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La mise en scène des silhouettes ou les saisons du savoir

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Academic year: 2022

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La mise en scène des silhouettes ou les saisons du savoir

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. La mise en scène des silhouettes ou les saisons du savoir. Revue européenne des sciences sociales , 1999, vol. 37, no. 113, p. 293-296

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4393

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Claude RAFFESTIN

LA MISE EN SCÈNE DES SILHOUETTES OU LES SAISONS DU SAVOIR

EN GUISE DE CONCLUSION

A l'évidence, comme l'a écrit Giovanni Busino, «... A la base de toutes les sciences de l'homme et de la société il y a toujours un modèle d'être humain uni- versel, quelle que soit sa culture ou ce qui le singularise». Cette remarque nous contraint à identifier la notion de modèle. Le modèle, en première approximation, peut être qualifié de "représentation cohérente mais déformée de la réalité. En d'autres termes, le modèle est une caricature de la réalité mais c'est une caricature qui permet d'identifier et de reconnaître d'une façon relativement sûre la réalité dont il est question. Certes, il se trouvera toujours quelqu'un pour dire que la "réa- lité est plus ceci ou plus cela et que par conséquent le modèle ne rend compte que de certains aspects et en laisse dans l'ombre beaucoup d'autres. Réaction pri- maire, irritante parfois sinon toujours, mais réaction précieuse puisqu'elle fonde justement la légitimité du modèle en reconnaissant qu'il y a une identité partielle entre la réalité et sa représentation. Ne serait-ce pas dans la relation de la partie, entendue comme représentation, et du tout, entendu comme la réalité à représen- ter, que se donne à «voir» la rationalité? Au cœur de la raison il y a l'idée de comptage ou plus précisément celle de rapport de mesures autrement dit la notion d'échelle. Un modèle est un choix d'échelle qui implique, par définition, des mises en évidence et des mises à l'écart d'où la représentation caricaturale qui joue sur des déformations par hypertrophie ou par atrophie. La cohérence est assu- rée dès lors que la reconnaissance est encore possible. Aucune reconnaissance n'est parfaite dans l'exacte mesure où le processus ne se fait pas élément à élé- ment mais ensemble d'éléments à ensemble d'éléments. On voit poindre, ici, le principe d'économie de l'identification qui fonctionne par profils ou si l'on pré- fère par silhouettes « objets faits à l'économie ». Là encore leur identification n'est pas parfaite mais néanmoins suffisante dans un contexte donné.

Les «proies» que les sciences de l'homme et de la société traquent ne sont en fait connues que par leurs silhouettes conçues comme des «visions pré-analy- tiques», selon l'expression de Joseph A. Schumpeter, pour déclencher les dis- cours fondateurs des différentes disciplines. Ces profils, destinés à montrer la réalité, montrent, aussi et surtout, tout autant ceux qui les conçoivent. Je veux dire que s'il y a des modèles d'êtres humains à la base de toutes les disciplines, il y a aussi et surtout des êtres singuliers qui font fonctionner ces êtres qu'on affuble du qualificatif d'universel. La mise en mouvement des sciences résulte finalement d'une tension entre une femme et/ou un homme singuliers d'un côté et un être universel de l'autre, derrière lequel néanmoins se profile l'être humain

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294 CL. RAFFESTIN singulier, bien réel, qui tient le discours et réalise la mise en scène mais qui selon

les règles n'apparaît pas dans la pièce. Il s'agit évidemment d'une aimable fiction puisque le metteur en scène est toujours présent en coulisse et il peut être pris à partie en raison des processus qu'il a déclenchés et des procédures qu'il a utili- sées. Paradoxalement, il revient sur le devant de la scène, mais alors comme sta- tue, lorsqu'il est mort c'est-à-dire lorsqu'il ne tient plus de discours ou n'en ajoute plus à ceux qu'il a déjà faits. N'est-ce pas ce qui s'est passé avec Marcel Mauss évoqué par Gérald Berthoud et Jean-Pierre Gaudin qui ont, à l'occasion du colloque, dévoilé la statue de Mauss en invoquant tout un contexte historique et biographique pour éclairer les positions de cet auteur. Il faut que l'être singu- lier soit biologiquement et/ou socialement mort pour qu'on parle de lui et pour qu'on découvre qu'il avait, aussi, toutes les émotions d'un vivant. J'en sais, apparemment du moins, plus sur les auteurs disparus que sur les participants à ce colloque. Néanmoins, tout ce que nous sommes transparaît, chaque fois que nous témoignons d'un universel ou d'un pseudo universel, dans les discours que nous tenons: les singularités et les particularismes que nous dissimulons ou croyons dissimuler, de bonne foi, n'en sont pas moins lisibles en filigrane. Comment, d'ailleurs, pourrait-il en aller autrement dans la mesure où nous sommes des êtres humains pourvus d'une histoire et dont l'existence est prise dans l'historicité? A ce problème, Borges a déjà répondu par un apologue bien connu qui concerne ce cartographe qui toute sa vie tente de dresser la carte du monde et qui en fait des- sine son propre portrait. C'est ce qui explique que nous sommes souvent capable de reconnaître derrière un texte anonyme un auteur que nous avons pratiqué de longue date.

