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Introduction L’œuvre de Jean Duns Scot séduit autant qu’elle effraie. Dense et hautement conceptuelle, la pensée du Doctor Subtilis

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Introduction

L’œuvre de Jean Duns Scot séduit autant qu’elle effraie. Dense et hautement conceptuelle, la pensée du Doctor Subtilis ne se situe pas aisément dans les courants qui traversent cette fin de XIIIe siècle. Au croisement de l’aristotélisme latin et du péripatétisme néoplatonicien arabe, du franciscanisme et de l’augustinisme, le théologien ne semble prendre à l’un et l’autre que ce qui sert l’élaboration de sa pensée. Lorsqu’il réintroduit l’espèce représentative développée dans la théorie de l’abstraction de Thomas d’Aquin, c’est contre les thèses communément admises dans le franciscanisme ; s’il le fait, c’est en l’inscrivant dans un modèle de l’abstraction par transposition, issu d’Avicenne. S’il rejette le modèle exemplariste de la connaissance avancé par Henri de Gand, c’est pour y substituer sa propre interprétation du modèle avicennien de l’instanciation. On pourrait ainsi multiplier les points de vue ; toutefois, procédant le plus souvent par synthèse des opinions en cours, aucune tentative de syncrétisme ne se dégage de l’œuvre. Les thèses scotistes les plus remarquables transgressent, ou s’inscrivent résolument en rupture avec celles de ses interlocuteurs. L’univocité de l’étant, conduisant à la connaissance de Dieu au sein même d’une métaphysique essentiellement abstractive

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, la définition du possible comme non répugnance à être, possibilité ex se formaliter propre à l’objet intrinsèquement intelligible sans rapport à sa cause

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, la notion d’infini actuel intensif

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, la définition de la cognitio intuitiva comme connaissance du contingent ou connaissance de l’objet en tant qu’il existe

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, sont autant d’ouvertures à un monde où l’homme peut s’arroger, au sein même de la connaissance partielle qui lui est assignée, le droit d’accéder aux raisons intelligibles des choses sans recourir à l’aide illuminative divine. Qu’il y ait là le signe manifeste d’une foi en l’intelligibilité du réel, ou d’une recherche de ce qui, du cœur de la connaissance abstractive, entend se dérober au scepticisme, la pensée de Duns Scot est profondément novatrice. On aura pu pour cette raison y voir un « tournant » vers la modernité, mais là encore, il faut veiller à ne pas déplacer indûment les frontières, effaçant d’un même geste « l’altérité de la scolastique » et l’entrée dans le monde moderne

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. Tout aussi indûment l’originalité de l’œuvre se perdrait-elle à n’être

1 Ordinatio, I, d. 3, p. 1, qq. 1-4.

2 « illa potentia […] quantum est de se potest esse sine activa […]. » Quaest. super Metaph. Arist., IX, qq. 1-2, n.

33 (St Bonaventure, IV, p. 520).

3 Quodlibet, q. 5, n. 2 (Vat., XII, p. 118).

4 Lectura, I, d. 8, p. 1, q. 4, n. 174 (Ed. Min, II/1, p. 298).

5 Comme l’a montré F. Loiret, Volonté et infini chez Duns Scot, Paris, Kimé, 2003, p. 10. Pour la figure moderne de Duns Scot, voir P. Chaunu, Le temps des réformes. Tome I : la crise de la chrétienté 1250-1350, Bruxelles,

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plus qu’un produit remarquable du contexte des disputationes, noyé dans la profusion des figures médiévales de la pensée. De la sorte, on ne sait comment l’aborder, passant d’une lecture des contextes à celle de la pensée « elle-même », lecture rendue d’autant plus malaisée que des siècles d’interpolations se sont glissés dans l’histoire du corpus, venant simultanément compromettre et guider l’interprétation

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. Qu’on s’en empare ou qu’on le cherche, Duns Scot reste pour ainsi dire une figure intraitable, dont il faut s’accorder bien modestement, avant même prétendre l’avoir compris, à ne pouvoir que tenter de le suivre.

