universelle de l'infamie / Histoire de l'éternité, Paris, 1964.

(12)

De la nature aux images de la nature --- 4 7

De l'utopie à la simulation

Le rapport entre utopie et simulation n'est pas fortuit : « L'utopie n'est pas "situationnellement transcendante", elle est engagée dans le présent, comme un rêve est mêlé à la vie » 16. Symétriquement la simulation est la construction rationnelle d'un rêve qui veut se substituer au présent. Alors que les utopies n'ont pas eu d'effet de transformation, quelques tentatives avortées mises à part, les simulations constituent les points de départ de reconstructions du monde. On ne part plus, comme dans le processus de domestication, d'une réalité qu'on réduit pas à pas, mais on procède à partir d'éléments, dont l'échelle est prescrite par un système culturel, qui obéissent à des règles algorithmiques : la simulation est une « exploration algorithmique » 17. Indépendamment de l'outil extraordinaire que représente la simulation pour suivre, cas par cas, l'évolution d'un modèle scientifique, il convient de se poser la question de la signification de ce processus qui rejoint, par la souplesse même de son utilisation et par la généralisation de son emploi, l'utopie en tant que cette dernière n'est alors plus un rêve mais l'invention d'une réalité à venir, par ailleurs modifiable au gré des besoins à l'intérieur d'un système de règles.

Par le processus de la simulation, tout au moins théoriquement, il est désormais envisageable de se débarrasser, si l'on me passe l'expression, tout à la fois de la réalité naturelle, point de départ de la domestication, et de l'utopie en tant que rêve irréalisable. En effet, la simulation, en inventant d'autres «réalités», ruine simultanément la nature, qui n'est plus nécessaire puisque l'on peut décider de la nature choisie, et celle d'utopie irréalisable, puisque celle-ci peut être construite pour autant qu'on y mette le prix.

Par la domestication, on passait de la nature, même imparfaitement connue, à des images matérielles de la nature ; par la simulation on passe d'images construites à partir d'algorithmes à une nature construite. On peut formaliser les processus de la manière suivante :

16. Jean Servier, Histoire de l'utopie, Idées/Gallimard, Paris, 1967, p. 24.

17. Philippe Quéau, Eloge de la simulation, de la vie des langages à la synthèse des images, Champ Vallon, Seyssel, 1986, p. 148.

(13)

4 8 --- Espaces et sociétés Alors que dans la domestication, le lien avec l'environnement naturel réel était encore parfaitement repérable, dans la simulation, il n'y a plus de lien repérable car l'environnement naturel réel n'est plus, à la limite, qu'un support de projection. Dès lors, la question qui se pose est de savoir si l'on peut imaginer la construction d'écosystèmes entièrement à base de simulation. Ces écosystèmes construits ne sont rien d'autre que des utopies réalisées dont le prix risque d'être extrêmement élevé. Les collectivités sont-elles prêtes à payer ce prix élevé et pourquoi le consentiraient-elles ? La question est loin d'être oiseuse. En effet, dans la domestication beaucoup de coûts sont assumés par la nature elle-même qui est transformée, réordonnée, voire mutilée mais dont on conserve tout un ensemble d'éléments qui sont sélectionnés et dont on peut dériver de la matière et de l'énergie. Dans le cas de la simulation, en raison même de la construction à partir de modèles, il est nécessaire de prélever la matière et l'énergie pour produire le modèle à l'échelle 1/1. Ce cas extrême peut se présenter si la nature originelle à été partiellement ou complètement détruite et qu'il est souhaitable de reconstituer tout ou partie d'un écosystème. Le cas s'est déjà présenté au Japon où l'on a reconstitué, à une échelle donnée, une portion d'écosystème, exempt de pollutions et de nuisances, destiné à des activités de loisir. Non seulement le coût de reconstruction est considérable mais encore le coût de fonctionnement qui est loin d'être nul puisqu'il s'agit d'un cycle écologique fermé qui implique des interventions constantes pour maintenir un équilibre.

