L'économie de l'expedient : le cas des outils en m atières dures anima 4
(Néolithique final,
Yolaine Maigrot (UMR 7055 - Préhistoire et Technologie, MAE - Nanterre)
Chalain 4 est un h a b ita t de bord d e lac localisé dans la C om be d'Ain, sur le premier plateau du Jura e t d o n t c o n te x te a rc h é o lo g iq u e e t e n vironne m ental est p a rticu liè re m e n t bien d o cu m e n té (Fig 1), Il a é té o c c u p é à quatre reprises entre 3040 e t 3000 av. notre ère (g ro u p e d e Clairvaux) par de petites com m unautés pratiquant l'agriculture, l'é le va g e e t la chasse, au sein d 'u n environnem ent forestier déjà fortem ent transformé par les défrichem ents (Pétrequin e t Pétrequin 2000).
Dans c e site, l'outillage en matières dures animales (os, bois d e c e rf e t dents) constitue une com posante majeure du mobilier, La série c o m p te 1557 pièces, d o n t 88 sur dent, 344 en os e t 1125 en bois d e cerf. L'étude d e c e t assemblage, réalisée dans le c a d re de m a thèse, intègre à la fois les aspects techniques e t fonctionnels des outillages (M aigrot 2003). Elle s'appuie sur une spécialité encore insuffisam m ent d é v e lo p p é e pour les matières osseuses : la tracéologie. L'objectif de c e travail était double . Premièrement, il s'agissait d e définir les m odes d 'e x p lo ita tio n des outillages en matières dures animales e t deuxièm em ent, de d é g a g e r les articulations qui lient le dom aine techniqu e aux dom aines économ iques, sociaux et culturels des co m m u n a u té s néolithiques d e Chalain. C 'est pourquoi je m e suis a tta c h é e à reconstituer de manière la plus co m p lè te possible les différentes chaînes opératoires intégrant les outils depuis leur fa b ric a tio n (acquisition e t transform ation des supports) jusqu'à leur utilisation (m ode d 'a c tio n et matières travaillées), incluant les phases d'entretien (affûtage s, réparations e t consolidations) e t les recyclages. C 'est à partir d e c e tte é tude que la notion de « gestion expédiente » va être abordée.
Des outils de fabrication rapide...
La collection com prend d e nombreux biseaux en os d o n t la plupart (82 %) sont d e simples éclats diaphysaires am énagés à leur extrémité par abrasion (Fig. 2 n° 1 à 13). Les supports utilisés proviennent pour l'essentiel d'os longs d'a n im a u x sauvages. La chasse, qui constitue le prem ier a p p o rt des ressources carnées, a v e c 80 % des restes fauniques, fournit largem ent les besoins en matières premières. Les éclats osseux utilisés sont obtenus par fracturation, C ette technique, rapide à m ettre en oeuvre ca r elle d e m a n d e peu d e savoir-faire e t un outilla g e rudimentaire, p è ch e par son m anque d e précision. Il est en e ffe t difficile d e contrôler le d é velop pem ent d e la fracture, en raison d e la structure hétérogène d e la m atière osseuse. Aussi, les dimensions e t les form es re la tive m e n t standardisées des biseaux retrouvés à Chalain sem blent suggérer une sélection des supports exploitables parm i les différents éclats détachés au cours du d é b ita g e par percussion, voire parm i les d é ch e ts alim entaires disponibles à proximité. Ces outils d e fa b rica tio n rapide recouvrent un large spectre fonctionnel : travail d e la peau, du bois, de l'écorce, des matières dures animales, etc.
A ucune correspondance entre la typologie e t la fonction n'apparaît a ve c évidence. Les stigmates d'utilisation e t les traces d e ra ffûtage évoque nt un intense usage.
La plupart d e ces biseaux ont é té recyclés (Fig. 2 n° 5 à 13). La succession des traces de fa b ric a tio n e t d'usure observées sur les doubles biseaux in d iq u e n t q u e leurs parties actives (diam étralem ent opposées) ont é té façonnées et utilisées d e manière to ta le m e n t indépendante. La
m otivation strictem ent é conom iqu e ne pe u t justifier à elle seule la récupération d'éclats d'os longs. En effet, ces supports sont présents en nom bre suffisant et l'investissement techniqu e nécessaire à la fabrication d e ce pe tit matériel est minimal.
