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Monasterium Acaunense

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(1)

JOSEPH SUTER-SAVIÖZl ATELIER DE HEUUHE

* ENCADREMENTS - = - S I O N —

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MONASTERIUM ACAUNENSE

ETUDES CRITIQUES

SUR LES ORIGINES DE L'ABBAYE DE ST-MAURICE EN VALAIS

Itaque cum alii ex diversis locis adque provinciis in honorem offi- cinmque sanctorum auri adque ar- genii diversarumque rerum mu- nera offerant, nos scribta haec nostra ... offerimus, exposcens pro his intercessionem omnium delic- torum, adque in posterum iuge praesidium patronorum semper meorum.

Eucherius Lugdunensis, prologue ad Passionem Mariyrum Acaunensium.

(7)

'-,

NIHIL OBSTAT

& A. COTTIER, CENSOR EX OFFICIO

IMPRIMATUR

FRIBURGI HELVETIORUM, DIE 8* OCTOBRIS 1 9 1 3 P. COLLIARD, V. G.

(8)

A l'endroit même où se développe aujourd'hui la petite ville de Saint-Maurice, on vénérait des le

IV

e

siècle le souvenir de soldats mis à mort pour la foi, Martyres Acaunenses ou Legio Thebaea. Une basilique fut élevée en leur honneur par le premier évêque du Valais, celui que les documents primitifs appelent Théodore, et que la piété populaire con- naît plutôt sous le nom de saint Théodule. Ce sanc- tuaire vénérable était, cela va de soi, desservi dès l'origine par quelques ecclésiastiques et, selon la coutume, ces prêtres vivaient probablement ensemble- Il y avait donc là, dès le IV

e

siècle, au sens large, vue communauté. Néanmoins l'abbaye proprement dite, organisée minutieusement par une règle monas- tique, n'apparaît qu'en 515 : elle est l'œuvre du roi de Burgondie saint Sigismond Parmi les premiers moines plusieurs laissèrent un souvenir assez vivant pour que leur vie fût écrite et conservée dans la bibliothèque du monastère.

Nous étudions, dans le présent volume, les textes relatifs au martyre de la légion thébaine, les docu- ments concernant la date de la fondation de l'abbaye, et la biographie des premiers personnages les plus il- lustres qui vécurent ou furent ensevelis dans ses murs.

Quelques savants, peut-être, seront déçus en ne

trouvant point ici l'étude approfondie et détaillée

(9)

vin

du texte fameux désigné sous le nom de Charte de fondation ou Charte de Sigismond. Après avoir recueilli puis comparé beaucoup de recensions di- verses de ce document, nous avons acquis la certi- tude qu'il ne peut être étudié pour lui tout seul, et qu'il faut le confronter avec un grand nombre de bulles et d'actes anciens. Cette étude comparative nous aurait entraîné trop loin : nous offrons au lec- teur, sans plus tarder, notre petit livre, lequel n'est pas d'ailleurs une histoire complète des origines de l'abbaye de Saint-Maurice, mais uniquement un re- cueil de dissertations relatives à cette histoire.

Ces dissertations, pour la plupart, sont achevées depuis quelques années. Il nous aurait été agréable d'attendre, pour les publier, que M. le chanoine Bourban donnât aux archéologues le résultat détaillé des fouilles exceptionnellement importantes qu'il di- rige avec un zèle si pieux, sur l'emplacement même de l'ancienne abbaye et des basiliques primitives.

En utilisant à la fois les sources littéraires et les documents figurés, nous aurions avantageusement pu compléter les unes par les autres. Mais le rapport définitif sur les fouilles se fait attendre, et nous avons pensé préférable de publier dès aujourd'hui ce que, de notre côté, nous avons trouvé dans les livres.

Malgré leur imperfection, ces études serviront à mettre au point quelques problèmes et les amis de nos antiquités nationales les liront peut-être avec quelque profit.

Lausanne, le 22 septembre 1913,

en la fête de saint Maurice et de ses compagnons»

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CHAPITRE PREMIER

Les Martyrs d'Agaune.

Sanctorum martyrum passiones idcirco minoris habentur auctoritatis, quia scili- cet in quibusdam illarum falsa inveniun- tur mixta cum veris.

Prologns ad Passionem sanctae Fortunaiae.

Mai, Spicilegiüm romanum, t. IV, p. 289

I. Observations préliminaires.

1 n ' e n t r e p a s d a n s n o t r e p l a n d'é- t u d i e r en détail les problèmes nom- b r e u x et complexes qui se r a t t a c h e n t a u m a r t y r e d e saint Maurice et d e ses compagnons. Nous avons en vue a v a n t tout l'histoire d e l'abbaye.

Mais comme cette fondation a pris naissance a u t o m b e a u même des m a r t y r s , on ne saurait, dans un livre comme celui-ci, p a s s e r sous silence la Légion Thébaine. Il faut au moins d i r e quels sont à ce sujet les résultats sérieusement acquis.

L e texte le plus ancien et d e b e a u c o u p le plus i m p o r t a n t s u r saint Maurice est la Passio Martyrum Acaunensium. H a été souvent t r a n s c r i t a u moyen âge.

P a r malheur, les recensions les plus en vogue contenaient d e considérables interpolations. E n 1662 seulement, le P . Chifflet publia, d a n s son Paulinas illustrates \ u n texte

]) F. Chifflet, Paulinas illustrates. Divione, 1662, pp. 86-92.

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2 MONASTERIÜM ACAÜNENSE.

exempt d e retouche. Il l'avait trouvé dans un manuscrit du couvent jurassien d e Saint-Claude, et il le datait du V I I Ie siècle. Depuis lors, on a longtemps p a r l é d e deux Passions, l'une, non interpolée, œ u v r e d e l'évêque lyon- nais saint E u c h e r (f 449) \ et l'autre, retouchée p a r un anonyme agaunois. Les t r a v a u x érudits d e M. le Dr Krusch sur la critique textuelle de n o t r e document ont abouti à des conclusions notablement différentes. Le récit d ' E u c h e r a été peu à peu modifié p a r plusieurs copistes. Il n'y a p a s eu un seul interpolateur, mais plusieurs : les divers manuscrits fournissent des preuves évidentes d e leurs retouches successives2. E t ce sont là des détails que l'historien ne s a u r a i t négliger.

Voici en peu d e mots le contenu de l a Passion originale. D u r a n t la d e r n i è r e g r a n d e persécution, Maxi- mien Hercule, collègue d e Dioclétien, se trouvant à Octo- d u r e (Martigny), voulut obliger ses soldats à sévir contre les disciples du Christ. P r è s d'Agaune, la légion thébaine, forte d e 6600 hommes, chrétiens eux-mêmes, refusa d e marcher. L e t y r a n la fit décimer une première, puis une seconde fois. Enfin, n e p o u v a n t vaincre leur résistance, il o r d o n n a d e passer tous les survivants a u fil de l'épée.

Les noms d e trois chefs sont c o n n u s : Maurice, E x u p è r e , Candide. Un quatrième soldat, le v é t é r a n Victor, n ' a p - p a r t e n a i t pas à la légion ; comme il blâmait les bourreaux, ceux-ci l'exécutèrent à son tour. On disait aussi que les m a r t y r s Ours et Victor, tués à Soleure, étaient des compagnons d e saint Maurice. Dieu seul connaît le nom des a u t r e s . Théodore, évêque d'Octodure, t r a n s p o r t a les reliques des nombreux m a r t y r s à Agaune même, et bâtit en leur honneur une basilique. Des miracles y furent opérés, et les pèlerins accoururent d e toutes p a r t s .

Tel est le résumé d e ce petit texte, sur lequel on

x) L. Duchesne, fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, t. II, 1900, p. 163.

2) B. Krusch, Scriptores rerum meroving., t. III, pp. 20-32.

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LES MARTTRS D'AGAÜNE. 3

discute depuis des siècles. Certains critiques nient la réalité même du martyre, et rejettent résolument « parmi les légendes les documents qui s'y rapportent. Des historiens non moins absolus en sens contraire ont ac- cepté ces documents sans examen, et accordé à toutes leurs assertions une égale autorité. Il en est enfin qui ont étudié avec soin la valeur relative des sources, et, après s'en être rendu compte, ont tenté de replacer dans leur cadre historique le plus probable, les faits qui leur ont paru devoir être retenus 1 ». Sans retracer ici l'his- toire de la controverse2, il est intéressant de jeter un rapide coup d'oeil sur les plus récentes publications.

