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LE MONDE À FLEUR DE PEAU : SUR LE TATOUAGE CONTEMPORAIN

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LE MONDE À FLEUR DE PEAU : SUR LE TATOUAGE CONTEMPORAIN David Le Breton

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue » 2016/1 n° 74 | pages 132 à 138 ISSN 0767-9513

ISBN 9782271090171 DOI 10.3917/herm.074.0132

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Le monde à fleur de peau : sur le tatouage contemporain

« C’est drôle de constater que quand on change un peu son look, ne serait- ce que par un tatouage, on se sent aussi différent à l’intérieur. »

Russell Banks, Sous le règne de Bone

Popularisation du tatouage

Depuis les années 1970, au terme d’un long processus de légitimation, le tatouage change de nature et de statut.

En 1988, l’historien Arnold Rubin parle à son propos de

« renaissance ». La culture traditionnelle du tatouage, celle qui demeurait dominante jusqu’alors, relevait surtout d’une culture populaire masculine et hétérosexuelle visant à affirmer la virilité, la force de caractère, l’agressivité, etc.

Elle se donnait en opposition à la culture « bourgeoise ».

Dans les années 1970 s’amorce une culture des modifica- tions corporelles débordant le tatouage pour investir les piercings, les implants, les brandings, burnings, cuttings, etc. et touchant de manière privilégiée les communautés

gay, lesbienne, SM, fétichiste, etc. Puis le recrutement ne cesse de s’élargir à une population tout venant accom- pagnant le mouvement d’individualisation du sens et du corps (Le Breton, 2012). Les femmes y sont autant sensibles que les hommes, toutes les classes d’âge sont touchées, mais particulièrement les jeunes générations, et tous les milieux sociaux. Ces vingt dernières années, le tatouage s’est imposé comme un bijou cutané à la fois valorisé par les acteurs mais banalisé par sa formidable extension sociologique. Les graphismes sont multiples et ne cessent d’évoluer, allant des imageries empruntées au Japon, aux sociétés traditionnelles, à l’Océanie ou à des figurations plus classiques : signes astrologiques chinois, animaux, motifs tribaux, calligraphie, etc. Ce ne sont plus

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les biceps ou les torses masculins qui sont privilégiés, mais maints autres endroits du corps avec des motifs diversifiés, notamment les cuisses, les mollets et, pour d’autres, plus radicaux, le cou, le front ou les mains.

Dans nos sociétés où dominent l’image, le look et l’apparence, la peau se transmue en écran où projeter une identité rêvée en recourant aux innombrables modes de mise en scène suggérés par le marché ambiant. Quiconque ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur sa peau pour la façonner autrement et se donner une autre apparence. Agir sur elle revient à modifier l’angle de la relation au monde. Des marques délibérément ajoutées se muent en signes d’identité proposés à l’appréciation des autres.

La vague culturelle des marques corporelles est une forme contemporaine d’invention de la tradition  : elle crée de l’inédit sur un fond ancien souvent issu de sociétés traditionnelles (Maori par exemple) dont la signification est oubliée ou ignorée, elle en reformule les signes pour ajouter à la boîte à outils où chaque individu vient puiser des motifs à son usage propre. Le foisonnement contem- porain des signes, leur nouvelle affectation, transforment l’histoire en un inépuisable prétexte puisqu’il n’y a plus de compte à rendre à personne. Les signes flottent et perdent leur enracinement. Leur signification dépend seulement de qui se les approprie et du récit personnel tenu à leur propos. Vidés de leurs significations premières, ils flottent alors comme élément d’originalité ou de référence spiri- tuelle dans un grand vestiaire planétaire où chacun bricole à son gré une mise en scène de soi satisfaisante au moins pour un temps. Ils sont transformés en matière première disponible, souvent esthétisés en style après avoir disparu des existences réelles. Pourtant, les tatouages « tribaux » n’ont rien à voir avec leur modèle quand ils sont portés dans nos sociétés. La quête symbolique de l’autre sert d’abord à une transfiguration personnelle. Les signes passent d’un monde à l’autre, ils se transforment. La personne tatouée invente un mythe intime autour d’eux. Leur signification

ultime, celle qui vaut pour l’individu lui- même, n’est plus dans le texte originel. Elle relève d’une esthétique de la citation et d’une fiction personnelle autour d’elles.