Il est à noter que l'évolution du mobilier en os, au cours du N éolithique final, va vers une simplification techniqu e a ve c l'utilisation croissante de techniques rapides à m ettre en œuvre, d o n t la percussion e t l'emploi d'os entiers au détrim ent du d é b ita g e par rainurage (Voruz 1984 et 1997). C ette te n d a n c e très significative pour les biseaux to uche é g a le m e n t, certes d e m anière plus discrète, la fabrication des pointes en os. Par ailleurs, à ces simples m odes d'a ction est associé un équipe m e nt d e travail com posé d'outils sommaires e t élaborés à partir d e matériaux locaux, com m e des éclats de silex, des blocs d e calcaire peu ou pas transformés.
Ces pierres d e form e e t d e dimension très variables provienne nt des form ations superficielles g la cio - lacustres d e la C om be d'Ain. C om m e à Chalain 3, il semblerait que ces outils prêts à l'emploi e t peu usés, soient choisis au gré des besoins parmi un stock de galets im m édiatem ent disponible (Monnier e t al.
1997).
Nous évoquerons égalem en t la présence d'un coin en os encore inséré dans un m é ta p o d e d e c e rf rainuré prêt à être divisé (fig. 2 n° 14), Le coin en os est en réalité un simple fragm ent diaphysaire d e ce m êm e m étapode , qui s'est p robable m ent d é ta c h é au cours d e la fracturation d e l'épiphyse proximale.
C e typ e d'outil peu transformé e t à usage unique est très difficile, voire impossible à distinguer des restes fauniques. Aussi est-il difficile d'estimer la fréquence d e c e co m p o rte m e n t opportuniste, d 'a u ta n t que, pour séparer des supports pré-rainurés, il existe différents procédés qui d'autres intervenir différents outils de travail (utilisation de percuteurs en calcaire, d e hache en pierre polie, etc).
D'autres ca té g o rie s d'o bjets relèvent d'utilisations opportunistes. Il s'agit, par exemple, des percuteurs en bois d e ce rf utilisés pour tailler par percussion les outils de silex (Fig. 2 n° 15 e t 16). Tous les percuteurs recensés constituent des réemplois, sans ré a m é n a g e m e n t préalable, d'outils hors d'usage, d'ébauches inabouties d 'o bjet voire de déchets de fa b rica tio n . Pour autant, Il ne s'agit pas d'outils occasionnels, Bien au contraire, les im portantes déform ations des parties actives associées aux larges plages d e percussion indiquent que ces objets ont été longuem ent utilisés.
De la m êm e façon, les supports à découper provienne nt d e la ré cu p é ra tio n d e déchets de d é b ita g e (Fig. 2 n° 17). Ces déchets de fabrications présents en très grand nom bre dans les dépotoirs, à proximité des maisons, constituent des supports prêts à l'emploi e t facilem ent disponibles.
À ces objets d e fabrication rapide (biseaux en os, percuteurs en bois de cerf, etc.) correspondent des petits travaux relatifs à la fabrication et l'entretien d e bien de consom m ation (objets et vêtements).
L'utilisation de ces outils semble plutôt réservée à la sphère domestique.
... Aux cotés d'un équipem ent sophistiqué Aux côtés de ces catégories d'outils simples et d e fabrication rapide, coexistent d'autres objets en bois d e cerf, plus rarem ent en os ou en ivoire, qui d é n o te n t un investissement techniqu e parfois très poussé e t ce ta n t du point d e vue d e l'acquisition que d e la transformation des supports d e fabrication. Ces objets regroupent des gaines d e haches, des merlins, des sarcloirs, des retouchoirs, des masses, des aiguilles perforées, des harpons, des pointes de projectiles, etc. (Fig. 3).
Le bois d e c e rf utilisé provient de ramassages effectués à la fin d e ch a q u e hivers. La perlure des bois bien d é v e lo p p é e ainsi que les nombreuses empaumures à trois épois, e t souvent plus, indiquent que les ramures a p p a rte n a n t à de grands cerfs sont d e préférence sélectionnées. Néanmoins, les bois collectés ne sont pas d'une qualité exceptionnelle ; les ramures souvent d e p e tite taille présentent p onctuellem ent des anomalies anatomiques. Une gestion raisonnée d e la m atière première est alors progressivement mise en p la c e ; elle consiste à exploiter d e manière soutenue les parties les plus robustes d e la ramure, c'est-à -d ire les parties basilaires (m eule + m errain A + andouiller) et centrales (merrain + andouiller central) et à délaisser les parties hautes (merrain B + em paum ure). De plus, si le c e rf constitue à lui seul la moitié des espèces chassées, il est à noter q u e la chasse vise essentiellement les jeunes individus et épargne les grands adultes aux ramures bien développées, susceptible d'approvisionner la production d'outils (Arbogast e t Pétrequin 1993).