Après une minutieuse critique des sources, M. Stolle3

conclut à la réalité du martyre, mais pour trois soldats seulement : Maurice, Exupère et Candide. Leurs nombreux compagnons auraient été ajoutés par la légende. Les savants — bon nombre d'entre eux, du moins — firent à la thèse de M. Stolle un excellent accueil4. Mgr.

Batiffol adopta ses conclusions5, et M. Tobler déclara que jamais rien d'aussi sérieux n'avait paru sur ce sujet6. M. Egli la trouva pourtant trop conservatrice 7. Pour lui,

L) P. Allard, La Persécution de Dioctétien, t. I, 1890, p. 335.

•) Voir sur ce point J. Cleus, AA. SS. Sept., t. VI, 1757, p. 308, ss. ; A. Hirschmann, Die neueste Literatur über das Martyrium der thebäischen Legion. Historisches Jahrbuch, t. XIII, 1892, pp. 783-798 ; J. Schmid, Der heilige Mauritius und seine Genossen. Festschrift zur Eröffnung des neuen Kantonsschulgebäudes in Luzern, 1893, pp. 3-31.

3) F . Stolle, Das Martyrium der thebäischen Legion, Breslau, 1891.

4) On fit pourtant des réserves, par exemple dans Analecta Bottandiana, t. X, 1891, p. 369.

6) P. Batiffol, Revue des questions historiques, t. LI, pp. 360- 364.

s) G. Tobler, Jahresbericht der Geschichtswissenschaft, Berlin, t. XIV, 1893, 2e partie, p. 125.

') E. Egli, Kirchengeschichte der Schweiz bis auf Karl den Grossen, Zürich, 1893, pp. 21, 117, 133.

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4 MONASTERIÜM ACAUNENSE.

les fameux m a r t y r s sont d e vulgaires h a b i t a n t s d e la Vallée Pennine, tués à Agaune en 56 p a r les légions d e Galba, fêtés longtemps comme les malheureux défenseurs d e l'indépendance nationale, devenus plus t a r d des saints, p a r une méprise des bonnes gens du I Ve siècle. Cette hypothèse t r o p ingénieuse n e r e n c o n t r a p a s beaucoup d e faveur a u p r è s des personnes compétentes. On a d m i r a l'imagination d e son a u t e u r1 ; mais on lui r e p r o c h a d e laisser sans réponse la p l u p a r t des difficultés 2.

M. Schmid, en particulier, fit ressortir les côtés faibles d u travail d e M. Egli s. Il en p r i t occasion p o u r publier sur le sujet en litige quelques bonnes pages, d a n s lesquelles il n e dissimulait p a s ses tendances conser- vatrices.

Quant à la date, les a u t e u r s que nous pouvons appeler ceux d e l'extrême droite, tels q u e MM. les chanoines D u c i s4 et B e r n a r d d e Montmélian5, veulent, à la suite d e l'évêque Eucher, r a t t a c h e r le m a r t y r e des T h é b a i n s à la g r a n d e persécution d e 302/303. A b a n d o n n a n t cette voie, M. Schmid p a r t a g e l'avis d e Tillemont6, suivi, e n t r e autres, p a r Ltitolf7, puis p a r M. P a u l A l l a r d8, et recule l'événement jusqu'à l'automne 286/287 (sans exclure tout à fait l'année 296). Ainsi le m a r t y r e d e saint M a u r i c e serait un épisode d e la g u e r r e des B a g a u d e s .

M. Berg intervint e n c o r e9, t â c h a n t d e distinguer la

*) Anàlecta Bollandiana, t. XII, 1893, p. 300.

2) F . X. Funk, Theologische Quartalschrift, Tübingen, 1893 p . 176.

s) J. Schmid, I. c.

4) Ducis, Saint Maurice et la lég. théb., Annecy, 1887.

6) J. Bernard de Montmélian, Saint Maurice et la lég. théb.

Paris, 1888, t. I, p. 168.

e) Tillemont, Mémoires pour l'hist. eccl., t. IV, note I.

') A. Lütolf, Die Glaubensboten der Schweiz, 1870, p . 141.

") P. Allard, Op. cit., pp. 348-355.

9) R. Berg, Der heilige Mauricius und die thebäische Legion, Halle, 1895 ; cf. Schweizerische Kirchenzeitung, 1896, nn. 16 et 18 ' A. Hirschmann, Ingolstätter Zeitung, 1896, Beilage zu N° 21.

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LES MARTTRS D'AGAUNE. 5 l é g e n d e et l'histoire. Dans la seconde moitié d u I Ve siècle dit-il, une église témoigne d e la croyance d u peuple a u m a r t y r e d'une légion. E n réalité, les officiers supérieurs a u r a i e n t été seuls mis à mort. Peut-être la légion fut-elle d é c i m é e ; rien d e plus. Bien que méritoire, ce travail, auquel on r e p r o c h a d ' a i l l e u r s1 d e n e p a s assez tenir compte des é t u d e s p r é c é d e m m e n t p a r u e s , n e résolvait p a s encore la question d e manière à satisfaire tout le m o n d e 2.

S u r ces entrefaites, M. Krusch d o n n a l'édition cri- tique d e la Pàssio Acaunensium Martyrum 3. Grâce à lui, nous avons entre les mains un texte non seulement établi avec la plus scrupuleuse exactitude, mais accompagné d'une riche collection d e variantes. Le travail est ainsi considérablement facilité p o u r tous ceux qui désormais a u r o n t à s'occuper d e ce document. Dans une claire et substantielle préface, M. Krusch nous dit ce qu'il pense d e la valeur historique d e la P a s s i o n ; mieux encore, il nous explique sa genèse. Jamais, dit-il, il n'y eut d e m a r t y r à Agaune. Mais, sous l'évêque Théodore, on dé- couvrit un cimetière gallo-romain; on crut avoir affaire à des reliques ; elles étaient nombreuses, on songea donc à une légion, et, comme la Thébaïde regorgeait alors d e saints, on s u p p o s a que cette a r m é e en était originaire.

Nous parlions tout à l'heure d e l'extrême droite ; M.

Krusch p o u r r a i t p r e n d r e place, à côté d e M. Egli, s u r les bancs d e l'extrême gauche.

L a façon dont s'expriment les auteurs qui, depuis, se sont occupés du m a r t y r e d e la Légion Thébaine, m o n t r e assez que le d é b a t n'est point clos. « Sur la réalité même du fait, r e m a r q u e A. Molinier4, on a beaucoup

1) G. Tobler, Op. cit., t. XVIII, 1897, 2<= partie, p. 117.

2) Analecta Bollandiana, t. XV, 1896, p . 339.

s) Scriptores rerum merovingicarnm, t. III, 1896, pp. 32-40.

*) A. Moliaier, Les sources de l'histoire de France, t. I, Paris, 1900, p. 31.

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6 MONASTERIÜM ACAUNENSE.

discuté ; les arguments négatifs semblent jusqu'ici p r é - valoir ». D'après Dom H. Leclercq, « les arguments a p p o r t é s d e p a r t et d ' a u t r e p o u r et contre l a valeur historique de ce récit laissent toujours place à u n e dé- monstration définitive, quelles qu'en doivent être les c o n c l u s i o n s1» . L e R. P . Delehaye classe la Passio Acau- nensium Martyrum p a r m i les romans historiques 2, et M.

Dufourcq appelle ce texte « u n e p u r e l é g e n d e3» .

Cette revue des diverses opinions i nous montre, d'une p a r t , que b e a u c o u p s'intéressent à l'histoire d e saint Maurice, et, d ' a u t r e part, qu'il reste, d a n s ce do- maine, des ombres à dissiper. On voit même d'une façon manifeste, que la critique est sévère p o u r la Passion et que bon n o m b r e d'érudits sont plus ou moins ouvertement contre l'authenticité du m a r t y r e . Nous prions instamment nos lecteurs d e bien r e m a r q u e r ce d e r n i e r fait. Autre- ment il leur serait impossible de c o m p r e n d r e quelle est la position d e l'historien d'aujourd'hui t o u c h a n t ce grave problème.