Dans les sociétés traditionnelles, les tatouages ne sont jamais une fin en soi, ils accompagnent de manière irréduc- tible des cérémonies collectives ou des rites d’initiation ; ils disent le franchissement d’un seuil dans la maturation personnelle, le passage à l’âge d’homme, l’accession à un autre statut social, l’entrée dans un groupe particulier, etc.

Ils sont un élément de la transmission, par les aînés, d’une orientation et d’un savoir pour les novices qui en bénéfi- cient. Ils sont le moment corporel d’une ritualité plus large qui les immerge dans leur groupe.

Dans nos sociétés, les tatouages sont individuali- sants et signent un sujet singulier dont le corps n’est pas relieur à la communauté et au cosmos comme il l’est dans ces sociétés, mais est à l’inverse une affirmation de son irréductible individualité. Ils relèvent d’une décision personnelle n’influant en rien sur le statut social, même s’ils colorent la présence d’une singularité particulière.

C’est parce que le corps est un instrument de séparation, l’affirmation d’un « je », qu’une telle marge de manœuvre existe dans le remaniement de soi. Pour changer de vie, on change son corps, ou du moins on essaie. D’où la prolifé- ration des interventions sur le corps dans nos sociétés où règne la liberté, c’est- à- dire l’individu en tant qu’il décide de son existence. La culture du tatouage est l’un des hauts lieux de l’individualisation du sens, et au- delà de l’indivi- dualisation du corps (Le Breton, 2014). Le choix d’un motif relève d’une initiative personnelle et d’une esthétique, et non d’une éthique, d’une immersion au sein de la com- munauté. Si le motif est essentiel à ses yeux, il ne l’est pas nécessairement pour ceux qui lui sont proches et arborent les mêmes signes. Nous sommes loin du statut culturel du tatouage dans les sociétés traditionnelles.

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Mettre son histoire sur sa peau

Rares sont ceux qui se taisent sur leur expérience.

Ils aiment en parler, évoquer leurs souvenirs, donner des conseils. Le tatouage est une mise en récit de soi à travers la peau. S’il est détaché des systèmes culturels, il relève aujourd’hui d’une initiative personnelle et il est accom- pagné d’un récit qui lui donne une signification forte mais intime. Il alimente un mythe individuel fondé sur un bri- colage avec des traditions nettement simplifiées dans la méconnaissance des sources, mais puissantes dans la redé- finition de soi : « Mon Viking, c’est parce que j’ai toujours été passionné par tout ce qui est “celte”, par ce qui se pas- sait à cette époque. Le tigre, c’est parce que c’est un animal qui représente la force. L’araignée parce que c’est un animal que j’adore, contrairement à beaucoup de gens » (Christian, 21 ans, manutentionnaire). « C’est un mantra tibétain, tu le retrouves dans les prières et tout ça. C’est ce qui te mène à l’éveil, c’est lié au Bouddha. En fait, c’est la sagesse. Ça veut dire beaucoup de choses mais tu peux les condenser comme ça » (Céline, 20  ans, étudiante). Les explications sont parfois approximatives car le souci ne tient pas à la rigueur ethnologique, mais à l’investissement affectif porté sur l’inscription corporelle (Le Breton, 2012 ; Müller, 2014).

La peau est une sorte de galerie où exposer des symboles flottants, des métonymies de son existence. La disparition des récits fédérateurs amène à la multiplication des petits récits. Le bricolage du sens l’emporte sur l’allégeance à des matrices symboliques unifiées comme l’étaient les cultures d’origine de certains de ces signes. La narration personnelle est seule donatrice de sens. La signification des tatouages est reconstruite de toutes pièces puisque les sociétés auxquelles ils sont empruntés ont disparu ou sont intégrées de manière plus ou moins heureuse à l’humanité- monde. Ils participent du marché planétaire dont il est loisible de s’approprier les données en les reformulant à sa guise mais avec néanmoins la volonté de se rattacher à une fiction grandiose.

