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View of 'Va savoir' de Réjean Ducharme : une poétique de l’espace

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

Va savoir de Réjean Ducharme est un roman de l’espace autant que de l’hu- main, l’univers y prenant forme dans la parole créatrice d’un narrateur déchiré par la fuite de son épouse. Alors que Rémi Vavasseur se démène à se reconstruire dans la matérialité du bois et du béton, sa « Mamie » glisse dans une déclinaison de topo- nymes exotiques et intangibles. Cet article propose de comprendre la poétique du texte selon trois modes de représentation de l’espace : technique, localisé et allégo- rique. Nous démontrerons que la régularité cyclique du quotidien les entrecroise de manière à préserver l’apparence d’un contact entre les personnages, malgré leur éloignement géographique.

Abstract

Va savoir by Réjean Ducharme is a novel about space as much as it is about human experience : its universe takes shape through the voice of a narrator torn by the flight of his wife. While Rémi Vavasseur strives to rebuild himself by working wood and concrete, his “Mamie” slips away through lists of exotic and impalpable toponyms. This article proposes to understand the novel’s poetics through three spa- tial perspectives : technical, localized, and allegorical. We will demonstrate that the cyclic regularity of the characters’ daily life serves to intertwine these literary aspects in order to maintain the illusion of a contact between them despite their geographi- cal distance.

Vincent G

élinas

-l

emaire

Va savoir de Réjean Ducharme

une poétique de l’espace

Pour citer cet article :

Vincent Gélinas-lemaire, « Va savoir de Réjean Ducharme : une poétique de l’es- pace », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 13, « L’espace et

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan Herman (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen masscHelein (KU Leuven) Christophe meurée (FNRS – UCL) Reine meylaerts (KU Leuven) Stéphanie vanasten (FNRS – UCL) Bart vanden boscHe (KU Leuven) Marc van vaecK (KU Leuven)

Olivier ammour-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo berensmeyer (Universität Giessen)

Lars bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes (Worcester College – Oxford)

Philiep bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceballos viro (Université de Liège) Christian cHelebourG (Université de Lorraine) Edoardo costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGHton (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Ben de bruyn (Maastricht University)

Dirk delabastita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix – Namur)

Michel delville (Université de Liège)

César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute Heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KolHauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowsKi (Université Stendhal-Grenoble III) Sofiane laGHouati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université Paris Sorbonne – Paris IV) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (University of Limerick) Miguel norbartubarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oberHuber (Université de Montréal)

Jan oosterHolt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauwaert (University of Alberta – Edmonton) Pieter Verstraeten ((Rijksuniversiteit Groningen)

ConseilderédaCtion – redaCtieraad

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Lieven d’Hulst (KU Leuven – Kortrijk) Hubert roland (FNRS – UCL)

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Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique – WetensChappelijkComité

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 13, juin 2014

V

a saVoir de

r

éjean

d

uCharme

:

une poétique de l’espace

Tu t’étais fermée, je ne savais plus par où te prendre et te garder. Puis tu as dit : “Ce serait bien, peut-être, un petit coin à la campagne”.1

Après sa double fausse couche, Mamie est partie courir le monde auprès de l’imprévisible Raïa, laissant son époux, Rémi Vavasseur, construire leur nouveau nid au fond de la campagne québécoise. Il espère qu’une vie nouvelle, loin de Montréal et des lieux imprégnés par la tragédie, leur permettra de se reconstruire ensemble.

Financé par un prêt hypothécaire de sa belle-famille, il s’attèle donc à remettre en état une maison en ruine, un véritable « dépotoir ». Des errances de son épouse et de son ex-maîtresse, il n’apprend que ce qu’elles lui en écrivent dans de rares lettres et cartes postales. Pourtant, il mènera son travail de bâtisseur acharné jusqu’à son terme, érigeant les plus doux souvenirs et fantasmes de Mamie en une forme habi- table afin de créer le cadre de leur amour ressuscité. Autour de son chantier gra- vitent les habitants d’un petit village, parmi lesquels on retrouve quelques modèles essentiels de l’univers de Réjean Ducharme, des êtres au bonheur doux-amer et à l’existence maghanée (usée) par l’abandon, la jalousie, la maladie. Ses voisines lui permettent de meubler sa solitude par la nourriture et par des dialogues saturés de sous-entendus sexuels sans conséquences. Il côtoie la désirable Jina, une danseuse nue reconvertie dans le recel de drogue, Mary, une horticultrice aux airs de Ginger Rogers occupée du soin de son mari cancéreux, ainsi que Fanie, leur fillette hype- ractive. Accompagnant Rémi dans ses excursions, cette dernière ne va d’ailleurs pas sans rappeler l’innocente clairvoyance de Bérénice Einberg, la protagoniste de L’avalée des avalés, premier roman publié de l’auteur.

Au contraire de Mamie et de Raïa, toujours hors scène, ces personnages sont attachés à une routine et à son espace, structurant ainsi l’existence de Rémi et le récit qu’il narre. S’ils sont agités d’un inlassable besoin de mouvement, ils s’éloignent peu, préférant surgir, s’effacer et reparaître ponctuellement dans les limites restreintes du chantier de Rémi. C’est cette promiscuité qui fait de Va savoir un roman de l’espace, au singulier, minutieusement exploré par son recyclage physique et par le ressasse- ment de ses résonances symboliques. L’immobilité du récit justifie la chronologie itérative d’un quotidien toujours recommencé et son évolution n’apparaît que sous l’aspect de la maison prenant forme. Dans la mesure où le texte adopte une foca- lisation interne au narrateur-protagoniste, la représentation de l’espace relève de ses vadrouilles et de ses échanges avec les personnages qui l’accompagnent dans son orbite. Ainsi, nous nous proposons d’étudier la mise en forme d’une poétique

1. Réjean ducHarme, Va savoir, Paris, Gallimard, 1994, p. 10. Les références à ce roman seront désormais indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.

