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Analyse du sens d'un trouble du comportement dans la démence

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02048969

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Submitted on 26 Feb 2019

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Analyse du sens d’un trouble du comportement dans la démence

Philippe Thomas, Gérard Chandès, Cyril Hazif-Thomas, Jacques Fontanille

To cite this version:

Philippe Thomas, Gérard Chandès, Cyril Hazif-Thomas, Jacques Fontanille. Analyse du sens d’un

trouble du comportement dans la démence. Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique,

Elsevier Masson, 2017. �hal-02048969�

(2)

1

Analyse du sens d’un trouble du comportement dans la démence

Analysis of the sense of a behavior disorder in dementia

Philippe Thomas

1

Gérard Chandès

2

Cyril Hazif-Thomas

3

Jacques Fontanille

4

1. Psychiatre et gériatre. Chercheur associé

2. Professeur de sémiotique 1, 2 et 4 : Centre de Recherches Sémiotiques (CeReS, EA 3648) Université de Limoges. 39 rue Camille Guérin, 87000 Limoges, France.

3. Psychiatre et gériatre. Chef de service de psychiatrie du Sujet Âgé.

CHRU de Brest. Route de Ploudalmezeau, 29820 Bohars 4. Professeur émérite de Sémiotique

Référence : Annales Médico-Psychologiques 175 (2017) Pages 906–913

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2 Résumé

Les troubles du comportement sont fréquents dans la maladie d’Alzheimer. Ils reflètent parfois une tension entre d’un côté ce que le malade savait faire, ce qu’il aimerait continuer et de l’autre, l’horizon cadrant des objectifs soignants. Les difficultés praxiques en particulier instrumentales sont sources d’échec dans ce qu’il entreprend et de difficultés relationnelles avec l’entourage qui ne le comprend plus. Le comportement d’un malade s’inscrit dans le système du malade dans lequel il évolue. Nous proposons dans cet article, à partir d’un cas clinique une méthode d’analyse des désajustements des pratiques des malades en vue d’une adaptation du soin. Nous insistons dans cet article sur l’analyse des interrelations des composants systémiques pour dégager le sens de ce que cherche à exprimer le malade à travers son comportement, en se plaçant selon son point de vue, et celui de son entourage humain familial ou formel. Dans le cas rapporté, à travers un désordre comportemental, le malade pose la question de la fragilisation de son identité. Le sens du trouble du comportement, tel que les soignants peuvent le comprendre, est alors sa demande d’étayage identitaire, et non simplement dans une aide palliative de ses pratiques défaillantes.

Mots clés :

Démence, maladie d’Alzheimer, troubles du comportement, identité, sémiotique Summary

The behavior disorders are frequent in Alzheimer's disease. They sometimes reflect a tension between on the one hand what the patient did, what he would like to continue and on the other hand the frame of the caregivers’ horizon. Poor praxis, instrumental difficulties, are sources of failure in what patients undertakes and of relational difficulties within the human surrounding where he/she is no more understood. We propose in this article, from a clinical case, a method of analysis of the practices’ adjustments of demented person with the aim of an adaptation of the care. We insist in this article on the analysis of the interrelations of the systematic components to release the sense direction of what the patients tries through their behavior, by taking account of their points of view, and those of their formal or informal caregivers. In the reported case, through a behavioral disorder, the demented person raises the question of his/her identity. Sense of the behavior disorder, such as the nursing can understand it, is then his demand of identity’s support, and not simply in a palliative help of failing practices.

Key words :

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3 Dementia, Alzheimer’s disease, behavior disorders, identity, semiotics

Les troubles du comportement sont fréquents dans la maladie d’Alzheimer. Leur fréquence et leur gravité croissent avec la progression des troubles cognitifs, même s’ils changent de nature en fonction du stade de la maladie

23, 36

. La mémoire procédurale, les émotions, les affects sont cependant longtemps conservés. Le jugement, la mémoire épisodique s’altèrent inexorablement accentuant vulnérabilité et dépendance affective à l’entourage, car malgré cette progression, le malade utilise ses ressources cognitives résiduelles et lutte pour maintenir une inscription sociale et familiale. En particulier, ses praxis et ses fonctions instrumentales sont altérées, conduisant par ses maladresses à creuser un écart entre ce qu’il vise et ce qu’il obtient dans ce qu’il entreprend. Les difficultés qu’il rencontre dans des actes jusque-là habituellement réalisés, l’incompréhension de son entourage, l’atteinte de l’estime de soi, sont sources d’angoisse. Ses échecs le conduisent à une dysphorie, puis à terme, par ses renoncements à la démotivation et à l’apprentissage de l’impuissance

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marquée du sceau de la régression. Ses désordres praxiques ont de graves conséquences : délabrement de l’espace de vie et mise en danger de lui-même, majoration des troubles thymiques, anxiété et dépression, repli sur soi et désapprentissage qui accentuent les troubles exécutifs

17

. Les proches ne reconnaissent plus leur parent à travers des comportements jugés déraisonnables, imputables à la maladie et non au malade, voire le rejettent craignant la récurrence des troubles comportementaux, quand bien même les choses rentrent-elles provisoirement dans l’ordre. L’incompréhension des troubles du malade prive ses aidants informels, le plus souvent familiaux, et formels, professionnels du soin, d’une ressource de prise en charge : le soutien de ce qu’il cherche à faire et qu’il pourrait mener à bien. L’acte du malade centre la scène prédictive présentée dans le cas clinique rapporté. L’analyse porte sur les interactions entre les composants de la scène convoquant des questions de sens pour le malade comme pour les soignants. Pour ces derniers, s’ouvrir au sens du symptôme sous-tendant un trouble du comportement chez un malade dément, est pourtant la première étape du soin personnalisé.