La fabrication des outils en bois d e ce rf qui c o m p te d e chaînes opératoires plus longues. Le principal pro cé d é techniqu e mis en œ uvre pour travailler le bois d e c e rf est l'entaillage à la pierre polie. C e tte te c h n iq u e requiert un savoir-faire
indiscutable e t fait intervenir un équipem ent d o n t les principaux composants, la hach e et l'herminette, sont issus d e techniques sophistiquées. Les précieuses lames d e pierre polie sont importées, pour la plupart, des Alpes italiennes, à environ 200 km à vol d'oiseau ; aussi font-elles l'objet d'une grande attention (Jeudy e t al. 1997). C ontrairem ent à la fracturation qui m a n q u e d e précision, l'en taillage p e rm e t d e contrôler p a rfaitem en t le débitag e. Il présente d o n c l'ava n ta g e d e multiplier les projets à réaliser à partir d'un m êm e support, to u t en générant un minimum de déchets, d o n c d'économ iser d e la matière première.
À c e t outillage d e techniqu e investie (gaines a v e c les haches e t les herminettes, merlins, sarcloirs, brise-mottes, etc.) correspond des travaux souvent d e g ra n d e am pleur, susceptibles d e mobiliser plusieurs individus à la fois e t qui co n c e rn e directem ent, la transform ation et l'exploitation du milieu naturel ; il a à sa ch a rg e les défrichements, les travaux agricoles, la construction et l'entretien des structures villageoises, etc. C et équipem ent inclut é g a le m e n t plusieurs éléments pouvant se rattacher au d o m aine d e la chasse : des têtes d e flèche massue e t deux harpons, auxquels nous pouvons rajouter les pointes d e projectiles en os (Fig. 3 n° 16 et 17).
Conclusion
A u-delà des déterminismes techniques, les outillages en matières dures animales d e Chalain opposent deux types d'équipem ents. D'un cô té nous retrouvons un pe tit outillage peu standardisé e t de fabrication rapide, d o n t l'usage semble réservé à des activités domestiques (fabrication et entretien des biens d e co n so m m a tio n co u ra n te co m m e la céram ique, l'outillage lithique, les ustensiles en bois, les vêtem ents e tc.). De l'autre, nous avons un o u tilla g e spécialisé e t d e fa b ric a tio n soignée, d a v a n ta g e destiné à l'exploitation du milieu naturel (chasse, défrichements, agriculture, construction des maisons, etc.).
Ce schém a d ichotom iqu e n'est pas spécifique aux outils en matières dures animales. L'industrie lithique, qui o p p o se des pointes d e flèches e t quelques grandes lames importées de Touraine à un m atériel sur é c la t d e silex peu investi, semble fonctionner d e manière identique (Beugnier 1997).
Ces co m p o rte m e n ts techniques, qui ne p e u ve n t se justifier p a rt des facteurs strictem ent d 'o rd re é co n o m iq u e , sem blent é g a le m e n t dép e n d re du statut d e l'outil d ic té par le système de représentation des com m unautés néolithiques qui distingue les équipe m e nts relevant du d o m a in e p u b lic (a ffic h a g e , marqueurs sociaux) des productions domestiques où prévalent les normes individuelles.
Bibliographie
A rg o b a s t R.-M. e t P étrequin P. 1993. La chasse a u c e rf au N é o lith iq u e da ns le Jura : ge stion d 'u n e p o p u la tio n a n im a le sa u va g e , Exploitation des anim aux sauvages à travers le temps, XIIIe re n c o n tre s in te rn a tio n a le s d 'a rc h é o lo g ie e t d'histoire d'A ntibes, Juan-les-Pins, é d . A.P.D.C.A., p. 221-232.
B eugnier V. 1997. L'usage du silex dans l'acquisition e t le traitem ent des matières animales dans le Néolithique de C halain e t Clairvaux. La Motte-aux-Magnins e t Chalain 3 (Jura, France), 3700-2980 av. J.-C., Thèse d e D o c to ra t, Université d e Paris X.
Je u d y F., M a itre A., Praud I., P étrequin A.-M. e t Pétrequin P.