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du quotidien mue par un microcosme féminin, composée par Rémi et guidée par sa volonté de brouiller et de repousser l’inévitable conclusion du texte : Mamie ne reviendra pas. C’est tout le récit qui dépend de son désir frustré, de la tension entre le lopin de terre hypothéqué qui l’immobilise et le territoire potentiellement sans limites des fugueuses.

La critique s’est déjà intéressée au rapport de Ducharme à l’espace. C’est ain- si que Marilyn Randall, dans Le Contexte littéraire : lecture pragmatique de Hubert Aquin et de Réjean Ducharme, indique l’« extravagante “québécité”»2 propre à ses univers et à la langue de ses personnages, c’est- à-dire un ancrage au lieu natal qui se main- tient sous tous les décors et à tous les instants. Élisabeth Haghebaert observe pour sa part, dans Réjean Ducharme : une marginalité paradoxale3, que l’auteur adopte une double posture face au monde : la première étant celle de « l’habitant » québécois, lié au sol et au métissage de son pays ; la seconde étant un élan irrépressible pour le départ, l’arrachement, l’aventure, que Ducharme associe implicitement à celui de Rimbaud4 (dans Va savoir) ou explicitement à celui de Cendrars (dans L’Hiver de force). Le contraste entre l’exil du protagoniste dans une « ruine au fond du vallon d’un village, au bout d’une rue mal ressuscitée » et le périple international de son épouse mène Jean-François Chassay, dans « S’enfuir ou s’enfouir : espaces duchar- miens », à saisir l’espace en tant que notion sociale définissant le rapport des êtres entre eux ou entre un individu et sa communauté. Ces deux postures du personnage ducharmien face au voyage que nous évoquions plus haut, il les baptise ainsi :

il y a « les valises », ceux qui partent, se dérobent, cherchant à couper les amarres; puis il y a « les éponges », ceux qui restent, s’accrochent à ce qui les entoure, y compris les matières les plus inertes, trouvant à dire et à redire les anecdotes les plus insignifiantes, les propos les plus neutres et s’efforçant, en restant immobiles, de passer inaperçus. Tous cependant vivent avec la tenace impression de se faire avoir. La recherche de l’amitié, de l’amour, aboutit géné- ralement à une forme de néantisation, d’abandon et de solitude.5

Les grandes études de Françoise Laurent6 ou d’Élisabeth Nardout-Lafarge7 permettent encore de retrouver des motifs récurrents et essentiels au travers de l’œuvre de Ducharme, tels que l’insularité ou la défamiliarisation des lieux cou- rants, ainsi qu’une « poétique générale du collage, du recyclage, du vestige, voire du déchet et du débris »8 qui, si elle définit une construction intertextuelle, ne semble pas moins juste pour cerner la représentation de l’espace dans Va savoir. Ce paral- lèle a été dressé par Martine-Emmanuelle Lapointe dans son article « Hériter du

2. Marilyn randall, Le Contexte littéraire : lecture pragmatique de Hubert Aquin et de Réjean Ducharme, Longueuil, Éditions du Préambule, 1990, p. 11.

3. Élisabeth HaGHebaert, Réjean Ducharme : une marginalité paradoxale, thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2007, pp. 73-89.

4. Quant à la nature rimbaldienne de l’exil de Mamie, on pourra consulter : Jean-François cHassay, « Amours contrariées », dans Réjean Ducharme en revue, s. dir. Élisabeth HaGHebaert &

Élisabeth nardout-laFarGe, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006, pp. 139-142.

5. Jean-François cHassay, « S’enfuir ou s’enfouir : espaces ducharmiens », dans Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte, s. dir. Benoit melançon & Pierre PoPovic, Montréal, Fides, 1995, pp. 251- 266. 6. Françoise laurent, L’Œuvre romanesque de Réjean Ducharme, Montréal, Fides, 1988.

7. Élisabeth nardout-laFarGe, Réjean Ducharme : une poétique du débris, Saint-Laurent, Fides, 2001.

8. Ibid., p. 91.

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bordel dans toute sa splendeur »9, où elle relève la capacité des lieux à faire office d’objets de propriété, de recyclage, de braconnage. Elle stipule que leur possession est déterminée par des jeux de domination et de dettes qui marquent profondément les microcosmes du roman et leur appropriation par les personnages. Son analyse économique et politique se complète d’une étude de la figure de la souche, située

« entre le passé et l’avenir et [qui] porte, malgré la mort qui semble l’avoir entamée, l’espoir d’un recommencement »10. Ce sont des motifs cohérents et multiformes tels que celui-ci qui nous intéresseront dans cette étude, mais nous les aborderons en fonction des axes poétiques qu’ils structurent. Remonter de l’analyse des images à celle de leur mise en forme nous permet de proposer un cadre de lecture et un voca- bulaire qui souligneront les principaux modes de représentation de l’espace dans Va savoir et nous aideront à interpréter leur rôle crucial et composite dans l’économie narrative de ce récit du quotidien.