I) Cas clinique de Mr Gilbert H

Monsieur Gilbert H a 87 ans. Il s’agit d’un ancien journaliste de renom dans un grand

quotidien politique national, maintenant en retraite depuis une vingtaine d’années. Son

niveau culturel est élevé, ayant autrefois obtenu un doctorat littéraire. Sa maladie

d’Alzheimer évolue maintenant depuis au moins 5 ans, période où il a progressivement

arrêté une riche vie sociale avec ses amis. Il rentre en Etablissement d’Hébergement pour

Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), sa femme, épuisée et âgée ne pouvant plus

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4 s’occuper de lui, car il est devenu trop dépendant pour les actes de la vie quotidienne. De plus, il devenait agressif, par exemple lorsqu’elle essayait de le raisonner, lorsqu’à toute heure du jour ou de la nuit, de façon anxieuse, il réclamait papier et crayon pour écrire l’éditorial soi-disant attendu par la rédaction de son journal, quand bien même tout cela était à sa disposition sur la table de sa chambre. Pour son épouse, ce qu’il écrit « n’a ni queue ni tête, et maintenant, il est illisible. Il fait n’importe quoi ». Son épouse explique encore qu’après un moment d’agressivité à son encontre, « Il a même levé la main plusieurs fois sur moi », celle-ci s’estompe toutefois. Monsieur H est alors abattu et pleure abondamment.

A l’entrée en EHPAD, monsieur Gilbert H se présente comme un malade au premier abord courtois, mais avec un « vernis social » fragile dans ses relations aux autres. Il ne cherche ni des relations prolongées, ni à dialoguer. Il s’isole et rabroue facilement qui s’approche de lui ou qui veut discuter. Les troubles cognitifs sont marqués avec un Mini- Mental test de Folstein à 12/30

7

, et il présente de nombreuses stéréotypies verbales.

Lorsque les soignants s’adressent à lui par exemple pour lui demander de ses nouvelles, il dit de façon mécanique : « Monsieur H, monsieur H, il n’est plus rien, monsieur H. » et son facies exprime alors sa tristesse. Il est désorienté dans le temps et l’espace « Monsieur H, il est au bureau à cette heure-ci, ne le dérangez pas. » Son comportement dans l’EHPAD ne pose guère de problème sauf lorsqu’une personne le contrarie dans ce qu’il fait. Le faire retourner dans sa chambre la nuit, ou lui proposer de s’installer près d’une table génèrent colère et insultes. Monsieur H aime s’isoler, il reste soit dans sa chambre, souvent devant sa table, soit il s’installe à n’importe quelle heure, de façon très ritualisée avec un bloc-notes et un crayon dans des endroits variés de l’EHPAD, et très concentré, il écrit pendant de longs moments. Des mots sont tracés sans guère de sens, avec une écriture irrégulière, mais un certain alignement sur la feuille. « Des gribouillis ordonnés », rapporte une psychologue.

La scène de la figure 1 que nous proposons d’analyser présente justement monsieur H en train d’écrire. Il faisait beau ce jour-là, et en tenue estivale, monsieur H s’est installé dans un banc du jardin. Dans sa confusion, il a saisi sur une table ce qui ressemblait vaguement à un crayon, une petite cuiller. Il écrit de façon appliquée depuis un long moment déjà quand une aide-soignante lui fait une remarque : « Monsieur H, vous utilisez une cuiller au lieu d’un crayon », ce qui ne manque pas de provoquer une réponse agressive :

« Occupez-vous de vos affaires. Monsieur H, il travaille ! » II) Méthode d’analyse de la scène prédicative

Nous reprenons ici dans le mot « prédicative », le sens linguistique attribué à un

prédicat : ce qu’on dit du sujet-actant, ici le malade, c’est à dire le groupe verbal désignant

sa pratique. Nous nous appuyons ici dans cette analyse sur la sémiotique des pratiques

(6)

5 développées par J. Fontanille

10

. L’analyse des comportements des patients expose à de nombreux problèmes, en premier lieu pour choisir devant la complexité des situations le plan pertinent pour développer cette démarche. Le sens qui se dégage d’une pratique découle d’une stratification ordonnée de différents plans. L’expression de la signification déroule ainsi une hiérarchisation à partir des niveaux les plus élémentaires jusqu’aux plus complexes, chaque niveau englobant le précédent : signes et figures, textes-énoncés, objets et supports, pratiques et scènes, situations et stratégies, formes de vie. Le niveau choisi ici concerne les pratiques et la scène. A chaque niveau, des instances conceptuelles et des interactions sont observées, et nous privilégierons dans l’analyse du dossier de Mr H ces dernières

8, 13

. En second lieu, la question de l’éthique appliquée à la situation est posée par le point de vue adopté pour l’analyse. Elle peut être centrée sur la personne malade ou bien, et c’est souvent la visée soignante, sur ce qui convient de palier pour soulager sa souffrance mal ou non exprimée du fait de la maladie démentielle, voir ce qu’il convient de lui proposer en matière de soins sociothérapiques. C’est cet espace éthique, entre ce que vise le malade dans ce qu’il entreprend et l’horizon normatif des soignants qui délimite le sens du symptôme.

