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Polarville. Les images de la ville dans le roman policier

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Polarville. Les images de la ville dans le roman policier

Jean-Noël Blanc

To cite this version:

Jean-Noël Blanc. Polarville. Les images de la ville dans le roman policier. [Rapport de recherche] 628/90, Ministère de l’équipement, du logement, des transports et de la mer / Bureau de la recherche architecturale (BRA); Ecole nationale supérieure d’architecture de Lyon. 1989. �hal-01907609�

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L Y O N E C O L E D’ A R C H I T E C T U R E D E

D E P A R T E M E N T D E R E C H E R C H E S

P O L A R V I L L E

LES IMAGES DE LA VILLE DANS LE ROMAN POLICIER Rapport Intermédiaire

Contrat de recherche BRA/EALyon N°89 01 234

(3)

introduction

i

OU IL EST QUESTION

DE METHODES D'INVESTIGATION,

ET OU LE SOCIOLOGUE

PRETEND MENER L'ENQUETE.

D'abord une image : celle du "privé" classique du roman noir. On a beau faire, on ne peut l'imaginer que situé dans un décor urbain. Pas de campagne, de nature, de grand ciel ni de bosquets. Mais la rue, les bas-fonds, les bas quartiers, les hôtels louches, les ruelles solitaires, la nuit : la ville.

Ce décor urbain est si insistant qu'il en devient obsédant. D'autant qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle ville. Celle qui fait le décor clas­ sique du polar est une ville sourde, sombre, crépusculaire, désolée. Ville de malheur et de violence, pleine d'ombres et de fureurs, sa présence - comme on dit d'un acteur - traverse tout le roman noir et lui imprime sa marque.

Le roman policier n'échappe pas à la ville. Il constitue peut-être la littérature urbaine par excellence, et il se peut que ce soit là que se rédige le grand opéra urbain du XX° siècle.

Voilà qui définit le propos de cette étude sociologique. Elle se fixe pour but d'élucider ce que dit le roman policier de la ville, et se donne pour ambition de s'interroger sur ce que veut dire exactement ce qu'il dit.

De tels objectifs méritent qu'on les précise de façon à mieux définir l'orientation de l'étude et la manière de procéder. Cela pose tout d'abord une question de méthode.

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2 LE SOCIOLOGUE MENE L ’ENQUETE

Un sociologue ressemble un peu à un détective. Tous deux se trouvent au départ devant un phénomène troublant qui, parce qu'il est inexpliqué, paraît étrange. Tous deux s'attachent donc à en chercher les causes - ou, sinon les causes réelles, du moins les causes les plus plausibles. Pour mener à bien cette investigation tous deux fouillent le passé, se documentent, vont sur le terrain, interrogent des témoins, s'interrogent : ils font une enquête.

Certes il n'est pas possible de pousser la comparaison jusqu'au bout. Les deux types d'enquête n'ont en commun ni leurs buts ni leurs effets.

Dans l'enquête policière le but est d'identifier puis d'arrêter le(s) coupable(s), c'est-à-dire l'origine d'un désordre. Une enquête réussie retire donc du monde ce qui en trouble l'ordre, et son effet attendu est donc de rectifier la réalité en reconstituant un monde apaisé par sup­ pression des causes du désordre.

Dans l'enquête sociologique le but est d'identifier puis de reconsti­ tuer des processus de nature causale, et l'effet attendu ne peut être ni de supprimer les causes des phénomènes ni de restituer au monde une innocence perdue, mais bien plutôt de susciter des questions et de dégager des perspectives nouvelles d'explication, même si cela contredit l'opinion commune ou introduit le doute dans la pensée d'un monde "normal'' et stable.

Cela dit les deux types d'enquête se ressemblent malgré tout. Elles partagent le goût de la recherche, la volonté obstinée de réunir des indices, la nécessité de présenter des preuves, et, par conséquent, le caractère décisif de l'attention portée à la méthode d'investigation.

Tout amateur de roman policier sait bien que la différence entre bonne et mauvaise enquête se fait par rapport à la méthode. Si Sherlock Holmes brille devant le pauvre Lestrade de Scotland Yard, c'est qu’il a une meilleure méthode que lui. Cela n'empêche pas J. Dickson Carr de prétendre procéder autrement et mieux, ni H.Poirot de préférer d'autres méthodes encore, et Maigret encore une autre. Tous cependant conviendraient ensemble que la valeur de l'enquête se

mesure à la qualité de la méthode qui y préside.

Le sociologue se trouve dans la même posture. Il lui faut procéder méthodiquement. Il a un fait troublant sous les yeux, il l'inspecte, il en cherche les causes. Ainsi du roman policier : le fait est que les évocations urbaines y sont étonnamment fréquentes, et la question se pose d'en savoir les raisons et la signification.

Pour commencer, il convient de vérifier le fait : plutôt que de suivre les impressions immédiates et les pseudo-évidences, mieux vaut commencer par l'examen précis des faits - ou, à tout le moins, de ces bribes de réalité qu'on tient pour des faits. Vérifions donc d'abord

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3 sur le terrain l'importance exacte de la thématique urbaine dans le roman policier - ou plutôt dans le polar.

ROMAN POLICIER ET POLAR

Il faut commencer en effet par définir le lieu précis de l'enquête. C'est que le territoire du roman policier est vaste. De Gaboriau à Chandler, d'Edgar Poe à Agatha Christie, de Goodis à Manchette et d'A.Demouzon à Montalban, il couvre une large étendue où se côtoient en vérité des conceptions bien différentes de ce genre littéraire.

Des spécialistes éminents et des exégètes pointilleux tracent des frontières parfois subtiles entre ces diverses conceptions. C'est leur af­ faire de spécialistes et d'exégètes. Ici, dans cet essai, on se contentera

de distinguer en fonction de la place et du rôle que telle ou telle famille accorde à la ville.

De ce point de vue, une distinction fondamentale doit être établie entre le roman policier classique et le roman policier de type roman

noir . Dans le premier, la ville importe peu. Il s'agit seulement d'une

sorte de jeu de société où il convient de deviner qui a commis le meurtre : whodunit (qui l'a fait) ou murder party sont des noms qui caractérisent assez bien ce type de roman d'énigme où le lecteur est en quelque sorte mis au défi de composer un mot avec des lettres qu'on lui présente séparées et mélangées, comme l'explique D.Sayers1. Ce jeu peut s’exercer en chambre close (avec les mystères du même nom) ou dans un vieux manoir anglais, ou ailleurs encore. Le lieu ne compte pas.

Le roman noir , lui, accorde au contraire une importance considé­ rable à la ville. Selon R.Chandler, c'est D.Hammett qui a inauguré véritablement le genre quand "il a sorti le crime de son vase vénitien

et l'a flanqué dans le ruisseau "2. Désormais, le roman policier parlera

des crimes de "gens qui les commettent pour des raisons solides et

non pour fournir un cadavre à l'auteur " et qui agissent "dans la rue du colt-qui-crache " (ibid.). Le roman policier descend dans la rue : la

ville devient son domaine.

Mieux encore : pour le whodunit , la ville ne peut pas exister. Il lui faut en effet un monde totalement abstrait, où la disparition d'une petite cuiller, l'absence d'un bouton ou le moindre lapsus prennent des allures de preuve irréfutable, comme si le monde était si lisse, si épuré et pour tout dire si parfaitement rangé et étiqueté que le plus infime manquement à l'ordre absolu des choses pouvait être

1 Dorothy SAYERS Lord Peter et l'inconnu , 1939, Lib. des Champs Elysées, Le Masque (dans la mesure du possible je donnerai ici, pour les romans policiers, l'année de première parution de l'ouvrage, suivie du nom de son éditeur (ou rééditeur) français ).