Dans le roman, l’espace se décline sous trois aspects majeurs. D’abord, il apparaît sous son aspect technique alors que le protagoniste conçoit l’ébauche de sa demeure, une charpente qui s’extirpe progressivement de son état d’objet fraction- né pour se clore et se figer, en fin de texte, dans sa fonction d’espace habitable. Du- charme représente cette transformation en posant un défi manifeste aux conven- tions littéraires, consacrant une part importante du roman à nommer et décrire les tâches manuelles triviales qu’opèrent les personnages afin de contrôler les vides et les débordements du chantier-dépotoir. Ensuite, sous son aspect localisé, l’espace s’agglomère dans certains toponymes ou emplacements dont la force d’évocation et le rôle classificateur constituent des mondes autonomes, laissant au nom (propre ou commun) le soin de remplacer ou de diminuer le travail descriptif. Finalement, l’aspect allégorique de l’espace caractérise l’association fondamentale d’un être à un lieu par le biais d’une représentation concrète, visuelle, de leur rapport symbolique.

Nous présenterons cet aspect en deux mouvements : le premier dans lequel un souvenir ou un sentiment est cristallisé sous une forme physique, habitable, et par lequel l’espace vient en retour résonner dans une série de corps ; le second dans lequel l’esprit du protagoniste esquisse des espaces inaccessibles ou projette, sur sa maison, les couleurs fantasmatiques du sang et du feu. Ces trois perspectives, si elles servent différentes finalités narratives, n’en définissent pas moins des espaces ana- logues ou des séries d’espaces complémentaires. Nous considérerons la poétique spatiale de Va savoir, saisie dans son ensemble, comme un agencement de ces modes de représentation, lui-même subordonné à la temporalité cyclique du quotidien du protagoniste.

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Lorsque Rémi entreprend la remise à neuf d’une ruine délabrée, c’est pour pouvoir y concentrer les souvenirs de Mamie, enfuie au bout du monde, ainsi que pour anticiper les formes de leur vie commune ressuscitée. Bâtisseur, plutôt qu’acheteur, le narrateur-protagoniste juxtapose, à la fonction émotive de la maison, sa nature d’objet concret et physique, dévoilant chaque étape de sa construction en

9. Martine-Emmanuelle laPointe, « Hériter du bordel dans toute sa splendeur : économies de l’héritage dans Va savoir de Réjean Ducharme », dans Études françaises, vol. 45, nº 3, 2009, pp. 77-93.

10. Ibid., p. 90

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détails et au moyen d’un vocabulaire technique spécialisé. Parmi ces épisodes des- criptifs, c’est l’édification de nouvelles fondations, préoccupation cartésienne s’il en est, qui se révèle la plus minutieusement traitée. En effet, cette étape se déroule par intervalles sur plus de cinquante pages. Rémi décide d’abord de « dépouiller le toit de son vieux bardeau d’asphalte, histoire d’alléger » (p. 21) la charpente avant de la soulever. Il indique ensuite : « [j’ai] fait un croquis de mon problème de fondations » à Vonvon, le frère de Mary (p. 25), j’ai « pelleté la boue, j’ai creusé dans la glaise en dessous, j’ai atteint la terre ferme enfin, où loger mon bloc et dresser le vérin.

Ça force » (p. 32). Il est ensuite surpris que la maison reste suspendue toute la nuit (p. 38) alors qu’elle s’agite sur ses « béquilles » (p. 40), puis Rémi prépare le coffrage du ciment (p. 49), réserve une bétonnière (p. 50), apprend au passage devoir « com- mencer par les coins, comment lancer le chevauchement des blocs et se servir de la corde à niveau pour tenir l’aplomb, en filant les rangs » (p. 57) pour le travail de maçonnerie, jusqu’à pouvoir conclure par un « Me voici assis. Assis solide » (p. 73).

Au lecteur, cette énumération semble d’abord didactique, puisqu’elle l’en- traîne dans le même apprentissage que Rémi. Certains passages offrent d’ailleurs explicitement des définitions : « Mon partner est venu m’aider à ramer le ciment, puis le flotter (égaliser la surface en le massant dans son eau) » (p. 56). Cette attention minutieuse à la technique et à son vocabulaire outrepasse le registre littéraire usuel, peu coutumier des débordements de fosses septiques et des sonorités du « poly- thène » (p. 14). Cette litanie de sujets mineurs maintient le lecteur dans la mono- tonie du travail manuel et rompt l’élan poétique des promenades champêtres dans un décor qui est, on le découvre, pollué à la racine. Rémi, un professeur de français sans vocation, partage ainsi ses journées entre sa mission de bâtisseur, ses errances avec Fanie et des moments de sociabilité. Suivant le protagoniste dans cette routine sans bouleversements, le lecteur s’habitue à un univers dont la sérénité ne sera pas brisée par un acte transgressif, mais minée par l’action lente de la maladie, du pour- rissement et du désespoir. C’est en se confrontant inlassablement à la part concrète, donc implacable, du monde que Rémi épuise finalement la force de ses souvenirs et de ses espoirs.