Nous allons essayer, à notre tour, de faire un p e u d e lumière s u r les points principaux, en d e m e u r a n t d a n s cette sereine indépendance qui seule p e u t d o n n e r aux investigations scientifiques leur valeur. Deux écueils sont à contourner. Il ne faut p a s t r a i t e r les textes avec u n e outrecuidante désinvolture, comme si tous les hagiogra- phes étaient des exaltés ou des niais ; il faut aussi se g a r d e r d e leur a c c o r d e r une confiance excessive, comme si tous les écrivains d'autrefois étaient infaillibles ou omniscients. L'on doit surtout savoir ce que ces derniers voulaient faire, et ne point chercher d a n s leurs t r a v a u x ce qu'ils n ' o n t jamais pensé y mettre.

*) Dom H. Leclercq, Les Martyrs, t. II, Paris, 1903, p. 170.

!) H. Delehaye, Les légendes hagiographiques, Bruxelles, 1905, p. 135.

8) A. Dufourcq, Les Gesta Martyrum, t. II, Paris, 1907, p. 20-

4) Nous parlerons plus loin de C. Narbey, Supplément aux Acta Sanctorum, t. II, 1905, p. 370 ss.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 7

Avant tout, distinguons avec soin l'essence même d u fait et les détails accessoires. Maurice et ses compagnons ont-ils vraiment versé leur sang p o u r le Christ? Ou bien ceux qui, depuis plus de quinze siècles, honorent leurs reliques et leur mémoire, vénèrent-ils, victimes d'une illusion, des ossements quelconques, peut-être le souvenir d e héros imaginaires? Voilà le fait principal, celui qui mérite dès l'abord n o t r e attention.

IL Le récit de saint Eucher.

1. Manuscrits, auteurs, date.

e texte intitulé Passio Acaunensium Martyrum a été conservé d a n s des manuscrits exceptionnellement nom- breux. Néanmoins deux ou trois seulement r e p r é s e n t e n t la version primitive. Au p r e m i e r r a n gx figure le Parisinus 9550 (Supl. lat. 839).

Il se compose de 93 feuillets écrits a u VIIe siècle en lettres onciales. On y trouve d ' a b o r d les Formulae et les Instructiones d e l'évêque Eucher, puis les lettres que Salvien et Hilaire écrivirent à ce personnage, puis, a u verso du feuillet 81, notre Passio Acaunensium Martyrum, enfin l'épître d ' E u c h e r à Salvius, d o n t les derniers mots ont été suppléés en écriture méro- vingienne p a r une main du V I I Ie siècle. Ce précieux manuscrit a p p a r t e n a i t jadis à Saint-Claude2. Il y avait anciennement a u même monastère un parchemin d a t a n t du siècle suivant : outre la Vie d e saint Nizier, les Dia- logues de Sulpice-Sévère, le De Viris de Gennadius, il contenait le M a r t y r e d e Saint Maurice et de ses com-

') Sur tout ceci, voir B. Krusch, Op. cit., p. 22.

') Porté à Paris en 1804. L. Delisle, Le cabinet des manuscrits, t. H, p. 15.

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8 MONASTERIUM ACAÜNENSE.

pagnons. On sait qu'il a été utilisé p a r Chifflet1; mai^

on ignore ce qu'il est aujourd'hui devenu.

Le Parisinus 17002 est un g r a n d in-folio d u Xe siècle.

Il fut d ' a b o r d à l'abbaye de Moissac, a p p a r t i n t dès 1656 à Claude Joly, p r i t place ensuite p a r m i les livres d e Notre-Dame d e Paris, d'où il p a s s a à la Bibliothèque Nationale 2. L a Passion des m a r t y r s d'Agaune se trouve tout entière aux ff. 2 7 2r et 2 7 2v. Une main du XIe ou d u XIIe siècle a t r a n s c r i t à la fin du volume une p a r t i e d e cette même recension. D ' a p r è s M. Dufourcq3, le Parisinus 5293 doit être mis p o u r notre texte à p e u p r è s s u r la même ligne que le 17002 ; il a p p a r t i e n t a u XIIIe

siècle4.

Dans le plus ancien d e ces manuscrits, la Passion des M a r t y r s est suivie d'une épître à Salvius, où saint E u c h e r est p r é s e n t é comme l'auteur d u récit. Un a u t r e parchemin, le Parisinus 5293, d o n n e à la même lettre ce titre : « Incipit prologus beati Eucherii Ligdunensis episcopi in passione sanctorum m a r t y r u m t h e b a e o r u ms >.

Nous savons ainsi que la Passio Acaunensium Martyrum est l'œuvre d e l'évêque d e Lyon, saint E u c h e r .

') Cf. ci-dessus, p. 1.

2) L. Delisle, Op. cit., t. i n , p. 226.

3) A. Dufourcq, Op. cit., p . 9, n o t e 1.

4) Principales éditions de la Passio Acaunensium Martyrum : F. Chifflet, Paulinus Illustratus, Divione 1662, pp. 86-92 ; Th. Ruinart, Acta martyrum sincera, Parisiis 1689, pp. 285-289 ; 1731 Veronae, pp.

241-244, édition de Ratisbonne, 1859, pp. 317-320 ; J. Cleus, AA. SS.

Sept. t. VI, Antverpiae 1757, pp. 342-343 ; Migne, P. L., t. L , pp.

827-832 ; De Rivaz, Eclaircissements sur le martyre de la légion thékêenne, Paris 1779, pp. 314-322 ; J. Bernard de Montmélian, Saint Maurice et la légion thébéenne, Paris 1888, t. I, pp. 370-376 ; F . Stolle Das Martyrium der thebäischen Legion, Breslau 1891, pp. 101-106 f

Wotke, Eucherii lugdunensis opera, CSL., t. XXXI, Vindobonae 1894;

pp. 165-173 ; R. Berg, Der heilige Mauricius und die thebäische Legion, Halle 1895, pp. 101-106 ; B. Krusch, Script. Mer., t. Ill, pp.

32-39. C'est cette dernière édition que je reproduis ici.

5) Folio 61*. B . Krusch, Op. cit., p . 39.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 9 Induits en e r r e u r p a r la légende d e sainte Consorce1, certains érudits c r u r e n t devoir distinguer deux p r é l a t s lyonnais d u nom d ' E u c h e r ; l'un a u r a i t vécu a u Ve siècle, l'autre, a u suivant. Cette distinction est aujourd'hui a b a n d o n n é e ; on ne p a r l e plus que du premier Eucher.

On n e sait à quelle époque ce personnage succéda à Senator s u r le siège episcopal de Lyon ; il n'était p a s encore évêque a u moment où Cassien rédigeait le p r o - logue de ses dernières conférences 2, qui semblent avoir été achevées vers 429. E n 441, E u c h e r assiste comme évêque a u concile d'Orange ; en 449, il reçoit le Later- cuius d e Polémius Silvius ; il meurt cette année même*.

Or, dès le d é b u t du V Ie siècle, nous constatons l'existence d'une Passion des m a r t y r s d'Agaune. Deux textes de ce temps la mentionnent en des termes qui supposent une assez large diffusion. L'homélie d'Avit prononcée à Saint-Maurice même, le 22 s e p t e m b r e 515, renferme ce passage : « Praeconium felicis exercitus . . . ex consuetudinis debito series lectae passionis explicuit >.

L a Vie des P è r e s du J u r a4, écrite d a n s la p r e m i è r e moitié du V Ie siècle, contient aussi la mention s u i v a n t e :

« Basilicam sanctorum in Agaunensium locum, sicut pas- sionis ipsorum relatio digesta testatur, q u a e sex milia sexcentos viros non dicam a m b i r e corpore in fabricis, sed nec ipso ut reor campo illic potuit consepire, fidei

*) Deux filles d'Eucher, Consorce et Tullie, sont mentionnées dans une légende intitulée Conversio Eucherii et vita duarum fili- arum Tulliae atque Consortiae virginum, publiée par Chifflet, Pau- linns Illustratus, p. 69. La critique de cette légende sans valeur a été donnée par Tillemont, Mémoires pour VHist. Eccl., t. XV, pp.

852, ss.

•) Eucher y est appelé famulus Christi, titre qu'on ne donnait pas alors aux éT/êques.

3) L. Duchesne, Fastes épiscopaux, t. II, p. 163.

*) L'authenticité de cette Vie a été démontrée par Mgr. Du- chesne et M. Poupardin. On verra le compte rendu de leurs travaux dans Analecta Bollandiana, t. XVII, 1898, p. 39.