Le thème que nous avons choisi de traiter dans cette étude ne facilitera certes pas la lecture, puisqu’il nous conduit au cœur de ses présupposés métaphysiques. Issue du péripatétisme néoplatonicien arabe d’Avicenne, la théorie de l’indifférence de l’essence pose d’emblée la question de son point de départ. Développée dès l’origine dans le double cadre du problème des universaux et de la théologie créationniste, l’idée selon laquelle l’essence de la chose est en « elle-même », indifféremment aux déterminations qui l’affectent dans l’existence concrète ou mentale (singularité et universalité), apporte une solution conjointe à la question du fondement de nos concepts abstraits, et à l’inscription de la contingence radicale du créé au cœur de l’ontologie et de la connaissance

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. Le problème des universaux, véritable porte d’entrée à l’inquisitio metaphysicae, draine avec lui une cohorte de problématiques. L’interrogation formulée dans le Proemium de Porphyre sur le mode d’être des genres et des espèces se relit au XIIe siècle, où la querelle des universaux bat son plein, et au XIIIe siècle, animé par des questions d’ordre épistémologique, au travers de sa traduction et de son commentaire boécien

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. Trois dimensions s’y rejoignent : la constitution ontologique

Editions Complexe, 1984, p. 111 ; M. Bastit, Naissance de la loi moderne, Paris, P.U.F., 1990 ; A. de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale, Leiden/N.Y/Köln, Brill, 1993, p. 40.

6 Pour les questions d’authenticité des œuvres et les problèmes de datation y afférant, voir la bibliographie générale à la fin de cette étude.

7 Nous reprenons l’expression « problème des universaux » à D. Piché, pour désigner de la manière la plus générale possible, l’ensemble des questionnements portant non seulement sur l’existence d’un universel in re ou ante rem – délimitant certaines expressions historiques du réalisme des universaux – mais aussi sur la question de la connaissance de l’universel. D. Piché, Le problème des universaux à la faculté des Arts de Paris entre 1230 et 1260, Paris, Vrin, collection « Sic et Non », 2005. Le point de vue n’est donc pas celui, critiqué avec raison par A. de Libera, de savoir « s’il y a ou non des universaux dans le monde », comme si l’enquête sur un horizon théorique pouvait se revendiquer d’une anhistoricité – « empiriste », comme chez V. Spade, ou « consciente », ainsi que la défend J. Bouveresse. V. Spade, « Introduction », in John Wycliff. On Universals (Tractatus de universalibus), trad. A. Kenny, Oxford, Clarendon Press, 1985, pp. XV-XVIII ; J. Bouveresse, Essais V.

Descartes, Leibniz, Kant, Marseille, Agone, « Banc d’essais », 2006, pp. 1-40. Pour la question des étiquettes historiographiques de « réalisme », « nominalisme », « conceptualisme », voir l’ensemble des travaux de A. de Libera, en particulier La Querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Age, Paris, Seuil, « Des Travaux », pp. 17-28 ; «Question de réalisme. Sur deux arguments anti-ockhamistes de John Sharpe », in Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1992, 1, pp. 83-110.

8 « Mox de generibus et speciebus illud quidem sive subsistunt sive in solis nudis purisque intellectibus posita sunt, sive subsistentia corporalia sunt an incorporalia, et utrum separata an in sensibilibus et circa ea constantia,

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des choses, les rapports entre le langage et la réalité, et, venant fonder ces rapports, la question du mode d’appréhension des notions générales dans l’abstraction. Les questionnements ontologiques, logiques et gnoséologiques en forment donc la trame essentielle, et ne se distinguent pas si aisément dans la mesure où, comme le disent les médiévaux, toute science est « dans l’âme » – nous ne sortons jamais du langage et de la représentation. Pris au cœur de la tension entre l’ontologie aristotélicienne de la substance première et l’épistémologie du Stagirite, selon laquelle il n’y a de science que de l’universel, le problème des universaux s’exprime sous une forme nouvelle dans la théorie de l’indifférence de l’essence. Prenant pour point de départ la recherche de l’essence dans son caractère complet, Avicenne développe une méthode visant à sonder l’ambiguïté présente dans la théorie aristotélicienne. Ce que l’on cherche, c’est, en son caractère complet, l’essence ; or précisément, pour en déterminer la complétude, il faut dans un premier temps en séparer les caractères qui ne lui sont pas essentiels. Le sens de la démarche va vers la connaissance de ce qu’est l’essence de la chose ; la même démarche permet de découvrir ce qu’elle n’est pas. Se dégage une véritable méthode pour assumer l’ambiguïté présente dans la théorie aristotélicienne de la prédication entre « homme » et « cet homme ». La théorie des trois états de l’essence (triplex status essentiae) assume que l’essence n’est jamais que l’un ou l’autre de ses modes, mais qu’en elle-même, elle n’est jamais ni l’un ni l’autre. Associé à la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel (ante rem/post rem/in re), le triplex status essentiae se comprend alors au moyen de l’instanciation mentale ou concrète de l’essence, formant une solution remarquable pour traiter conjointement du statut de l’essence dans la réalité, du problème des prédicats d’ordre supérieur, c’est-à-dire de la séparation entre logique et métaphysique, et du problème de la séparation dans l’abstraction