Sous son angle narratif, l’aspect technique que revêt la construction de la maison fournit des épisodes brefs et nombreux qui tendent à remplacer un récit principal rendu anémique par la rareté des lettres de Mamie et par l’incertitude de son retour. En alternance avec les balades de Rémi et ses repas et sorties avec ses voisines, les étapes de la construction de la maison assurent la dynamique du texte sur la base d’enjeux ponctuels et restreints, tels que celui de la résistance ou de l’effondrement des fondations. Le chantier sert d’ailleurs de centre de gravité à l’existence sociale du protagoniste. Fanie interrompt quotidiennement les corvées de Rémi, alors que les voisines et amis viennent discuter, offrir leur aide et lui prêter tout ce qui lui fait encore défaut : une conduite d’eau courante, une prise électri- cité, une ligne de téléphone. À mesure que son logis acquiert ces éléments et qu’il devient plus indépendant de leur aide, Rémi perd le besoin et l’envie de vivre en communauté. Le texte se voit alors réorienté en fonction d’un fil introspectif. Le narrateur ne révèle pourtant jamais son caractère aussi bien que dans ses tâches de bâtisseur, l’effort physique ayant pour mérite d’être plus lisible et mieux contrôlable que la parole, laquelle échappe trop souvent aux personnages ducharmiens. C’est ainsi que Rémi érige pour Hubert, l’époux de Mary affaibli par un cancer, un esca-

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lier qui lui permettra de rejoindre les parties de jeu de sa famille sur la berge de la rivière, en contrebas de son terrain. À Fanie, Rémi offre une balançoire attachée au-dessus de son perron, quitte à bloquer l’entrée de sa maison. À Mamie, il sacrifie d’immenses moyens pour surélever la maison, afin qu’elle puisse voir la rivière du haut de sa fenêtre. Ce sont également les sentiments les plus sombres de Rémi qui sont mis au jour par ces efforts, ce qui transparaît dans la narration par un passage, parfois soudain, à un discours apitoyé aux tonalités sinistres ou franchement iro- niques. Assommé par la succession des corvées, il remet ainsi son projet en ques- tion : « Non, je ne peux pas m’expliquer ce qui a fait que je me prends à grelotter au fond de mon tambour battu par la tempête et me serrer contre un chien pour me réchauffer » (p. 28) ou « La besogne est pénible et l’énorme effort nul dans ses effets sur ses objets en chair et en os : mon calcul est complètement ridicule de pâtir assez pour entrer dans deux paradis… » (p. 53). C’est pourtant par l’intensité de son travail qu’il échappe à ses angoisses : « Je me soigne à coups de couteau à trancher et de pistolet à fixer mes gâteaux de laine minérale » (p. 126). Tout comme le texte a pour moteur les petits drames de plomberie, de pelouse, de souches et de drain, l’amour de Rémi ne peut survivre au-delà de ses capacités à se « donner du mal » (p. 184). Son œuvre achevée, il ne lui reste qu’à tracer un bilan qui la confond au destin de son mariage : « Non, il n’y a rien à sauver, la maison est condamnée, j’ai assis les fondations dans une boue qui la moisit et la disloque » (p. 214).

2. l’

aspeCtloCalisédel

espaCe

Tout autant que par ses caractéristiques matérielles, l’espace peut se définir selon son emplacement dans un univers géographique. Dans le cas d’une œuvre de fiction, ce dernier peut répliquer rigoureusement le monde référentiel, en adopter quelques ressources fondamentales, ou se construire dans un cadre indépendant.

Va savoir s’insère dans la catégorie intermédiaire, l’imaginaire de l’étranger et l’imagi- naire du limitrophe n’obéissant pas aux mêmes contraintes référentielles. Les topo- nymes que Mamie et Raïa font découvrir à Rémi, par le biais de leurs cartes postales et télégrammes, signalent des lieux réels aux sonorités de légendes, et apportent des éclats d’exotisme qui tranchent avec la campagne québécoise. De Mirabel (p. 28), un fantomatique super-aéroport de Montréal, les femmes atteignent Paris, puis la Touraine, traversent de larges pans de la France jusqu’à Marseille (p. 67) : « On a la Loire à remonter en coupant jusqu’à Lyon à travers le Massif, puis tout le Rhône à longer, le plus possible à pied, pour gagner la mer, pour bien la mériter ». (p. 44) Puis s’enchaînent Barcelone (p. 105), Malaga (p. 119), Almerìa (p. 124), le Maroc (p. 145), la Lybie (pp. 153 ; 169), le Caire (p. 205), Haïfa (p. 231), puis finalement Jérusalem (p. 272). Dans Réjean Ducharme : une poétique du débris, Élisabeth Nardout-Lafarge relevait le rôle prégnant du motif de l’atlas dans L’Océantume, Les Enfantômes, Le Nez qui voque et Va savoir. Dans ce dernier, il servirait, pour Rémi, à donner forme à son épouse et à sa maîtresse, à les côtoyer dans des mondes distants tout en laissant intacte leur liberté :

J’ai trouvé Mon Corps et Mon Âme. Je les ai détectées par radiesthésie. J’ai lon- gé la Méditerranée dans mon atlas et je les ai senties sous le bout de mon doigt.

