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« L’orientation événementiale de Patočka et son élusion de Nietzsche » : communication dans le cadre du séminaire organisé par les doctorants de Paris 1 Panthéon Sorbonne sur le thème de « Patočka ». le 20 février 2021 à Paris (75)

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Texte intégral

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L’esprit n’est ni esprit de la pesanteur, chameau, ni génie ailé. L’esprit, c’est l’être-ébranlé. […] « Oublier comme on oublie la mort » est symptomatique : oublier le plus important. La vie dans la responsabilité a le caractère d’être-à-moi [Jemeinigheit] ; elle a en même temps un caractère de sérieux, une gravité essentielle – la pesanteur, la pondération est ici constamment présente. La passivité qui se laisse emporter est, à l’inverse, dépourvue de gravité, sans poids, « légère »1

.

« L’orientation événementiale de Patočka et son élusion de Nietzsche »

Au-delà de l’interprétation des textes du philosophe tchèque Jan Patočka, c’est son être qui nous intéresse. Si celui-ci est ébranlé par des « événements » que nous allons définir, il engage sa « volonté de puissance » dans le réel, sous la forme du concept de « problématicité », et ce, dans le souci de définir une histoire, ressemblant à celle exposée par Nietzsche, dans la deuxième considération intempestive : « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie » (1874)2. Ainsi, « l’orientation événementiale » de Patočka peut être comprise comme un mouvement d’apparence théorique3, incarné par la « volonté de puissance », mais conservant un sens spirituel, puisque l’esprit « problématise » en s’éloignant du réel pour prendre position sur les événements du monde. Dès lors, si la pensée de Patočka peut être comprise comme une « phénoménologie événementiale »4

, pour reprendre l’expression d’Émilie Tardivel qui, comme le note Françoise Dastur dans la préface, n’est pas du tout celle de Patočka, nous admettrons, contre les dires de Patočka lui-même, qu’il est nietzschéen, et que plus qu’une phénoménologie, il faut comprendre son mouvement de pensée, comme une herméneutique événementiale dont les fondements se trouvent chez Nietzsche. Cette herméneutique, nous la découvrirons à la fois dans le concept « d’événément » (Ereignis), que tous les deux utilisent, mais aussi à partir de son intégration généalogique puisque, si « histoire » il y a, celle-ci manifeste, chez l’historien, une incorporation de l’événement, partant d’un ébranlement originel, passant par un phénomène de crise, devenant un phénomène problématique et polémique, avec un effort de distanciation.

1 E. A

BRAMS,J.PATOCKA, « Vers une sortie de la guerre », p. 158. Référence ici au « chameau » de Nietzsche dans Ainsi parlait Zaratoustra (Première partie, les Trois métamorphoses), mais aussi au chapitre « De l’esprit de lourdeur » (Partie III). Quant au problème de « l’oubli », il se trouve notamment dans la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale.

2 L’idée d’établir ce rapport nous vient notamment des travaux de Martin Heidegger qui portent sur cette même

considération. Voir notamment Interprétation de la « Deuxième considération intempestive » de Nietzsche (1938-9) et le §76 d’Ëtre et temps (1927).

3 Au sens grec, la θεωρία, theôría est « observation », « action de voir », elle montre une certaine passivité de

l’être sur le monde. Notre propos se veut inverse puisqu’il s’agit de réhabiliter l’historien comme acteur de l’histoire, et non, comme simple spectateur.

4 É. T

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I. L’orientation événementiale

Patočka offre une perspective historique qui comprend les vécus d’expérience comme des « événements », terme sur lequel il ne s’arrête pas explicitement, mais qui est employé à plusieurs reprises, notamment dans les Essais Hérétiques. Si ce terme nous fait immédiatement penser au concept d’Ereignis chez Heidegger, Patočka s’éloigne de lui, comme de son ontologie fondamentale, de manière à mieux saisir l’Homme dans sa totalité, cette totalité incluant le monde factice, en d’autres termes une réalité concrète que Heidegger met au piquet, du moins, éloigne. Ainsi, comme il est possible de voir une approche anthropologique5 de l’être humain chez Patočka, il existe une volonté de totalisation et de typification de l’être humain, qui se retrouve dans sa perspective historique, laquelle dépasse les vécus de l’individu esseulé et s’insère dans un mouvement plus grand, plus long, et plus lointain. Aussi, si notre propos ne vise pas à questionner la téléologie de l’histoire avec Patočka (ce qui serait possible en adoptant une perspective hégelienne), il vise à présenter une histoire a-subjective, dont la dynamique est « dialectique »6, constitutive d’un entrelac, d’un enchevêtrement d’événements, lesquels sont manifestes dans le monde, car ils le marquent avec « force » et « puissance ». Cette incarnation, comme chez Nietzsche, est marquée par des figures typiques, des « cas » ou des « grands », en d’autres termes, des « héros », tels que Socrate, Platon, Aristote, Comenius, Masaryk, Husserl, Heidegger, pour ne citer que les plus évidents.

Trois temps de réflexion : tout d’abord, les « événements » dans leur manifestation factice ou réelle ; ensuite, la « problématicité », qui est un concept fondamental en rapport à l’histoire ; enfin, celui des « cas typiques ».

Dans un premier sens, le signe des événements dans le monde peut ressembler, chez Patočka, à une histoire commune, une Historie et non une Geschichte, puisqu’il s’attache à des événements marquants, c’est-à-dire reconnus par les manuels d’histoire, lesquels ont des effets dans le réel, qu’ils soient sociaux, économiques, politiques, ou culturels. Par exemple, « Les Grandes guerres » dans les Essais hérétiques (1975). De plus, ces événements s’installent dans l’Histoire, à la fois comme des particularismes au sein de pays européens, mais aussi comme une réflexion sur une entité plus grandes qu’est l’Europe. Concernant le premier point, Patočka a produit plusieurs écrits sur la Bohème dont il fait partie et s’est engagé dans la défense de la République tchèque, notamment en tant qu’un des porte-paroles de la Charte 77. Concernant le second point, comme l’explique Françoise Dastur, il existe une réflexion sur l’Europe qui est née au XVIIIe siècle, avec l’apparition de l’idée de nation, et qui s’est accrue à la fin du XIXe et au début du XXe, notamment après l’écroulement de l’idéalisme allemand, laquelle réflexion se retrouve chez Nietzsche, Husserl, Heidegger et

5 Voir notamment R. T

ERZI, « Ouverture au monde et mouvements de l’existence : notes pour une anthropologie

chez Patočka ».

6 « La réflexion est essentiellement dialectique. C’est-à-dire : si elle veut accéder à un point de vue élevé au-dessus de la nature, elle ne peut pas se placer dans une position de séparation pure, de pure consistance en

elle-même, dans le règne de l’immanence absolue. Toute position de l’esprit au-dessus du monde est en même temps position dans le monde. Le monde est toujours déjà contenu dans l’esprit même ; l’esprit ne peut pas se définir par lui-même, il ne devient ce qu’il est qu’en se rapportant au monde et à ses structures partielles essentielles, en s’incarnant dans ces structures et en saisissant ses possibilités propres qui ainsi prennent forme : le chemin de l’esprit est un acheminement vers soi à travers le monde. Phénoménologie et dialectique doivent aller de pair. C’est en vain que la phénoménologie se défend contre la dialectisation » (J.PATOCKA, Le monde naturel comme

problème philosophique, p. 181-2). Si le terme de « dialectique » a une couleur a priori hégelienne (Patočka est

un traducteur de Hegel, notamment de sa Phénoménologie de l’esprit), c’est sa tonalité héraclitienne qu’il faut comprendre ici, « polémique ».