2 Raymond CHANDLER L'art d'assassiner ou la moindre des choses (The simple art of murder ) 1944, annexé au recueil La rousse rafle to u t, Presses Pocket

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4 révélateur. Introduire un peu de réalité dans cette abstraction détruirait toute la construction du roman.

L'irruption de la ville dans le roman noir ne correspond donc pas seulement à un passage du salon aristocratique à la rue plébéienne (du "vase vénitien " au "ruisseau ") comme le croient certains lecteurs de Chandler. Elle signifie plutôt que le roman policier issu de ce courant-là entend parler de la réalité, et notamment de la réalité

urbaine telle qu'il la perçoit.

Pour faire bref, convenons ici de baptiser polar le roman policier qui, à l'opposé du w hodunit , cherche à faire entrer une certaine réalité urbaine dans le roman policier - quelque débat que ce terme de polar puisse susciter1

PREMIERS INDICES

Tous les observateurs conviennent que le polar se préoccupe intensément de la ville. Dans le polar, "ayant quitté l'univers clos et

feutré des riches demeures, le héros marche dans la ville et rencontre l'homme de la rue "2. Quant à D.Fernandez-Recatala, ce n'est pas par

hasard que, dans son étude sur le roman policier, il consacre ses trois premières pages aux thèmes urbains3. Il désigne par là, de fait, un caractère fondamental de ce genre littéraire.

Par ailleurs, on observera que des publications ordinairement indifférentes au polar se mettent à s'y intéresser dès lors qu elles s’intéressent à la ville. Tout se passe comme si elles ne s'occupaient de littérature policière que parce qu elles s'intéressent à l'urbain.

C'est ainsi que Murs Murs , pendant l'été 1985, a publié des nou­ velles centrées à chaque fois sur une ville différente, et rédigées par

des auteurs de polars ou dans le style policier : D.Daeninckx a écrit sur Strasbourg, M.Naudy sur Toulouse, M.Villard sur Reims, etc...

Il ne semble pas qu’une grande exigence de qualité littéraire ait présidé en toute occasion au choix de ces textes. Ils étaient à vrai dire assez inégaux. Mais justement, ce qui est révélateur est que le littéraire ait assez peu compté en l'occurrence. L'important n'était donc pas là, mais dans ce qu'on attendait du genre policier : qu'il produise du texte sur la ville, comme s'il en était le spécialiste.

L'indice n'est pas à négliger. Si des publications étrangères au monde du polar le retiennent dès lors qu'il s'agit de ville, c'est bien qu elles montrent ainsi du doigt sa qualité fondamentalement urbaine.

1 "Quant à l'appellation polar , je lui préfère celle de rompol (contraction de roman policier). Polar est un ancien mot d'argot qui désignait le membre viril. C'est pourquoi j'ai été amené à dire que ce mot de polar ne pouvait convenir qu'à des cons I " Léo MALET La vache enragée , Hoëbecke éd., 1988

2 Josée DUPUY Le roman policier , Larousse Textes pour aujourd'hui, 1974 3 D.FERNANDEZ-RECATALA Le Polar , M.A. éd., coll. Le monde de... , 1986

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5 Il y a mieux : un ouvrage de recherche, destiné aux spécialistes en urbanisme et en architecture, consacre une pleine page à Léo Malet, avec liste de ses romans parisiens, citation d'un passage sur la rue des Hautes Formes, et chapeau recommandant de lire cet auteur en raison de son "observation subtile des relations entre espace et pratique " L On ne peut mieux indiquer que si la littérature policière intéresse particulièrement ceux qui s'intéressent à la ville, c'est bien qu'ils la désignent comme genre éminemment urbain.

Reste à savoir ce qui lui vaut une telle réputation, et donc à essayer de pénétrer pour ainsi dire à l'intérieur du polar pour préciser l'analyse des indices.

DES COUVERTURES SANS ALIBI

Le roman policier ne se cache pas de ses amours urbaines. Il ne masque rien. Ses titres couvertures ne constituent pas des alibis. Elles avouent de façon éloquente les inclinations qui le portent vers la ville.

Sans multiplier les exemples on citera Asphalt Jungle de W.R.Burnett (en français Quand la ville dort ), ou, du même auteur,

Goodbye Chicago . Et encore New York blues de W.Irish, Necropolis

d'H.Lieberman, Central Park de St.Peters, La rue devient folle de M.Braiy, La valse des pavés de J.Wainwright, Bastille tango de J.F.Vilar, H.L.M. Blues de J.Vautrin, Rock béton de L.Vernon, sans ou­ blier Fièvre au Marais , Les rats de Montsouris , Brouillard au pont de

Tolbiac et autres titres des Nouveaux Mystères de Paris de L.Malet.

Ce ne sont là que quelques exemples. La liste des ouvrages qui affichent d'entrée de titre leur goût pour la ville est beaucoup trop longue pour en infliger la liste fastidieuse. Qu'on se contente de remarquer ce que révèle une telle attitude, et l'on conviendra qu'il faut attacher une grande importance à la ville pour tenir à signaler ainsi sa présence dès la page de couverture.

DES COMPLICITES ELOQUENTES

Un autre indice révèle encore plus de choses : il s'agit de la mise en lumière de ces sortes de couples qui réunissent un auteur et une ville. Parfois celui-là a tant écrit sur celle-ci qu'ils sont devenus inséparables, au point que d'un côté le lecteur associe aussitôt le nom d'une ville à celui de "son" écrivain, et que d'un autre côté il arrive même que le touriste ou le curieux qui cherche à connaître une ville particulière soit invité à aller voir la façon dont tel auteur de polar l'évoque.

Ainsi, qui dit Léo Malet dit Paris, qui dit D.Hammett dit San Fran­ cisco, et R.Chandler Los Angeles, D.Goodis Philadelphie, W.R.Burnett

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6 Chicago, R.B.Parker Boston, sans oublier bien sûr D.H.Clarke, M.Collins et surtout Ed Mc Bain et J.Charyn pour New York. On pourrait continuer la liste longtemps, en suivant par exemple les indications détaillées de J.P.Deloux à ce sujet1.

De tels couples sont parfois si tenaces et si marquants qu'ils font l'objet d'un travail littéraire spécifique : le Faucon Maltais a été réédité en 1984 avec de nombreuses photos du San Francisco de 1 9282, et un livre récent propose une sorte de visite guidée de Los Angeles sur les pas de Ph.Marlowe, le héros de R.Chandler, en confrontant les photos d'époque aux vues actuelles de façon à montrer combien cette ville demeure conforme à ce qu'en écrivait Chandler3.

Pour la France on signalera d'abord le travail du dessinateur Tardi qui met en images et en scène le XIII° Adt de Paris4 ou Lyon5 à partir des oeuvres de Léo Malet, on notera aussi un article de quatre colonnes du Monde à propos du Paris du même Léo Malet6, et on rappellera enfin une série de L'Humanité Dimanche en 1983, intitulée

Les Villes du polar , où L.Destrem évoquait entre autres le Nice de

J.Mazarin ou le Toulon de G.J.Arnaud.

Pour clore cette série d'indices sur un ultime argument qui montre l'intensité du lien qui peut unir un auteur policier à une ville, on se référera à un long article du San Francisco Examiner qui se désolait en première page à propos de la future démolition du bureau qui abrita Dashiell Hammett7. Pour s'émouvoir ainsi, il faut bien que le fait revête une importance indéniable.

DES DECLARATIONS SANS EQUIVOQUE

Pour qu'une ville soit si fortement liée à un auteur, il faut bien que ce dernier lui ait consacré un bon nombre de pages. L'idée est évidente et banale. Elle ne l'est pourtant pas vraiment - et alors l'indice devient une preuve irréfutable - si l'on s'avise de ceci : l'attention et la place que les auteurs de polar accordent à la ville est disproportionnée par rapport aux normes d'écriture de ce genre litté­ raire.