III) Description de la scène prédicative

La figure 2 présente le système de la scène prédicative, comprenant quatre instances particulières, le malade, son acte en position centrale -une pratique particulière de l’écrit-, son objectif lorsqu’il déploie son acte, quelque peu ici éloigné du résultat -gribouillis, du moins lorsqu’il a un crayon- compte tenu des moyens qu’il met en œuvre. La quatrième instance, l’« horizon stratégique » de Mr H, est de retrouver son rôle social et professionnel, inscrit dans une image d’un passé révolu dont il n’ a pas fait le deuil, mais qui est maintenant inaccessible. Une autre scène interfère avec la précédente, celle des aidants formels ici dans l’EHPAD, se substituant maintenant à son ancienne aidante informelle, l’épouse de Mr H. Ces quatre instances interagissent entre elles à travers des liens réciproques, ce qui permet de décrire l’expression de la signification dans la scène. Tous les systèmes humains s’inscrivent dans une dynamique temporelle, éprouvant les liens, tendant tantôt à la collusion ou tantôt à la dissociation et modulant ainsi les troubles du malade.

La collusion du malade et de l’acte

L’acte est imputable à monsieur H, et le malade se retrouve au plan identitaire dans

son acte, en particulier dans les modalités d’action déployées qui ressemblent à ses

pratiques anciennes. Le malade est fortement impliqué dans son acte, comme en témoigne

son effort et son application pour écrire. L’imputabilité de l’acte au malade suppose qu’une

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6 partie de son autonomie cognitive est préservée, ce qu’il revendique d’ailleurs et qu’il défend en résistant brutalement au conseil de l’aide-soignante. Son engagement dans l’acte est responsable quand bien même de réalisation défaillante. L’acte est lié au malade, miroir de son savoir-faire et de son vouloir-faire, renvoyant l’image de ses manières d’être habituelles, de ses habitudes, de ses rituels et de ses pratiques professionnelles anciennes, en un mot, de son éthos.

La collusion du malade et de son objectif, sa dissociation d’avec le résultat de son entreprise

L’objectif du malade comporte à ses yeux des valeurs importantes. Mr H a un intérêt important et soutenu pour soutenir l’objectif de ce qu’il entreprend, écrire. Il est très présent à ce qu’il fait, et sa conduite est répétitive au sein de l’EHPAD. La disjonction entre objectifs et résultats tient ici au moyen inadapté mis en place par le malade en vue d’un résultat matériel. Au plan de sa position corporelle, il tient la cuiller de la même façon qu’il tiendrait un crayon. Sa chambre est accessible et, s’il en avait le désir ou l’idée, il y trouverait ce qu’il faut pour écrire. Confusion, impulsivité, absence de réflexivité expliquent qu’il ait pris une cuiller, analogon

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d’un crayon, dans une sorte de lapsus praxique qui perdure. Le recours à l’analogon en évoquant l'être réel de l'objet absent, témoigne que la conscience imageante n'est pas vide. Mr H retrouve à travers ce simulacre une empreinte mnésique, qu’Aristote avait pu comparer à celle d’un sceau sur une tablette de cire

1

. Cette conscience convoque dans un présent détaché de son environnement quelques traces de la mémoire du passé, introduit le rituel d’écriture, mais ne s’ouvre ici sur aucun avenir. Mr H se condamne à la répétition, à des fonctionnements compulsifs, ritualisés, l’enfermant dans un monde atemporel, sans autre relation que lui-même mais dont il ne veut surtout pas être dérangé

24

. La cuiller représente pour Mr H quelques chose de précieux. Il ne veut pas s’en défaire malgré son inadaptation. Si l’analogon a un trait d’immédiateté pour Mr H, il est ici investi de valeurs singulières, non reconnaissables immédiatement pour un soignant, peut-être, par exemple, comme la clé d’entrée à la séquence rituelle, ou un objet rattaché à un plaisir de nourriture quotidienne. Les séquences de la pratique, mise en œuvre, réalisation, ajustement, aboutissement qui devraient conduire à une accommodation en vue d’un résultat adapté à l’horizon visé ne se font pas. Mr H ne peut négocier l’avenir en mobilisant les moyens ad ’hoc d’obtenir un résultat. Il s’enferre dans une morne répétition et renonce au risque d’une reprise pourtant porteuse de l’élan motivationnel et productrice d’une nouvelle réalité ancrée dans le quotidien, construite à partir des ressources du passé

20

.