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10 MONASTERIUM ACAUNENSE.

a r d o r e succensus deliberavit e x p e t e r e 1 ». Il n ' y a v r a i - m e n t a u c u n e raison d e chercher la Passion q u e ces textes mentionnent, ailleurs que d a n s n o t r e Passio Acaunensium Martyrum. Du r e s t e les critiques p a r a i s s e n t aujourd'hui d ' a c c o r d p o u r a t t r i b u e r à l'évêque E u c h e r la composition d e l'écrit2.

Q u a n t à d é t e r m i n e r l'année p r é c i s e où le texte fut rédigé, nous devons y renoncer, faute d e document. T o u t ce q u e l'on p e u t dire, c'est que, saint E u c h e r é t a n t m o r t en 449, l a Passio Acaunensium Martyrum d a t e d e la p r e m i è r e moitié et plus p r o b a b l e m e n t , semble-t-il, d u deuxième q u a r t d u Ve siècle.

') Vita Patrura Jurensium, I 15 ; éd. Krusch, Script, rer. mero- ving., t. III, p. 139.

2) Un historien d'aujourd'hui fait exception, c'est M. l'abbé Narbey, Supplément aux Acta Sanctorum, t. II, p. 372 (c'est le fasc.

22, paru en 1906). Mais les raisons qu'il donne sont de nature à peu nous émouvoir : « le s t y l e . . . ressent tout à fait les fantaisies oratoires des hagiographes formés dans les écoles carlovingiennes î et c'est apparemment de l'un d'eux qu'il p r o v i e n t . . . Il n'y a que de rares manuscrits d'une époque peu reculée qui contiennent la lettre de dédicace à Salvius . . . etc. ». Ces objections tombent par le fait de l'existence du Parisinus 9550, ms. du Vile siècle, dont nous avons parlé. De plus, M. Narbey juge erronée la mention d'une église construite à Agaune par saint Théodore, sous prétexte que la première basilique fut élevée en 515 par Sigismond. Nous savons qui celui-ci bâtit un monastère, mais que l'église existait antérieure- ment. — Egli lui aussi, Kirchengeschichte der Schweiz, p . 24, fait peu de cas de l'épître à Salvius, sous prétexte qu'elle manque dans les meilleurs manuscrits. Cet historien eût sûrement été d'un autre avis, s'il avait connu le Parisinus 9550. — Enfin, tout en admettant l'authenticité de la Passio Acaunensium Martyrum, nous n'irons pas jusqu'à dire, avec M. Dufourcq, que « les confrères et les amis d'Eucher ont écrit des Gestes de martyrs tout à fait analogues », et que Lérins fut au V« siècle un centre d'études hagiographiques (A. Dufourcq, Lérins et la légende chrétienne, Comptes-rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1905, pp. 415-423).

Nous pensons simplement que la composition d'Eucher se rattache aux Gestes de martyrs, élaborés dans les premiers temps du moyen âge, sans présenter aucun caractère très spécial.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 11

2. Caractère général de l'écrit. Les sources où l'auteur a puisé.

Voici d ' a b o r d le texte entier d e la lettre où saint E u c h e r explique d a n s quelles circonstances il a composé la Passion des M a r t y r s d'Agaune.

« Domino sancto et beatissimo in Christo Salvio epis- copo Eucherius. Misi a d beatitudinem t u a m scribtam nostrorum m a r t y r u m passionem. V e r e b a r n a m q u e ne p e r incuriam tarn gloriosi gesta martyrii a b hominum memo- ria tempus aboleret. P o r r o a b idoneis auctoribus rei ipsius veritatem quaesivi, a b his utique qui adfirmabant se a b episcopo Genavensi sancto Isaac hune quem p r a e - tuli passionis ordinem cognovisse, qui, credo, r u r s u m haec r e t r o a beatissimo episcopo T h e o d o r o viro temporis an- terioris acceperit. I t a q u e cum alii ex diversis locis a d q u e provineiis, in honorem officiumque sanctorum a u r i a d q u e argenti diversarumque r e r u m m u n e r a offerrant, nos scribta haec nostra, si vobis suffragantibus dignantur, offerimus, exposcens p r o his intercessionem omnium delictorum a d q u e in posterum iuge praesidium p a t r o n o r u m semper meorum. Mementote vos quoque nostri in conspectu Domini, sanctorum semper offieiis inhaerentes, domine sanete et merito beatissime frater ».

E u c h e r a donc l'intention d'écrire, p o u r sauver d e l'oubli les détails de la glorieuse passion. Une préoc- cupation analogue a souvent inspiré les auteurs d e Gesta martyrum, p a r exemple celui d e la Passio sancti Genesii:

« Quoniam succedentes sibi p e r incertum vitae tempus aetates t r a d e r e h a e c invicem memoriae mutuae q u a m man- d a r e litteris maluerunt, vel n u n c oportet eadem fidelibus scriptis in t e m p o r a secutura transmittere, ne ea q u a e a d h u c viva recordatione r e r u m u t sunt gesta referuntur, evanescente p e r tempus vel t r a d e n t i u m vel accipientium

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12 MONASTERIUM ACAUNENSE.

fide, fabulosa c r e d a n t u r ' ». Mais l'épître à Salvius, p o u r qui la lit attentivement et sans préjugé, offre quelque chose d'hésitant.

Affirmer q u ' E u c h e r appuie son témoignage sur celui d e Théodore, ce n'est p a s absolument exact. L'évêque d e Lyon tient son récit de ceux qui disaient, adfirmabant, l'avoir appris d'Isaac. Quant à ce dernier, l'auteur pense, credo, qu'il avait été renseigné p a r Théodore. Il y a l à des nuances qu'on n e p e u t négliger. D'ailleurs, ce q u ' E u c h e r a en vue, ce n'est p a s t a n t le fait du m a r t y r e que ses circonstances, passionis ordinem 2. Que des chré- tiens eussent été martyrisés à Agaune, personne n'en doutait de son temps ; la basilique érigée en leur honneur, les guérisons d o n t elle était le t h é â t r e3, tout cela contri- b u a i t à en p e r p é t u e r le souvenir; c'est p a r E u c h e r lui- même que nous le savons. Il n'était donc p a s en peine p o u r la substance du fait, mais seulement p o u r les détails.

Nous pouvons en conclure que, du temps d'Eucher, tous étaient d'accord s u r le gros de l'histoire, non s u r les points accessoires. Vraisemblablement, des chrétiens plus ou moins bien informés, racontaient d e diverses manières la tragédie d'Agaune : si tous l'avaient fait d e la même façon, on n e risquait guère d'en p e r d r e la mémoire. E u c h e r choisit la version qui lui p a r a î t préfé- rable, celle dont les p a r t i s a n s s'appuient sur des témoi- gnages dignes de foi, celui d'Isaac, et, semble-t-il, celui d e Théodore. Les mots « quem praetuli ordinem » signi- fient, d ' a p r è s M. K r u s c h4, « le récit de la Passion qui figure ci-dessus » ; E u c h e r a y a n t écrit d ' a b o r d l a Passion,

') Passio s. Genesii martyris arélatensis, n. 1 ; éd. Ruinart, Acta Sincera, Paris, 1689, p. 475.

2) Passionis ordo veut bien dire la suite des faits. Cf. Passio s. Epipodii, n. 3 ; Ruinart, op. cit., p. 64 : « Verum, intermisso pau- lisper ordine passionis, quanti qualesque fuerint [martyres] convenit vel bréviter publicari ».

3) Passio Acaunensinm Martyram, nn. 16, 18.

') B. Krusch, Op. cit., pp. 24, 40.

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LES MARTYRS D'AGAÜNE. 13 puis l'épître, praetuli serait une simple allusion à cette priorité. L'interprétation est légitime, bien qu'on puisse t r a d u i r e aussi praetuli p a r j'ai préféré. Dans ce d e r n i e r cas, l'auteur dirait expressément qu'il a choisi e n t r e plusieurs versions courantes 1.