Voilà en effet une littérature qui vise à l'efficacité, et qui, pour ce faire, n'a ni place ni temps à perdre ; qui privilégie une langue brève, sèche et nerveuse ; qui consacre tous ses efforts à épurer l'action de

1 J.P.DELOUX La cité sans voiles , in New York , Nlle Revue de Paris n° 15, Ed. du Rocher, 1989

2 D.HAMMETT The Maltese Falcon , North Point Press, San Francisco (Ca), 1984 3 D.THORPE Chandlertovn , Mazarine, 1985

4 J.TARDI L.MALET Brouillard au Pont de Tolbiac , Casterman 1982 5 J.TARDI L.MALET 120 rue de la Gare , Casterman 1988

6 J.F.VILAR Pas perdus de Nestor Burma , in Le Monde des Livres , 1.08.86 7 Norman MELNICK It ’s the end for Dash 's office , San Francisco Examiner , 5.01.86 - transmis par Steve Arkin

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7 toute surcharge ; qui va jusqu'à éviter le mêler une histoire d'amour à l'action policière, selon les conseils bien connus de R.Chandler1; et qui pourtant s'offre le luxe de consacrer des pages entières à l'évocation de lieux urbains. Faut-il donc que cette exigence soit décisive, pour autoriser ainsi à transgresser les lois de l'écriture.

Lorsqu’un paragraphe, une page, plusieurs pages même, brisent l'action pour se livrer à la description de lieux urbains, ruelle, bar, gare, motel, quartier mal famé, faubourg miteux ou paysage de logements sociaux, c'est bien que cette description-là est absolument nécessaire au roman. Le polar avoue ainsi qu'il ne peut pas se passer de la ville.

D’autant que ces descriptions ne se contentent pas, en général, de dessiner un arrière-plan. Elles ne plantent pas un décor qui aurait pour objet de situer la scène, elles constituent un élément déterminant du récit. Au fond, elles constituent peut-être même le récit. La ville n'est pas réduite à l'énoncé de repères spatiaux, elle devient le territoire même du polar. Plus encore que le lieu de l'action, elle en est le déploiement. Elle est là où ça se passe .

A la limite, elle est l'action, dans la mesure où souvent, comme on le verra, la vérité recherchée au cours de l'enquête semble être celle de la ville. Mais sans anticiper contentons-nous pour l'instant de ce nouvel indice qui prouve le caractère profondément urbain du polar.

UNE ECRITURE QUI AVOUE TOUT

On peut essayer d'aller plus loin dans la réunion des preuves en s'intéressant, pour finir, à l'écriture du polar. La preuve, ici, ne sera pas aisément démontrable. Un bon avocat la récuserait sans peine. Tant pis. Elle est trop intéressante pour ne pas tenter de l'imposer

malgré tout.

La réflexion porte sur l'écriture de ce genre littéraire, et soutient que son style lui-même est tout à fait urbain.

Cette affirmation ne vaut pas pour lesw hodunit . Ils ont en général une affection toute spéciale pour les manoirs, les petits villages, les tasses de thé et la gentry, et il est vrai que ce monde-là se

satisfait assez bien d'un style convenable et mesuré.

En revanche, à partir du moment où le roman policier est devenu polar, , dès que le texte installe la ville moderne au coeur du récit, alors le style change : il devient hard boiled (dur, dur-à-cuire), et impose son rythme sec, syncopé, haché, brutal.

Il est permis de voir là l'irruption de l'urbain dans l'écriture. Le lexique s'ouvre à l'argot des bas-fonds qui, jusque là, ne servait qu'à faire couleur locale. Le style se durçit : il évacue les périphrases, renie les quartiers de noblesse du bien-parler pour aller tâter du langage

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des bas quartiers. La phrase se tend : elle acquiert la vitesse, la grossièreté et la redoutable efficacité des propos de la rue. La contemplation est remplacée par l'action, et la temporalité paisible et lente des saisons et des jours par le rythme saccadé et bruyant des villes.

C'est récriture urbaine par excellence. Elle rédige le récit d'un monde brutal, rapide, orgueilleux et impitoyable, où l'acier, le fer, le béton, l'asphalte, l'automobile et la vitesse régnent en maîtres. C'en est fini des gazons anglais, du bruit léger du vent dans les frondaisons et de la douce tiédeur des coins de cheminée qui convenaient si bien aux scènes classiques des romans à l'anglaise où un lord désinvolte résolvait des mystères en tirant sur sa pipe. Dans le polar, la ville est désormais partout, jusque dans l'écriture.

SOCIOLOGIE OFFICIELLE ET ENQUETEUR PRIVE

Les faits sont donc établis sans contestation possible. Voici le point de départ de l'enquête : le genre littéraire baptisé polar est urbain de part en part, comme le révèle une première investigation. Reste à entreprendre l'enquête proprement dite.

C'est alors que surgit une difficulté. Elle tient à l'attitude de la sociologie universitaire, qui ne comprend guère pourquoi un sociologue s'intéresserait au roman policier. Les règles et les rites de la recherche en sciences humaines poussent à tenir pour trivial un tel sujet. Il paraît manquer de sérieux. Qu'un chercheur s'intéresse aux techniques du chaînage de briques dans l'habitat vernaculaire de la basse Ardèche du XVII° au XIX° siècles, voilà qui est convenable et digne d'intérêt. Mais étudier le polar, cela manque assurément de dignité.

En termes savants, emprunté aux analyses de Bourdieu, on dira que les instances légitimes de la légitimation culturelle ont banni le roman policier du champ culturel. N'étant pas légitimé comme littérature, il ne procure donc aucune légitimation dans le champ intellectuel à celui qui s'y intéresse. Le polar, ni légitimé ni légitimant, est ainsi placé hors de toute dignité et celui qui s'y réfère risque de se déconsidérer comme intellectuel. Etudier l'image de la ville dans le roman, oui, dans le polar, non. Il sera ainsi légitime de citer le Demouzon nouvelliste1, mais pas le Demouzon auteur de polars.

Au demeurant il est vrai que la presse la plus "sérieuse" et la plus "convenable" relègue la critique littéraire des polars (quand elle s'en soucie) dans un coin de page : elle met le roman policier littéralement

au coin .

Quant aux lettrés eux-mêmes, il n'est pas indifférent de voir com­ ment ils traitent les livres policiers : ils les jettent après usage, ou

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9 alors ils les entreposent à part, loin des rayons nobles de leur bibliothèque ; s'ils les rangent, ils ne leur accordent que rarement le droit au classement par ordre alphabétique ; parfois même ils les relèguent sur un rayonnage dans les W.C., leur affectant en somme ce jugement fameux de Molière à propos de mauvais sonnets :

"franchement Monsieur ils sont bons à mettre aux cabinets ".

Aussi faut-il louer la Direction de l'Architecture et de l'Urbanisme qui, en commanditant cette recherche sur la ville et le polar, a su échapper aux travers d'une large fraction de la sociologie universitaire, laquelle joue en définitive le rôle classique de la police officielle dans les romans policiers, qui veut imposer ses critères et ses procédures à toute enquête. Il se trouve toujours pourtant un "privé'' qui tente de prendre le problème autrement et qui, face aux règles du jeu du "nous'' de l'institution, essaie d'inventer sa façon à lui d'enquêter, en menant ses investigations à la première personne du singulier.

S'il faut procéder ainsi je m'exprimerai comme le "privé". Et à ce titre je dirai que pour ma part j'attache moins de prix aux us et coutumes de la légitimation universitaire qu'à la réflexion sur les villes dans lesquelles nous vivons. Je pense en effet qu'il y a quelques raisons d’estimer que ce que le polar révèle de notre imaginaire urbain collectif présente beaucoup d'intérêt. Je me permettrai donc et de faire cette étude à la première personne et de trouver de l'intérêt à savoir comment, par l'intermédiaire du roman policier, on peut essayer de comprendre un peu mieux comment nous percevons et vivons nos villes.