Les sociétés, qui se sont développées pendant longtemps selon le processus de domestication, ont pratiqué en découpant des îles à l'intérieur d'un biome qui n'est rien d'autre qu'un écosystème à l'échelle planétaire d'un ordre de grandeur de 1 Mo de km2 et plus. De la sorte, elles ont préservé une importante réserve pour de nouvelles opérations. Mais si par hypothèse toutes ces îles venaient à être détruites, la reconstruction devrait passer par la simulation. La création par simulation n'en serait pas moins limitée en raison de la rareté de l'énergie disponible. Les écosystèmes inventés, pour cette raison, ne s'inscrivent pas dans la longue durée et c'est une caractéristique supplémentaire qui les distingue des écosystèmes naturels.

La production d'écosystèmes par simulation est, entre autres, une réponse à la crise de l'environnement mais une réponse courte en raison des problèmes énergétiques contre lesquels les sociétés butent rapidement. Ces écosystèmes inventés ne sont finalement rien d'autre que des prothèses dont les mécanismes de régulation sont totalement anthropologiques. S'ils devaient se multiplier en raison des destructions subies par l'environnement, ils ne sauraient être que des parties représentantes d'un tout à jamais disparu. La logique qui inspire les parcs naturels s'enracine dans l'angoisse de cette disparition : alors que jusqu'à une certaine époque, seuls les écosystèmes humains étaient des îles, aujourd'hui ce sont les écosystèmes naturels qui deviennent des îles et encore sont-elles instables. L'homme devient celui qui fonde la totalité de

(14)

De la nature aux images de la nature --- ---— 4 9 ce qui existe et il en résulte que, dans ces conditions, la technique moderne invente le monde, y compris ce que l'on qualifiait autrefois de monde naturel, pour autant que cette expression ait encore un sens.

Habiter des images...

Si par la domestication, l'homme s'est inséré dans l'enveloppe spatio- temporelle en substituant ses propres échelles à celles de la biosphère, il n'en a pas moins détruit, en partie, par la même occasion, les bases mêmes de son existence. L'expansion humaine a pu se réaliser ainsi par « clairières » successives qui ont été soustraites à l'environnement dont l'équilibre s'est maintenu sans trop de difficultés jusqu'à la révolution industrielle même si, ici et là, des destructions irréversibles ont eu Heu.

L'exaltation protéiforme de la nature au XVIIIe révèle, sans aucun doute, le malaise de la société occidentale dont les modèles envahissent non seulement la pensée mais encore l'existence. Il faudrait faire une histoire des images de la nature qui montrerait à quel point l'homme a perdu ses repères : on ne sait pas ce qu'est la nature mais elle est l'objet de tous les discours, de toutes les nostalgies et de toutes les préoccupations. Ce n'est pas par hasard si la notion de paysage, empruntée à la peinture, va devenir l'horizon sur lequel vont se profiler tout autant les desseins littéraires que scientifiques. Image par excellence, le paysage fonde à lui seul un paradigme qui, deux siècles plus tard, nourrira encore la description littéraire et la description scientifique, qu'il s'agisse des sciences de la nature ou des sciences de l'homme. La description du paysage n'est en aucune manière la description d'une portion de nature mais bien autre chose : c'est la recherche, par l'homme, de son essence à travers la médiation de l'extériorité. Cette recherche de l'essence est un héritage de la philosophie grecque qui depuis les présocratiques s'est efforcée d'extraire, des flux vitaux des phénomènes, l'essence stable des choses --■ qui, combinée avec la tendance à la description, a finalement donné une impulsion considérable à la production des images de la nature18.

Le privilège accordé à l'essence plus qu'à l'existence, à la représentation plus qu'au réfèrent constitue probablement un des points d'ancrage de la simulation dont le développement s'est accéléré avec la crise sans précédent que connaît la biosphère. Après avoir largement entamé son patrimoine « naturel » qu'il continue de méconnaître dans ses profondeurs, l'homme contemporain se trouve confronté à l'idée de la réinvention de ce qu'il a compromis gravement, voire détruit. Mais la réinvention est, elle-même, incertaine dans la mesure où les modèles sur lesquels elle s'appuie ne reflètent qu'une connaissance insuffisante des interactions entre les éco-bio-et socio-logiques qui conditionnent l'ensemble des cycles dans lesquels l'homme intervient.