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Page 3 sur 22 Patočka7

. Si Nietzsche est le premier des quatre, les trois autres questionnent aussi ce qu’il appelle le « bon européen »8, c’est-à-dire à la fois le type de nation qui correspond à l’Europe, mais surtout le type d’Homme qu’il faut éduquer et qui correspond à l’idéal de l’Europe. Ce type d’Homme, chez les quatre auteurs, passe par un retour à l’Antiquité grecque qui s’avère être le berceau de la culture européenne, bien qu’il ne faille pas y voir seulement un point de départ chronologique, mais bien un commencement, qui chez Heidegger prend même la forme d’une fin, en fait, le début de la fin, ce qu’il appelle précisément « un autre commencement » (Der andere Anfang). Cet autre commencement est un « proto-événement » qui correspond au moment où « le premier penseur est touché par le non-voilement de l’étant et se demande ce que l’étant est »9

. Cela signifie que l’ek-istence du penseur historique, l’historia d’Hérodote, que l’événement grec représente, manifeste le moment où l’Homme décide d’arrêter de croire afin d’« enquêter »10

sur le monde. Le monde n’est plus celui des Dieux, il devient celui des Hommes, non pas en tant qu’ils peuvent le saisir réellement dans sa totalité, mais en tant qu’ils peuvent chercher à le comprendre comme un Tout. Le monde devient alors problématique, pour paraphraser Patočka, cette « problématicité »11 (terme qu’il reprend à Wilhelm Weischedel) signifiant à la fois que le sujet veut saisir le monde dans sa totalité, mais surtout, que ce qui fait l’essence du monde, c’est son caractère voilé. Dans ce sens, pour Patočka, Socrate et Platon sont des « problématiseurs ».

« Socrate et Platon sont des problématiseurs de la vie, des hommes qui n’acceptent pas la réalité telle qu’elle se donne, mais la voient ébranlées. Ébranlement qui les amène cependant à conclure à la

possibilité d’une autre vie, d’une orientation différente de l’existence, d’un fondement nouveau qui

donnerait alors seulement un critère de l’être et du non-être. Ils en sont si fermement convaincus qu’ils défient la réalité naïve en combat. »12

Ici, la difficulté est de savoir si l’Europe peut incarner ce mouvement qui prend racine dans l’Antiquité grecque avec notamment Socrate, Platon, et Aristote, qui sont souvent cités, mais

7 F. D

ASTUR, « L'Europe et ses philosophes: Nietzsche, Husserl, Heidegger, Patočka ».

8 Terme que Husserl reprend par exemple à la fin de sa conférence de 1935 à Vienne, « La Crise de l’humanité

européenne et de la philosophie ».

9 M. H

EIDEGGER, Questions I et II, p. 177.

10 « Histoire », du grec ἱστορία, historía (« enquête, compte-rendu, histoire »). Le nom a pour origine le titre du

livre d’Hérodote, Les Enquêtes (Historíai).

11 Concept que Patočka reprend à Wilhelm « Weischedel […] ou, pour parler le langage de Heidegger, le

non-manifeste comme fondement de toute ouverture et de toute manifestation » (J. PATOCKA, Essais hérétiques sur

la philosophie de l’histoire, p. 127. Dorénavant EH). Weischedel (né en 1905 à Francfort-sur-le-Main, mort en

1975 à Berlin) était un philosophe allemand et professeur à l'Université libre de Berlin. Il a obtenu son doctorat sous la direction de Heidegger en 1933. Il représentait sa propre position existentielle, qui traitait en particulier du scepticisme et du nihilisme. Il était constamment à une distance critique des institutions chrétiennes. Un autre sujet important pour Weischedel était la responsabilité de la technologie et la réévaluation du national-socialisme. Il suppose que l'essence la plus profonde de la réalité est sa remise en question radicale. La réalité et aussi la vie humaine doivent être comprises comme un flottement discutable entre l'être et le non-être, entre le sens et l'absence de sens. En tant que questionneur radical, les gens ne doivent pas être satisfaits d'une réponse, mais doivent toujours résister à la discutabilité dans un scepticisme ouvert. Dans son ouvrage principal Le Dieu des philosophes, Weischedel développe une théologie philosophique à l'ère du nihilisme (« Philosophische Theologie im Zeitalter des Nihilismus »), dans laquelle il comprend Dieu comme le « d'où » (Vonwoher) de la remise en question, qui ne peut être considérée comme substantielle. « D'où » est l'événement absolu qui permet la remise en question, le doute conduisant à la question du sens (Wilhelm Weischedel: Der Gott der Philosophen. Band 2, Darmstadt 1972, S. 165–174). C’est alors le sens de l'écriture et de la communication qu’il va amener, le sens de la communication se trouvant dans l'échange interpersonnel et le sens de cet échange dans l'existence humaine. Cette chaîne de sens peut alors se poursuivre jusqu'à ce que l'on arrive à la question d'un sens inconditionnel. Ce sens inconditionnel est l'horizon du sens que le sceptique ne peut traverser et sa réponse s’exprime donc sous la forme de la question du type : « Y a-t-il un sens absolu ? » ; « Comment le philosophe pourrait-il valablement se convaincre ? » Etc.

12 J. P

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Page 4 sur 22 aussi les présocratiques : Héraclite, Parménide, Anaximandre. Dans ce cadre, Heidegger, est peut-être plus distant, puisqu’il rejette le terme d’Europe, préférant celui d’Occident (Abendland), où comme l’écrit François Dastur, l’Occident doit être compris

« à partir de la métaphysique considérée comme un destin, c’est-à-dire à partir de l’expérience de l’oubli de l’être entendu maintenant comme refus et retrait de l’être […] L’Europe, en revanche, n’est que le nom de ce que l’Occident est devenu, c’est-à-dire l’ordre planétaire de la technique [qui n’a plus besoin de philosophie puisqu’il constitue la métaphysique accomplie] »13.

Aussi, si Nietzsche et Patočka pensent aussi l’Occident, en rapport notamment au concept de « civilisation »14, ils préfèrent l’Europe dans son aspect culturel, la culture pouvant être entendue comme un ensemble de valeurs incarnées par des Hommes, en raison d’une structure ontologique subjective réaliste (« volonté de puissance » chez Nietzsche ; « ébranlement du sujet » chez Patočka, voire « dissidence »15). Ainsi, et nous partons de Nietzsche, l’histoire est incarnée par des « grands » qui créent et agissent à partir de la « volonté de puissance » (« Der Wille zur Macht »)16. La culture fait ainsi partie intégrante de l’histoire comme elle porte en elle les valeurs de son temps. Aussi, elle ne désigne pas le savoir, mais un type d'organisation de la vie humaine, conditionnée par des orientations fondamentales qu’il précise progressivement grâce à la notion de valeurs. Le philosophe est ainsi un « médecin de la culture » et sa méthode est la généalogie ; elle consiste « à remonter d'une interprétation […] aux pulsions qui représentent ses sources productrices, et dont l'analyse permettra de statuer sur la valeur de cette culture »17. Pour ce faire, Nietzsche reprend le concept de « volonté » à Schopenhauer et l'applique à la culture sous la forme d'une hypothèse interprétative qui doit servir à établir une généalogie selon la description de cas typiques, symptomatiques des valeurs d’un pays ou d’une époque. Aussi, si la « volonté de puissance » chez Nietzsche est l'essence même de l’existence qui est active et formatrice, elle traverse l’histoire en s’exprimant sous la forme de pics, notamment culturels, incarnés par des Hommes qui sont définis comme des « événements » (Ereignissen)18.

13 F. D

ASTUR, « L'Europe et ses philosophes : Nietzsche, Husserl, Heidegger, Patočka », p. 14.

14 Chez Patočka, le concept de « civilisation » apparaît notamment dans « La Surcivilisation et son conflit

interne » [vers 1950] dans Liberté et Sacrifice et ses réflexions sur la technique moderne. Patočka peut adopter le sens général de « culture », par exemple, dans « La culture tchèque en Europe » (1939) ou dans « L’Idée de la culture et son actualité aujourd’hui » (1938). Voir aussi dans ce sens l’article de M. CREPON, « Penser l'Europe avec Patočkà. Réflexions sur l'altérité ». Sans entrer dans une étude comparative des termes de « culture » (Das

Kultur) et de « civilisation » (Die Zivilisation), l’idée ici est peut-être qu’il est possible de rapporter plus

facilement le terme de « culture » à une ontologie réaliste en rapport à une époque et un lieu donnés, que celui de civilisation, bien qu’apparemment plus totalisant, éloigne un peu de l’Homme et de la réalité concrète. Voir aussi H-I. MARROU, « Culture, civilisation, décadence ».