On a p a r l é quelquefois d'un écrit d e Théodore, q u e saint E u c h e r a u r a i t utilisé. C'est le sentiment d e Briguet2, d e R i v a z3, et d e leurs n o m b r e u x imitateurs. Il p a r a î t justifié p a r u n e tradition conservée d a n s d e vieux livres liturgiques valaisans, p a r exemple d a n s un Bréviaire cité p a r les Bollandistes : « [Theodorus] passionem sanctorum T h e b a e o r u m m a r t y r u m Agaunensium Mauricii et sociorum eius episcopo Genavensi transmisit communicandum om- nibus episcopis Galliae, quam Eucherius episcopus Lug- dunensis p r o fragrantia sui styli omnibus communem fecit4 ». M. 'Wotke a donné quelque vraisemblance à cette tradition p a r des arguments d ' o r d r e philologique: « Si- lentio non omiserim mihi Eucherium veterem q u e n d a m librum r e t r a c t a s s e verisimile esse, quem fortasse a b epis- copo Gennavensi accepit ; n a m in hoc opusculo q u a e d a m a sermone eucheriano aliéna, vel, ut potius dicam, a b episcopo Lugdunensi r a r i u s u s u r p a t a mihi detexisse v i d e o r5 ».

L a tradition liturgique est vraisemblablement née d'une interprétation inexacte d e l'épitre à Salvius : on a u r a amplifié et précisé un p e u les mots d ' E u c h e r relatifs à I s a a c et à Théodore. Quant a u x observations d e M.

') Peut-être disait-on déjà au temps d'Eucher, que le martyre de saint Maurice se rattachait, non à la grande persécution de Dio- clétien, comme Eucher le pense, mais à la répression des Bagaudes, comme le prétend un ancien interpolateur.

2) Briguet, Vallesia sancta, Sion, 1744, p, 48.

s) De Rivaz, Eclaircissements sur le martyre de la lég. théb.

Paris, 174 ; pp. 37, 53.

4) AA. SS. Aug., t. V, pp. 814-815.

6) "Wotke, Eucherii Lugdunensis Opera, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum latinorum, t. XXXI, Vienne, 1894, p. XXII.

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14 MONASTERIUM ACAUNENSE.

Wotke, elles n e doivent p a s non plus nous a r r ê t e r . Saint E u c h e r indique ses sources : elles se résument en une tradition verbale, ab his qui adfirmabant ; il compose son opuscule, scriptum passionem, précisément p a r c e qu'il veut p r é v e n i r l'oubli. L'homme qui p a r l e ainsi n ' a aucune source écrite à sa disposition.

E u c h e r a p u visiter le tombeau des m a r t y r s , et se renseigner s u r place. L'a-t-il fait? Certains a u t e u r s l'as- surent, à la suite de Rivaz *. P o u r notre p a r t nous avons peine à l'admettre. Si l'évêque d e Lyon avait été sur le t h é â t r e même des faits qu'il raconte, s'il avait pu p a r l e r a u x desservants de la basilique, et a u x habitants d'Agaune, pourquoi ne l'aurait-il p a s dit à Salvius? On ne conçoit guère qu'il ait omis d e mentionner une source si impor- t a n t e : un tel témoignage avait assurément plus d e valeur que les dires d e ceux qui affirmaient avoir été instruits p a r Isaac.

On p o u r r a nous objecter que saint E u c h e r donne des lieux une description t r o p minutieusement exacte p o u r n ' ê t r e p a s d ' u n témoin oculaire : « Sed mihi p r i u s q u a m reliqua commemorem, situs loci eius relationi inserendus videtur.

A c a u n u s sexaginta ferme milibus a Genavensi u r b e adest, quattuordecim vero milibus distat a capite Limanni lacus, quern influit Rhodanus. Locus ipse iam inter alpina iuga in valle situs est, ad quern pergentibus difficili transitu a s p e r u m a d q u e a r t u m iter panditur, infestus n a m q u e R h o d a n u s saxosi montis radicibus vix pervium viantibus aggerem reliquit. Evictis, transmissisque angustiarum faucibus, subito nee exiguus inter montium rupes campus a p e r i t u r . In hoc legio sancta c o n s e d e r a t2 ». N'exagérons rien. Cette description est juste ; mais il n'était point impossible d'en recueillir les éléments sans venir s u r place. Les anciens possédaient des itinéraires fort précis et complets, rédigés en vue des opérations militaires; et

*) De Rivaz, Op. cit.

8) Passio Acaunensium martyrum, n. 5.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 15

lorsque les généraux d e Rome se mettaient en route, ils savaient déjà souvent d'une manière étonnamment précise la configuration d u sol, les fleuves, les montagnes, les passages, les distances, en un mot les moindres détails des pays où ils se rendaient. Dans son De Re militari, dédié à Valentinien II (375 — 392), l'écrivain V é g è c e1 donne aux officiers supérieurs les prescriptions suivantes :

« Omni cura, omnique diligentia providere dux debet n e proficiscens p a t i a t u r incursum, vel facile ac sine d a m n o repellat inlatum. P r i m u m itineraria omnium regionum in quibus bellum geritur plenissime debet h a b e r e perscripta, ita ut locorum intervalla, non solum passuum n u m é r o sed etiam v i a r u m qualitate perdiscat, compendia, diverticula, montes, flumina, a d fidem descripta consideret. A d hoc a prudentioribus et honoratis ac locorum gnaris s e p a r a t i m d e b e t universa perquirere, et veritatem colligere d e pluri- bus ». Si Vegèce exige de la p a r t des généraux d e telles connaissances, elles étaient donc possibles. Observons d'ailleurs que le passage si fréquenté d'Octodure a u lac L é m a n était particulièrement connu.

Nous arrivons à cette conclusion : E u c h e r n'a p a s utilisé d e source é c r i t e ; il n'a p a s consulté la tradition locale; il s'est contenté de récits oraux, postérieurs d'au moins un siècle à l'événement qu'il r a p p o r t e .

Or d ' a p r è s la classification donnée p a r le président des Bollandistes, le R. P. Delehaye, les documents hagiographi- ques se répartissent en six groupes : 1° les procès-verbaux officiels, 2° les récits d e témoins oculaires, 3° les actes dont la source principale est un texte écrit, 4° les r o m a n s historiques, 5° les r o m a n s d'imagination, 6° les faux. Nous venons de voir que la Passio Acaunensium Martyrutn n e r e n t r e d a n s aucune des trois p r e m i è r e s catégories ; rien ne p e r m e t de la m e t t r e d a n s la cinquième ou la sixième.

Reste donc la quatrième.

l) Vegetius, De re militari, III, 6, Cité dans Stolle ; Op. cit., p. 62.

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16 MONASTERIUM ACAUNEMSE.

Au demeurant, cette classe est de beaucoup la plus nombreuse. Dans les pièces qui lui appartiennent, « et qui sont souvent un tissu de réminiscences littéraires, de traditions populaires et de situations fictives, l'élément historique est presque toujours réduit à une quantité infinitésimale. Le nom du saint, l'existence de son sanc- tuaire, la date de sa fête, sont d'ordinaire ce que l'on peut retirer avec certitude d'un genre de composition où la fantaisie s'est donné libre carrière >.

Pour avoir une idée du manque d'originalité de notre texte, et, tout ensemble, de la ressemblance qui existe entre lui et les Gesta Martyrum, il suffit de faire quelques rapprochements.

Passio Acaunensium n. 1.

Sanctorum passionem marty- rum qui Acaunum glorioso san- guine inlustrant, pro honore ge- storum, stilo explicamus.

n. 2.

Considérations générales sur les rigueurs de la persécution; on les trouve partout.

n. 3.

Portrait banal des martyrs : in rebus bellicis strenui, et virtute nobiles sed fide nobiliores . . .

n. 7.

Maximianus omni belua cruen- tior. (L'épithète infamante à côté du nom du tyran est un lieu com- mun.)

n. 9.

Si non in tarn funesta compelli- mur ut hune offendamus, tibi, ut fecimus hactenus, adhuc parebi- mus. Si aliter, Uli parebimus po- tius quam tibi. Offerimus nostras

Passio ss. Marciani et Nican- dri, n. 1. (Ruinart, p. 484).

Gloriosa sanctorum martyrum Nicandri et Marciani certamina quaî adversus diabolum habue- runt, exponere properabo.

Acta s. Victoris Massiliensis n. 5 (Ruinart, p. 257).

Impiissimus Cassar, omni fera crudelior, omni dracone malig- nior. Cf. Passio s. Vincentii, n.

6; Passio s. Arcadii, n. 3.

Passio s. Ferreoli, n. 1. (Rui- nart, p. 406).

