Dans cet ouvrage audacieux et profondément original, on découvre la virtuosité d’un penseur (fusillé à cause de ses idées en Union soviétique en 1937) qui associe intimement science, théolo- gie et linguistique en un seul et même organisme.
Ce texte, écrit en 1920, défend une thèse surpre- nante : les mots ne se réduisent pas à de simples vibrations de l’air, ils sont d’authentiques orga- nismes vivants et ont une énergie propre. Cette énergie, projetée au bon endroit et avec précision, agit sur le monde et sur les hommes mieux qu’au- cun artifice de la technique. C’est précisément cela que l’auteur appelle magie. Mais le mot n’au- rait pas que le pouvoir de changer le monde, il aurait aussi celui – par le prénom – de façonner la personnalité. Florenski en est si convaincu qu’il rédige en parallèle un curieux ouvrage sur la force des noms. Nous en donnons dans cette édition un extrait portant sur celui de l’auteur, lequel constitue ainsi un exercice insolite ayant valeur d’autobiographie.
Surnommé le « Pascal russe », Pavel Florenski (1882-1937) est l’un des philosophes russes les plus importants du xxe siècle. Son œuvre philosophique, censurée de son vivant, commence tout juste à être redécouverte. Il est notamment l’auteur de Stupeur et dialectique.
Collection dirigée par Lidia Breda du même auteur dans la même collection Stupeur et dialectique
Pavel Florenski
La nature magique de la parole
Traduit du russe et préfacé par Rambert Nicolas
Bibliothèque Rivages
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Collection dirigée par Lidia Breda
Couverture : Accent en rose, 1926 de Wassily Kandinski
© Bridgeman Images.
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2022 pour la présente édition
ISBN : 978-2-7436-5603-4
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préface
« Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. »
Baudelaire, « Théophile Gautier », L’Art romantique.
Cela est somme toute assez méconnu, mais en Russie la philosophie a toujours été une affaire passionnée et sérieuse : si sérieuse, d’ailleurs, qu’elle fut tout au long du xixe et du xxe siècle aussi une affaire d’État avec son lot de censures, d’exils et même d’exécutions ; suffisamment passionnée, toutefois, pour que des hommes prennent le risque de sacrifier leur vie – et la perdent – afin d’exprimer librement leurs pen- sées. Il s’agit d’un fait peu commenté et, en défi- nitive, plutôt oublié, mais les derniers martyrs de la philosophie sont russes et Florenski est de ceux-là. Le pouvoir soviétique lui avait proposé l’émigration en 1922 sur le fameux « bateau des philosophes », il aura préféré continuer à
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philosopher dans son pays, qu’importe que cela le conduise à la mort, fusillé et jeté dans une fausse commune près de Saint-Pétersbourg, une nuit de décembre 1937.
Dès 1918, pourtant, il savait ce que lui pro- mettait le régime : d’abord l’interdiction de ses œuvres philosophiques qui ne verront pas le jour comme espéré, chez l’éditeur Pomor’e ; ensuite la clandestinité, puisqu’une fois l’« Académie théologique » fermée en 1919, il ne devait plus faire cours qu’en secret ; et enfin l’exil, qu’on lui accorde comme une faveur condescendante, à lui et aux autres intellectuels
« hostiles » au régime. Cependant, en dépit du choix qu’on lui offrait, le philosophe refusa de quitter la Russie.
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Mais quelle est donc cette idée que Florenski voulait exprimer au risque de sa vie ? Quelle est cette œuvre qui lui tenait à cœur au point d’en poursuivre la rédaction sous les brimades des bolcheviks et en sachant pertinemment qu’elle ne verrait pas le jour de son vivant ? « Mes livres ne sont pas pour mes contemporains, affirmait-il sereinement à la fin de sa vie, ils ne commen- ceront à se diffuser que cinquante ans après ma mort. » Or, parmi les livres qu’il n’a pu voir édités, le plus important – l’objet de son atten- tion minutieuse – est sans aucun doute son grand projet d’Anthropodicée. C’est justement de cet imposant ouvrage – patiemment composé,
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de 1918 à 1924, et intitulé La ligne de partage des eaux de la pensée. Esquisse d’une métaphy
sique concrète – que nous tirons le texte de cette édition.
Quelle est l’ambition de ce livre ? On peut commencer à l’expliquer par son sous-titre : Esquisse d’une métaphysique concrète, car il fait certainement écho à la tâche qui anima toute sa carrière philosophique et qu’inlassablement il répéta jusqu’en déportation aux îles Solovki.
« La métaphysique abstraite, écrit-il ainsi à ses enfants, me dégoûtait tout autant que le positi- visme. Moi, je voulais voir l’âme, mais je voulais la voir incarnée. Quelqu’un dira que c’est du maté- rialisme. Ce n’est pourtant pas de matérialisme qu’il s’agit, mais de la nécessité du concret, du symbolisme1 ! »
On ne saurait l’exprimer plus nettement : il ne s’agit pas de sombrer dans une métaphy- sique abstraitement mystique où l’on se dissout en Dieu comme dans le néant ; il ne s’agit pas de se perdre dans des ratiocinations coupées du sensible et armées de concepts généraux ; mais il ne s’agit pas, non plus, de plonger dans une vision absurdement mécanique du monde, où tout est régi par des lois physiques implacables, où la matière se réduit à la chose étendue et où le monde – selon le principe de Carnot – se voit finalement condamné à l’immonde, c’est- à-dire au délitement dans le chaos. Au contraire, Florenski voulait voir l’âme. Et pour cela, il fal- lait exhiber l’incarnation du spirituel, soit Dieu
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