15 Terme souvent employé en rapport à la Charte 77 et ses dissidents. Samzidat, terme russe signifiant

« autopublication », faisant référence à des pamphlets publiés à l’encontre du pouvoir établi jugé comme autoritaire. Les Kacířské eseje o filosofii dějin sont parus à Prague en 1975 en samizdat aux Editions Petlice. Ils sont aujourd’hui repris dans le troisième volume des Œuvres complètes tchèques (Péče o duši III – Sebrané spisy

Jana Patočky, sv. 3 : Soubor statí a přednášek o postavení člověka ve světě a v dějinách. Ed. I. Chvatík a

P. Kouba, OIKOYMENH, Praha, 2002). Première édition française : Jan Patočka, Essais hérétiques sur la

philosophie de l’histoire (traduit du tchèque par Erika Abrams), Verdier, Lagrasse, 1981. L’ouvrage a déjà été

réédité deux fois, en 1999 et en 2007. Voir aussi en rapport la thèse de M. COCHEREAU,« Jan Patocka, une pensée de la dissidence : phénoménologie et politique ».

16 Sur le concept de « volonté de puissance », voir aussi le chapitre « De la domination de soi » dans Ainsi parlait Zarathoustra., le §349 dans Le Gai savoir, le §13 et le §259 dans Par-delà bien et mal.

17 Notes de P. W

OTLING in F. NIETZSCHE La Naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique, ou

Héllénisme et pessimisme précédé de l'Essai d'autocritique, p. 94. 18

Dans un sens analogue, Nietzsche parle de « cas » (Der Fall) qui marquent l'appréciation d'un événement présent (Der Vorfall) mais aussi l'incident ou la chute.

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Page 5 sur 22 « Goethe. ― Événement, non pas allemand, mais européen »19 [ou encore,] « Schopenhauer. ―, le dernier Allemand qui entre en ligne de compte (― qui est un événement européen, comme Goethe, comme Hegel, comme Henri Heine, et non pas seulement un événement local, "national"). »20

Et Wagner, bien sûr, qui est le plus emblématique de ces événements, cas typique du nihilisme européen et de la décadence de la fin du XIXe siècle.

Chez Patočka, on retrouve la même méthode, la même idée, la même façon d’interpréter la culture, en rapport à l’histoire. Cependant, plutôt que de parler de « volonté de puissance », il parle d’ « ébranlement ». Ici, l’ébranlement renvoie à la description problématique que le penseur peut faire de la vie à partir de l’étude de cas typiques, en tant qu’ils représentent une époque donnée, laquelle est reconnue historiquement comme étant un « état de crise ». L’ébranlement du sujet est alors le pathos qu’éprouve le sujet devant la réalité qu’il n’accepte pas. En d’autres termes, depuis le miracle grec, il semble exister une tendance chez l’Homme à refuser le monde tel qu’il apparaît et à vouloir passer outre, à aller chercher au-delà, à désirer dévoiler le réel. Ici, donc, l’ébranlement de l’existence est « principiel »21 en ce qu’il manifeste une attitude naturelle d’opposition au monde. Cette opposition comprend à la fois un sentiment de gêne lorsque le sujet perçoit la réalité, mais aussi une volonté de la transcender, c’est-à-dire de la dépasser, à partir de la recherche d’une explication, d’une thèse, d’une théorie. Naturellement, le sujet est ébranlé par le réel en ce qu’il ne correspond pas à l’expression libre de sa volonté, laquelle, par nature, tend à s’exprimer sans attendre a priori une confrontation, c’est-à-dire des contraintes qui sont de fait, imposées par le réel. Cette non-conformité, qui rappelle que le sujet n’est pas son monde, ou plutôt, que le monde qu’il projette n’est pas conforme a priori à sa volonté, s’exprime de façon pathologique, c’est-à-dire sous la forme de l’ébranlement, qui est originellement sentimental, et surtout, désagréable. Patočka écrit ainsi :

« C’est à cela que se rattache l’étonnement explicite devant l’étant en totalité, devant la prodigieuse étrangeté du fait que l’univers soit, que les philosophes antiques considèrent comme le pathos propre et l’origine de la philosophie [en d’autres termes, le thaumazein socratique] »22

.

Pour autant, si l’Homme est étonné et que cet étonnement marque le début de la philosophie, en d’autres termes un nouveau commencement, c’est parce que, pour la première fois, il prend conscience qu’il se trouve devant le monde, c’est-à-dire une totalité qui l’englobe et qu’il ne peut pas saisir concrètement, laquelle totalité ne peut plus être expliquée à partir des dogmes traditionnels, c’est-à-dire les opinions et les mythes. En d’autres termes, alors que l’Homme vit dans un monde, c’est-à-dire un tout cohérent au sein duquel il se trouve, cohabite et agit (un cosmos), il interroge pour la première fois son étantité et remet en question son origine véritable. Cet étonnement initial peut paraître ainsi « hérétique » puisqu’il va à l’encontre de l’ordre établi dont les mythes font partie. Aussi, ce qui fonde la philosophie, ce n’est pas tant l’élaboration d’une nouvelle réponse, d’une nouvelle explication du monde, comme Platon va le faire, que la question originelle incarnée par la figure de Socrate, laquelle est héroïque, étonnante, et problématique.

Ainsi, si Socrate et Platon sont des « problématiseurs », c’est parce qu’ils ont la volonté de s’opposer aux dogmes de la Cité, à savoir les mythes, et de renverser leurs valeurs afin de trouver d’autres causes explicatives, ou plutôt, d’autres interprétations du monde. Ici, comme

19 F. N

IETZSCHE, Le Crépuscule des idoles, p. 1021.

20 Idem., p. 1001. 21

J. PATOCKA, EH, p. 194.

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Page 6 sur 22 Nietzsche donc, Patočka opte pour une herméneutique polémique où le penseur est un hérétique en tant qu’il s’oppose aux valeurs du monde ambiant et questionne leur force et leurs intérêts. De plus, ils ont aussi la volonté de questionner le monde dans son étantité en renversant l’ordre établi qui faisait de lui un simple donné extérieur. Il s’agit là d’intérioriser le monde en tant qu’il fait dorénavant partie du soi, manifestant la volonté de puissance intérieure du sujet en fait dirigée vers l’extérieur. Donc, il y a un retournement du mouvement de l’existence à partir d’une mise à distance du monde naïf ambiant, lequel se traduit, chez le penseur, d’abord par le vécu d’un sentiment pathologique de gêne et d’étonnement, puis par un deuxième acte qui est celui du questionnement, ou encore de la problématicité. Si cela peut s’apparenter à un geste d’épochè, chez le Patočka phénoménologue, cela peut aussi se traduire par la reprise du concept de « pathos de la distance », chez Nietzsche, en rapport au nihilisme moderne.

Dans « La position de la philosophie dans et en dehors du monde » (1930), Patočka écrit ainsi, conformément à la pensée de Nietzsche, que « le pathos de la philosophie n’est pas celui de la réciprocité, mais un pathos unilatéral qui va, sans retour, de l’homme vers le surhumain »23. Et dans « Équilibre et amplitude de la vie » (1930), il contredit cette proposition, tout en continuant de faire référence à Nietzsche, faisant du concept de « volonté de puissance », l’expression même du nihilisme moderne qui, pour lui, est seulement négatif (ce qui est une mauvaise interprétation). Ainsi, comme s’il s’opposait à Nietzsche, Patočka écrit :

« L’on sait que le conflit entre la vérité et la vie (fondé philosophiquement d’une toute autre manière qu’ici) est une des thèses essentielles de Nietzsche. Chez Nietzsche, la vérité signifie précisément le sens absolu, et celui-ci est en contradiction avec la nature de l’étant vue comme volonté de puissance, devenir incessant, car dépassement de soi, vie. Les concepts ne sont pas les mêmes, et pourtant il semble bien que Nietzsche ait mis le doigt sur la contradiction qui oppose l’être de l’étant à l’absoluité du sens, encore qu’il explique ce sens absolu comme quelque chose d’hostile à la vie, ce qui, de notre point de vue, est inexacte. Cette contradiction est à ses yeux un signal et un symptôme du nihilisme, de la dévalorisation des valeurs suprêmes, du déclin de ce qui jusque-là donnait sens à la vie. La solution qu’il croit trouver consiste à se rallier au nihilisme, à proclamer le monde dépourvu de sens au nom de la vie qui est créatrice et, par conséquent, à même d’organiser une fraction de l’étant de la manière à lui faire acquérir un sens relatif »24.