L’individualisation du sens des motifs se traduit par le fait que la même figure – un dragon, par exemple – est nourrie de récits bien différents pour les uns et les autres et sa mise en scène sur la peau renvoie à une esthétique de soi personnelle. En outre, elle est accompagnée d’autres motifs comme si elle ne suffisait jamais en elle- même à signifier toute la personne : « J’ai un dragon car je trouve que c’est un animal fascinant par la puissance qu’il dégage, mais il n’a pour moi aucun lien avec une quelconque religion orien- tale car je n’y connais rien ; le bracelet symbolise les trois éléments pris dans un entrelacs celte » (Hervé, ébéniste, 25 ans). « Le premier est un dragon noir, le second un soleil noir avec un œil de Râ rouge à l’intérieur. Le dragon est un animal que j’ai toujours adoré, de plus l’année de ma nais- sance c’est l’année du dragon. Pour le soleil noir, c’est un coup de foudre, j’ai ajouté l’œil de Râ pour la symbolique, la corrélation soleil- Râ, mais également pour ma passion pour la mythologie. Le dragon est sur l’omoplate parce que c’est un endroit qu’on ne montre pas à n’importe qui. Le soleil, je l’ai fait à gauche pour équilibrer, et sur l’épaule pour les arrondis et la discrétion du tatouage » (Ludovic, 22 ans). « Le dragon, c’est mon signe chinois, j’en suis assez fière, même petite quand on parlait des signes astrologiques avec mes parents, un dragon, j’ai trouvé ça fort, c’est puissant […] À neuf ans j’avais des problèmes gynécologiques, je me disais tu vas être stérile, alors qu’un dragon, ça symbolise la ferti- lité, la force. C’était marrant d’apprendre ça alors qu’il y avait la peur en moi » (Vanessa, 22 ans). À l’inverse, les dragons de Tchouk (26 ans) renvoient à sa passion pour les films de la mafia japonaise. « J’aurais voulu être une yakusa » explique- t-elle. Luce s’est fait tatouer un dragon à la mort de son père

« pour ne pas l’oublier. Personne ne le sait, même pas ma mère ». Puis les initiales des prénoms de ses frères qui ne les ont pas vus non plus ; elle affiche également des roses et une main de squelette. Elle souhaite que les significations de ces derniers tatouages restent secrètes. Chacun, à son image, raconte ainsi une histoire avec ses images cutanées, le motif n’est qu’un « pré- texte », mais fortement investi.

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Le tatouage affirme une singularité individuelle  dans l’anonymat démocratique de nos sociétés, il permet para- doxalement de se penser unique et valable dans un monde où les repères se perdent et où foisonne l’initiative per- sonnelle. Il attise le regard, accroche un look et attire l’at- tention sur soi. Forme radicale de communication, entre discrétion et affirmation, c’est une mise en valeur de soi afin d’échapper à l’indifférence. Le tatoué sursignifie ce qu’il entend être à travers son apparence. Le renforce- ment du sentiment de soi sollicite le recours à un signe adéquat, habilement déniché dans l’actuelle prolifération des signes. Le tatouage donne une identité et une radicale distinction ; sans lui, l’individu ne serait plus tout à fait le même. Être soi devient un travail qui impose de posséder la panoplie requise. Dans un monde d’images, il faut se faire image. La crainte est celle de l’indifférenciation, celle de n’avoir rien de « remarquable », et donc de ne pouvoir être quelqu’un.

Le tatouage est d’abord une forme d’embellissement choisie pour sa beauté, sa mise en valeur du corps, sa touche d’originalité. À la fois objet privé et public, il est destiné à l’appréciation des autres, même s’il participe de l’intimité.

Élément courant de la construction de soi dans un monde où il importe d’attirer l’œil avec un signifiant socialement porteur. Forme démocratisée de body art, il incarne une manière de mettre son apparence en scène en se construi- sant symboliquement un personnage. La conviction de la beauté du tatouage est, bien entendu, une raison première de sa pratique et de son évaluation. Bijou cutané, il doit être agréable à regarder ou à toucher.