UN DERNIER ALIBI

On objectera cependant que, toute stratégie de légitimation cultu­ relle mise à part, le roman policier ne mérite tout de même pas qu'on y accorde une trop grande importance, tout simplement parce qu'il s'agit d'une écriture littéraire plutôt médiocre en général.

Ce n'est pas faux. Ce n'est pas vrai non plus. C'est simplement un jugement trop schématique. Il faut y regarder de plus près.

Globalement tout d'abord il faut se méfier du préjugé qui classe le polar dans une sous-littérature caractérisée par la maladresse et la paresse d'écriture : ce jugement n'est en fait, souvent, que la formulation élégante du parti-pris d'indignité culturelle qui s'attache au roman policier. Il ne feint de parler d'écriture et de style que pour ne pas avouer ses enjeux de distinction sociale.

Si en revanche on parle réellement du texte des polars, on rencontre alors les déclarations connues de J.Giono, de J.Cocteau, d'A.Malraux ou d'A.Gide, que citent abondamment à peu près tous les défenseurs du roman policier parce que ces auteurs prestigieux louent fermement ce genre littéraire.

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10 Un doute subsiste cependant. Dans l’article si souvent cité de Giono, la lecture du polar est décrite comme un plaisir qui ne peut advenir qu'après un labeur fastidieux, comme si la jouissance de s'abîmer dans un polar constituait une récompense vaguement coupable : une douceur, une sucrerie, rien de sérieux.

Rappelions alors le jugement d'A.Mauriac sur Simenon, en qui il voyait un des plus grands romanciers du siècle, ou ce discours moins connu d’Aragon qui, au moment de la mort de D.Hammett, voulait célébrer un très grand auteur1 - chez lequel par ailleurs W.Faulkner admirait l’art du dialogue.

Et puis cessons de chercher un abri derrière les opinions d'illustres écrivains. Il suffit d'aller voir directement chez certains auteurs de polars. Il faut lire J.P. Manchette (Le petit bleu de la côte

ouest notamment), ou R.Chandler : qu'on lise donc ses lettres, qui sont

d'un styliste exigeant, qu'on observe la construction de ses dialogues - qui constituent parfois à eux seuls l'ensemble du texte2 -, ou, mieux encore, qu'on essaie simplement de faire ce que Shaw, directeur de la revue Black Mask , proposait comme épreuve aux auteurs débutants : réécrire un texte de Chandler en en supprimant tout ce qui est superflu - ce à quoi bien sûr aucun ne parvenait.

Il est vrai que tous les auteurs de polar n'ont pas cette qualité d'écriture. Si l'on excepte une minorité d'écrivains véritables, il faut bien reconnaître que la masse de la production policière se contente d'une écriture pauvre et facile, et qu'on peut tout à fait reprendre à ce propos la diatribe de R.Hoggart3 qui vitupère le style plat et convenu du polar et l'accuse de transmettre des stéréotypes de bas niveau.

Sans entrer dans les jugements de valeur de R.Hoggart, force est d'admettre qu'il a raison de reprocher à la majorité de cette littérature ses conventions et ses stéréotypes. Oui, c'est une littérature de confec­ tion. Mais précisément : c'est bien parce qu elle produit du prét-à-

porter et qu elle véhicule du prêt-à-penser qu elle devient très révélatrice d'une vision des choses de la ville.

FAIRE PARLER LE ROMAN POLICIER

Le polar obéit en effet à des contraintes très fortes qui lui imposent des codes stylistiques et thématiques. "C'est un peu comme

dans un jeu de société ", explique J.P.Manchette4 : "Il y a* 5 un certain nombre de règles : ne pas rester trop longtemps sans tuer quelqu'un,

1 L.ARAGON in Oeuvre Poétique t /, Livre Club Diderot

2 R.CHANDLER Play Back , scénario inédit, 1947, Ramsay 1986 3 R.HOGGART La culture du pauvre , 1957, rééd. Ed. de Minuit 1970 4 J.P.MANCHETTE, interview in J.L.DE RAMBURES Comment travaillent les écrivains, Flammarion 1978

5 le signe * indique une coupure dans le texte de la citation, quelle que soit la longueur de cette coupure

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répartir convenablement les scènes de violence *, ouvrir sur un temps fort. J'ai dû, ayant oublié cette règle, ajouter une petite scène de

meurtre, en catastrophe, au début d 0 dingos ! 0 châteaux !".

L'existence et l'importance de cette règlementation n'est pas nou­ velle. B. Brecht déjà la signalait et en soulignait l'intérêt : "Quand vous

ouvrez un roman policier, vous savez ce que vous y cherchez. Vous refusez la surprise. * Les caractères se modifient très peu, les mobiles du meurtre sont en nombre très restreint "1. Dans ce texte, Brecht -

qui refusait toute valeur littéraire au roman noir américain - parlait du roman policier anglais classique. Mais aujourd'hui les codes d'écriture du polar ont largement dépassé le cadre des règles du jeu des mystères de chambre close : ils concernent aussi les personnages (le privé, la femme fatale, le flic brutal et borné, le politicien local véreux, etc...), et même les lieux de l'action (le bar louche, les rues nocturnes, la gare, les terrains vagues, etc...).

Voilà bien ce qui rend la lecture des polars sociologiquem ent intéressante. C’est que les codes d'écriture définissent des façons obligées de parler de la ville. Le discours devient alors révélateur. Encore faut-il chercher à le faire parler.

La question du manque de dignité culturelle du roman policier doit donc être complètement dépassée : elle interdit de lir e réellement le polar en faisant comme s'il était si futile qu'il n'avait

rien à dire - alors que la mise en évidence de l'existence de codes

d'écriture sur l'urbain prouve qu'il a quelque chose à dire de la ville . C’est là-dessus que doit porter l'enquête sociologique : lire la littérature policière, savoir de quelle ville elle parle , s'interroger enfin sur ce que signifie socialement cette représentation de la ville .

QUAND LE POLAR PASSE AUX AVEUX

Cette volonté d'interpréter les textes et de les faire parler est classique de la sociologie de la littérature, quand elle cherche à savoir comment le roman renseigne sur certains thèmes idéologiques caractéristiques d'une époque et d'une société. Par exemple la façon dont les romanciers français de l'après-guerre ont parlé "du" village est tout à fait révélatrice, parce qu elle n'a pas grand'chose à voir avec la ruralité réelle, mais révèle d'une part leur nostalgie de l'enfance, et montre d'autre part la manière dont, à cette époque, on tendait à imaginer la vie villageoise comme une sorte de renversement au positif d'un jugement négatif sur la grande ville2.

De même ce que les manuels scolaires disent de la ville correspond moins à une description objective qu'à la mise en oeuvre de schémas d'interprétation propres à un moment social : dans les

1 B.BRECHT Ecrits sur la littérature et l'a r t, cité par Le Magazine Littéraire n° 2 voir R.M. LAGRAVE Le village romanesque , Actes Sud

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12 années 1900 ils présentaient la ville comme le lieu de la modernité, de la richesse et de l'hygiène, mais aussi comme lieu de danger moral, alors que dans les années 60 ils la présentent plutôt comme l'espace anti-humain de l'anonymat et de l'absence de signification sociale1.

Cette permanence relative d'un thème identifiable dans tel type de romans ou dans telle sorte d'articles tient seulement à ceci que les auteurs de ces textes ont, par la force des choses, travaillé et pensé à partir de ce qu'ils ont appris à penser, ou plus exactement encore : à partir de ce qu'ils ont appris à penser comme pensable , parce que, dans leur société à ce moment-là, c'est ainsi qu'on percevait le monde et qu'on concevait d'en parler.