Or, chez Nietzsche, la vérité ne signifie pas du tout le « sens absolu ». Si Nietzsche s’oppose effectivement à ceux qui affichent la vérité comme une valeur absolue, elle est une certaine émanation de la volonté de puissance, et donc elle ne s’oppose pas à elle. La volonté de puissance, chez Nietzsche, est un principe ontologique qui se trouve dans tous les étants et s’exprime de différentes façons. Ainsi, la vérité ne signifie pas tant le sens absolu que la volonté de ceux qui veulent un sens absolu, la volonté demeurant à l’origine de n’importe quelle vérité25. Par contre, qu’il y ait des expressions de la « volonté de puissance » qui semblent meilleures que d’autres, en rapport à une certaine ontologie de la vie, oui, c’est vrai chez Nietzsche. Et dans ce sens, ceux qui affirment le sens d’une vérité absolue montrent un certain état de détresse, exprimant un instinct de conservation, pouvant mener au nihilisme, mais surtout, à un type de nihilisme. Mais chez Nietzsche, le nihilisme n’est pas l’absence de

23 J. P

ATOCKA, LS, p. 22.

24 J. P

ATOCKA, EH, p. 101-2.

25 C’est ce que dit Nietzsche, par exemple, dans le chapitre « De la victoire sur soi-même » de son Zarathoustra,

où le concept de « volonté de puissance » apparaît pour la première fois sous sa plume : « Vous appelez "volonté de vérité" ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous les plus sages parmi les sages. Volonté de rendre pensable tout ce qui est : c’est ainsi que j’appelle votre volonté. […] c’est là votre volonté de puissance » (F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 371). Ou encore, au §13 de Par-delà le bien et le mal, il écrit que la « vie est volonté de puissance et l’instinct de conservation n’en est qu’une des conséquences indirectes les plus fréquentes » (F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 570-1).

(7)

Page 7 sur 22 sens ou de valeur. S’il s’agit d’une « dévalorisation des valeurs suprêmes », comme l’écrit Patočka, cette dévalorisation est une façon de valoriser quelque chose qui prend le sens du « néant ». Ainsi, il faut bien comprendre que le nihilisme n'est pas l'absence de valeur, mais bien le rejet des valeurs de vie en raison de cette même volonté de vivre. Ici donc, le nihilisme est l'amour du néant, l'amour du rien ou du vide, le refus de soi, le rejet de son être dans l'ignorance de sa force. Aussi, parce que le nihilisme repose toujours sur la volonté de puissance et l'affirmation du sujet qui veut exister, Nietzsche interroge son fond, son origine, et se demande s'il ne peut pas le renverser. Il y aurait alors, au moins, deux formes de nihilisme : le nihilisme passif en tant que déclin et répression de l'esprit, qui à la rigueur, correspond à celui dénoncé par Patočka. Celui-ci maintiendrait le sujet dans un état ascétique, de cécité, de rejet de la vie, toujours vivant mais maladif, attaché aux idéaux, aux valeurs du bien, de vérité, etc. ; et, un autre type de nihilisme, cette fois-ci actif, lequel viserait en fait une puissance accrue de l'esprit, laquelle force pourrait être incorporée à la vie et permettre à l’existence de l’Homme, dans sa totalité, de s’exprimer de façon supérieure. Ce nihilisme, alors plus « noble »26, marquerait l'attitude de rejet de l'Homme face aux idéaux-ascétiques, la volonté de sortir du troupeau et de l'élevage (Züchtung) bouddhistique, de la masse, du sens commun, de la peur et des illusions. Et ce nihilisme est en fait partagé par Patočka puisqu’il se trouve dans son attitude, dans son « amplitude », pour paraphraser le titre du texte « Équilibre et amplitude dans la vie » qui est profondément nietzschéen. Il écrit alors, bien que de façon confuse :

« À moins de déchoir, celui qui a une fois subi la métamorphose de la douleur n’aspirera plus jamais au bien-être vulgaire et à la dure puissance du jour. Il bénira ce qui l’a empêché de succomber au vide général et à l’inanité qui se cachent sous le nom de la volonté de puissance et de bonheur. Ainsi les véritables amoureux de l’éternel et de l’infini sont-ils avant tout ceux qui assument l’adversité et la douleur »27.

Quoi de plus nietzschéen que « l’adversité » et la « douleur » dans son opposition au nihilisme passif ? Lorsque Patočka nomme les « véritables amoureux de l’éternel et de l’infini », n’est-ce pas là aussi l’illusion nihilistique mais active du nihilisme moderne ?

Donc, nous retrouvons, chez Patočka, l’ambigüité du terme de valeur qui se confond avec ce que Nietzsche nomme « la valeur des valeurs ». Si le nihilisme semble signifier a priori l'absence de valeur, il montre en fait l'affirmation d'une valeur, celle du rien ou du néant, laquelle est négative en ce qu'elle déprécie l'instinct de l'Homme et l'origine de sa force vitale. Ce n’est donc pas un « contresens » que Nietzsche fait, comme l’écrit Patočka28

, ni l’affirmation d’un « nihilisme absolu » ou « dogmatique »29

car, au-delà du sens commun, Nietzsche comprend le nihilisme comme une conversion du sujet où il peut exprimer toute sa liberté, « liberté négative » dans la tête de Patočka, en d’autres terme « l’adversité », « la polémique », voire « l’hérésie ». Il s’agit donc bien d’un nihilisme positif, lequel n’est pas « l’absence de sens » mais la recherche du sens de l’absence de sens qui en devient un. En cela, Nietzsche est plus proche du « néant » heideggérien, que de « l’absence de sens » que

26

« Le pathos de la noblesse et de la distance, comme on l'a dit, [est] le sentiment global, le sentiment fondamental, durable et souverain, d'une espèce supérieure et dominante relativement à une espèce inférieure, à un ‶en-dessousʺ » (F. NIETZSCHE, La Généalogie de la Morale, p. 68). Aussi : « Le pathos de la distance est le propre de toutes les époques fortes. L'écart, la tension entre les extrêmes sont chaque jour plus petits, ― les extrêmes s'effacent même jusqu'à l'analogie... » (F. NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles, p. 1012). Voir notamment le §2 du Traité I de La Généalogie de la morale (dont la note de Patrick Wotling p.67).

27 J. P

ATOCKA, LS, p. 38.

28 « on pratique ici, sans s’en rendre compte, le contresens nietzschéen qui conseille, en l’absence de tout sens,

d’en créer un » (J. PATOCKA, EH, p. 121).

(8)

Page 8 sur 22 Patočka lui attribue ; et, à ce titre, il faut lire le §6 du Préambule de la Généalogie de la

morale, où Nietzsche ouvre « une formidable perspective nouvelle » avec une nouvelle

méthodologie qui vise, non plus l'affirmation de la vérité de façon dogmatique mais l'apologie de l'interrogation et des questions, le questionnement ne recherchant pas tant une réponse universelle mais œuvrant à la « problématicité » de l’être. Cette problématicité, qui peut être tissée à partir d’une méthode généalogique, est bien analogue à celle de Patočka lorsqu’il cherche le sens de l’histoire, lequel repose sur le questionnement originel de l’être en tant qu’il peut être compris comme une totalité englobant l’Homme, ébranlant son rapport au monde. Ainsi donc l’ « l’homme ne peut pas vivre sans sens, sans un sens total et absolu »30, ce qui est exactement le sens que donne Nietzsche au concept de « volonté de puissance ». Il s’agit d’un « sens recherché et problématique »31

manifestant une certaine liberté, en d’autres termes l’authenticité de l’être. Il s’agit donc bien, pour Patočka, comme pour Nietzsche, de rendre les Hommes plus « libres […], sincères vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres, dans leurs paroles comme dans leurs actions »32.