La dimension érotique vise à attirer le regard ou la main. Si des inscriptions sexuelles agrémentaient le corps des soldats, des marins ou des prostituées au début du siècle, le tatouage est aujourd’hui plus discret. Il vaut pour son motif et pour sa présence en certains lieux du corps : épaule, cuisse, fesse, pubis, sein, hanche, etc. S’il est des- siné en des lieux intimes, il est un secret susceptible d’être partagé dans une relation amoureuse ou amicale ou lors

d’une rencontre fortuite si la confiance est établie. Anne- Sophie, étudiante, exprime bien ce jeu de la dissimulation calculée. Elle porte une marque au bas du dos qu’elle ne voit pas elle- même. Mais « Quand le mec voit le tatouage, il hallucine. Il ne s’y attend pas. De voir la réaction des mecs devant mon tatouage c’est quelque chose qui me fait délirer parce qu’il est bien caché. » À l’inverse, la déception est immense s’il passe inaperçu : « L’autre fois, j’étais avec un mec, je me suis dit que j’allais lui faire remarquer mon piercing, mais sans lui dire. Et j’ai été déçue parce qu’il ne m’en a même pas parlé, alors je ne sais même pas s’il l’a remarqué » (Sonia, 18 ans). Séduction pour les yeux, le tatouage appelle aussi la main et le contact tactile, autre prétexte de rapprochement ou de caresses. Inducteur de rencontre, il favorise la drague. Alexandra, 22  ans, étu- diante  : « Je ne laisse pas n’importe qui toucher mon tatouage ». Elle confesse le mettre en valeur quand elle a envie de séduire quelqu’un dans une soirée.

Mûrir par son tatouage

Le tatouage accroît la confiance en soi, le mûrisse- ment personnel. D’où la jubilation qui accompagne sa mise en place. Il met symboliquement un terme à une situation d’incertitude et opère un sentiment de maî- trise de soi pour les plus jeunes. Il ritualise un événement perçu comme significatif : obtention d’un diplôme, pre- mier boulot, succès professionnel, scolaire, universitaire, début ou fin d’une relation amoureuse, prénom ou ini- tiales de ses enfants, commémoration personnelle, mort d’un proche, souvenir d’un voyage, affirmation d’une valeur, etc. L’obtention du bac revient par exemple, sous une forme récurrente, dans les propos tenus par les jeunes sur les circonstances entourant leur décision. Beaucoup de tatouages sont choisis pour symboliser le passage vers un autre moment de son existence. Il y a une incidence sur le sentiment de soi, une injection intime de sens, mais

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le changement dépend de l’investissement psychique du sujet, de ses attentes, de ses représentations. Le même signe est vécu par l’un comme un simple embellissement cor- porel, pour d’autres il accompagne une expérience « spi- rituelle » qui bouleverse leur vie, il est hommage à un ami ou à la mère ou le souvenir d’une expérience mémorable, ou un signe d’admiration envers un sportif réputé, etc.

Il est régulièrement touché, palpé, etc., surtout dans les moments de tension. Fortement investi, il calme, donne le recul ou la réassurance.

Il devient parfois un bouclier symbolique contre les menaces de la vie courante. « Je me sens plus sûr de moi. J’ai l’impression aussi d’être moins timide. J’ai plus de courage. Je ne sais pas pourquoi. Peut- être qu’incon- sciemment j’accepte l’idée que le tatouage est réservé aux gens forts et résistants » (Alex, 26 ans, infographiste). « Je me sens plus sûre de moi, moins dépendante des autres.

Si j’ai envie de faire quelque chose ou de le dire, je le fais plus facilement qu’avant. Avant j’étais beaucoup plus ren- fermée. C’est bizarre ce que ça peut avoir comme résultat un simple tatouage. J’ai plus confiance en moi. C’était ma première décision importante. C’est le plus grand chan- gement apparu dans ma vie » (20 ans, étudiante). Marie- Renée porte une fleur bleue tatouée sur la hanche gauche et un piercing au nombril. Elle a fait son tatouage à un moment où son existence a bifurqué après un changement d’orientation dans ses études. « C’est alors que je me suis vraiment trouvée. Je voulais marquer l’événement par quelque chose qui me ressemble et qui soit un nouveau départ. » L’épreuve de l’inscription sur le corps donne une mémoire concrète à un événement, confère le sentiment d’avoir accédé à une nouvelle version de soi. La douleur renforce encore sa valeur car il n’a pas été accompli sans peine.