Le fil noir tendu entre Benghazi et Alexandrie à travers le vide toponymique a vibré. Et les deux notes s’harmonisaient en un parfait accord qui me répondait,

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me plongeait dans la contemplation d’une évidence dont la résistance au bon- heur peut seule expliquer qu’elle ne m’ait pas saisi aussi fort. (p. 153)

Quant à l’imaginaire du limitrophe, celui que traversent les personnages dans leur existence quotidienne, il est désigné par quelques toponymes spécifiques. Ceux- ci, cependant, distendent la relation entre le réel et la fiction, par ce que Bertrand Westphal désigne comme un « brouillage hétérotopique »11, c’est-à-dire l’utilisation d’un « désignateur rigide » dont le rôle référentiel se révèle fallacieux. C’est ainsi que Centremont, un bourg voisin de la « Petite Pologne » où s’est établi Rémi, ne se retrouve sur aucune carte du Canada malgré sa sonorité familière, proche d’un Outremont (arrondissement montréalais) ou d’un Centremount (quartier d’Hamil- ton, en Ontario). D’ailleurs, si on peut déceler une Petite Pologne à Trois-Rivières, ville à l’est de Montréal, il n’y en a nulle trace dans les « petits chemins du Nord » (p. 10) du Québec. Tous ces indices invitent le lecteur à glaner des images dans le réel, mais aussi à accepter d’ouvrir sa géographie au fantasme, à l’hybridation.

Tout comme les épisodes dans lesquels l’espace paraît sous son aspect tech- nique, ces éclats géographiques, à la croisée du réel et du fictif, s’égrènent de façon régulière, tout au long du roman : on peut compter une vingtaine de pages, en moyenne, entre chacun d’eux. C’est la juste mesure pour que le lecteur ne puisse oublier l’existence concrète de Mamie et de Raïa, mais pour que le narrateur doive en stimuler le souvenir par un réseau dense de fantasmes et de métaphores. La régularité de la vie rurale délaye chez Rémi la découverte de son village et de Cen- tremont, qui n’est d’ailleurs précédée d’aucune mise en forme de leur plan ou éva- luation de leur taille : au contraire, tous deux semblent croître au gré des besoins du protagoniste. Centremont prend ainsi corps au milieu d’un chapelet de commerces s’échelonnant jusqu’à suggérer un microcosme complet et habitable. Ces empla- cements se succèdent avec régularité, particulièrement dans la première partie du texte, s’étendant du billard de l’hôtel (p. 13) jusqu’à une école de karaté (p. 264), et se dévoilent de façon pragmatique, c’est-à-dire sans anticipation et au gré de leur utilisation.

Montréal, autre pôle toponymique, est représentée de façon semblable puisque la géographie de la métropole se réduit aux refuges que Rémi donne à ses angoisses : le bordel, où il a rencontré Raïa et espère tuer sa solitude ; ainsi que l’ancien appartement des époux, où la nostalgie l’attire, en souvenir, puis en gestes, comme dans « un de ces rêves où on a perdu ses clés » (p. 278). Ce paradis perdu fait pendant à un lieu, fugace et sans dénomination, mais localisé poétiquement par Rémi en un point exact de son univers. Il découvre ce lac, enfoncé dans la forêt, en compagnie de Fanie et de Mary : « Ce n’est pas au bout du monde, c’est le milieu » (p. 223). Pour un court moment, l’axis mundi se suffit à lui-même, imposant son oppressant silence aux trois amis, les fixant dans la stupeur d’une sérénité enfin matérialisée.

Que l’espace localisé manifeste une utopie ou concentre des emplacements mineurs, Ducharme l’ouvre sur un grand tout, sur l’obsession du lointain et de la différence. La Petite Pologne, l’accent irlandais de Mary et son anglais « intradui- sible » (p. 166) (mais si bien traduit par Rémi), le mystère qui émane de l’orientalisme suggéré de Raïa et de Mûla, l’obsession de Mamie pour l’apprentissage des langues

11. Bertrand Bertrand wesPHal, La Géocritique : réel, fiction, espace, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2007, p. 172.

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et son besoin de se sacrifier à des causes humanitaires lointaines en Amérique du Sud ou en Inde, c’est le monde entier qui semble tourner autour du minuscule coin d’exil de Rémi et qui nargue les contraintes géographiques auxquelles il se trouve soumis. La tension entre l’étranger et le limitrophe agite d’autant plus le narrateur qu’il est classé parmi les « échappés de Montréal » (p. 21) par la société locale, comme le lui rappelle Vonvon à plusieurs reprises. Les stigmates de son propre exotisme ne se résolvent qu’en fin de récit, lorsqu’il troque la mission mémorielle qu’il s’est assignée pour s’intégrer définitivement à la communauté en acceptant un emploi de serveur : « Ça y était, j’étais fin prêt, mon autre vie allait commencer, ma vie sans toi. Ça n’a pas traîné » (p. 286). Il ne lui reste alors qu’à saisir une nou- velle position sociale, clôturant son récit en relatant comment il expulse ce même Vonvon hors de son bar.

3. l’

aspeCtalléGorique del

espaCe

3.1. Mouvement mémoriel et métaphorique

L’espace dans Va savoir ne se découvre qu’au gré de l’errance de ses person- nages : il n’a pas d’existence propre et indépendante. Sa représentation n’en reste pas moins essentielle à la poétique ducharmienne, puisque la narration réitère constam- ment les liens mémoriels et métaphoriques qui épaississent les lieux, les consolident, les intervertissent parfois, subordonnant entièrement leur forme au chaos des émo- tions et du langage. C’est ainsi que l’appartement montréalais de Rémi et de Mamie est marqué de façon indélébile par l’aura d’un drame : « Tu as perdu tes jumelles aux chaleurs, après les travaux dans notre plus grand logement, au septième » (p. 39).