Maintenant, après avoir décrit l’ébranlement de la situation vécue comme pathos, puis la problématicité ramenée au fondement du nihilisme moderne, nous voulons avancer vers le problème des « cas typiques ». La démarche peut s’avèrer délicate car si Patočka et Nietzsche choisissent des personnalités, leur existence peut relever d’une époque qui n’est pas la leur et encore moins la nôtre. De plus, Patočka et Nietzsche sont eux-mêmes les cas typiques de notre discours, à la fois personnalités ébranlées par le monde et qui nous ébranlent en tant que nous voulons les penser. Ainsi, ils sont des « problématiseurs de la vie », à la manière de Socrate, et leurs biographies elles-mêmes nous étonnent, puisque ils ont essuyé tous les deux de nombreux revers, mais à époques différentes. Dans ce cadre, l’apparition de « cas » chez Patočka et Nietzsche est indissociable du concept de « force » qui comprend à la fois la volonté du sujet, mais aussi son retentissement dans le monde. Nous retrouvons ainsi, notamment chez Patočka, de nombreuses références à Aristote, dans le but de questionner la nature de la vie, qui s’apparente au mouvement, et qui permet de fonder l’idée d’une corporéité du sujet dans son rapport au monde. En rapport au corps, Patočka cite d’ailleurs Nietzsche à plusieurs reprises33, notamment en l’opposant à Descartes. Sans nous arrêter sur ce problème, il nous semble, simplement, qu’il y a là une intention réaliste de sa part qui, à partir du corps, repense le concept de facticité, ou plutôt de factivité (Faktizität), et lui ôte son caractère strict de « possibilité » ou de « puissance » afin de lui rendre son caractère « actuel », c’est-à-dire « concret » et « matériel »34. En effet, « l’homme en tant que puissance historique n’est pas simplement une forme de la force en tant que matière »35

. Chez Patočka, comme chez Nietzsche, l’existence n’est pas qu’ouverture des possibles, si les possibles s’ouvrent, c’est qu’ils deviennent concrets ; et, c’est cette facticité qui peut rendre l’histoire réelle. Aussi, cette ouverture, qui permet de faire l’histoire, n’est pas l’expression, comme chez Heidegger, d’un Dasein, car elle s’insère dans des faits, dans un monde qui est concret et, même plus, qui est partageable. Alors, les critiques que Patočka adresse à Heidegger, en rapport à la corporéité et au mit-sein paraissent complémentaires. C’est parce que l’existence de l’Homme est corporelle, qu’elle est partageable, puisqu’elle est enracinée dans un monde qui nous affecte tous, en raison d’événements qui, au-delà de leur interprétation, apparaissent

30 Idem, p. 124. 31 Ibidem. 32

F. NIETZSCHE, De l'utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, p. 123. Dorénavant De l’utilité.

33 J. P

ATOCKA, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 94 ; J. PATOCKA, Introduction à la phénoménologie de

Husserl, p. 191 ; J. PATOCKA, Papiers phénoménologiques, p. 279.

34

Voir C. ROCCA, « Le mouvement ontogénétique : Patočka et le problème de la corrélation ».

35 J. P

(9)

Page 9 sur 22 dans le réel. Ainsi, dans « Le Commencement de l’histoire », Patočka reprend Heidegger et écrit que :

« Ce n’est pas parce qu’il ne peut pas être donné que le monde n’est pas un objet d’expérience. Il ne peut essentiellement être donné, parce qu’il n’est pas un étant ; par essence, il ne peut pas ‶existerʺ »36.

Cela signifie que, s’il est bien possible d’offrir une ontologie du Dasein qui repose sur l’angoisse (Die Angst) et la disposition d’humeur (Die Befindlichkeit), Patočka refuse de limiter l’être-au-monde à un « être-possible-pur », car il faut aussi de la concrétude au Dasein pour le rendre réel. Néanmoins, cette concrétude ne signifie pas tant qu’il va du Dasein d’être factice en tant que tel, mais seulement que son saisissement, qui passe par un sujet projetant, est nécessairement factice. Et dans ce sens, Patočka, comme Nietzsche, réhabilite le sujet comme penseur de l’histoire, non pas penseur froid mobilisant une raison ou une conscience pure, mais l’historien comme être « ébranlé », « affecté », qui, selon la façon qu’il a de vivre les événements et leur intensité, peut produire une histoire singulière. Le concept de « force » correspond donc ici au complexe sujet-monde au sein duquel deux mouvements se rencontrent, celui du sujet dont l’ontologie ressemble à celle de Nietzsche, par rapport notamment à la « volonté de puissance », et celui du monde, en tant qu’être physique, qui actualise les événements. Comme une note Patočka écrit :

« Mouvement – réalisation des possibilités

a un d’où-vers, un trajet, des ‶forcesʺ intérieurement déterminantes et une forme qui en découle »37.

L’histoire émerge donc d’un mouvement « polémique » dont la force est la source de la formation des événements correspondant au complexe être-au-monde. Si le sujet est d’un côté, le monde, lui, est de l’autre ; il est, selon Patočka, a-subjectif, bien qu’il accueille les effets liés à la « volonté de puissance ». Aussi, et c’est important, ce monde, au-delà de sa dynamique matérielle, comprend d’autres sujets, et donc la communauté des Hommes. Et cela, est valable pour Patočka, comme pour Nietzsche, communauté au sein de laquelle, il est possible de trouver des « cas typiques », qui incarnent l’histoire de leur temps. Chez Nietzsche, ces « événements » prennent les noms de « grand », d’ « artiste », de « génie », chez Patočka, de « héros », d’ « idole », ou de « personnalité » : Socrate, évidemment, Héraclite, Mazaryk, Comte, Husserl, Heidegger, Sartre, qu’il cite dans le petit texte « Les héros de notre temps » de Liberté et Sacrifice38. Patočka est d’ailleurs tout à fait conscient du fait qu’il est fan de ces diverses personnalités. Dans ce sens, il dit bien écrire à leur sujet tout en sachant que :

« La personnalité est une idole : comme si l’homme en qui le monde change (et non pas ‶qui change le mondeʺ !) pouvait être autre chose, une force – entité, talent, ou ‶génieʺ – qui contiendrait tout ce qu’il faut au changement, de même que la graine renferme la fleur et le fruit […] Il s’agit évidemment d’exemples choisis de façon arbitraire, sans système, dans une perspective ‶subjectiveʺ, selon ce qui nous impressionne »39.

Le Tome 1 de la Crise du sens a pour sous-titre « Comte, Masaryk et Husserl », qui sont pour Patočka, les trois héros de son temps. Dans le Monde naturel, le chapitre II est une sorte

36

J. PATOCKA, EH, p. 89.

37 J. P

ATOCKA, Papiers phénoménologiques, p. 157.

38 « Peut-être pourrions-nous donc, pour conclure, formuler l’idéal d’une philosophie souveraine sous les

doubles espèces d’une philosophie de l’héroïsme et d’un héroïsme de la philosophie » (J. PATOCKA, LS, p. 25).

39 J. P

(10)

Page 10 sur 22 d’histoire de la phénoménologie qui passe de façon chronologique divers auteurs marquants, sans donner beaucoup de détails : Descartes, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Husserl. Dans la méditation du Monde naturel, 33 ans après, il revient sur Descartes, rajoute à la suite Spinoza et Leibniz, puis Locke, Kant de nouveau et Hegel, il introduit Feuerbach, Mach et Avenarius, puis Brentano, Uphues, Schwarz et Bergson, revient sur Husserl, et rajoute pour conclure Heidegger. Tous ces grands, affichés, et bien, en quelques pages, comme des aphorismes : 37 pages dans le Monde naturel et 39 pages dans sa Méditation, soit 76 pages parlant de 17 auteurs, soit 4 pages et demi par auteur. C’est là le « style »40 de Nietzsche.

Alors, afin de comprendre ce que sont vraiment ces cas, en d’autres termes ces « événements », il faut les placer dans le cadre d’une histoire, ou plutôt d’une herméneutique historique, ce que nous pouvons faire, à partir du début de la quatrième considération intempestive, Richard Wagner à Bayreuth (1876), où Nietzsche écrit :

« Un événement n’a de grandeur que si deux conditions se trouvent réunies : que la grandeur inspire ceux qui l’accomplissent, et qu’elle inspire ceux qui la vivent. Aucun événement n’a de grandeur en soi, même la disparition de constellations entières, l’effondrement de peuples, la fondation de vastes États, des guerres menées avec d’énormes moyens et au prix de lourdes pertes – le souffle de l’histoire disperse tout cela, et nombre d’événements similaires, comme autant de flocons »41.