1997. Les lam es d e pierre polie. In : Pétrequin (dir,), Les sites littoraux néolithiques d e Clairvaux-les-Lacs e t de Chalain (Jura), III, Chalain station 3, 3200-2900 av. J.-C., vol. 2, Paris, é d . d e la M aison des Sciences d e l'Flomme, p. 455-465.
M a ig ro t Y. 2003. Étude technologique e t fonctionnelle de l'o u tilla g e en matières dures animales, la station 4 de C halain (N éolithique final, Jura, France), Thèse d e D o c to ra t, Paris I.
M onnier J.-L., Pétrequin A.-M., Praud I., Pétrequin P. e t R ich a rd A. 1997. B o u cha rde s, p e rc u te u rs e t b lo cs - e n c lu m e s . In : P é tre q u in (dir.), Les sites littoraux néolithiques d e Clairvaux-les-Lacs e t d e C halain (Jura), III, Chalain station 3, 3200-2900 av. J.-C., vol. 2, Paris, é d . d e la M aison des Sciences d e l'Hom m e, p. 429-442.
P étrequin A.-M . e t P étrequin P. 1988. Le Néolithique des lacs ; Préhistoire des lacs de Chalain e t d e Clairvaux, Paris, é d . Errance.
Pétrequin A.-M. e t Pétrequin P. 2000. Chalain e t Clairvaux : 4000 ans d 'h a b ita t lacustre, é d . Du Patrim oine / MAE / ERTI, Itinéraire d u Patrim oine, Franche C o m té , n° 24, Paris / G e n è ve .
Voruz J.-L. 1984. Outillage osseux e t dynamisme industriel dans le N éolithique jurassien. C ahiers d 'a rc h é o lo g ie ro m a n d e , n°29, Lausanne, B ib lio th è q u e H istorique Vaudoise.
Voruz J.-L. 1997. L'ou tillage e n os e t e n bois d e c e rf d e C h a la in 3, In : P é tre q u in (dir.). Les sites littora u x néolithiques d e Clairvaux-les-Lacs e t d e C halain (Jura), III, Chalain station 3, 3200-2900 av. J.-C.. vol. 2, Paris, éd.
d e la M aison des Sciences d e l'H om m e, p. 467-510.
C o m b e d ’A in
Chalain station 4 (C H 4)
Sites néolithiques contemporains de la station 4
O Autres sites néolithiques
CH 2 AC O
c h 3
• W { J
C H 4
Lac de C halain
CH 19
0 100 500 m
J 1 _1 1 I
Fig. 1. Localisation de la station 4 de Chalain (d'après P. Pétrequin)
SB
5 cm
Fig. 2. Exemples d'outils d e fabrication rapide - Chalain A (n° i à 16) e t Chalain 3 (n° 17) - 1 : Fragment d e biseau sur é c la t osseux. 2 à A : Biseaux sur é c la t osseux. 5 à 13 : double biseau sur é c la t osseux. 1A : Eclat en os inséré dans la cavité m édullaire d'un m é ta p o d e en cours d e fendage. 15 : M a n ch e en bois d e c e rf hors d'usage réem ployé co m m e percuteur (partie proxi maie). 16 : Biseau sur extrémité d'andouiller hors d'usage réem ployé co m m e percu te u r (partie proxi male). 17 :
C hute d e d é b ita g e utilisée co m m e support à découper.
(n° 1 à A, 6, 7 10, 13, 16 e t 17 dessins Anne Marie Pétrequin, n° 5, 8, 9, 11, 12, 1A e t 15 : Yolaine M aigrot)
Fig. 3. Exemples d'outils techniquem ent investis - C halain 4 - 1 : Merlin. 2 : G aine à perforation transversale. 3 : Gaine à ergot. 4 : G aine à ailette. 5 : G aine simple à tenon. 6 : G aine à douille. 7 e t 8 : Biseaux sur extrémité d'andouiiler. 9 : Mousse sur b a g u e tte corticale (retouchoir). 10 e t 11 : Cylindres courts perforés (tê te d e flèche massue). 12 : biseau sur extrémité d'andouiiler perforé (sarcloir). 13 e t 14 : Pointes sur b a g u e tte corticale (aiguilles). 15 : Harpon. 16 e t 17 : Double
p o in te en os.
(n° 1 à 6 : dessins Anne Marie Pétrequin, n° 7 à 15 : Yolaine M aigrot)(partie proximale). 17 : C hute de d é b ita g e utilisée com m e support à d é co u p e r