Ce sont tous les lieux du passé qui sont englués dans ce souvenir et qui interdisent l’idée d’un retour à la ville, d’un effacement du traumatisme donc, comme Rémi le désirerait : « On lâcherait tout, on s’en retournerait d’où on vient, au sous-sol où on était si bien, bercés par le ronron des machines à laver… » (p. 12) Ses appels aux souvenirs lumineux, aux « phlox en plein encensement » (p. 140) qui embaumaient leurs nuits d’amour, restent sans espoir. Dégoûtée de chaque empreinte de son existence, Mamie a tout annihilé avant son exil et la nouvelle demeure que lui bâtit Rémi semble menacée d’une pareille souillure, de la peur que s’étende le territoire de son infanticide. Cette contamination inquiète le narrateur : « Mais qu’est-ce que c’est que cette idée de me bassiner, en deux alinéas, avec ma maison ?... As-tu idée de me laisser m’abîmer tout seul et tout sale au fond de ce cloaque en planches ?...

Il revient à ton oncle, à ton père, à ta sœur; de notre côté de la famille, on n’y a rien mis, pas un sou, pas un coup de main, je me le suis fait assez dire !... » (p. 43). Ce discours de la dette chez Rémi12, financière quant à sa belle-famille, mais avant tout émotive quant à son épouse, assujettit l’aspect technique de l’édification de la mai- son à son aspect allégorique. Autrement dit, puisque l’argent et l’énergie qui agitent le chantier sont entièrement dévolus au retour de Mamie, ce chantier doit exprimer dans tous ses détails la mémoire de l’aimée et l’appel à son retour. Chaque étape de sa construction est ralentie par la recherche des matériaux et des meubles les plus fidèles aux souvenirs de l’épouse, sans oublier le chien de ses rêves et la plomberie antique. La construction faite, le lit conjugal et le poêle Franklin restent d’ailleurs affublés d’un tabou, puisque Rémi n’ose les utiliser lui-même, de peur d’effacer

12. À ce sujet, se référer au texte de Martine-Emmanuelle Lapointe cité précédemment. À ce sujet, se référer au texte de Martine-Emmanuelle Lapointe cité précédemment.

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par un usage quotidien leur charge mémorielle. Alors que le texte, englué dans son rythme itératif, refuse les moments d’apothéose, le narrateur ménage ainsi leur pos- sibilité. Ce ne sont pourtant que des chimères et il faudra que d’autres femmes, Jina, Mûla et Fanie, s’y couchent et s’y chauffent afin que se brise le charme et que Rémi puisse posséder la demeure qu’il a assemblée de ses mains.

Le brouillage entre les aspects matériel et sensible de la maison s’étend à l’ensemble du roman. On en trouve un autre exemple, aussi viscéral qu’émotif, avec la mise à l’épreuve des nouvelles fondations : « Quand le choc s’est produit, que le poids s’est mis à presser, le bois écrasé à hurler sous les tonnes accumulées, on sentait dans nos os, comme un courant qui nous aurait mis tous ensemble en circuit, le craquement appréhendé des parpaings qui se fissuraient. C’était bien. Quasiment de l’amour » (p. 74). L’espace-objet pénètre le corps, sans que le lecteur ne puisse oublier que cet instant fraternel résonne jusqu’à Mamie, l’inlassable point focal de tout amour et du réseau symbolique de la maison. Si le souvenir de Mamie résonne dans chacune de ses planches, le lecteur sait que l’épouse abandonne ses devoir conjugaux à d’autres femmes, capables, pour leur part, d’offrir un contact physique à Rémi, et que celles-ci s’insinuent dans l’assemblage allégorique que constitue la maison. C’est ainsi qu’au « tu », adressé à Mamie, s’agglomèrent les couleurs de Raïa, que Rémi voit blanche et bleue « en dépit du bon sens » (p. 170) :

J’ai rêvé cette nuit que tu revenais, et j’ai vu la maison finie, vivante. […] Tu m’as dit : « Elle est blonde! » Elle l’était, et j’avais fait exprès. Elle avait le corps blanc, les châssis bleus des blondes, et le toit du même blond que leurs yeux, sinon plus profond. […] Tes métaux précieux luisaient à travers le vernis brouillé, ta chaleur et ta sève imprégnaient les vaisseaux des tissus végétaux : tout mon théâtre intérieur, frémissant du plafond jusqu’au fond des penderies, était cloisonné en vieux bicifeur. Il y en avait même une brassée qui brûlait dans le Franklin… (p. 114)

La grossesse malheureuse de Mamie s’intègre à l’imaginaire du logis. Alors que son ventre avait été « enflé, habité » (p. 63), l’avortement laisse « la place occupée par l’occupante et par ses occupations » (p. 82), la quête du vide l’attirant vers une fantaisie de mastectomie et d’effacement d’une féminité qui a étouffé ses propres enfants. Les personnages s’explorent continuellement pour discerner les « signes d’habitation » (p. 48) qu’elle aurait laissés en eux, comme des reliques. Quant à la maison, Mamie l’habite symboliquement en tant que chaleur dans le bois (p. 257), en tant que fantôme (p. 290), en araignée, en précipice, en abîme (p. 298), alors que Rémi se compare lui-même à la figure fangeuse de la cave et de ses débordements :