Imperatoribus quamdiu salva religione licuit, militavi. Opera mea cum tibi parui iustis legibus debui; sacrilegiis nunquam ser-

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 17 in quemlibet hostem manus quas vivi ; adversus noxios, non adver- sanguine innocentium cruentare sus christianos militare proposui.

nefas ducimus. Dexterae istae pu- gnare adversum impios adque inimicos sciunt, laniare pios et cives nesciunt.

n. 12. Acta s. Marceïli, n. 1. (Ruinart, Hic cum iter agens subito inci- p . 265).

disset in hos qui passim epula- Ibi cum omnes epularentur . . . bantur laeti martyrum spoliis at- Marcellus quidam ex centurioni- que ab his ad convescendum bus, profana reputans illa convi- invitatus, detestatus'convivas de- via, reiecto etiam cingulo mili- testatusque convivium refugiebat tari . . .

n. 13. Acta s. Marceïli, n. (Ruinart Haec nobis tantum de numéro p. 63).

martyrum conperta sunt nomina Quorum plurimi distinctis pas- . . . cetera vero nobis quidem in- sionibus atque nominibus ad suc- cognita, sed in libro vitae scribta cedentium memorias pervenerunt, sunt. innumeros vero inscriptos caeles-

tis vitae liber tantum continet.

n. 16. Passio s. Cyriaci. (Analecta Vero beatissimorum Acaunen- Boll., t. IL, p. 257).

sium martyrum corpora, post Dehinc post multorum annorum multos passionis annos sancto curricula, sub venerabili viro Theodoro eiusdem loci episcopo Gregorio, romanae u r b i s . . . epis- revelata traduntur. copo, revelatae sunt eidem ponti- fici sancti Cyriaci et sociorum eius reliquiae.

Ces rapprochements ne prouvent aucune parenté littéraire entre ces divers textes: mais ils montrent que le récit d'Eucher est un de ces Gesta Martyrum comme on en produisit tant dans le haut moyen âge. Il n'a ni plus ni moins de valeur que la plupart d'entre eux.

Si maintenant nous enlevons de ce récit les lieux communs, et, de plus, les développements oratoires, comme le sont sans aucun doute les longs discours mis sur les lèvres des martyrs, il reste, en somme, les points suivants :

2

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18 MONASTERIUM ACAUNENSE.

1° Une légion composée d e 6600 Thébains 1 est a p - pelée d'Orient en Valais p a r Maximien, et reçoit l'ordre d e p r e n d r e p a r t à la g r a n d e persécution.

2° L a légion, étant chrétienne, refuse d e m a r c h e r contre des chrétiens. Elle est décimée à deux reprises, puis exterminée.

3° Victor, un vétéran, désapprouve les b o u r r e a u x , et reçoit à son tour la couronne du m a r t y r e .

4° Les corps saints sont révélés longtemps a p r è s leur mort à Théodore, évêque d'Octodure ; une église est élevée en leur h o n n e u r ; des miracles s'y opèrent.

5° Q u a t r e noms seulement sont connus : Maurice -, E x u p è r e , Candide et Victor. Les deux m a r t y r s vénérés à Soleure, Ours et Victor, firent, dit-on, p a r t i e d e la même légion.

Le premier point offre une vraie difficulté. L a seule g r a n d e persécution à laquelle on puisse penser, est celle qui commence en 303. Or « depuis 293 les p a y s d'Agaune et d'Octodure relèvent du César Constance Chlore, comme toute la Gaule et la Bretagne. Maximien n'y joue plus aucun rôle. Constance, en 303, n'exécute p a s l'édit d e persécution ; il se contente de démolir quelques églises.

Au d é b u t du IVe siècle, en outre, une légion n e compte ') On a révoqué en. doute l'origine thébaine de saint Maurice et de ses compagnons. Eucher (ou les fidèles dont il représente le sentiment), ayant affaire à un grand nombre de soldats dont il ignorait l'origine, les aurait attribués, par conjecture, à la Thébaïde.

L'évêque de Lyon avait été moine à Lérins. Il appartenait par ses relations au midi de la Gaule, où les vies des Pères de la Thébaïde, écrites par Rufin, jouissaient d'une grande popularité. L'Egypte y apparaissait comme la terre sainte de la vie chrétienne. L'hypothèse a donc une certaine ingéniosité ; mais nous ne voyons aucune raison qui nous oblige d'y souscrire.

2) On peut fort bien avoir conservé les noms de ces soldats, apparemment plus connus que les autres. Les considérer comme imaginaires, sous prétexte que Mauricius veut dire Noir et Candi- dus, Blanc, comme l'a fait M. Krusch après M.. Dummler c'est vraiment faire preuve d'une injustifiable sévérité.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 19 plus 6600 h o m m e s1» . Ces considérations ont fait a b a n - d o n n e r à beaucoup d'historiens, même très conservateurs, l'opinion d'Eucher. Ils se sont alors p o u r la p l u p a r t ra- b a t t u s sur une d a t e plus ancienne 2, les environs de l'an 286, a d o p t a n t la version mise en cours p a r un interpo- l a t e u r agaunois. Mais, sans discuter maintenant cette dernière, contentons nous d'observer que si l'évêque d e Lyon a pu se t r o m p e r sur des points aussi importants, nul n ' a le droit d'exiger que nous le croyions sans réserve p o u r tous les autres.

Contre la vraisemblance d u m a s s a c r e d e 6600 hom- mes, on a fait valoir l'argument négatif. Aucun a u t e u r a v a n t E u c h e r ne le mentionne, et l'on conçoit difficile- ment qu'un tel carnage ait échappé à des historiens comme E u s è b e ou Lactance. Nous admettons volontiers

— du reste sans insister; car c'est l'avis qui p r é v a u t aujourd'hui — q u ' E u c h e r exagère en p a r l a n t d e légion p r o p r e m e n t dite, et d e légion composée d e 6600 hommes.

On peut songer simplement à un n o m b r e indéterminé, mais considérable, d e soldats m a r t y r s , commandés p a r les trois chefs dont les noms sont conservés. Ainsi réduit, l'événement a fort bien p u se p a s s e r sans q u ' a u c u n historien du temps l'ait mentionné. P o u r m o n t r e r que l'argument négatif doit être employé p r u d e m m e n t , nous citerons les p a r o l e s si sages de M. Allard, a u sujet d e Pompéi et d ' H e r c u l a n u m : « L a destruction d'Herculanum et d e Pompéi, au Ie r siècle, est un fait plus considérable que le m a s s a c r e d'un corps de troupes à la fin du IIIe. E t cependant, si nous n'avions sous les yeux que les livres d'auteurs contemporains, qui p o u r t a n t vivaient en Italie, et fréquentaient les rivages alors si peuplés d u Golfe de Naples, nous ignorerions jusqu'au nom des

') A. Dufourcq, Les Gesta martyrum, t. II, p. 15.

°) Mentionnons ici l'opinion différente de M. le Chanoine Ducis, dont M. Allard a montré les côtés faibles. P. Allard, La persécution de Dioclétien, t. II, pp. 348-354.

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20 MONASTERIUM ACAÜNENSE.

localités enfouies en 79 sous la cendre d u Vésuve. Pline écrit deux lettres p o u r raconter la m o r t de son oncle, victime d e l'éruption volcanique ; il ne dit rien des deux villes qui p é r i r e n t en même temps que le célèbre n a t u - raliste. Suétone, dans sa Vie d e Pline l'Ancien, rappelle en termes aussi généraux « le désastre d e la Campanie ».

T a c i t e nomme Pompéi, mais à propos d u tremblement d e t e r r e d e 64. P o u r l'année 79, il parle, sans détails, d e « villes englouties ou renversées sur le fertile rivage d e la Campanie » ; on n e voit même p a s clairement si cette p h r a s e fait allusion à la catastrophe d e 79 ou à celle d e 64. Il faut franchir un siècle et descendre j u s q u ' à Dion Cassius, p o u r lire le nom des cités détruites . . . Si les villes ensevelies n'avaient p a s été découvertes, les relations d e leur fin tragique a u r a i e n t certainement été mises en doute p a r les m o d e r n e s1 ».

L'alinéa relatif a u v é t é r a n Victor a été considéré p a r M. Stolle2 comme une interpolation ; mais sans motif suffisant. Du reste, on trouve le passage en question d a n s tous les meilleurs manuscrits, et notamment d a n s le Parisinus 9550 qui est du V I Ie siècle.

Dans la suite d e ce travail, nous p a r l e r o n s encore d e la reveîatio des m a r t y r s et de la plus ancienne basilique érigée en leur honneur. Nous nous acheminerons ainsi p e u à p e u vers les conclusions. P o u r le moment, il nous suffit d'avoir m a r q u é le c a r a c t è r e général d e la Passio Acaunensium Martyrum, ses aspects r a s s u r a n t s et ses côtés faibles.