N'est-ce pas ce que chacun de nous, sans le savoir et sans le vouloir, réalise lorsqu'il met en scène le monde par ses discours scientifiques? Le monde est trop complexe, trop riche de détails pour qu'il puisse être saisi tel quel comme on pren- drait une «photographie» qui n'est d'ailleurs qu'une représentation...qui révèle beaucoup aussi celui qui est derrière l'objectif. Les « appareils » du chercheur sont des théories et des méthodes qui, qu'on le veuille ou non, déforment mais avec cohérence si elles sont correctement manipulées. Ne serait-ce pas dans cette cohé- rence que se réfugierait la rationalité à propos de laquelle Volcken nous a interro- gés? Son interrogation est demeurée sans réponse ce qui prouve que c'était une bonne question. Si aucune réponse n'a émergé c'est que, pour en donner une, il aurait fallu dévoiler la statue, notre propre statue et cela personne ne voulait le faire ou tout au moins pas dans les conditions qui étaient celles du colloque quant bien même Sabine Prokhoris nous avait indiqué un chemin en nous montrant que la «psychanalyse est, avant toutes choses, une méthode de traitement de la souf- france ; autrement dit, elle existe d'abord comme une pratique, comme un exercice dont les opérations relèvent d'un dispositif spécifique ; mais elle se déploie aussi - et par là prétend s'inscrire dans le champ des sciences humaines - comme un discours proposant un certain nombre d'énoncés supposés théoriques sur le psy- chisme». Avec la psychanalyse, nous avons une pratique au singulier, une méthode de traitement de la souffrance, d'une souffrance qui a trait au rapport, tout à la fois vital et impossible, des sujets aux normes d'existence. Dans cette perspective, il n'y a pas d'être universel possible puisque chaque cas singulier est différent mais en revanche il y a cette universalité de la souffrance à partir de laquelle il y a fondation d'une pratique rationalisée.

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Pierre Moor, avec le droit comme mise en scène, n'a pas non plus besoin de créer une silhouette puisqu'il se situe dans la pratique et que l'hétérotopie est constitutive du droit qui est théâtralisation. Il n'est certes pas que cela mais

«L'homo juridicus est cette forme vide privée de sens tant qu'un sens (mais on ne peut pas savoir à l'avance lequel) ne lui aura pas été donné». Cela veut dire «qu'il ne reste de l'homme dans le système juridique qu'une page blanche, que rien n'y est dessiné mais que tout peut y être dessiné...».

L'homo sociologicus de Jacques Coenen-Huther n'est pas unique mais vérita- blement pluriel dans l'exacte mesure où tous les grands sociologues ont construit des «silhouettes» spécifiques pour parler du social et cela d'autant plus qu'il y a une «ambiguïté intrinsèque du social, participant à la fois de la nature et de la convention,...». En matière de sociologie, on se rend compte que l'idée de saisons du savoir prend toute sa valeur et qu'il n'y a pas un homo sociologicus donné une fois pour toutes contrairement à l'économie, du moins en apparence, car comme le montre Pascal Bridel dans son « Homo economicus : rerum causas conoscere ?»

si l'homo economicus rationnel joue un rôle central en théorie économique, cette silhouette oscille quant au principe de maximisation de l'utilité entre «la mise en ordre des choix quels qu'ils soient et la référence à des utilités substantielles oppo-- nomie entre le culte de la formalisation et l'explication historique. Les saisons du savoir ne sont donc pas non plus absentes dans la science économique quand bien même elle est attachée plus qu'une autre peut-être à la «rationalisation hyperfor- melle de la connaissance économique théorique.