« Je me suis métaphoriquement ramassé aussi raide au fond de notre propre gâchis stagnant, propre sous-sol en solifluxion, oubliant à la première difficulté que j’ai entrepris ces travaux parce qu’ils sont impossibles » (p. 53) ; « Toutes ces pluies ont fini par s’infiltrer, et mon système de drainage est défectueux ou débordé, sinon les deux à la fois, comme moi » (p. 256). Une telle allégorisation des personnages par l’espace et de l’espace par les personnages contamine entièrement le discours du narrateur et y instaure un basculement continu entre ceux qui construisent et ceux qui habitent, entre contenant et contenu. Ainsi Rémi, parlant de son rôle de bâtis- seur, fantasme : « Je ne sais pas ce que je ferais si je ne pouvais pas m’imaginer que je le fais pour toi, en toi, dans un ventre où le vide est voûté par tes étoiles, et tes poissons nagent au fond » (p. 90).

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Connaissant la sensibilité de Ducharme pour les personnages d’enfants, il n’est pas surprenant que Fanie incarne cette fusion un peu mieux encore : la can- deur de la jeune fille l’attache au sol de façon animale, par un instinct encore pur d’encombrants souvenirs. Toujours occupée à « marquer l’expansion de son terri- toire » (pp. 31 ; 145 ; 177), c’est en bouleversant le chantier de Rémi qu’elle s’assure de sa constante attention. À chaque conflit avec son grand ami, elle se doit d’abord de se réapproprier le terrain : « Fanie est rentrée dans la maison comme si elle [en]

reprenait possession » (p. 121). À au moins deux reprises, c’est en déféquant sous le porche ou dans le grenier de Rémi qu’elle se ménage une présence dans les lieux.

Cependant, ce n’est pas là une vaine conquête d’espace ou un désir matériel de possession, mais une véritable tentative d’habitation symbolique du lieu : « On a des mangeoires, des lavoirs, des histoires, des boudoirs, des baisoirs, un tiroir où les ranger, des maîtres équipés pour nous y tenir et mieux nous rançonner. Elle n’a rien, elle est tout ce qu’elle a » (p. 33). L’expansion territoriale par le corps et ses signes remplace une parole que Fanie ne maîtrise pas, et en laquelle Rémi lit la promesse d’un dénouement tragique (p. 216). Semblable à l’impuissant bâtisseur, elle appren- dra que la promenade et le combat sont encore les seuls modes de communication que personne ne peut véritablement lire de travers.

3.2. Mouvement fantasmatique

L’écriture de Ducharme brouille la frontière entre le réel et l’imaginaire, entre l’objet et le langage, imprégnant ses personnages d’illusions et de poésie et les lais- sant glisser d’un monde à l’autre sans entraves. Le narrateur de Va savoir annonce parfois le caractère onirique de ses élans, encourageant le lecteur à se dégager des ancrages dénotatifs du texte de manière délibérée et à s’ouvrir aux pleines potenti- alités du langage. Au palimpseste mémoriel et métaphorique que nous venons de décrire, s’ajoute donc un univers du fantasme, rendu représentable par un nœud de références variées et par des élans picturaux. Rémi rêve en deux grandes impul- sions : celle de la découverte et celle de la destruction.

Comme nous l’avons indiqué, Rémi imagine les déplacements de Mamie au moyen de la « radiesthésie », cherchant à trouver son emplacement dans un atlas au moyen d’une vibration intérieure. Les terres d’Europe, d’Afrique et d’Asie qu’il pointe du doigt et dont il savoure les toponymes et la charge d’évocation appa- raissent interchangeables dans leur exotisme. Pour extraire des images spécifiques à une poignée de ces lieux, Rémi offre, à la place de véritables descriptions, quelques indices intertextuels où le lecteur peut glaner le modèle des paysages ainsi convo- qués. Ainsi Rémi dit-il des femmes qu’elles « se sont ramassées du côté de chez Balzac » (p. 44), se référant en particulier aux décors luxuriants du Lys dans la vallée.

À la fin du roman, il peut lui-même se replier sur sa vision de la France : « Balzac me ramène en Touraine » (p. 259). En outre, les terres étrangères parcourues par Mamie sont infusées de la teinte biblique et céleste du « pèlerinage » (p. 11), de « l’autre côté » (p. 280), d’une Jérusalem qui est « de l’autre bord » (p. 286) qui est celui de la distance autant que du deuil. Lorsque Rémi transmet à Fanie les rudiments d’une histoire religieuse, il lui intime « comme devoir de rêver à la Création du Monde » (p. 199), une genèse abracadabrante menée par Fiamfiam Boumboum dans laquelle on retrouve les illusions du protagoniste sur l’Éden. Quand la jeune fille fantasme à son tour l’étranger, elle y vogue par l’eau et la terre au moyen d’un canot offert

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par la rivière : « Et elle a toujours rêvé, avec des développements, des variations, qu’on marchait en canot dans le sentier écarté. […] Il ne s’agit pas d’un vrai rêve puisqu’elle le fait avant de s’endormir » (p. 155). Cette embarcation, qui l’attire en imagination jusqu’aux gratte-ciel de Montréal, est la même que celle qui portera Rémi, Mary et Fanie jusqu’au « milieu du monde », ajoutant à l’aspect merveilleux de ce paysage qu’ils partagent en intimité.