*) P. Allard, Op. cit., pp. 363-364.

") F. Stolle, Op. cit., p. 84. M. Dufourcq, p. 9, cite, comme ayant établi l'authenticité de ce passage, un travail anonyme, L'epistola Encherii et le martyre de la légion thébaine, paru en 1898 dans le Museon de Louvain, pp. 313, 418. Nous n'avons pu voir ce travail.

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III. L'historicité du Martyre.

aissant de côté les divers détails

*de moindre importance, attachons nous au seul fait central, l'historicité même du martyre ; nous n'aurons pas de peine à l'établir. Les hypo- thèses hasardées par MM. Krusch et Eglil nous paraissent vraiment trop exorbitantes pour que nous nous y arrêtions. Pourquoi supposer que l'évêque Théo- dore a pris un cimetière gallo-romain pour un champ de martyrs ? Pourquoi2 prétendre que les Valaisans du IVe siècle ont confondu leurs ancêtres mis à mort par les légions de Galba, avec des confesseurs de la foi postérieurs de plusieurs centaines d'années ? Rien, ab- solument rien n'y autorise. A quelque minutieuse critique, à quelque sévère examen que l'on soumette le récit de saint Eucher, il en restera toujours les éléments suivants : l'existence d'une basilique élevée par Théodore vers 360/370 en l'honneur de martyrs morts depuis moins de cent ans 3. Or cela ne se passait point au sein d'un

x) Ci-dessus, pp. 131 et 133.

2) Nous ne pensons point devoir nous occuper de certaines autres hypothèses, tout aussi faibles, imaginées pour expliquer soit l'origine de la légende soit le nombre des martyrs. M. Dufourcq, par exemple, Les Gesta Martyrum, t. II, p. 25, dit : « On a connu d'abord six martyrs d'Agaune ; on se figurait que c'était six soldats : il a pu y avoir une inscription portant VI MILiïes. Qui sait si quelqu'un n'a pas lu VI MIL l'a ou VI MILZe, six mille ? ». De telles conjectures sont du domaine de l'imagination. Rien ne les autorise dans le cas présent. Du reste, aucun manuscrit ancien ne parle de 6000 soldats : Eucher dit 6600, et le martyrologe hiéronymien 6666.

B) Cette date 360/370 est établie par le raisonnement suivant '•

Théodore est un vieil évêque en 381, puisque sa signature se trouve au bas des canons du concile d'Aquilée parmi les premières, c'est- à-dire parmi celle des prélats déjà depuis longtemps en charge. Il

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22 MONASTERIUM ACAUNENSE.

pays sauvage. Les fouilles attestent de plus en plus que le vieil Acaunum était assez important. Les riches débris d e ses édifices, utilisés dans des constructions posté- rieures, r é a p p a r a i s s e n t aujourd'hui.. De tels bâtiments n'étaient point déserts et les habitants pouvaient fort bien se t r a n s m e t t r e leur opinion a u sujet d'une foule d'hommes dont le m a s s a c r e avait sans doute laissé dans le peuple un vivant souvenir. Nous a d m e t t r o n s donc, sans crainte de nous tromper, la réalité du m a r t y r e des Saints Maurice, E x u p è r e , Candide, Victor, et d e leurs nombreux compagnons anonymes, survenu à Agaune, le 22 septembre d'une a n n é e inconnue, mais voisine d e 280/300.

1. Saint Maurice d'Apamée.

Certains a u t e u r s 1 ne voient dans n o t r e Maurice q u ' u n doublet d u saint homonyme vénéré à A p a m é e en Syrie.

Les m a r t y r s valaisans auraient été taillés p a r l'hagiographe s u r le p a t r o n des saints Syriens. Voici comment M. Du- fourcq 2 propose la thèse : « Il y avait à la fin du I Ve et a u d é b u t du Ve siècle un m a r t y r grec fort célèbre qui s'appelait Maurice. Théodoret l'atteste. « Nous vénérons les m a r t y r s , dit-il, non comme des dieux mais comme les témoins d e Dieu. C'est ainsi que nous honorons P i e r r e , Paul, Thomas, Serge, Marcel, Léontius, Pantélémon, An- tonin, Maurice. » Le Synaxaire d e Constantinople, résu- m a n t uu texte grec dont nous n ' a v o n s plus qu'une traduction latine, nous a p p o r t e quelques renseignements s u r ce saint fameux : c'était un soldat qui avait été m a r t y r i s é à Apamée, avec soixante-dix d e ses c a m a r a d e s s u r l'ordre d e l'empereur Maximien. L a légende grecque est probable que Théodore n'attendit pas d'avoir atteint une extrême vieillesse pour commencer sa construction. S'il prit en mains le gouvernement de l'Eglise du Valais vers 350/360, la basilique fut donc vraisemblablement commencée vers 360/370.

*) Cités dans Stolle, Op. cit., p. 53 ; Egli, p. 121.

') Les Gesta martyrum, t. II, p. 24.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 23

n'aurait-elle p a s inspiré la légende d'Agaune ? Sans doute, nous ne pouvons la d a t e r avec exactitude. Mais selon toutes les vraisemblances elle est antérieure à rTheodöreft elle rappelle p a r certains détails Sergius Bacchus"êt"Biaise et d'autres textes rédigés à la fin du IVe siècle : il y a beaucoup à p a r i e r qu'elle d a t e de ce temps. Au d é b u t du Ve siècle, voici précisément que s'établit dans le midi d e la Gaulé un ascète qui a longtemps vécu en Orient . . . Cassien a proposé aux moines d'Occident l'exemple des P è r e s du d é s e r t : est-il vraisemblable qu'il n'ait rien dit à ses disciples des m a r t y r s dont le culte florissait là-bas ? A défaut d ' a u t r e personne, Cassien a pu faire connaître dans la vallée du Rhône l'histoire de saint Maurice d'Apamée. L'identité du nom du m a r t y r d'A- gaune et du m a r t y r d'Apamée n'a-t-elle p a s déterminé yStt patrie (l'Orient), l'époque (Maximien), et le c a d r e mil

t a i r e de la légende qui tendait à se former ? »

De prime abord, en effet, un rapprochement s'impose.

Maurice d'Agaune est un chef militaire ; il est mis à m o r t sous Maximien, avec un grand n o m b r e de soldats. Or, dans les ménologes grecs, Maurice d'Apamée figure comme chef militaire, mis à m o r t sous Maximien, avec 70 com- pagnons. De plus, du Ve a u V I Ie siècle, le culte d e plusieurs saints p a s s a d'Orient en Occident, et y devint très p o p u l a i r e1. Sans p a r l e r de Cassien, bon n o m b r e d'Orientaux se trouvaient en Gaule 2, qui p u r e n t facilement y faire connaître les légendes d e leur pays. P o u r les Romains d'alors, la majesté d e l'Empire s'était retirée en O r i e n t3, et les r a p p o r t s politiques qui unissaient Rome et Bysance influèrent s u r les traditions martyrologiques occidentales4. Maurice d'Apamée p e u t donc avoir été connu d'assez bonne heure dans nos régions.

') A. Dufourcq, Les Gesta martyrum, t. I. p. 348.

') A. Marignan, Etudes sur la civilisation française, t. I, p. 63 note 1. y

3) A. Dufourcq, Op. cit., p. 357.

*) A. Dufourcq, Op. cit., pp. 349-354.

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24 MONASTERIUM ACAUNENSE.

Cependant, il y faut r e g a r d e r d e plus p r è s . Supposé qu'il y eût des relations de d é p e n d a n c e entre la légende des m a r t y r s agaunois et celle des m a r t y r s syriens, il serait téméraire d e d o n n e r à celle-ci la priorité chrono- logique. L a plus ancienne attestation connue d e saint Maurice d'Apamée se trouve dans T h é o d o r e tl, c'est-à- dire dans un contemporain d'Eucher. E n c o r e n e comprend- elle qu'un mot, sans contexte, sans épithète. Il s'agit d'un Maurice dont nous ignorons tout.

L a légende syrienne — que rien ne nous oblige à r a p p o r t e r a u I Ve siècle — est conservée sous d e u x formes d'inégale longueur. L a plus développée est un remaniement dû à Siméon M é t a p h r a s t e2. L'autre, plus courte, a été publiée p a r le R. P. Delehaye d ' a p r è s des manuscrits dont l'archétype ne p a r a î t p a s antérieur a u XIIe siècle 3. Nous n'avons donc aucun texte primitif. Il

devient p a r suite difficile de se prononcer.