Cela signifie que si un événement fait l’histoire, ce n’est pas tant en raison d’ « un » Homme puissant que d’une collectivité qui incarne la volonté de puissance et l’exprime de façon dialectique, à partir de sa naissance qui semble partir effectivement d’un seul, mais trouve son acceptation, ou au contraire son refus, au sein d’un groupe partageant un système de valeurs analogues, en d’autres termes une culture. À la fois donc, pour qu’il y ait « événement », il faut un phénomène d’extériorisation qui semble partir d’un seul, mais aussi, un phénomène d’intériorisation chez le public qui assimile ou non l’œuvre produite, diffusée, publiée. Cela est la même chose chez Patočka puisque, lorsqu’il parle, par exemple, des guerres au XXe siècle, il comprend bien qu’il y a des Hommes, et au sein de cette communauté, des grands dont la volonté de puissance a été plus expressive et plus efficiente au sein du monde, mais aussi une dynamique concrète qui dépasse les seuls « responsables » de guerre. Alors, il faut admettre, contre Patočka lui-même, que sa pensée est analogue à celle Nietzsche, et donc éviter l’éloignement habituel, que Patočka fait lui-même, les peu de fois où il parle de Nietzsche, éloignement aussi effectuer par Paul Ricœur lorsqu’il écrit que « l’ébranlement » chez Patočka, n’est pas la « volonté de puissance » de Nietzsche42. En effet, il existe certainement une tendance générale plutôt négative qui consiste à trop « individualiser » le concept de « volonté de puissance » chez Nietzsche, comme si son expression au niveau de l’individu seule suffisait à décrire son essence. Or, chez Nietzsche, lorsqu’il s’agit d’histoire, la volonté de puissance n’a de sens qu’en rapport aux événements qui se trouvent à l’intermédiaire de ceux qui les accomplissent et de ceux qui les reçoivent, sa grandeur

40 Sur le « style » de Patočka, voir C. V

AN LERBERGHE, « Les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire ou l’invention d’un style ».

41

F. NIETZSCHE, Richard Wagner à Bayreuth, p. 99.

42 « Les tentatives d'ébranlement – historiquement diverses – se rattachent toujours de quelque manière à la

conscience, à l'acceptation et à l'assomption de la fin – la fin dont nous détournons le regard, que nous "oublions", est intégrée dans l'existence en tant que moment inséparable de celle-ci – ce n'est plus la terre qui dispose de notre finitude et, à travers elle, nous domine; nous voulons la "dominer" nous-mêmes, nous expliquer avec elle – il n'y a en cela aucune volonté de puissance mais au contraire une acceptation de la réalité et une transformation qui va de pair avec cette acceptation » (112-113). « Il suffira tout à l'heure de remplacer monde par histoire, pour rejoindre le même concept dans les Essais hérétiques. Déracinés de l'histoire, nous pouvons l'être parce que d'abord en mouvement quant à notre être-au-monde » (P. RICOEUR, « Jan PATOCKA : de la philosophie du monde naturel à la philosophie de l'histoire ».

(11)

Page 11 sur 22 dépendant de leur plus ou moins grande adéquation, laquelle exprime en fait une force qui s’apparente à la volonté de puissance, mais qui la dépasse.

Suivant cette idée, dans « Les Guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », Patočka écrit, dès le début du texte, et cela sonne comme un écho nietzschéen :

« La Première Guerre mondiale suscite chez nous de nombreux commentaires, reflétant les efforts des hommes pour comprendre cet immense événement dont chacun se sent dépassé, événement porté par les hommes, mais dont la portée va au-delà de l’humanité – événement en quelque sorte cosmique. […] Ses causes immédiates et la forme qu’elle prend ne la rendent (semble-t-il) que trop claire, et surtout – elle reste sans fin, se transforme en une chose bizarre qui ne ressemble ni à la guerre ni à la paix […] La Grande Guerre est l’événement décisif de l’histoire du XXe siècle »43

.

Dans cet extrait se trouvent quatre occurrences du terme d’ « événement ». Ici, le concept d’événement appliqué à la « Grande guerre » rappelle l’esprit d’Héraclite, (que Nietzsche aussi peut reprendre44), où la « guerre » est le lieu du « combat » et où les guerres du XXe sont des cas typiques. Car en effet, ce qui fonde l’aspect polémique de l’être-au-monde, c’est bien cette dialectique négative entre les sujets qui fondent une collectivité et expriment leur volonté de puissance selon des intensités variables, dont la collation, l’accumulation, peut déboucher sur une force pouvant former un événement plus grand, en d’autres termes, un fait historique, ici, pour exemple, les guerres du XXe siècle.

« De ce point de vue, la vie, surtout la vie historique, apparait comme un continuum où les individus sont les porteurs du mouvement général qui seul importe ; la mort est comprise comme une passation de fonctions ; la guerre – la mort en masse, organisée – est une césure pénible, mais nécessaire, qu’on est contraint de prendre sur soi dans l’intérêt de certains objectifs de la continuité vitale, mais dans laquelle, en tant que telle, il ne peut rien y avoir de ‶positifʺ . »45

Patočka fait ici référence à Héraclite pour qui « la guerre [polemos] est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres »46. Dans ce sens, Polemos est la force suprême, bien qu’invisible, qui équilibre le monde et le fait devenir. Les hommes ne sont hommes que parce que les dieux existent, les dieux étant les forces qui se trouvent hors des hommes, parce que les hommes ne sont pas tout. Aussi, les dieux, qui constituent le monde, c’est-à-dire la possibilité d’un étant qui ne serait pas les hommes, n’existe qu’en rapport aux hommes car, puisque cet étant est impossible à saisir mais qu’il advient à la pensée des hommes, c’est qu’il existe, au moins, sous la forme d’une conception. Plus même, au sein même des Hommes, les esclaves ne sont esclaves que parce que les hommes libres existent, ces hommes libres que Patočka qualifie de « responsables » et « solidaires », parce qu’ils sont lucides devant la « problématicité » du monde, ces hommes libres que Nietzsche nomme des « bergers », parce qu’ils s’éloignent de l’instinct servile du troupeau. Si polemos est opposition, il est donc la résultante d’un équilibre entre deux volontés contraires dont l’expression finale est un phénomène de force

43 J. P

ATOCKA, EH, p. 189 ; p. 197.

44

Voir par exemple les §11, §19, §24 de La Naissance de la tragédie, ou le §16 de deuxième dissertation, et les §7 et §8 de la troisième dissertation, de La Généalogie de la morale. Dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche écrit : « Je mets à part avec un profond respect le nom d’Héraclite. Tandis que le peuple des autres philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens montraient multiplicité et changement, il en rejetait le témoignage parce qu’ils présentent les choses comme si elles avaient de la durée et de l’unité. […] Les sens ne mentent pas en tant qu’ils montrent le devenir, la disparition, le changement… Mais dans son affirmation que l’être est une fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le "monde des apparences" est le seul réel : le "monde-vrai" est seulement ajouté par le mensonge… » (F. NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles, p. 963).

45

J. PATOCKA, EH, p. 190.

46 H

(12)

Page 12 sur 22 pouvant s’avérer harmonieux (la paix) ou dissonant (la guerre). Héraclite dit en effet que « ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc »47. Dans le cas de l’arc, c’est l’opposition parfaite entre le bras droit tendant la corde (les grands produisant l’événement) et le bras gauche maintenant l’arc (le public le recevant) qui aboutit à l’atteinte de la cible (l’avènement de l’événement). Comme pour la lyre, la fin est un acte esthétique mais réel, dont la beauté exprime la qualité de l’ajustement entre les forces en tension. Alors polemos est arkhè, c’est-à-dire le mouvement physique à l’origine de toutes les choses qui s’expriment comme une force dans l’opposition des volontés qui existent dans et par le monde.