Pour d’autres, il est aussi une forme de réconciliation avec soi, avec l’image d’un corps un peu déprécié que cet ajout vient en quelque sorte magnifier. Réparation d’une histoire personnelle où dominait la difficulté d’être soi.

Nombre de tatoués n’aimaient pas leur corps (manière de dire qu’ils ne s’aimaient pas) avant l’intervention du tatoueur : en sortant de la boutique, ils avaient déjà l’im- pression d’une remise au monde, d’avoir fait peau neuve.

Le tatouage procure alors une force intérieure, une matu- ration, le sentiment d’une renaissance. Il est d’ailleurs souvent associé à un talisman contre les menaces de la vie courante, un rappel de puissance personnelle. « Je me trouve bien mieux maintenant. Je pense que les autres doivent penser pareil. Pas parce que je me trouve plus beau… Enfin, je ne sais pas. C’est une manière que j’ai d’assumer mon corps » (Sylvain, 19 ans, étudiant). « Mon tatouage c’est personnel. J’avais honte physiquement de mon corps. Jamais je me mettais en t- shirt. J’avais tou- jours des manches longues, le pantalon jusqu’en bas des jambes, même sur la plage. J’avais vraiment honte de mon physique, de mon corps. À partir du moment où je me suis tatoué, les complexes ont disparu. J’ai osé me montrer » (23 ans, tatoueur). « Je ne m’aime pas, je n’aime pas mon corps, mais au moins avec le tatouage j’ai l’impression qu’il est plus beau. Il est plus féminin, plus sensuel. Mon corps a quelque chose qui fait que je m’aime un peu plus. Dans la relation avec mon copain, je le mets en valeur » (Lise, 22 ans, étudiante). « Après ma maladie, quand le médecin m’a dit que c’était fini, j’ai dessiné un phénix. Ce n’est pas n’importe quel phénix, c’est le mien » (Salomé, 23 ans). Le tatouage enveloppe le corps de narcissisme. Autour de lui, l’image de soi se reconstruit de manière heureuse. Des formes de restauration de soi s’établissent ainsi, souvent sous l’égide de tatoueurs assumant – à leur insu ou en toute conscience – un rôle de passeur.

Le tatouage en ce qu’il arbore un emblème de soi rehausse le sentiment d’identité et procure enfin une sensation d’exister dans le regard des autres à travers la survalorisation dont il est l’objet. Il donne enfin du corps au corps, il est perçu, non seulement comme faisant inté- gralement partie de soi, mais comme en étant la part la plus belle, la plus digne d’intérêt. Impossible d’être tout

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à fait soi sans la cristallisation identitaire qu’il opère. Des tatoués présentant plusieurs motifs avouent spontané- ment faire parfois le terrible cauchemar de se retrouver sans leurs tatouages. Ils se réveillent angoissés et vérifient s’ils sont encore là. Sans eux, ils ne s’appartiendraient plus.

Attirer le regard

Le tatouage appelle nécessairement le miroir de l’autre, il est naïf de penser qu’ils ne sont faits que pour soi.

Il fabrique une esthétique de la présence, une touche d’ori- ginalité. La peau devient un écran et elle exige des specta- teurs, même triés sur le volet. L’individu qui observe son tatouage dans le miroir témoigne d’ailleurs de ce dédouble- ment du regard, de cette manière de s’évaluer soi comme un autre dans l’intimité. De manière courante revient la nécessité d’un jeu de dissimulation ou d’exposition selon les circonstances pour éviter notamment l’opprobre sup- posé des autres ou pour susciter leur attention. Avant un entretien d’embauche, des contacts avec des clients ou des démarches avec l’administration, les tatouages sont par- fois soigneusement recouverts de vêtements adéquats. Les témoignages sont incessants, illustrant leur statut sociale- ment ambigu et la conscience aiguë chez leurs porteurs de fragiliser leur position s’ils les affichent trop ostensible- ment en certains lieux. « J’essaie de ne pas trop montrer mon tatouage à mes collègues de travail, car je sais que cela pourrait choquer certaines personnes, j’évite donc de l’exposer, ça évite les commérages, surtout entre femmes.

Dans la vente il y a peu de personnes tolérantes concer- nant ce genre de choses. Je peux le mettre en valeur dans les endroits où cela ne choque personne, par exemple si je sors en boîte ou dans un bar branché » (Marie, 27 ans).

