890 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 28 avril 2010
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Le généraliste au supermarché
Ce tube de dentifrice posé sur un régime de bananes. L’image, tout à coup, me brûle les yeux. Mon chariot. Dans l’une des longues files glissant en silence affairé au flanc des caisses d’un des deux supermarchés de mon village. Samedi de Pâques, midi. Mon chariot comme appui et poste d’observation de cet insigne de la modernité. Tous ces chariots ventrus. Ceux des autres. Et le mien soudain et son étrange agencement. Et la caissière de profil, le cheveu raide, les lunettes sur le bout du nez, à qui dans quelques minutes je poserai ma question familière en guise de pe- tite respiration pour tous les deux : «Tout va bien pour vous ? La journée est bonne ?» Et son sourire, et quelques paroles pour redon- ner des couleurs à cet anonyme environne- ment. Quelle est la communauté dans la- quelle j’exerce mon métier de généraliste ? Où se trouve ma place dans ces montagnes
de marchandises et ces mornes rituels ? Il y a peu, dans la grisaille du 1er avril –
«notre journée» désormais – Jean Ziegler au Journal du matin de la RSR1, hôte de MP3 de la semaine qu’il avait commencée avec la ma- gnifique Violeta Parra et Gracias a la vida, glisse Carlos Mejia Godoy le Nicaraguayen, avec quelques phrases chaudes et enflam- mées à son habitude dans lesquelles apparaît le Che, il est six heures cinquante, les petits rires et les remarques narquoises des deux animateurs lorsque le micro est fermé, puis un peu plus tard François Héritier qui se donne de la peine, dans la même ambiance goguenarde, en défendant l’initiative constitu- tionnelle de la SSMG «Oui à la médecine de famille» déposée ce jour. Le quotidien local m’apprend que fmCH – organisation faîtière de seize sociétés de chirurgie – a accusé les initiants de «s’essayer à la lutte des classes» ! Pour l’un de leurs congénères genevois nous sommes le fast-food à côté de la gastronomie fine qu’il représente. Chantal Balet qui ne con- naît pas le doute, sollicitée pour commenter à la revue de presse le licenciement de Christo phe Gallaz par Le Matin Dimanche : «Pas d’avis !».
Comment nous regarde-t-on dans le super- marché généralisé qu’est devenu le mon de ? Quelles valeurs représentons-nous ? Quelle marchandise à dévorer ? Mais comment aussi sommes-nous regardés par nos pairs silen- cieux autant qu’embusqués ? Et comment, surtout, nous situons-nous nous-mêmes, mé- decins de famille, prenons-nous place dans carte blanche
Dr Jean-Paul Studer Médecine générale FMH 2034 Peseux
cette agitation mercantile à laquelle n’échap pe pas la médecine ? Quel engagement, non seulement militant (les regroupements socié- taires, la Wonka, les réseaux de soins), non seulement rhétorique (la médecine du tout- venant, du long cours, de la polypathologie, de la complexité, la gestion du doute, etc.), mais construit autour d’un souci pour la com- munauté de tous les jours, d’un souci civilisa- teur, oserais-je dire, quand il s’agit de donner du sens à la souffrance humaine, à la vieil- lesse, au handicap, mais aussi à l’obésité, aux dépendances, à l’épuisement, aux douleurs chroniques, dans nos officines égarées, noyées dans le supermarché de la médecine voguant dans un monde en pleine mutation, ludique autant qu’agressif ? Et d’en rendre compte.
Un souci séditieux, dérangeant, comme Gal- laz dans Le Matin Dimanche et faisant surgir cette question : Où veut-on peut-être que nous ne soyons pas ?
«Ils» savent bien nous définir, nous situer, où nous mettre. Ils : les assureurs, les planifi- cateurs, les politiciens, et, de surcroît, nos confrères. Là où le tout tout de suite génère engorgement et consécutivement excès de dépenses pour de la bobologie ou autres pa- thologies courantes autant qu’ordinaires par eux ainsi définies et peu spectaculaires pertur- bant la bonne marche des institutions hospi- talières. Des généralistes pour que les «autres»
dépensent moins. La pierre angulaire du sys- tème de santé, mais pour tempérer les ar- deurs techniques de la médecine, voire en
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Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 28 avril 2010 891 réparer les délétères retombées. Contrôler
les chariots qui se pressent dans les allées de notre supermarché où les prestations mé- dicales se démarquent de plus en plus diffi- cilement des prestations cosmétiques ; ap- prendre à nos patients – à nos clients, dit-on maintenant – à consommer raisonnablement, à se retenir, à se modérer alors que partout ailleurs la survie de l’économie les pousse au contraire. Mi-éducateurs, mi-surveillants, mi- gendarmes : voilà les rôles assez dévalorisants, assez méprisants dont on nous habille. Où ne nous veut-on donc pas, puisque traînent
tant les mesures que les mêmes répètent qu’il faut prendre pour que la médecine géné- rale ne disparaisse pas ? Sommes-nous peut- être gênants ? Lisons-nous trop bien la ma- lice du temps dans toutes ces histoires, sur tous ces corps, tous ces visages qui se dé- posent en si long sédiment dans nos petits cabinets qu’on dit appartenir au passé ? Pré- somptueux ce vocable ? Allons donc, voilà une qualité qui, peut-être, manque aux mé- decins de famille ! Et remettez-vous de cette brève audace en écoutant Gracias a la vida !
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