Aussi, si Héraclite est tant invoqué dans les Essais hérétiques, c’est parce que son Polémos sied très bien à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle où la montée des tensions nationalistes vont déboucher sur les guerres en Europe, lesquelles sont les symptômes les plus flagrants de la force dissimulée sous les événements, mais qui va les faire apparaître dans le monde, puis dans l’histoire. Et pour Patočka, il y a plusieurs « personnalités » qui incarnent ce mouvement de la guerre pendant cette période : ceux qui l’ont vécu directement ou indirectement. Il y a d’abord des personnalités qui ont vécu directement la guerre et ce qu’il appelle « l’expérience du front », c’est-à-dire qui se sont physiquement battus et ont vécu l’expérience des tranchées. Dans le texte « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », Patočka fait d’abord référence à Pierre Teilhard de Chardin48, mobilisé comme caporal brancardier dans le 8e régiment de marche des tirailleurs marocains. Deux de ses frères meurent lors de cette guerre. Quant à lui, sa bravoure lui vaut la médaille militaire et la Légion d'honneur. Il y a un très beau texte de Teilhard de Chardin de 1917, qui s’appelle « la nostalgie du front », d’où vient l’expression consacrée de Patočka, « l’expérience du front », laquelle n’est pas que négative, comme la guerre n’est pas que négative, reprenant l’esprit d’Héraclite. En effet, comme l’écrit Teilhard de Chardin :

« Le front n’est pas seulement la nappe ardente où se révèlent et se neutralisent les énergies contraires accumulées dans les masses ennemies. Il est encore un lieu de vie particulière à laquelle participent ceux-là seuls qui se risquent jusqu’à lui et aussi longtemps seulement qu’ils restent en lui. Quand l’individu a été admis quelque part sur la surface sublime, il lui semble, positivement, qu’une existence nouvelle fond sur lui et s’empare de lui. »49

Et puis, dans le même texte des Essais hérétiques, il y a Ernest Jünger50, sous-officier pendant la première guerre mondiale, puis officier (lieutenant), blessé quatorze fois et reçoit, quelques semaines avant la fin de la guerre (22 septembre 1918), la plus haute décoration allemande accordée à un jeune officier de vingt-trois ans et demi, la croix « Pour le Mérite ». Il raconte, après la guerre, son expérience de la guerre des tranchées, comme simple soldat d'abord, puis comme officier des Sturmtruppen, ancêtres des commandos, dans le livre Orages d'acier publié à compte d'auteur en 1920 sur les conseils de son père. Il y décrit notamment les horreurs vécues, mais aussi la fascination que l'expérience du feu a exercée sur lui. En 1922, il écrit Le Combat comme expérience intérieure (Der Kampf als inneres Erlebnis), à la fois roman et essai, où figurent, outre ses souvenirs de la Grande Guerre et l'effet sur l'âme des soldats de conditions de vie extrêmes dans les tranchées, ses premières réflexions philosophiques et politiques sur la bravoure et le pacifisme. Ainsi, nous écrit Patočka :

47 H

ERACLITE, Frag. 51.

48

Pierre Teilhard de Chardin est né le 1er mai 1881 à Orcines dans le Puy-de-Dôme et mort le 10 avril 1955 à New York aux États-Unis. Il est un prêtre jésuite français, chercheur, paléontologue, théologien et philosophe.

49P. T

EILHARD DE CHARDIN, « La nostalgie du front », p. 337. 50

Ernst Jünger est né le 29 mars 1895 à Heidelberg et mort le 17 février 1998 à Riedlingen. Il est un écrivain allemand.

(13)

Page 13 sur 22 « Tous deux, et Jünger, et Teilhard, soulignent le choc du front qui n’est pas un traumatisme momentané, mais un changement fondamental dans l’existence humaine : la guerre en tant que front marque pour toujours. Autre trait commun : il est vrai que le front est atroce et que chacun dans les tranchées attend avec impatience la relève […], et pourtant celui qui va jusqu’au bout de l’expérience du front y trouve une positivité profonde et mystérieuse »51.

Et puis, pour Patočka, il y a un autre type de personnalité liées à la guerre, deux « personnalités », disons plus théoriques, qui ont réussi à décrire au mieux les problèmes sous-jacents à ces guerres : Masaryk52 et Nietzsche. Il les compare dans ses deux études sur Mazaryk que l’on trouve dans l’ouvrage La crise du sens (1985). Dans le texte « L’échec d’une philosophe nationale tchèque », il explique ainsi que tous les deux partagent leur analyse du « nihilisme moderne »53, lequel se trouve à la source de la crise et des guerres européennes. Il écrit :

[qu’]il existe, entre la conception de l’homme qui est celle de Mazaryk et celle de Nietzsche – conception de l’homme comme volonté responsable, comme être intérieurement menacé dans sa volonté de vivre et s’efforçant de surmonter ces motifs décadents par des moyens eux aussi intérieurs, moraux, par l’auto-discipline, par une aspiration consciente et toujours grandissante vers l’autonomie –, une affinité bien plus grande qu’il ne semblerait de prime abord. C’est avec profondeur que Rádl a relevé l’analogie qui existe entre l’attitude de « grand seigneur » qui est celle de Mazaryk, sa volonté de ne se soumettre, de n’obéir à rien ni à personne, et le (soi-disant) aristocratisme de la volonté de puissance chez Nietzsche54.

Tout d’abord, il est intéressant de voir que Patočka fait ici de la « volonté de puissance » l’équivalent de la « responsabilité », ce qui contredit la confusion qu’il a pu faire entre « volonté de puissance » et « nihilisme » ; « responsabilité », terme qu’il emploie souvent pour qualifier l’attitude philosophique véritable et authentiquement problématique. Et puis, il est notable que Patočka « typifie » ici Mazaryk et Nietzsche à partir du concept de volonté, employant le concept même de Nietzsche pour interpréter l’existence de son créateur. Alors, si Patočka peut faire de Nietzsche un des « héros » de son temps, ne reprend-il pas aussi sa méthode historique ?

II. Les trois façons de vivre l’Histoire

Tout comme Nietzsche, Patočka présente l’historien comme le phénoménologue de la force à l’origine des événements, lequel, bien loin de simplement les voir ou les écouter, les intègre et les vit comme un ébranlement profond, donc de façon pathologique. Car, en effet, si la communauté des Hommes, demeure soumise à la fatalité du destin, c’est-à-dire à une force qui dépasse leur volonté individuelle, la force de l’historien va consister à saisir son propre vécu en tant que sujet particulier « ébranlé » par les événements, et à s’en distancer afin de les saisir, non pas en tant que tels, mais en tant qu’ils expriment ses propres « façons de vivre »

51 J. P

ATOCKA, EH, p. 199

52 Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937) est un philosophe, sociologue et pédagogue tchèque. Premier président

de la République tchécoslovaque de 1918 à 1935, il a pour professeur Franz Brentano à l’université de Vienne. Lui-même devient professeur à l’université de Prague. S’il a fortement inspiré la culture tchèque, il est une référence pour Patočka qui lui rend hommage notamment dans La Crise du sens, aux côtés de Comte et de Husserl.

53 J. P

ATOCKA, La crise du sens, p. 116.

54

Idem., p. 119. Emanuel Rádl (21 décembre 1873 - 12 mai 1942) était un biologiste tchèque, historien des sciences, philosophe, et un partisan critique de la Tchécoslovaquie démocratique d'avant-guerre de Masaryk. Il a acquis une renommée internationale grâce à ses travaux sur l'évolution du système neuronal et en tant qu'historien des théories de l'évolution. En rapport à lui, Patočka a notamment écrit Věčnost a dějinnost. Rádlův

(14)

Page 14 sur 22 l’histoire. Selon Patočka et Nietzsche, il existe trois types d’histoire. Nietzsche décrit, dans la deuxième des Considérations Intempestives, une histoire « monumentale », une autre « antique », et une dernière « critique ». Patočka, lui, reprend les trois ekstases heidegériennes pour fonder ce qu’il appelle les trois « mouvements de l’existence » : mouvements « d’acceptation », « de défense », et « de vérité ». Pour autant, alors que Heidegger s’éloigne de la « vie » afin de penser le Dasein dans sa dimension ontologique pure, Patočka la contient comme s’il était redevable à Nietzsche d’avoir fondé l’histoire dans sa composante existentielle. Alors, ce que nous voulons questionner, c’est l’interprétation heideggérienne qui voit dans la « triplicité de l’historiographie » nietzschéenne, « l’historialité du Dasein55 »,

qui se retrouve dans la pensée des trois mouvements, que Patočka applique analogiquement à l’histoire. Et en effet, quand on sait que Heidegger s’est inspiré des trois histoires donnée par Nietzsche, pour élaborer le problème de l’historialité du Dasein, et que Patočka, s’est lui inspiré des trois ekstases heideggériennes, pour élaborer les mouvements de l’existence, il paraît peu probable qu’il n’y ait pas un peu de la pensée de Nietzsche, au sein même de celle de Patočka.