Quant à l’imaginaire de la destruction, il n’est formulé que par Rémi et il se développe progressivement en prenant la maison comme cadre. Après avoir cou- vert toutes les parois intérieures de son « paradis » en « petit bois de cercueil » (p. 147), il ne sait que penser de cet écrin pour ses souvenirs : « Mon rêve, ou était-ce un cauchemar, est réalisé » (p. 146). Plus tard, c’est le côté menaçant de la vision qui se réalise, au moment où il dispose les meubles pour Mamie « exactement comme je l’ai vu dans mon dernier cauchemar, que j’ai pris pour un message inquiet de ta part [que j’ai] tiré le canapé devant le Franklin, exactement aussi où j’ai rêvé qu’il prenait feu » (p. 194). À chaque nouvelle étape dans la construction de la maison, et donc à chaque fois que Rémi est confronté à la menace croissante de la solitude, ces images d’apocalypse se font plus limpides et précises. Au moment de tester les fondations de sa maison, Rémi réfléchit à « tout ce qui pouvait se produire, un bain de sang de préférence » (p. 73), puis avant de peindre, il constate : « Une flammèche et ça part en fumée, ni vu ni connu. Ça me plaît bien comme idée » (p. 164). Le moment des pires angoisses s’avère celui de la maison achevée, puisqu’elle reste vide de Mamie.

Un Rémi vieilli de dix ans par l’épreuve de l’attente réitère la phrase initiale du texte en y juxtaposant le motif du feu, qui est venu à colorer toutes ses pensées : « mais tu l’as dit, la vie il n’y a pas d’avenir là-dedans, c’est fait pour brûler. Il faut investir dans le feu, c’est-à-dire ailleurs, dans le vent qui souffle le plus dessus… » (p. 277).

Si Ducharme peint son univers avec une économie d’images visuelles, ce n’est pas sans teinter le texte entier d’un bleu de rêve et d’un rouge d’incendie.

*

* *

La poétique spatiale de Va savoir ne dépend pas d’une migration du récit dans une succession de lieux, mais plutôt de sa concentration autour de la maison- chantier du protagoniste. L’immobilité de celui-ci instaure, paradoxalement, une dynamique géographique intense, par le biais des aspects technique et localisé de l’espace. Il s’agit d’un inlassable mouvement de va-et-vient entre la réalité immé- diate, représentée au travers d’un jargon d’apparence didactique, et une projection dans le lointain que suggèrent des toponymes recherchés sur une carte. C’est d’ail- leurs cette alternance qui permet de confondre l’existence de personnages qui plus jamais ne se croisent, mais qui semblent à chaque moment si près de se retrouver.

L’aspect allégorique de l’espace permet, quant à lui, d’épaissir inlassablement cette trame en ancrant les souvenirs, les corps, les rêves et les cauchemars qui ob- sèdent Rémi dans son minuscule univers rural. L’auteur sépare distinctement les épisodes qui dépendent de ces trois perspectives, les faisant alterner au moyen de micro-événements, dont les plus ostensibles sont les messages que Mamie et Raïa font parvenir à Rémi. C’est la réaction de celui-ci aux lettres, ainsi qu’aux visites de ses voisines, qui détermine la représentation de l’espace, puisqu’elle se trouve

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directement subordonnée à ses états émotifs. Alors que son travail de bâtisseur, ses sorties à Centremont et ses excursions dans les bois supposent une certaine paix intérieure et une ouverture à la beauté des fleurs ou des femmes, ses moments de frénésie et d’angoisse font réapparaître Montréal, pôle de fuite, ou provoquent un basculement vers le langage métaphorique, signe d’introversion et de projection vers le passé ou le lointain.

La disposition générale des espaces autour du point central de la maison- chantier, ainsi que la temporalité itérative qui scande la narration se conjuguent pour faire de Va savoir un récit du quotidien. En l’espèce, son potentiel tragique ne se déchaîne jamais : plutôt que de valoriser un événement singulier, la syntaxe générale du roman fait alterner les non-événements du proche, du lointain et du rêvé sans qu’une trame ne prenne le pas sur les autres. L’organisation du texte instaure un mouvement régulier et mélancolique, que l’on croirait permanent, n’était l’appari- tion, en paraphrase, du célèbre aphorisme de Pascal : « tout notre malheur vient de ce qu’on ne peut rester tout seul dans une chambre » (p. 258). Car Rémi ne résistera pas éternellement à l’absurdité de cette maison conformée au corps et aux désirs d’une femme qui ne viendra jamais l’habiter.

Ainsi le lecteur attentif à la représentation de l’espace remarquera-t-il, dans le dernier quart du roman, le glissement croissant de la narration hors du monde concret. Cette transition accompagne l’achèvement de la maison, la disparition de Mamie à Jérusalem et le basculement dépressif de Rémi qui développe ses visions masochistes. C’est le point de la résignation et du changement d’existence, au- delà duquel il pourra abandonner ses travaux, ses amours, ses amitiés et sa vision allégorique en se bornant désormais à un usage prosaïque de cette même maison :

« Je pense à travailler pour payer l’hypothèque et c’est tout. L’hiver s’en vient et je n’ai pas vraiment envie de coucher dehors » (p. 264). La monotonie sensible d’un quotidien dévolu au culte du passé et à l’espoir, se transforme : finalement devenu employé, Rémi abandonne la circularité de son monde poétique à celle d’une vie normale, soumise, mais enfin lisible et prévisible car vidée de son potentiel tra- gique.

Vincent Gélinas-lemaire Harvard University vgelinaslemaire@fas.harvard.edu

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