Tout créateur se trouve nécessairement pris dans le réseau des idées de son temps. Il peut certes s'en affranchir plus ou moins, et c'est même là l'un des signes distinctifs de la qualité du travail d'un écrivain que de s'interroger sur cette sorte de prêt-à-penser qui s'impose à lui.

A prendre ainsi le contre-pied des conventions et des convenances il court le risque de se couper d'une partie des lecteurs puisqu'il ne se situe plus dans ce qu'on attend de lui. Encore est-ce possible dans la littérature littéraire. Ce refus du par-coeur constitue même un signe d'appartenance à cette littérature. Mais c'est presque impossible pour la littérature populaire qui par définition doit toucher un large public.

Or le polar est dirigé par cette exigence de viser large. Ses contraintes matérielles d'édition, tout comme la nécessité où il est de ne pas heurter les schémas de pensée répandus dans le grand public, le poussent à défendre et à illustrer les idées les plus communes de l'époque. Parce qu'il appartient à la littéraure populaire, il constitue une sorte de florilège des opinions courantes.

C'est cela qui en fait la valeur sociologique. Le lire sociologiquement, c'est le considérer comme un recueil significatif des façons de penser générales, avec des thèmes dominants, des évolutions, des permanences, des contradictions, etc... C'est repérer des régularités dans les thèmes évoqués, les identifier, les grouper par famille, et tâcher de les interpréter.

Du point de vue de ce qu'il dit de la ville, il s'agit alors de pousser le discours du polar dans ses derniers retranchements, pour lui faire avouer finalement tout l'imaginaire urbain qu'il véhicule et essayer de savoir ce que signifient ces images, avec ce qu elles comportent de beautés, de peurs, d'angoisses, d'aspirations et de rêves. Je ne m'intéresserai donc guère à l'histoire du polar, ni à ses rapports maté­ riels et idéologiques avec ses conditions sociales de production, mais à ce qu'il révèle d'un imaginaire social sur la ville.

1 voir B.GUENA Images de la ville dans les manuels de lecture .... in La ville et l'enfant, CCI 1977

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13 LES DANGERS DE L'INTERROGATOIRE

Une dernière remarque s'impose avant de passe à l'analyse : il faudra veiller à ne pas pousser trop loin cette lecture-interrogatoire. Elle risque de tuer le suspect en réduisant le texte au message qu’il porte.

Ce serait faire du livre un objet pour ainsi dire transparent, qui n'aurait d'existence que par rapport à un sens extérieur à lui-même. Ne lire un texte que pour voir ce qu'il désigne, c'est ne s'intéresser en lui qu'à ce qu'il n'est pas, c'est l'utiliser pour passer à autre chose , et, dans ce passage-là, c’est abolir l'écriture.

Or l'écriture du polar existe. Et pas seulement chez les grands sty­ listes du genre. Elle existe aussi d'une autre manière, et d'une façon tout à fait paradoxale à première vue, dans ce qui fait la faiblesse du roman policier c'est-à-dire dans sa soumission à des règles strictes.

Il faut bien comprendre, d'abord, que ces normes-là s'imposent à tout auteur. Pour appartenir au genre, il lui faut sacrifier aux codes obligatoires d'écriture, et, pour ce qui est de la ville, reprendre et développer les thèmes et les images canoniques. Cela signifie que Paris pourra prendre des allures de Los Angeles. Il faudra par conséquent que l'observateur se garde bien de chercher à ce moment quelque réalisme de la description, puisqu'il ne s'agit que d'une convention d'écriture. L'analyse devra donc bien porter sur l'écriture elle-même.

UNE ECRITURE DE LA VILLE

D'un autre côté, porter attention à l'écriture du polar présente un autre intérêt, là encore à cause de son emploi de codes. Si chez beaucoup d'auteurs cet emploi assèche le travail sur le texte, chez d'autres en revanche elle peut être la chance d'une écriture approfondie. Il faut revenir, pour comprendre cela, au texte déjà cité de Brecht : "Qu'une caractéristique du roman policier soit la variation

sur des éléments plus ou moins fixes, voilà précisément qui confère au genre le niveau esthétique. Car c'est la marque, entre autres choses, d'une branche de la littérature hautement cultivée. * Il est sain de travailler sur un schéma. Le jour où nos drames auront de nouveau quelque valeur, ils se ressembleront comme deux gouttes d'eau : ils reposeront sur un schéma. Le schéma, il n'y a pas de meilleure résistance intérieure pour un écrivain ; il ne peut pas s'en tirer sans lui

Pour peu que l'auteur manifeste quelque exigence, il doit trouver ses ressemblances et ses différences par rapport aux autres oeuvres du genre où il se situe. Pour bien écrire il faudra qu'il ait beaucoup et bien lu. Du même coup , qu’il en ait ou non conscience, il entre dans un

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14 exercice de littérature savante pour lettrés. Comme pour les westerns

de série B dont parle Bourdieu1, le problème est de trouver "des

solutions * à des problèmes canoniques * en se référant sans cesse aux solutions antérieures ", si bien que ce "genre qui enferme des réfé­ rences toujours plus nombreuses à l'histoire du genre appelle une lecture du second degré, réservée à l'initié, qui ne peut saisir les nuances et les finesses de l'oeuvre qu'en la mettant en rapport avec les oeuvres antérieures ", dans "le jeu des allusions internes (celui-là même qu 'ont toujours pratiqué les traditions lettrées) ".

Certains romans en viennent ainsi à jouer purement et simplement avec la langue du polar, comme chez R.Brautigan qui, dans un texte malicieux, iconoclaste et savoureux, s'amuse à démolir de l'intérieur les codes de ce genre littéraire2. Sans aller jusque là, J.P.Manchette explique dans l'interview citée supra comment il s'est référé à La mort aux trousses pour un passage d'O dingos ! , ou comment il a repris une phrase de Chandler dans Nada . Quant à Demouzon, il fait dans l'un de ses romans un clin d'oeil appuyé à Chandler^.

Qu'on ne voie pas là seulement des private jokes réservées aux intiés. Il s'agit plutôt, même avec humour, d'approfondir un genre littéraire. Et de même qu'en approfondissant le genre du western John Ford ou d'autres ont développé sa thématique sur la base de références internes, de même dans le polar, pour les thèmes urbains, le travail d'une écriture autoréférencée doit absolument être pris en considération parce qu'il est l'occasion d'un ap profon d issem en t littéraire de ces thèmes.

En cette matière, le travail sociologique ne peut donc pas ignorer le travail littéraire.

Voilà ce qu'il faudra garder présent à l'esprit pour étudier la représentation de la ville dans le polar, et pour commencer, dans le polar en général. La première partie de cet essai se propose en effet d'inventorier ce que dit le polar de la ville de façon générale. Par la suite il sera possible de distinguer des familles particulières à l'intérieur du polar.

1 P.BOURDIEU Le marché des biens symboliques , in L ’Année Sociologique vol.22, 1971, p 86

2 Richard BRAUTIGAN Un privé à babylone , Chr. Bourgois 3 Alain DEMOUZON Adieu La Jolla , J'ai Lu

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chapitre 1

OU IL S'AVERE QUE LE POLAR,

GENRE REPUTE REALISTE,

EST D'ABORD POETIQUE

La première chose qui me frappe, comme lecteur de polar, c'est que ce genre propose en fait une écriture proprement poétique de la ville. Soutenir que le polar est un genre poétique peut paraître sur­

prenant. Je maintiens malgré tout l'affirmation.