Mr H persiste dans sa gestuelle qui est fonctionnelle, fantasmatiquement importante

pour lui mais qui par l’outil choisi n’est pas performatif pour la production d’un écrit. Il se met

(8)

7 en scène dans une image de soi clivée de son identité actuelle, désynchronisée des rythmes environnementaux. Son image cognitive, « talisman » conjuratoire, est celle d’une personne encore en activité : « Mr H, il travaille ». Au plan réflexivité, Mr H donne du sens à ce qu’il fait. Ce sens est dans le fantasme d’un travail dont l’énoncé praxique est une part importante de la personnalité de l’actant. Il est dans le fantasme d’un temps suspendu « hors du temps », dans un souci de permanence pour fuir les échecs de ses entreprises où le conduit la démence, annonciateurs d’événements encore plus graves et incontournables

27, 38

. Ni la dimension fantasmatique, ni les valeurs singulières investies, ni l’effort déployé par Mr H ne sont perçus par l’aide-soignante, ou autrefois par son épouse car tous centrés sur la performance et l’échec actuel. Ses gribouillis pour elles sont des contre-performances et le support de contre-valeurs.

Dans son rituel, Mr H est quelqu’un, quand il ne se retrouve plus lui-même dans un environnement humain où il n’est qu’un malade. Il n’est alors ni reconnu dans les valeurs qui portent son acte, ni dans son identité, mais il perçoit dans ce que cet environnement lui reflète, une image pessimiste, ce qu’il traduit par un « Il », donc détaché du « Je » que l’on attendrait de l’énoncé : « Monsieur H, monsieur H, il n’est plus rien, monsieur H ».

L’exploration et l’explication de Mr H de ce qu’il fait, sont tout aussi impersonnelles et générales : « Il travaille ». Le malade renonce à s’engager et à s’affirmer dans la relation en tant que personne en interaction, recourant à un « autrement qu’être » quasi autistique, à l’illéité

26

, il débraye de son « Je », il utilise le « il ». Il valide ainsi l’image d’objet de soin que lui renvoie l’entourage. La démence altère sa représentation de mot, la construction et l’expression du sens

25

, mais pas son vécu fantasmatique, ni l’émotion qui s’y rattache. Les ressources cognitives et émotionnelles résiduelles de Mr H sont recouvertes par la souffrance de réification.

La concentration de Mr H renforce le lien avec l’objectif fantasmé au détriment de la réalisation manifeste de l’acte. L’insistance identitaire serait donc à la fois dans l’effort de présentification que Mr H manifeste par là et dont il ne veut pas être dérangé

21

, dans sa recherche de répétition de scènes comparables, et dans la conation qu’exprime son effort pour maintenir son être de rédacteur et de répéter un rituel « professionnel », comme s’il cherchait à s’inscrire et se réinscrire dans la promesse de cette mise en scène, malheureusement sans lendemain

20, 32

.

Le malade et son horizon stratégique

La scène pratique comprend donc un horizon stratégique qui est celui d’un univers révolu, et

le patient ne réussit pas à le transposer dans le monde actuel du soin, car il lui faudrait

renoncer à cet horizon et mettre son fantasme en jachère. La répétition comportementale de

(9)

8 la même pratique par le malade traduit d’ailleurs chez lui une incomplétude et une insatisfaction. Du fait de sa désorientation temporelle, monsieur H se vit dans une bulle existentielle comme s’il était toujours à son journal, ce que le monde réel malheureusement infirme. Dans son univers décalé du monde réel, magique mais précieux pour lui, la soignante ne lui donne pas les moyens d’une réussite matérielle en lui proposant un bon outil pour écrire, ni ceux d’un partage de ses valeurs fantasmatiques. Les émotions et la mémoire émotionnelle sont longtemps préservées dans la démence. Mr H bâtit à partir de cette ressource un espace de bien-être qui lui est plus accessible, désencombré des difficultés rencontrées dans l’environnement quotidien devenu trop complexe à gérer, et parfois hostile. Il n’élabore pas la situation, mais il perçoit néanmoins, le décalage entre ses objectifs et les résultats obtenus, d’autant qu’il est jugé et disqualifié par les soignants ou son épouse. Il ne peut que se sentir incompris.

L’acte et son objectif

L’acte et son objectif sont liés par une finalité ici déconstruite, à défaut de l’être par un lien d’efficacité qui le relierait à un résultat probant. La « production » de son entreprise demeure ici bien éloignée de son objectif, du moins au plan de la matérialité factuelle. Le malade reste davantage ancré dans un croire pouvoir faire que dans une réalisation concrète aboutie. L’imaginaire, la représentation de chose, le refus de l’impuissance parfois -Je n’arrive pas à m’y faire-, sont préservées dans la maladie d’Alzheimer, alors que les mots et/ou leur utilisation à bon escient se dérobent

25

. L’écart entre objectif et résultat devraient normalement amener en retour un réajustement de la pratique de l’acte qui n’a pas lieu, montrant que le malade n’en perçoit pas la dissonance

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, son activité critique et ses capacités d’adaptation étant limitées. Il reste prisonnier d’une pratique rituelle qu’il maitrise, choisissant la dénégation d’un échec inévitable comme pour en fuir la honte. Une autre hypothèse peut être soulevée. L’objectif de l’acte n’est pas la réalisation matérielle qui n’est que le support superficiel d’une réalité plus profonde. L’objectif attendu par le malade est dans ce qu’il peut encore atteindre, en retrouvant les thèmes autrefois qui l’intéressaient autrefois et le motivaient, qui appartiennent encore à une histoire de vie mobilisable. Son horizon stratégique serait donc de faire resurgir ces pratiques enfouies comme participant de son identité perdue qu’il essaye de reconstruire.