18. Cf. Sergej S. Averincev, Atene e Gerusalemme. Contrapposizione e incontro di due principi creativi, Donzelli Editore, Roma, 1994.

(15)

5 0--- Espaces et sociétés Les images de la nature produites par la simulation ne peuvent être qu'instables et, de fait, elles le sont. L'exemple le plus typique de cette simulation en acte est fournie par ce que font les architectes et les urbanistes qui « inventent » des paysages dont la durée est généralement faible, d'une part, et dont l'extension ne peut être que limitée pour les raisons évoquées plus haut d'autre part. La construction presque ex nihilo des paysages touristiques est une illustration de plus en plus fréquente de la simulation. Les modèles de l'exotisme sont ainsi conçus à l'échelle 1/n puis testés par le marketing pour « accrocher » de la manière la plus sûre la clientèle urbaine qui doit trouver, à l'échelle 1/1, la réalisation de ses rêves les plus secrets et les plus fous. Ce n'est plus la nature qui est habitée mais des images, ou si l'on préfère des décors grandeur nature qui pourront être modifiés au gré de l'évolution des goûts et des préférences. Il n'y a plus de séjour parmi les choses mais une traversée des choses, une traversée de décors comme dans le cas des villages de Potemkine qui se déplaçaient au rythme des voyages de Catherine II pour faire illusion.

Il est urgent de se demander si la véritable crise de la nature ne réside pas davantage dans la préférence que nous accordons à ses images plutôt qu'à elle-même. Jonas n'aurait-il pas raison lorsqu'il prétend que l'Homo Faber est en train de supplanter l'Homo Sapiens ? Même si les hommes ont besoin de la nature, ils agissent comme s'ils pouvaient s'en passer. En revanche, ils ont besoin de l'idée de nature comme on a besoin d'un en-deça et d'un au-delà et c'est pourquoi cette idée est indestructible quand bien même la chose ne l'est pas.

L'histoire de nos relations à la nature est-elle autre chose, en fin de compte, que la chronique d'un exil, celui de la nature « donnée », qui nous contraint sans cesse à imaginer des natures « produites » ? Celles-ci ne pourront pas s'inscrire dans la traditionnelle description puisqu'elles seront «description», par définition, avant même d'exister matériellement. En revanche, elles seront narration dans la mesure où elles exprimeront sous une forme « épique » ce qui leur aura donné naissance. La forme moderne de l'épopée ne serait-elle pas la chronique des inventions de la simulation ?

Résumé — Abstract — Resumen

DE LA NATURE AUX IMAGES DE LA NATURE Les sociétés ne connaissent la nature qu'à travers l'idée qu'elles se font de son utilisation. Il n'y a pas de connaissance pure de la nature mais une connaissance définie par ce qu'on cherche à en tirer. Il n'y a donc pas de description de la nature mais une construction d'images de la nature en

(16)

De la nature aux images de la nature --- _— 5 1 fonction d'une culture. L'arraisonnement de la nature comme disait Heidegger a pour objectif une utilisation.

Les sociétés déclenchent deux processus pour utiliser, et donc connaître de leur point de vue, la nature : à savoir la domestication et la simulation.

Le processus de domestication part d'une échelle 1/1 pour découper des images de la nature à l'échelle 1/n (n étant plus grand que 1). Il en résulte des hypertrophies ou des atrophies. En somme, par la domestication, les sociétés caricaturent la nature donnée et produisent une nouvelle nature, un modèle en quelque sorte adapté à leurs besoins. Par la simulation, à l'inverse, elles partent d'éléments pour créer des images 1/n qui sont développées jusqu'à l'échelle 1/1. Alors que jusqu'au XVIIIe siècle, la domestication a été le processus le plus courant, c'est aujourd'hui le processus de simulation qui semble l'emporter.