Le roman policier jouit pourtant d'une solide réputation de réa­ lisme. Certains commentateurs lui accordent même plus de réalisme qu'au "roman romanesque" parce qu'il ose s'attaquer à la réalité contemporaine et qu'il appelle un chat un chat. Et il est vrai que, no­ tamment dans les années 70, quand fleurissaient en France les scan­ dales politico-financiers liés aux affaires immobilières, le "néo-polar" a été le seul a oser écrire là-dessus, parfois même d'une façon très transparente, alors que le roman bien né, genre littéraire soucieux de conserver la dignité qui sied aux arts légitimés, persistait générale­

ment à ignorer ce qui se passait dans le monde des villes.

En ce sens-là le polar procède effectivement plus du réalisme que de la poésie. On peut même ajouter que sa prédilection pour les des­ criptions sordides et pour les scènes les plus crues renforce encore ce trait de caractère.

Il met ainsi les villes en scène en insistant sur le rôle des puis­ sances de l'argent, sur les manoeuvres des affairistes, les combines politiciennes, la violence des affrontements, la brutalité des contrastes sociaux, la dureté de la misère, et il emmènera ses lecteurs jusque

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17 dans les bouges, les meublés miteux et les venelles reculées où jamais ne s'aventure le moindre touriste et où jamais non plus ne se risque la littérature mondaine.

Voilà qui apparaît comme le comble du réalisme, si bien qu'on se demande où la poésie peut trouver à se nicher dans de tels décors. Il convient toutefois de s'interroger un peu plus précisément sur ce que signifie le réalisme en matière de textes sur la ville, afin de mieux comprendre où se situe la poésie.

LA V ILLE PRETEXTE

Certains polars évoquent une ville précise, placent l'action dans des lieux identifiables, multiplient les signes du "vrai ", paraissent ainsi réalistes, mais échappent cependant à tout réalisme dans leur écriture urbaine.

Prenons par exemple "La nuit des chats bottés " de Fajardie1. Il y est question d'attentats dans divers lieux de Paris : aux Buttes-Chau­

mont, au Sacré Coeur, aux usines Renault, rue des Couronnes, rue de Meaux, etc... Toutes les scènes sont situées exactement, avec une pré­ cision de photographie. Mais, comme le dit le commissaire chargé de l'enquête, "quel rapport y a-t-il entre les usines Renault et l'huissier

de la rue des Couronnes, entre les Buttes Chaumont et la boulangerie de l'avenue Laumière, entre la Banque des Pays Bas et la boucherie de la rue de Meaux ", et ainsi de suite ?

Question judicieuse : il n'y a entre ces divers lieux d'autre rapport que les déboires qu'y a connus une jeune fille que son amoureux cherche à venger en les plastiquant ou en les bombardant. Ces lieux sont donc tout à faits arbitraires, et Fajardie aurait pu imaginer d'autres emplacements pour les exploits artificiers de cet amoureux susceptible et intempestif. Il aurait même pu situer l'action à Co­ penhague ou à Romorantin sans affecter pour autant la nature de l'aventure.

C'est dire que Paris importe peu. La présence de la ville s'efface derrière les nécessités de la mécanique d'un récit au demeurant bien conduit.

Il en est de même pour "Le Cavalier grec " de D.Sénécal2 : Paris sert de décor à un jeu très abstrait qui divise son territoire selon les règles d'un échiquier, de sorte que les évènements qui se passent ici ou là n'ont de sens que par référence à la position qu'occuperait leur lieu topographique sur un échiquier géant couvrant l'ensemble de la capitale. L'idée est astucieuse et le texte souvent spirituel, mais la ville réelle, malgré le réalisme des noms de rue, n'a pas plus d'existence que la ville irréelle inventée par J.Brunner sur le modèle d'un

échi-1 Frédéric H.FAJARDIE La nuit des chats bottés , Sanguine, échi-1979 2 Didier SENECAL Le cavalier grec , Belfond, 1988

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quier1

Dans cette sorte de travail romanesque, la ville est ramenée à une abstraction, un peu comme le New York de Paul Auster2 où la quête d'identité d'un personnage passe (entre autres) par une déambulation dans les rues qui, lue sur un plan, rédige une phrase significative. Ce dernier roman a été abusivement rapporté au genre policier par cer­ tains, alors qu'il joue sur le thème de l'identité et de ses miroirs (le

"private eye " - le détective privé - comme "private I " - moi privé -,

qui passe d'un nom d'emprunt à un nom emprunté , etc...). Il partage toutefois avec d'autres polars l'absence d'implication réelle d'une ville concrète dans le roman : la ville n'est qu'un référent de l'action et, du coup, elle se dilue dans le récit. New York pourrait être Philadelphie ou Chicago. La ville ne constitue pas le texte : elle n'en est que le pré­ texte.

On comprendra donc que ce type d'écriture puisse ne pas intéres­ ser particulièrement une étude sur la ville et le polar, et que je ne prenne pas en compte dans l'enquête ces romans qui congédient l'urbain en en faisant un argument abstrait et finalement arbitraire. Ce n'est pas affaire de jugement de valeur ou de goût, c'est affaire de statut de la ville dans le texte.

LA VILLE ALIBI

Pas davantage je ne prendrai en compte les romans qui n'arborent le plus grand luxe de détails topographiques que pour ne pas parler des villes réelles.

On trouve ce genre de pratique dans des séries comme celles de G. de Villers3 : il ne manque pas le moindre bouton de guêtres aux des­ criptions des multiples villes où le héros va accomplir sa besogne de justicier expéditif, les trajets sont parfaitement exacts et vérifiables sur plan, les noms des rues sont authentiques, et c'est tout juste si le patronyme de tel patron de boîte de nuit ou de tel tenancier de mai­ son close n'est pas véridique4.

Pourtant ces villes n'existent pas réellement dans le roman. Elles sont absentes. Leur description n'a ni la précision exhaustive d'un guide touristique, ni la richesse d'évocation de ces parcours littéraires imaginaires, tels que ceux qui peuvent conduire O.Rolin à mettre ses pas dans les pas de Pessoa parcourant Lisbonne ou, à Prague, dans ceux de Kafka5, ou tels encore que ceux qui poussent J.Plumyène à retrouver les charmes, les délices et les secrets du Paris de Léautaud,

1 John BRUNNER La ville est un échiquier , 1965, Livre de Poche 2 Paul AUSTER La cité de verre , trad. fr. Actes Sud,

5 Gérard de VILLERS, série des S.A.S. , Plon

4 voir Hélène CRIE SA S : enquête au Surinam , in L'Echo des Savanes n°23, 1984 5 voir Olivier ROLIN Sept villes , Rivages, 1988

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19 d'Aragon, de Fargue ou des Goncourt1. Ces évocations-là, toutes litté­ raires qu elles soient, dessinent des villes beaucoup plus présentes - au sens où l'on dit d'un acteur qu'il a de la présence - que toutes les villes méticuleusement balisées par les parcours de S.A.S.

La raison tient à ceci que l'insistance à brandir de petits faits vrais dans le texte n'a aucunement pour objet la ville elle-même, mais n'a pour but que de servir à une protestation de réalisme : vous voyez que l'histoire est vraie, dit l'auteur, puisque le nom de cette place ou de cet hôtel est juste.

Le propos se détourne alors de la ville. Il ne fait mine d'en parler que pour parler d'autre chose. La ville décrite n'existe pas. Elle sert d'alibi. La preuve, c'est qu'on pourrait changer le lieu de l'action, les noms, les trajets, la ville même, sans altérer le récit. Aussi ce genre de traitement des lieux urbains sera-t-il lui aussi exclu de l'enquête, puisqu'on n'y parle pas réellement de ville.

LA V ILLE PITTORESQUE

On n'en parle pas plus dans le cas d’un autre genre encore de ro­ mans policiers où pourtant une ville particulière sert de cadre à l'action et où, précisément, ce cadre paraît être un constituant essen­ tiel du récit.