Finalité/efficacité de l’acte pratiqué

Aucun ajustement n’est réalisé par monsieur H dans la scène présentée, comme lors

d’épisodes similaires antérieurs. Mr H reste dans la programmation de son passé, sans

capacité ou sans volonté évidente d’ajustement au monde actuel et à son environnement

(10)

9 humain, comme s’il était sans interrogation sur le sens de ce qu’il fait (réflexivité), ou plus vraisemblablement sans possibilité d’exploiter ce qu’il a perçu, réalité susceptible de réveiller mal-être et angoisse. Mr H se détourne probablement de celle-ci en instaurant un monde à lui, en y reproduisant une attitude qui autrefois lui apportait du bien-être, mais en renonçant à l’aboutissement d’un résultat qui serait somme toute médiocre. La dimension « épi- sémiotique » qui lui permettrait au moins d’exercer à la fois un contrôle cognitif et une régulation pratique sur le cours de son action est ici déficiente. Son action ne l’est pas moins oblitérée par son entourage humain. L’ajustement jugé nécessaire selon les aidants pour le succès de l’entreprise du malade ne l’est pas pour lui. La dissonance de la situation, source de motivation pour la solutionner est évacuée dans l’interaction de Mr H avec la soignante

6

. Les attentes de l’entourage ne sont pas les siennes. A la décharge de l’entourage, Mr H ne propose aucun ancrage interne aux observateurs extérieurs, ce qui faciliterait pourtant une analyse adaptée et permettrait au minimum de comprendre ce qu’il fait. Il ne cherche pas à entrer en relation avec l’aide-soignante. Compte-tenu des voies de communication qu’elle a choisi, il la rabroue sans lui donner les moyens de le comprendre plus avant. La dissonance instituée entre le malade et le professionnel de santé cause chez l’un et l’autre tension et stress.

L’acte et l’horizon stratégique

Si la condition et le critère de réalisation du malade est un enjeu identitaire, Mr H réalise alors la conjonction entre son objectif et le résultat obtenu. On note, en effet, la congruence entre les modalités qu’il met en place dans son acte et le cadre identitaire de la thématique (Journalisme). Dans ce lien entre acte et objectif, le malade est dans la réminiscence de sa vie professionnelle et le plaisir qu’elle lui apportait. Son rituel est en quelque sorte une pose dans son vécu de malade. Il retrouve des pratiques et des procédures dont il garde des traces et qui lui permettent d’échapper momentanément aux conséquences démotivantes de sa maladie. Il est cohérent dans son parcours praxique global, qui s’inscrit dans son éthos, et s’appuie sur les traces de mémoire procédurales encore disponibles. Par-là, il est cohérent dans les étapes de la mise en place de la scène

9

. Au plan réflexivité, il ne semble cependant pas s’interroger sur ce que produit son action au sens commun (pas d'apprentissage lors des épisodes antérieurs, et pas d’ajustement à la situation actuelle), ou sur l’objectif entrepris pour cette réalisation.

Le monde du malade et le monde des soignants sont deux systèmes qui n’ont pas le

même horizon. Quatre modalités possibles d’interactions sont en théorie possible entre les

deux systèmes : antagonisme (épreuve), dissension (absence de relations, absence

d'échange), collusion (échange et négociation). La plus adaptée et la plus fonctionnelle car

(11)

10 mettant en jeu la plus productive des modalités de l’intersubjectivité est la négociation qui, plus qu'un échange est une co-construction

11

. A défaut de compréhension par les soignants, une compétition voire des conflits peuvent naître et la malade n’est pas dans un bon rapport de force. Les interactions entre les deux systèmes se développeront harmonieusement que par la co-élaboration préalable d’un horizon commun pour que la logique du soin préserve les désirs du malade, donc sa motivation.

IV) La scène prédicative et les interactions avec le système soignant

L’acte pratiqué par Mr H a des liens systémiques avec l’environnement humain. L’acte a un impact sur la scène des aidants, suscitant étonnement et interrogations.

Acte et polémique possible

« Monsieur H, vous utilisez une cuiller au lieu d’un crayon ». La remarque de l’aide- soignante renvoie à une autre analyse du sens de la situation. La logique de la situation, pour elle et non sans bon sens, est mise à mal par la tenue d’une cuiller pour écrire au lieu de l’emploi d’un crayon. Plutôt que pointer le symptôme, peut-être aurait-il été moins difficile au plan relationnel pour Mr H de se voir proposer un crayon, et au moins un minimum d’expression positive dans ce qu’il fait. La mise à distance en écho de l’aide-soignante en témoigne : « Occupez-vous de vos affaires ». Elle n’a pas trouvé ici le créneau pour son approche. L’exploration du sens de la situation aurait dû conduire naturellement le soignant à faciliter la réussite du projet du malade en palliant ses insuffisances. Mais l’ancien journaliste de renom, souhaite-il ici la réussite matérielle de ce qu’il fait et peut-il se confronter, grâce au crayon fourni, à « des gribouillis ordonnés » ou à faire « N’importe quoi » ? Ou souhaite-il retrouver un univers fantasmatique où il est bien ? Le rituel est aussi un refuge, à défaut d’être un solide repaire. La cuiller, analogon contra-dépressif, permet à Mr H de se retrouver dans le confort d’un monde fantasmé révolu, position au demeurant fragile mais apaisante

37

. L’effet pacificateur expose à une mécompréhension par les soignants lorsque la réalité superficielle est préférée à la profondeur de l’imaginaire qui s’y adosse.