Ainsi de plus en plus, les hommes cherchent à faire coïncider l'idée qu'ils se font de la nature avec celle qu'ils créent par la simulation.

FROM NATURE TO IMAGES OF NATURE

Societies know nature through the ideas they have of its use. There is no pure knowledge of nature but only knowledge that is defined by its practical utliization. Consequently, there is no description of nature but constructed images of nature determined by the culture of each society.

As Heidegger noted the main objective of the control of nature is its utilization.

Societies release two mechanicisms for using and therefore knowing nature : domestication and simulation. The former begins with a scale at 1/1, then creates images of nature at scales of 1/n (n is larger than 1). This leads to hypertrophy and atrophy. Finally, by domestication societies caricature nature and produce a new nature, a model which is adapted to their needs. In contrast simulation begins by making images at the scale of 1/n which are developed up to the scale 1/1. Until XVIIIth century, domestication was predominant whereas today it seems the simulation is more important.

More and more people are seeking to achieve a coincidence between ideas of nature and what they create by simulation.

LA NATURA Y LAS 1MAGENES DE LA NATURA

Las sociedades no conocen la naturaleza mas que a traves de la idea que ellas se forjan de su utilizacion. No existe un conocimiento puro de la naturaleza sino un conocimiento definido en funcion de lo que se prétende explotar. No hay pues una descripcion sino una construccion de imagenes en funcion de una cultura. La inspeccion de la natura, como decia Heidegger, tiene como objetivo su utilizacion utilitaria.

(17)

5 2 ---Espaces et sociétés Las sociedades desencadenan dos procesos de utilizacion (y de analisis) de la naturaleza : la domestication y la simulation. El proceso de domestication parte de la escala 1/1 para recortar las imagenes de la naturaleza y transponerlas en la escala 1/n (siendo n mayor que 1), dando como resultado imagenes hipo o hipertrofiadas. Gracias a la domestication las sociedades producen una caricatura de la naturaleza y fabrican al mismo tiempo otra naturaleza ideal, un modelo adaptado a sus proprias necesidades. Se entiende por simulation el proceso contrario, es decir, las imagenes creadas de tipo 1/n se aplican a la escala 1/1. Mientras que hasta en el S.XVIII la domesticacion fue el proceso mas utilizado, hoy dia lo es el de la simulation. Asi pues, cada vez con mas frecuencia, los hombres tienden a hacer coincidir la idea que ellos mismos se forjan de la natura con la que ellos mismos fabrican gracias a la simulacion.

Références

Documents relatifs

Puisque le concept est l’universel qui ne trouve pas dans la particularité une limite mais s’y retrouve soi-même, il n’est pas tant contraint dans son unité avec la réalité

De plus, quelques répondantes soutiennent que leurs professeurs allochtones ne peuvent pas comprendre leur réalité d’autochtone, comme ils ne sont pas autochtones, et ce, même

Concernant les éléments particulièrement appréciés sur le territoire de l’Ardenne (Figure 22a), il n’y avait pas de liste proposée aux répondants. Au contraire, il

Ainsi, l’analyse de la construction sociale de catégories biologiques de sexe ne nie pas la réalité de phénomènes biologiques, mais souligne les processus scientifiques

Quand l'écriture s'attache non pas à traduire une réalité matérielle qui existe en-dehors du texte, mais quand elle s'efforce de faire naître l'urbain dans la

Ce texte a permis de montrer pas à pas comment le design de processus de la RAP « Grandir avec la nature » se construit comme un partenariat apprenant

On ne saurait l’exprimer plus nettement : il ne s’agit pas de sombrer dans une métaphy- sique abstraitement mystique où l’on se dissout en Dieu comme dans le néant ; il ne

Concernant les éléments particulièrement appréciés sur le territoire de l’Ardenne (Figure 22a), il n’y avait pas de liste proposée aux répondants. Au contraire, il