Prenons comme exemple Le salon du prêt-à-saigner de J.Bialot2. Le roman se déroule dans le Sentier, où un rackett conduit au meurtre de plusieurs personnes qui occupent des emplois différents dans la confection et qui logent dans des lieux correspondant à ces emplois. La géographie ordonne par conséquent l'écriture, et la ville n'y est assu­ rément ni prétexte ni alibi. Pourtant elle n'y acquiert jamais de véri­ table dimension romanesque.

D'abord parce que l'évocation du quartier tourne trop souvent à la description touristique. La visite guidée prend la place du roman. Qu'importe en effet à l'action d'apprendre que la rue St Spire était au XVII° s. un cimetière, qu'il y a eu des jeux de boule rue des Jeûneurs, que la rue des Degrés est la plus courte de Paris, ou de suivre l'histoire détaillée du Sentier (deux pages) ou l'exposé des dates des salons du prêt-à-porter : cette ville-là sent la carte postale.

Du coup, elle ne donne pas lieu à une écriture romanesque. Non pas que Bialot soit malhabile, au contraire. Mais tout simplement si l'intervention de la ville dans le roman n'a d'autre enjeu que de faire vrai et documenté, alors l'écriture qui s'impose est forcément celle du Guide Michelin. Le Sentier , "voué depuis un siècle au culte du textile" , est ainsi "un ensemble à nul autre pareil * enchâssé en plein Paris" , dont "les cours recèlent souvent des ferronneries d'art et de beaux

es-1 Jean PLUMYENE Trajets parisiens , Julliard es-1984 2 Carré Noir, Gallimard, 1978

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20 caliers", etc...

Ce n'est pas affaire de style mais de rôle accordé à la ville. En ne la mobilisant qu'au titre de décor pittoresque on s'interdit de la faire vivre. Le roman ne s'y implique pas. L'écriture demeure extérieure à la réalité urbaine, qui se réduit finalement à un paysage vu du dehors. Il en est alors de la ville comme de cette prostituée aux seins énormes qu'évoque Bialot : "elle n 'était pas érotique, ou porno, non ; c'était, plus

simplement, une curiosité à voir" . De même la ville n'est qu'une

"curiosité'' à visiter. Elle n'est pas un personnage.

D. Serafin tombe dans le même piège quand il parle des Canaries1, ou C.Wilcox quand il décrit le panorama de San Francisco2. Malgré les précisions topographiques, historiques et touristiques, les lieux n'existent pas. Ils miment le réel, rien de plus. La ville n'a pas de rôle dans le roman, et elle est dénuée de présence parce qu elle n'est pas écrite.

DONNER LIEU A L'ECRITURE

Tout est là, finalement : la ville est présente dans le polar quand elle est écrite. Quand l'urbain propose un espace spécifique d'écriture. Quand, à proprement parler, il donne lieu à l'écriture.

C’est-à-dire quand la ville est nécessaire au sens philosophique du terme. Quand elle constitue un composant si essentiel à l'existence du texte que si jamais on retirait ce composant, celui-ci et pas un autre, convoquant telle image urbaine et pas une autre, exprimée de cette façon et pas d'une autre, alors le texte tout entier s’effondrerait parce qu'il changerait de sens.

Autrement dit cette nécessité de la présence urbaine n'est pas à rechercher dans la soumission à des données extérieures à l'écriture (précision du repérage, exactitude des descriptions), mais d'abord à

l'intérieur de l'écriture elle-même parce que c'est là qu'est en réalité

la ville du polar. C'est là qu elle acquiert une présence insistante, presque obsédante. C'est là que, s'affirmant non pas comme lieu géo­ graphique mais comme lieu de parole , elle montre quelle a quelque chose d'important à dire, et, plus encore, quelque chose qui ne peut

être dit que par des images urbaines .

Du coup peu importe finalement la révérence dont la description des lieux urbains fait preuve envers la réalité extérieure. A la limite la ville dont parle le polar peut être décrite de manière tout à fait im­ précise. Elle peut même devenir abstraite. C'est le cas de Chicago, dont F.Guériff3 note justement que la plupart des romans qui l'évoquent en font une "ville imprécise, semblable à n'importe quelle métropole

1 David SERAFIN L assassinat des Canaries , Série Noire 2 Colin WILCOX Un champ de victimes , Série Noire

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21 américaine. Chicago n 'existe pas * , elle fait partie du m ythe''. N.Giret

confirme ce jugement à propos des films noirs consacrés à cette ville : les cinéastes “ne nous offrent pas une ville à voir, mais un lieu géo­

graphique abstrait, où s'exercent à huis-clos toutes les violences. Les décors sont en majorité des intérieurs * ; les extérieurs * se réduisent le plus souvent à un plan de rue, anonyme, de nuit" L Non, "Chicago n'existe pas" du point de vue géographique. Et pourtant nul ne peut

contester la présence fantastique de cette ville dans tant de films noirs ou de polars.

De la même façon, Burnett situe l'action de Quand la ville dort dans une ville dont la seule définition est "l'immense cité du Middle

W est", jamais nommée, et dont le seul nom est "la grande ville". Pour

sa part H.Mac Coy situe l'action d'Un linceul n'a pas de poches à Colton, ville inventée, tandis que D.Hammett invente Poisonville 2 , J.P. Man­ chette Bléville"i , et que les auteurs d'Ellery Queen, F.Dannay et M.Lee, font résoudre des énigmes à leur héros dans la ville de Wrightsville, Connecticut, qui n'a d'autre existence qu'imaginaire4.

Quant à Ed Mac Bain chacun sait que la ville d'Isola où il situe les multiples aventures des flics du 87° district est en réalité une méta­ phore de New York (il écrit d'ailleurs New York au lieu d'Isola dans l'un de ses romans5). Et J.Baudou écrit clairement à son propos : "Plus

encore que les flics du 87° * c'est elle - la ville - qui est la véri­ table star de la saga. C'est son nom qui s'inscrit en très grosses lettres au fronton du générique. "6

VERS LA POESIE

Voilà donc où la ville, dans le polar, peut devenir poétique : dans le texte lui-même. Quand l'écriture s'attache non pas à traduire une réalité matérielle qui existe en-dehors du texte, mais quand elle s'efforce de faire naître l'urbain dans la phrase et dans les images proprement littéraires, quitte à forcer le trait par rapport au réalisme exact, comme le fait par exemple H.Liebermann dans ses descriptions quasi expressionnistes de New -York7, ou comme le faisait G.K.Chesterton à propos d'un Londres tentaculaire dont la description fantastique et presque fantasmatique lui permet de "substituer au

réalisme prétendu de ce genre littéraire (le policier) le seul décor du

1 N. GIRET Selîg Story : histoire d'un pionnier du cinéma , in Feuilles n”6 2 Dashiell HAMMETT Moisson rouge ,

5 Jean Pierre MANCHETTE Fatale , Gallimard,

4 Ellery QUEEN Calamity town , The murderer is Fox , Ten day's wonder , Double double ...

5 Ed Mac BAIN Le fourgue , Carré Noir

6 Jacques BAUDOU Ed Mac Bain , in Europe, août septembre 1984 7 Herbert LIEBERMANN Necropolis , Seuil, ou Solstice d'été , Seuil

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22 rêve qu'il déploie''l.

Il y a là l'occasion d'un véritable lyrisme urbain, comparable dans son principe à celui que mettait en oeuvre Doblin dans son évocation de Berlin, et que P.Mac Orlan commentait ainsi : "une maison n'existe

vraiment dans l'espace qu'au moment où elle nous impose la quantité de littérature qu elle contient" 2. Il en est de même pour la ville du

polar : c'est l'écriture qui la fait exister, et c'est précisément en cela qu elle devient poétique.