L’acte et la scène des aidants

Le jeu de rôle des soignants et du malade a un impact sur l’acte pratiqué, le validant

ou l’invalidant, l’encourageant ou de décourageant, facilitant ou non son ajustement à leurs

attentes, à leurs règles, ou simplement à ce qui suscite un intérêt pour eux. La pratique d’un

malade dément déroge souvent aux règles et aux normes que des soignants attendraient

dans des circonstances particulières. Ils pourraient, pourtant, être renvoyés à la question de

la pertinence de ces normes, à la raison de leur mise en place ou bien se questionner sur le

(12)

11 sens de ce que fait le malade, sur la nécessité ou non d’intervenir auprès de lui, pour qu’il réalise quelque chose d’abouti. Dans le cas présenté, la pratique de Mr H est jugée, par l’aide-soignante à l’aune de son résultat, très à l’écart d’une norme attendue, externe au désir du patient. Elle aurait pu aussi être évaluée à l’aulne du besoin de « se foutre la paix »

30

, de lui laisser vivre sa vérité fantasmatique mise en jeu dans l’ébauche d’un récit entre le malade, ses proches et les soignants, ancrée sur les talents passés de Mr H.

Le malade et la scène des aidants

Le malade et les aidants sont reliés par leur regard réciproque sur ce que le malade veut et peut réaliser, sur ce qu’il croit réaliser, sur l’utilité de ce qu’il met en œuvre. La pratique vue par le malade n’est pas celle du point de vue des aidants. Le malade cherche à faire une parenthèse dans le schéma délétère qui l’englue, à revivre un relationnel authentique validant son identité d’homme qu’il connaissait à travers sa vie professionnelle, et fuir la condition d’un malade âgé, fragilisé par une maladie neuropsychiatrique qu’il n’accepte pas. La réussite de la pratique d’un malade fragile appartient au rôle propre des aidants. Les efforts maladroits du malade pour s’en sortir, la répétition de ses rituels, sont vites qualifiés par des professionnels témoins d’une récurrence des troubles du comportement.

La répétition de l’acte pour Mr H est un équivalent psycho-cognitif des stéréotypies verbales, autre rituel archaïsant, fréquentes au stade avancé de la maladie. La demande est répétée par monsieur H car insatisfaite, ou parce que la réponse de son entourage n’est pas adaptée à sa demande. Le malade a une certaine perception de son incapacité à mener à bien une tâche dans un segment de vie précieux pour lui. Il traduit en partie sa détresse en appelant ce qui lui est logiquement nécessaire en cette circonstance, une aide relationnelle et affective. Avec raison, il ne peut être satisfait par une attitude jugeante de sa maladresse.

Il est ici davantage dans un excès de raison que dans son crépuscule

27

.

Il sent son identité ébranlée par la maladie et sa dignité remise en cause par sa fragilité. La réponse relationnelle pallierait son désarroi par la relation je-tu adressée à autrui

3

et ainsi son identité relationnelle s’en trouverait réassurée. Si l’entourage reste centré sur la pratique matérielle, voire la disqualifie « Il fait n’importe quoi », ou disqualifie le résultat, « des gribouillis », il passe à côté de la véritable demande. Le malade tente d’instaurer des mondes signifiants, alternatifs et énoncés, qui ne parviennent pas à leur terme.

Ses pertes de capacité à s’exprimer ne lui permettent plus comme autrefois

d’élaborer les éléments d’une discussion avec l’entourage. Même s’il parle la même langue

que les soignants, et indépendamment de la volonté de ces derniers, il est dominé

socialement par leur langage

4

, volontiers professionnel et dépouillé d’émotions

(13)

12 personnelles, donc impersonnel et dépersonnalisant. Son monde instauré se confronte à celui non moins instauré par les normes et les pratiques propres à l’institution : la confrontation se fait avec un monde institué. Il ne parvient ainsi ni à ressusciter pleinement son monde révolu, ni à satisfaire aux règles de celui qu’on lui propose. Il donne de façon provoquante et répétitive un futur à un acte manqué

12

.

Les aidants et l’objectif de la pratique du malade

Les soignants doivent comprendre le rétrécissement du monde d’un malade dément et respecter les rituels ce que ce dernier entreprend dès lors qu’il n’engage pas sa sécurité et celle d’autrui. L’objectif de monsieur H est dans les marges d’une prudence acceptable en EHPAD. La prudence du côté des soignants devrait donc, à travers ce qu’ils perçoivent des objectifs du malade, les inviter à préserver les quelques domaines d’agir qui perdurent chez lui, domaines souvent ancrés dans ses habitudes antérieures et dans son histoire de vie. Les objectifs du malade sont à intégrer dans la démarche de soin, quand bien même certaines pratiques sont rémanentes, dans son projet de vie dans l’EHPAD.