Est-ce à dire que la rationalité se réfugie dans des abstractions qui nécessitent des échafaudages méthodologiques qui sollicitent toujours plus des sciences for- melles comme les mathématiques? Si c'est, en grande partie vrai pour l'écono- mie, ce n'est pas tout à fait le cas pour beaucoup d'autres disciplines comme l'an- thropologie, la démographie et la géographie par exemple. S'il y a une opposition à faire dans les différentes démarches suivies, elle se situe plutôt entre théorie pure et méthode clinique. Le terme de théorie pure ne me convient pas plus d'ailleurs que celle de méthode clinique mais je m'en satisfais en première approximation faute de meilleurs termes. J'entends par théorie pure celle qui consent à partir d'un appareil préétabli, pré-construit comme la mathématique, de formuler, avec le maximum d'univocité, un modèle théorique hypothético-déductif. De par sa nature, ce modèle ne rend pas compte de la réalité mais il a le mérite de fonction- ner assez bien, sinon parfaitement, à l'intérieur d'un système de contraintes. C'est ce que nous démontre l'homo economicus qui peut ainsi faire le deuil, sans trop de larmes, de son incapacité à combler l'écart entre modèle et réalité observée.

Mais l'écart n'est pas une malédiction puisqu'il est la preuve de la rationalité plus grande du jeu scientifique se déroulant à l'intérieur d'un contexte qui n'est pas la réalité observée. S'il y avait parfaite adéquation, on n'aurait pas affaire à un modèle.

La méthode clinique ne donne pas à voir des modèles dans le sens précédent mais plutôt des «images», selon l'expression utilisée par Jean-Claude Passeron, qui fonctionnent à coups de métaphores et d'analogies. Celles-ci sont alors convo- quées pour construire l'objet qui n'est pas moins rationnel, parce que suggéré et répété sous une autre forme, mais qui conserve des traces singulières permettant

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296 CL. RAFFESTIN d'accéder à un «universel concret». Ce que j'appelle universel concret est une

forme d'intelligibilité analogique dont les fameux tableaux d'Arcimboldo consti- tuent une illustration. Les portraits, composés à l'aide d'éléments naturels, sont des représentations qui introduisent simultanément à l'idée de langage et à celle de contexte. Beaucoup de sciences humaines font-elles autre chose que des com- positions de ce genre? Certes, leurs procédures ne sont pas celles d'Arcimboldo, mais elles s'y apparentent par les choix qu'elles font des langages utilisés souvent conditionnés par un contexte plus général qui les englobe. Faire l'histoire d'une discipline c'est mettre en évidence, entre autres choses, les saisons du savoir qui ne sont pas propres à une seule discipline mais à un ensemble de disciplines. Les saisons du savoir sont marquées par des concepts, des métaphores et des analogies qu'on retrouve un peu partout dans le champ général des sciences. Ce sont proba- blement ces instruments qui constituent des ponts entre les différentes disciplines d'une part et des moyens de communication entre les différents acteurs d'autre part. Que les modèles présentent une rationalité moins restreinte que celle des images ne fait probablement pas de doute, encore que par rapport aux objectifs des uns et des autres, il est difficile d'en juger avec sûreté. Si les problèmes que les uns et les autres se posent sont tout autant résolus, en partie du moins, par des modèles que par des images, hic et nunc, la question n'est plus celle de la rationalité mais celle des fondements ontologiques de telle ou telle discipline. Dès lors qu'il est question de fondements, cela signifie, en tout cas, que le problème de la rationa- lité pratique est résolu même imparfaitement. La mise en scène des silhouettes, pour produire de l'intelligibilité, peut être parfaitement rationnelle sans être fon- dée pour autant d'une manière sûre.

Toutes les constructions scientifiques sont simultanément des aveux de fai- blesse et des manifestations inavouées de volonté de pouvoir face à la réalité que l'on veut connaître ou modifier. Connaître ou modifier? Ce sont les deux faces d'une seule et même chose, le recto et le verso, en quelque sorte, de la page à déchiffrer, pour reprendre l'image saussurienne. On peut difficilement imaginer des sciences non rationnelles qui subsisteraient ou alors cela voudrait dire que l'on n'est plus dans la science mais dans la superstition: les constructions de l'astrolo- gie font fureur, mais elles n'ont rien à voir avec la science. En revanche, on connaît beaucoup de sciences dont les fondements sont mal assurés et qui, à la longue, disparaîtront ou seront complètement transformées.

Rectorat de L'Université Genève

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