Qu'importe en effet que, par exemple, le Londres décrit par J.Ray dans ses Aventures d H arry Dickson ait beaucoup plus à voir avec une de ces cités flamandes bien connues de J. Ray qu'avec le Londres réel. Ce qui compte, ce sont les phrases : ''Les rues s'endormaient dans la

brume nocturne venue de la River. Tom négligea * une ruelle torve, sans air et sans lumière *, traversa une place triangulaire où se mou­ raient les derniers ormes d'un vieux mail" ; ou encore : "L'aube mettait

une clarté terne et sale aux fenêtres *. Des millions de cheminées pleu­ raient sur la City leur suie et leurs fumées dont la pluie et le brouil­ lard s ’emparaient avidement''. Elle est là, cette ville. Non dans la géo­

graphie, mais dans ces images qui convoquent des "impasses sombres

et nauséabondes", pauvrement éclairées par de rares réverbères qui

brûlent "dans une gloire de brume " 3.

De même, la ville de Givet dessinée par Simenon pourrait bien ne pas exister réellement, cela n'empêche pas qu elle existe comme véri­ table tableau de genre où la pénombre, le vent et l'eau partout pré­ sente composent une vérité dramatique du paysage : "Il était trois

heures de l'après-midi. La nuit s'annonçait. Il y avait des courants d'air dans les rues presque désertes. Les rares passants marchaient vite. * Le vent s'engouffrait dans la vallée de la Meuse *. Les rives étaient imprécises. Le flot brun * s'étalait sur les prairies. Ailleurs un hangar émergeait de l'eau.* Le clapotis était si rageur que les chalands s'entrechoquaient.* Givet, à cinq cent mètres, n'était qu'un groupe de lumières. La maison des Flamands se dessinait sur le ciel tourmenté et

montrait des fenêtres jaunies par des lueurs douces" 4. LA VILLE PERSONNALISEE

Ne multiplions pas les citations. La ville, dans le polar, est bien le lieu d'une écriture qui vise à des effets poétiques. Elle est beaucoup plus qu'un décor. Elle ne correspond pas à une lecture d'urbaniste ou de géographe. C'est une ville de papier. Une ville symbolique. Elle n'a pas de vérité par rapport à la précision d'une description ou à la

jus-1 François RIVIERE XXX in Europe jus-1976

2 Pierre Mac ORLAN Préface à Berlin Alexanderplatz d'A.DÔBLIN, Folio Gallimard

3 Jean RAY, Harry Dickson tome 10, Marabout, passim 4 Georges SIMENON Maigret chez les Flamands ,

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23 tesse d'une analyse, mais par rapport au sens d'une parole. Elle constitue un lieu de rêve : drame, émotion, rêverie, cauchemar. Elle déborde de sens.

Du coup ce sont les sentiments et les émotions qui la dessinent. Ville de la peur, de la solitude, de la puissance, de l'orgueil, du danger, de la misère, de la richesse, de la réussite, des bas-fonds. La conscience de la force ou le sentiment des injustices, la crainte de l'isolement ou l'exaspération de la promiscuité, la mélancolie des rues aveugles ou la violence des rapports de force : tout se passe en ville, tout passe par la ville.

Ainsi elle acquiert une personnalité. Elle incarne les émotions dont elle est le lieu et l'objet. On l'aime, on la hait, on se passionne à son propos. Elle s'anime, elle vit. Elle devient un personnage.

New-York, écrit W.Irish, "est vivante vingt-quatre heures sur

vingt-quatre*. Voici la profondeur de la nuit*. Voici les heures sombres, quand les nerfs des hommes sont les plus tendus et que les craintes des femmes s'amplifient. * Ainsi que l'a chanté Billy Daniels * : tandis que la ville dort, et les rues se vident, une vie se passe ... * New-York. La ville la plus dramatique du monde. Comme un court-cir­ cuit permanent, étincelant et jaillissant dans le ciel sombre toute la nuit. Aucun endroit comparable pour y vivre. Et probablement aucun endroit comparable pour y mourir" L

UN LYRISME AMOUREUX

S'il y a tant d'investissement émotionnel dans le portrait de ce personnage central qu'est la ville, alors il arrive nécessairement qu elle devienne l'objet de déclarations d'amour. C'est le cas pour W.R.Burnett, qui ne cache pas son amour, ou à tout le moins son affec­ tion, pour Chicago. Pour lui, même s'il la décrit très peu, elle est la me­ sure de tout. Son Petit César 2 retrace la carrière d'un malfrat qui, parti de Little Italy , conquiert la ville et en devient le véritable maître avant de chuter. Cinquante-deux ans plus tard, en 1981, il écrit le roman d'un avocat vieillissant de la Mafia que l'évolution de his­ toire force à quitter Chicago, et qui, en partant, évoque nostalgique­ ment sa ville :

"Il était animé de sentiments mal définis, en dehors du soulage­ ment énorme qu'il éprouvait d'être sorti de la ville immense, com­ plexe, corrompue, déroutante, qui s'étalait sur les bords du lac Michi­ gan. Un écrivain originaire de Chicago * avait dit de Chicago qu'elle était une ville aussi "dangereuse qu'une ville du Moyen-Age euro­ péen", et c'était assez proche de la vérité. On le sentait dans l'atmosphère, on le voyait dans les rues, dans les yeux des gens, on le

1 William IRIH New York blues , Librairie des Champs Elysées, Club des Masques 2 William R. BURNETT Le petit César , 1929, Carré Noir Gallimard

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24

devinait dans l'ombre. * (Pourtant) ayant passé près de vingt cinq an­ nées à Chicago, William était conditionnée par cette ville. * et Detroit où il s'était réfugié lui apparaissait seulement comme un lieu sûr, dé­ nué de tout intérêt" l.

Malgré ses défauts, cette ville est pour Burnett le seul lieu où vivre. Violente et magnifique, exagérée, folle, impitoyable, elle devient un lieu éminemment affectif, comme elle l'était pour le poète Cari Sandburg dans son poème célèbre sur Chicago :

Braillarde violente à la voix rauque Cité aux larges épaules ;

On me dit que tu es vicieuse et je le crois, car j'ai Vu tes femmes peintes sous les réverbères

Débaucher les jeunes paysans.

Et on me dit que tu n ‘es pas franche et je réponds : Oui, c'est vrai, j'ai vu le gangster tuer et

Demeurer libre de tuer encore. *

Allons, montrez-moi une autre ville qui, la tête haute, Chante comme elle la fierté d'être bien vivante

Et rude et forte et débrouillarde".

Burnett n'a certes pas le talent littéraire de Sandberg. Il n'empêche que sa vision de la ville est la même que celle du poète. Et il en est de même pour d'autres auteurs de polars au sujet d'autres villes.

"J'aime cette ville (Boar's Bluff), dit le chef avec passion. Je ne veux pas qu elle parte à vau-l'eau"2, écrit par exemple A.Coburn. Mais

c'est surtout Mac Bain qui, à plusieurs reprises, l'avoue le plus claire­ ment à propos de New York.

Quelle ville ! soupira Carella.

- Qu'est-ce qu elle a ? demanda Bush.

- Regarde-la. Regarde-moi cette espèce de monstruosité. - Un cloporte géant, enchérit Bush.

- Et pourtant je l'aime. " 3

Ou : "Le train s'enfonçait avec un bruit sourd au coeur de la ville*.

Kling regardait la ville défiler derrière la vitre. C'était une grande ville, sale peut-être, mais quand on y était né et qu'on y avait grandi, elle finissait parfaire partie de vous, de votre organisme " 4.

Encore : "On ne peut la contempler qu'avec une espèce d'extase, le

souffle coupé par la majesté du panorama. Les silouhettes claires des bâtiments s'élancent à l'assaut du ciel. * La nuit * des myriades de so­ leils vous éblouissent, une espèce de voie lactée*. Les fenêtres éclai­ rées grimpent de plus en plus haut vers les étoiles" 5.

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