V) Discussion

La lecture d’un symptôme appartient au domaine du signifié. Il est une forme de langage et sa signification n’est pas univoque selon le lecteur malade ou soignant. Mr H à un comportement inadapté au monde soignant, mais il vise un horizon stratégique. Pour le patient, les symptômes psychopathologiques sont volontiers le reflet d'une crise existentielle survenant à l'occasion d’une confrontation à un obstacle ou un défi relationnel

2

. Sans conscience du changement exigé ou sans possibilité de réaliser ses désirs, sans étayage de ses efforts pour exister, le sujet va perdre sa capacité anticipatoire, se résigner à renoncer puis se réfugier dans la démotivation. Dans le contexte du malade et celui des soignants, la valeur de l’acte n’a pas la même amplitude et ne suscite pas le même intérêt. Des valeurs et des contre-valeurs s’expriment dans la crise. Les difficultés pour les soignants d’accepter ce paradoxe tiennent souvent au rejet de l’un ou de l’autre pôle. Les symptômes peuvent être perçus ainsi comme une recherche relationnelle palliative et maladroite en écho à cette incompréhension. Construire une signification et trouver du sens à ce qu’il fait et ce qu’il vit, est pourtant essentiel au malade, en particulier pour le réinscrire dans une anticipation désidérative

20

. Ceci est encore essentiel pour que les soignants s’ouvrent à une dimension d’empathie.

La compréhension du sens du comportement Mr H et de l’environnement soignant

dans l’EHPAD permet, pour adapter le cadre thérapeutique, de préciser les conditions de la

saisie et de la production du sens

15

. Les troubles cognitifs ne lui permettent plus d’évoluer

(14)

13 dans un monde trop complexe, ce qui nécessite de délimiter un espace d’action et un encadrement de ses pratiques à la dimension de ce qu’il est encore capable de réaliser et de mettre en jeu dans le réel.

La démence ne conduit pas à l’insensé mais à des difficultés inextricables de mise en sens par le malade, mais aussi par l’entourage l’exposant alors au risque d’aliénation

28

. Les troubles du comportement reflètent les difficultés de construction d’une signification de l’univers du malade, parfois ramenée à une tension entre ce qu’il savait faire, ce qu’il peut encore faire, et ce qu’il aimerait continuer. Du fait des troubles dysexécutifs, en particulier pour les actes instrumentaux de la vie quotidienne, du fait des troubles cognitifs, ses pratiques sont désajustées de la réalité et vulnérabilisées par la norme du quotidien

4

. Le malade lutte contre ses déficits, contre la faillite de ses pratiques, ce qui n’est pas immédiat pour l’entourage qui perçoit mal ce qu’il cherche à exprimer. Soutenir le malade dans ses efforts pour trouver du sens dans ce qu’il vit et ce qu’il fait, trouver le sens d’un symptôme au-delà d’un trouble du comportement est donc important pour lui apporter l’aide qu’il demande maladroitement. Imprégné de l’éthos du malade, un rituel, trop rapidement qualifié de trouble du comportement, peut cependant permettre au malade de sortir momentanément de la morosité délétère où la maladie démentielle le confine. Les efforts du malade portent sur le maintien d’une identité fragilisée à travers ce qui lui reste possible dans le quotidien et dans l’espérance d’une promesse d’un futur encore accessible

18, 32

. Cette compréhension est la première condition pour que le malade puisse associer un sens à ce qu’il fait malgré le handicap cognitif.

Pour Carl Rogers la prise en considération inconditionnelle des énoncés et des attitudes des malades permet de construire un espace de rencontre avec le thérapeute

33

. Le refus du fantasme par les soignants est un refus de partage, donc la fermeture de l’espace de rencontre. Derrière le trouble du comportement, le malade pose la question de la fragilisation de son identité relationnelle. La question posée n’est donc pas celle d’un destinataire possible des gribouillis ou des mots sans sens tracés. Le sens du trouble du comportement, tel que les soignants peuvent le comprendre, traduit donc sa demande d’étayage identitaire, et non simplement un appel pour une aide palliative de ses pratiques défaillantes. Dans son rituel, en particulier dans la façon dont il tient la cuiller, Mr H est dans la réminiscence de sensations corporelles autrefois éprouvées. Le corps (Körper), le corps- objet, objet de soin, est distinct du corps de chair (Leib), ou corps-sujet, sujet d’attention pour autrui, rattaché à la vie (Leben). «Il est clair que seule une ressemblance liant, à l’intérieur de ma sphère primordiale, ce corps là-bas et le mien peut fournir le fondement [d’une]

saisie analogisante du corps là-bas comme corps propre [chair]»

22

. Les deux types de

corps sont continûment en jeu dans la vie quotidienne qui implique un équilibre entre eux et

(15)

14 illustre ainsi l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine, sa fragilité et donc la prudence nécessaire de l’approche soignante. Le présent de Mr H est ancré dans son corps.

Le présent est en ce sens non seulement inscrit dans une ligne de temps mais aussi arrimé au corps individuel, conjugal, familial et social. Mr H n’est pas liant avec les autres résidents.