« Mais s’il est vrai, comme nous aurons à l’établir, qu’un excès de connaissances historiques nuit à l’être vivant, il est tout aussi nécessaire de comprendre que la vie a besoin du service de l’histoire. Celle-ci intéresse l’être vivant sous trois rapports : dans la mesure où il agit et poursuit un but, dans la mesure où il conserve et vénère ce qui a été, dans la mesure où il souffre et a besoin de délivrance. À ces trois rapports correspondent trois formes d’histoire, pour autant qu’il est permis de distinguer entre une histoire monumentale (monumentalische), une histoire traditionnaliste (antiquarische [antiquaire]) et une histoire critique (kritische) […] Chacune des trois conceptions de l’histoire n’est légitime que sur un sol et sous un climat particulier : partout ailleurs, elle devient une excroissance parasitaire et dévastatrice. Lorsqu’un homme qui veut faire de grandes choses a besoin du passé, c’est par le biais de l’histoire monumentale qu’il se l’approprie ; celui, en revanche, qui se complaît dans les ornières de l’habitude et le respect des choses anciennes cultive le passé en historien traditionnaliste [en antiquaire] ; seul celui que le présent oppresse et qui veut à tout prix se débarrasser de ce fardeau sent le besoin d’une histoire critique, c’est-à-dire d’une histoire qui juge et qui condamne. La transplantation [Verpflanzen] imprudente de ces espèces occasionne maint malheur : l’esprit qui critique sans nécessité, celui qui conserve sans piété, celui qui connaît sa grandeur sans être capable de réaliser de grandes choses sont de telles plantes qui, arrachées de leur sol d’origine, sont retournées à l’état sauvage [entfremdete / rendre étranger] et ont dégénéré. »56

La première histoire décrite par Nietzsche montre un vivant « actif » et « qui aspire », dont le type d’histoire est dîte « monumentale » (monumentalische). La force de l’histoire monumentale consiste en la volonté du sujet qui, impressionné par les événements passés, se dit qu’ils peuvent de nouveau advenir. Dans ce sens, il s’agit d’une histoire qui s’arrête sur l’aspect superficiel des événements, ce qui leur donne un aspect monumental et grand, ce que Nietzsche appelle des « effets en soi »57. Il y a dans cette histoire, quelque chose d’enfantin dans le sens où elle est une idéalisation naïve de la vie qui veut rendre permanent un événement joyeux, comme un grand spectacle dont on ne voudrait pas voir la fin. Da façon analogue, le mythe est une façon de rappeler des événements de façon monumentale car ils ont pour vertu d’imaginer le passé de façon allégorique, ce qui impressionne le présent et le rend plus spectaculaire. Le monument aussi, par exemple un temple, est un édifice en

55 M. H

EIDEGGER, Être et temps, p. 461. Voir précisément le §76 d’Être et temps, « L’Origine existentiale des études historiques à la lumière de l’historialité du Dasein » (« Der existenziale Ursprung der Historie aus der

Geschichtlichkeit des Daseins »). Voir aussi le Séminaire d’hiver de 1938/9, dont le titre en français est Interprétation de la « Deuxième considération intempestive ».

56

F. NIETZSCHE, De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, p. 103 ; p. 108-9.

57 « Comme elle fait toujours abstraction des causes, on pourrait donc considérer l’histoire monumentale, sans

trop exagérer, comme une collection d’ ‶effets en soiʺ, c’est-à-dire d’événements qui, en tout temps, pourront faire de l’effet. Ce que l’on célèbre dans les fêtes populaires, aux anniversaires religieux ou militaires, c’est en somme un de ces ‶effets en soiʺ » (F. NIETZSCHE, De l'utilité, p. 143-4).

(15)

Page 15 sur 22 l’honneur de forces surnaturelles telles que celles des Dieux ; peu importe, qu’ils aient existé effectivement dans le passé, sinon sous forme de croyances, mais dans cette histoire, il ne s’agit pas tant de décrire leur présence dans le monde que de la faire apparaître dans le présent sous la forme d’un monument, qui suffit à légitimer leur existence, dont la naissance a toujours été. Dans ce sens, le « monument » est un signe qui manifeste la présence d’une force qui perdure, éclatant au présent, mais dont l’origine demeure inconnue, bien qu’impactant le réel, laquelle est comprise comme distincte de la volonté des Hommes (ce qui évidemment est naïf). Ainsi, cela montre, et c’est l’interprétation de Heidegger, qu’il s’agit d’une histoire

« solidaire de l’être-été, [où] le Dasein est livré à son être-jeté. Dans l’appropriation du possible par sa répétition se profile en même temps la possibilité de rendre à cette existence en son être-été, sur laquelle est devenue manifeste la possibilité saisie, l’hommage qui lui est dû »58.

Il y a donc là un processus de répétition de l’histoire où l’Homme veut faire advenir dans le présent ce qu’il croit avoir existé dans le passé, quand bien même il n’était pas là pour le voir. C’est donc une projection qui s’abat sur l’être-été et qui montre, non seulement un vide dans le présent, un manque, quelque chose qui ne va pas et qui déçoit, mais aussi, du coup, une volonté de changement à partir de l’essai, du pro-jet, qui consiste à répéter naïvement quelque chose du passé. Cela peut sembler « naïf » car cette histoire repose sur un faux espoir, c’est-à-dire l’illusion de croire qu’il est possible de reproduire à l’identique un souvenir, ou une image que l’on croit conforme à un événement passé. Il ne s’agit pas vraiment de nostalgie, celle-ci correspondra au stade antiquaire, mais plutôt d’une volonté active de changement du présent en ramenant quelque chose du passé, considérant qu’il est possible de maintenir cette événement du passé à l’identique, sans que le temps n’ait altéré sa forme. Il s’agit ainsi d’une sorte de répétition puisque l’événement qui doit apparaître au présent semble le même que celui passé, cette répétition masquant au fond une volonté de permanence où seuls demeureraient les événements compris comme bons, ou joyeux, pour l’Homme.

Patočka parle lui ici d’un « mouvement d’acceptation », qui peut renvoyer à la « naissance »59, car elle est le moment où l’Homme est reçu par le monde qui va lui donner la possibilité d’agir, de confronter sa volonté de puissance à la dynamique de la terre. Il s’agit là de quelque chose de quasiment mécanique car l’homme fait partie du monde, qui est compris comme cosmos, comme un tout physique et cohérent dont les lois ne sont pas humaines et reposent sur une harmonie pré-établie. Ici, l’Homme ne fait pas le monde, c’est le monde qui le fait, en d’autres termes, la nature ou bien les Dieux, c’est-à-dire des puissances extérieures qui façonnent l’avenir ou le destin humain. Il s’agit d’un « ajointement »60 dans le sens où, privé d’une « justice » proprement humaine (la nature n’est pas juste, et le passé le montre), l’Homme vit « l’injustice » (adikia) de la naissance, laquelle fait advenir l’existence de l’Homme sous la forme d’une volonté dans le présent, c’est-à-dire quelque chose d’originaire et de « monumentale » pour la vie, événement marquant pour le sujet et la communauté, lequel doit être fêté sous la forme de cérémonie. « Le mouvement d’acceptation [nous écrit Patočka], avec l’irruption dans le monde et les oppositions adikia-dikê, charge-allègement, est […] fondé essentiellement dans le passé »61

.

Patočka donne ainsi l’exemple de la famille patricienne de l’Antiquité grecque ou romaine, où le père, qui accueille un nouveau-né à ses pieds accomplit un rite d’acceptation62,

58

M. HEIDEGGER, Être et temps, p. 461-2.

59 Voir aussi F. J

ACQUET, Patočka. Une phénoménologie de la naissance.

60 J. P

ATOCKA, EH, p. 61.

61

J. PATOCKA, EH, p. 66.

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