D'ailleurs le r a p p r o c h e m e n t lui-même est risqué.

Sans doute, nous sommes en présence de deux soldats homonymes, martyrisés sous le même empereur, l'un et l'autre en nombreuse compagnie. Mais g a r d o n s - n o u s d'exagérer l'importance d e ces points de contact. Ils n'ont rien d e très singulier. D e même, les discours des deux Maurice devant le p e r s é c u t e u r offrent des analogies ; mais ils ne renferment guère que des lieux communs, des développements oratoires qui n'impliquent entre les deux morceaux aucune p a r e n t é .

Puis, les différences ne laissent p a s d'être nombreuses.

') Theodoretus, Sermo VIII, Graecarum affectionum curatio Migne, P. G., t. LXXXIII, col. 1033.

2) Siméon Métaphraste, Vitae Sanctorum, Migne, P. G., t. CXV pp. 355-375. La version latine se trouve aussi dans Surius, au 18 juillet, et dans AA. SS. Febr., t. III [1734], p. 239.

!!) H. Delehaye, Synaxarium eccîesiae constantinopolitanae Propylaeum ad AA. SS. Nov., 1902, p. 4811G, 21 février. Autres mentions, Op. cit., p. 484, 22 février, et p. 35066, 27 décembre. Sur les manuscrits, voir p. VII.

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LES MARTYRS D'AGAUNE. 25

Les m a r t y r s d'Apamée comparaissent en un jour d e fête, d e v a n t une g r a n d e foule ; — à Agaune, la scène se passe simplement en présence des soldats. Les m a r t y r s d'Apa- mée sont a r r ê t é s à la d e m a n d e des idolâtres, p a r c e qu'ils professent le christianisme ; — ceux d'Agaune sont condamnés p o u r n'avoir p a s voulu poursuivre leurs core- ligionnaires. Les m a r t y r s d'Apamée, a p r è s trois jours d e prison, doivent e n d u r e r des supplices longs et variés ; — le m a s s a c r e des Agaunois est simple et r a p i d e . Enfin la légende syrienne contient tel détail auquel l'hagiographe occidental n ' a u r a i t p a s renoncé s'il l'avait connue, et s'il avait voulu l'imiter, p a r exemple l'entrée en scène d u petit Photin, fils d e Maurice, a r r i v é là, semble-t-il, tout juste p o u r a t t e n d r i r le lecteur, et qui, du reste s'acquitte à merveille de sa tâche. Ajoutons que, sauf celui d e Maurice, les noms des soldats sont différents d e p a r t et d'autre. Les dates même ne concordent point. L a fête des m a r t y r s d'Agaune est unanimement célébrée le 22 sep- tembre ; celle des saints d ' A p a m é e est r a p p o r t é e à plu- sieurs jours, 21 ou 22 février, 18 juillet, 27 décembre.

Dans ces conditions, il n'est v r a i m e n t p a s légitime d e p r é t e n d r e que le récit d ' E u c h e r a été inspiré p a r la légende syrienne.

2. Revelata traduntur.

« Beatissimorum Acaunensium m a r t y r u m corpora post multos passionis annos sancto T h e o d o r o eiusdem loci episcopo revelata t r a d u n t u r ». A p r è s avoir lu ces lignes d e Saint Eucher, des gens sérieux ont hoché la tête. Une légende longtemps inconnue, post multos passionis annos, suggérée ensuite p a r une révélation dont on n'est même p a s très sûr, revelata traduntur, c'est u n p e u inquiétant.

Mais tel n'est p a s le sens du récit.

D'abord, gardons-nous de le considérer comme un unicum. Il est a u c o n t r a i r e un lieu commun en hagio- graphie ; et nous ne saurions en saisir le sens ni la p o r t é e , sans le c o m p a r e r avec d ' a u t r e s textes similaires. E n soi,

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26 MONASTEKIUM ACAUNENSE.

revelare veut dire faire connaître une chose auparavant inconnue. Cela peut avoir lieu par des moyens naturels ou par l'intervention d'un être supérieur. Comme le re- velata traduntur de saint Eucher se présente sans con- texte explicatif, on ne peut savoir au juste de quelle sorte de révélation il veut parler. Du reste, quel que soit le sens, la conclusion sera la même touchant le point qui seul nous intéresse ici : l'historicité du martyre.

Supposons que l'auteur ait eu en vue une révélation surnaturelle. Pour les vieux hagiographes, en effet, dans un grand nombre de cas, la dévotion à l'égard des saints avait été sinon créée, du moins encouragée par une intervention directe de Dieu. Alors cette révélation pou- vait avoir deux objets. Elle portait, soit sur l'identité, sur les faits et gestes du martyr dont on possédait les reliques, soit sur les reliques mêmes dont on ignorait la place, tout en étant bien renseigné sur la vie du saint.

En d'autres termes, la révélation aidait, soit à trouver l'histoire d'un personnage anonyme ou mal connu dont on possédait déjà les ossements, soit à découvrir les reliques ignorées d'un saint célèbre. Dans un cas, avant la révélation, on était au clair sur les reliques du martyr ; dans l'autre, sur son existence 1.

Voici qtielques exemples du premier cas.

Un évêque de Saintes, Eutrope, était mort depuis si longtemps, qu'on avait oublié sa qualité de martyr; on vénérait pourtant son tombeau. L'un de ses successeurs, Palladius (573/585), bâtit en son honneur une grande église, et y transporta ses reliques. A cette occasion, le clergé s'aperçut que le crâne du défunt portait une fracture. C'était une trace du martyre. Eutrope se chargea lui-même de l'apprendre à deux abbés, par une vision2.

1) Y a-t-il des cas où la révélation a fait connaître tout à la fois les reliques et l'identité du saint ? Ce dut être au moins une très rare exception.

') Gregorius Turonensis, In gloria Mari., 55 ; p . 526.

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MONASTERIÜM ACAUNENSE. 27

Dans le diocèse d e T o u r s se trouvait un petit monti- cule, couvert d e ronces et d'herbes sauvages, à tel point que l'accès en était impossible. Deux vierges consacrées à Dieu y avaient, disait-on, leur tombeau. De temps en temps une mystérieuse flamme y apparaissait. Même un jour, certain audacieux, s'étant avancé d e ce côté, entre- vit une torche immense qui flambait. L a curiosité des indigènes était excitée au plus h a u t point. Une nuit, les saintes filles a p p a r u r e n t enfin à l'un d'eux, se plaignirent de voir leur tombe dans un si triste abandon, et le sup- plièrent d e la m e t t r e au moins à l'abri des pluies. Mais l'homme, à peine éveillé, courut à ses affaires, oubliant la commission. L a nuit suivante, même visite ; les deux saintes avaient cette fois une mine courroucée, et mena- çaient d e mort leur interlocuteur s'il ne prenait soin d e leur tombeau. L a p r u d e n c e conseillait d'obéir. Le b r a v e homme se leva donc, défricha le terrain, mit les sépul- tures à découvert, et y construisit une chapelle. Q u a n d elle fut achevée, il s'en vint trouver l'évêque et le p r i a d'aller la bénir. Le pontife, accablé p a r l'âge, s'excusa.

« Mon p a u v r e enfant, l'hiver sévit ; les pluies sont abon- dantes, et les chemins, mauvais. A mon âge, il ne m'est plus possible d'aller jusque là-bas ». L ' a u t r e revint chez lui, le c œ u r bien gros. Mais attendons la fin. L e vieux pontife eut, la nuit suivante, un songe peu b a n a l . Les deux saintes lui a p p a r u r e n t , tout en larmes, et le sup- plièrent d'aller consacrer leur basilique. L e vieil évêque p r i t donc son courage à deux mains, et partit. Les vierges compatissantes eurent d'ailleurs pitié d e son g r a n d âge.

Dès qu'il se fut mis en route, la pluie cessa, le vent se tut. On fit une belle fête, et le digne pontife en revint tout heureux. Il p u t même faire connaître les noms des deux saintes, M a u r a et B r i t t a ; elles le lui avaient dit lors de leur visite K

Il y avait ailleurs, dans le même diocèse, un a u t r e ') Gregorius Turonensis, In gloria Con/., 18 ; p. 758.

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