Guillaume (21 ans, étudiant) s’est fait tatouer le logo du groupe Metallica sur le dos : « sur le bras, tu peux moins le cacher, pour un boulot par exemple. J’avais pensé sur les pectoraux, mais ça fait un peu bœuf. Le dos c’est un

bon compromis. C’est discret, tu peux le cacher ». Les tatoués sont de fins connaisseurs des rites d’interaction et de la nécessité de ne pas trop ébranler les attentes de ceux qui comptent pour eux dans le milieu familial ou professionnel. Ils s’ajustent aux circonstances, s’habillent différemment, dissimulent ou arborent leurs motifs selon les environnements sociaux et les réactions qu’ils appré- hendent ou qu’ils souhaitent de la part de leur public du moment.

Le tatouage a une valeur identitaire intime s’il est dis- cret et disposé en un lieu que masquent habituellement les vêtements (sein, haut des cuisses, hanche, aine, cheville, etc.). Dissimulé par la pudeur et les usages sociaux, il se montre seulement lors des rencontres privilégiées –  par exemple avec les partenaires lors de relations amoureuses ou avec des proches avec qui l’on peut sans gêne franchir les limites de la pudeur. Mais si les vêtements le couvrent dans la vie courante, en revanche il peut être exposé avec jubilation l’été sur les plages ou lors d’activités sportives ou par les manières habituelles de s’habiller.

Si le tatouage est placé en un lieu aisément visible – les doigts, les mains, les poignets, le cou ou même le visage –, il est alors clairement affiché comme une marque de dis- tinction, voire de rébellion. La volonté de heurter les autres, de les troubler, est parfois présente. Les tatouages au visage sont des stigmates volontaires. L’individu se retranche déli- bérément des interactions rituelles dont il aurait pu bénéfi- cier. Il s’expose en permanence au jugement des autres. Au Québec, Zombie Boy, autrefois jeune en errance et laveur de pare- brise dans les rues de Montréal, le corps intégralement recouvert de tatouages, une tête de mort dessinée sur son visage, a transformé à l’inverse son stigmate d’apparence en signe de valorisation. Il apparaît ainsi dans plusieurs clips de stars de la chanson et participe à des défilés de mode.

Le tatouage connaît aujourd’hui un engouement pla- nétaire. Le corps nu semble devenir insupportable. Aux États- Unis, un modèle de poupée Barbie possède désor- mais un tatouage. Il est un signe de ralliement nécessaire

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au moment de l’adolescence, et ensuite un emblème de la jeunesse, omniprésent dans les spots publicitaires, les magazines de mode, les reality shows, etc. Chaque sportif entend à présent se redoubler dans un logo dessiné sur sa peau destiné à renforcer son personnage pour les médias.

Il devient difficile aujourd’hui à un sportif de haut niveau de ne pas se soucier de son look, de son image, et de ne pas afficher sa singularité à travers des tatouages aussi réputés que lui et largement imités par ses supporters. Le show business est lui aussi imprégné de cette nouvelle culture.

L’inscription d’une marque sur le corps d’un people fait

désormais l’actualité et implique en conséquence pour les tatoueurs la nécessité commerciale de reproduire le même motif sur d’innombrables corps d’anonymes soucieux de s’approprier une parcelle de l’aura de leur vedette. Jack, tatoueur entre Metz et Thionville, dit sa reconnaissance au football anglais d’avoir « démocratisé le tatouage dans le sport. Les nageurs comme Laure Manaudou ou Alain Bernard n’ont fait que suivre le mouvement. Merci David Beckham ». Le tatouage est devenu un fait de culture, il témoigne d’une appropriation ludique de soi, même s’il tend aussi à devenir un produit de consommation courante.

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S Collectif, Tatoueurs- tatoués, Arles, Actes Sud, 2014.

Le Breton, D., La Peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2011 [2003].

Le Breton,  D., Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2012 [2002].

Le Breton, D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses universitaires de France, 2014.

Müller,  E., Une Anthropologie du tatouage contemporain. Par- cours de porteurs d’encre, Paris, L’Harmattan, 2013.

Rubin, A.  (dir.), Marks of Civilisation, Los Angeles, Museum of Cultural History, 1988.

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