Son comportement d’écriture est l’occasion de mettre en mouvement sa conscience imageante, lui permettant encore de jouer avec les traces de sa mémoire, dans un effort de mise en cohérence avec la réalité externe. Ce comportement traduit aussi une demande de validation

5

par l’entourage de son ancien statut, reflet imageant

34

d’une période de sa vie satisfaisante au plan professionnel et alors ouverte à une vie relationnelle. Il s’agit là de la seconde condition pour que le malade puisse construire une signification malgré ses difficultés relationnelles. Tant que la demande de validation de ses rituels n’est pas satisfaite par les autres, le malade trouve du sens paradoxalement dans la répétition d’une pratique en solitaire, faute d’une facilitation à vivre l’être-ensemble, pour malgré l’existence de troubles du langage, vivre sa part de communion phatique

19, 29

, dans un appel à participer à la vie jusqu’au moment où la faillite de ce rempart va précipiter la régression.

Dans l’exemple présenté, Mr H rejoue ce qu’il est encore capable de faire. La formulation de l’aide-soignante porte sur qu’il ne fait pas correctement, sur l’échec de la performance, mais ni sur la substitution d’un crayon à la cuiller, ni sur la valence réparatrice de l’acte pour le malade. Ce faisant, la soignante nourrit le trouble du comportement. Le monde instauré par le malade est riche de ses valeurs singulières. Il se confronte au monde instauré par les soignants, de plus en plus centré superficiellement sur des protocoles plutôt que sur le malade qui en devient l’objet. Le trouble est aussi celui des soignants face à un malade qui exprime son désaccord malgré leur volonté autoritaire. Pour atteindre la compréhension et l’intersubjectivité, un horizon commun entre malade et soignants doit être co-élaboré

14

, impliquant pour ces derniers, le respect des désirs du malade, la reconnaissance de ses efforts et non le pointage de l’inadéquation des moyens mis en œuvre dans sa pratique, sinon à lui fournir de bons outils. Ceci suppose des temps de découvertes, de réflexivité et d’ajustements réciproques, puis de co-construction, ce qui est la troisième condition à l’élaboration du sens par le malade.

Accepter la maladie d’Alzheimer implique de partager le chemin de solitude du malade qui se sait condamné à une certaine discontinuité de son « être au monde ». Toute démence s’accompagne d’une aliénation. Si celle-ci est prise en compte, parfois à l’occasion d’une éclipse cognitive, ou lors d’un de ses rituels, « Brièvement […le malade dément]

redevient une personne en même temps que ceux qui l’entourent le perçoivent fugitivement

comme relativement le même qu’eux, parce que de façon plus inconsciente que consciente,

pour telle ou telle cause contextuelle ou affective, ils sont moins bouleversés par son

(16)

15 étrangeté et du même coup plus sensibles à sa ressemblance avec eux qu’à sa différence »

28

. L’oubli résulte du détachement de l’individu du groupe dans lequel il évolue, or il ne peut y avoir de souvenirs sans congruence entre mémoire individuelle et mémoire collective

16

. Mr H doit-il démissionner de son monde, perdre son individualité et se résoudre à vivre dans le monde soignant car c’est le seul qui lui serait encore accessible ? Ce faisant, il renoncerait à qui il est, à son histoire de vie, à ses souvenirs :« Monsieur H, monsieur H, il n’est plus rien, monsieur H ». Mr H parle de lui comme en parlerait parfois un soignant : « Monsieur H ? Il va bien aujourd’hui ». La quatrième condition qui permettrait à Mr H de réinvestir une identité porteuse de sens, est donc de le sortir du sentiment d’être instrumentalisé et d’adopter une démarche de soins personnalisés.

VI) Conclusions

Trois modalités de liens sont disjointes dans ce dossier : l’objectif de Mr H ne peut

conduire à un résultat compte-tenu des moyens employés, sa demande identitaire

relationnelle n’est pas perçue par l’entourage, l’horizon stratégique du malade et celui du

soin ne sont pas mis à même de faire l’objet de congruence. La question du sens est

ainsi posée aux soignants et à l’entourage devant un trouble du comportement chez un

malade dément, sollicitant une réponse soignante inventive et personnalisée. Le sens du

trouble réside dans la disjonction des horizons du monde du malade et de celui des

soignants. La question du sens est aussi posée au malade, qui n’a pas les mêmes

ressources que les premiers pour démêler la situation, et qui est tenté de rester à travers

ses rituels dans un monde fantasmé afin de lutter contre l’angoisse dépressive. Le risque

de régler la situation par un rapport de force implicite au dépend du plus vulnérable doit

être contourné par l’analyse des actes du malade et de ses interactions avec l’entourage,

et la mise en œuvre de conditions lui permettant une élaboration de ce qu’il vit au lieu de

le cantonner dans un monde où sa singularité ne peut se développer. La co-élaboration

d’un horizon commun est donc une phase préalable et incontournable dans le projet de

soin pour que les interrelations entre les soignants et le malade se développent

harmonieusement, et que la logique du soin préserve les désirs de ce dernier, donc sa

motivation, nourrit par sa conscience imageante.

(17)

16

Figure 1 : Pratique de l’écrit chez monsieur H

(18)

17

Figure 2 : Système dans lequel évolue le malade à travers ses pratiques. Quatre instances sont

réunies par six liens de réciprocité qui leur permettent d’interagir dans la scène prédicative.

(19)

18

(20)

19 Références

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Références

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