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. Les contenus quidditatifs que nous saisissons trouvent la garantie de leur stabilité en Dieu, en lequel l’essence est ultimement instanciée ; et dans le processus de connaissance, l’abstraction trouve un secours illuminatif auprès d’un Intellect séparé. Vue de la sorte, la théorie de l’indifférence de l’essence s’inscrit en porte-à-faux avec la noétique aristotélicienne : l’essence n’est pas à proprement parler abstraite, elle est instanciée dans l’âme par degrés d’immatérialité. Héritant

dicere recusabo […]. » Boèce, Categoriarum Supplementa : Porphyrii Isagoge, translatio Boethii (ed. L. Minio- Palluello et B. G. Dod, Bruges-Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 5). D. Piché, Le problème des universaux, op. cit., pp. 8-12.

9 Comme le souligne A. de Libera, la théorie de l’indifférence de l’essence vise moins à concilier le platonisme et l’aristotélisme, comme c’était le cas pour la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel dans l’école d’Ammonius, qu’à comprendre comment nous pouvons, sans idées séparées, penser les intelligibles en partant de l’expérience sensible. A. de Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier,

« Philosophie », 1999, p. 28 ; Thomas d’Aquin - Dietrich de Freiberg. L’être et l’essence. Le vocabulaire médiéval de l’ontologie, Paris, Seuil, « Points », 1996, p. 23.

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de la doctrine d’Avicenne, Duns Scot la conduit au cœur des interrogations métaphysiques et théologiques propres au dernier quart du XIIIe siècle. Transposée tout particulièrement dans le traitement de la nature commune et de l’individuation, la méthode avicennienne prend pour ainsi dire son envol. Lorsqu’il avance son principe d’individuation, communément repris dans la tradition sous le terme d’haecceitas, c’est la théorie du triplex status essentiae qu’il utilise ; s’il traite la non identité formelle au moyen de la non inclusion réciproque des quiddités, c’est l’outil avicennien de la négation qu’il assume. C’est encore le triplex status essentiae qui rend compte des rapports entre logique et métaphysique ; c’est enfin la thèse de l’univocité conceptuelle qui pourrait s’inscrire en lointain écho de l’universel « véritable » d’Avicenne.

Dès lors, si certains concepts fondamentaux de la métaphysique scotiste pouvaient être relus dans cet héritage, partant du problème des universaux, ils pourraient s’en voir éclairés du sein même de la métaphysique. Non qu’ils en découlent comme un effet de sa cause, puisqu’ils répondent aux questionnements théologiques sur la connaissance de Dieu et la théologie trinitaire, mais il y là un autre point de départ appelant à être reconsidéré. La théorie de l’indifférence de l’essence n’en constituerait pas le motif, mais le présupposé métaphysique et la méthode. C’est la première hypothèse que nous voudrions poser dans le cadre de cette étude.

La crainte d’en appeler à un ordre séparé des essences conduit les médiévaux à placer la raison de l’intelligibilité des choses dans l’intellect divin, fondant un modèle illuminatiste de la connaissance sur un modèle ontologique participatif ou exemplariste. La théorie avicennienne de l’indifférence de l’essence devient rapidement un outil dans les controverses sur le statut du créable à la fin du XIIIe siècle. C’est pourtant cette forme encore discrète de platonisme que Duns Scot récuse : pour lui, l’intelligibilité d’une chose ne dépend pas de sa participation à une idée qui la rend intelligible, elle est intrinsèquement intelligible en ce qu’elle ne répugne pas à être – en tant que pur possible. Reconduisant à première vue la recherche platonicienne d’une intelligibilité première, déterminité pure où l’intelligence trouve repos et quiétude, il n’entend pourtant que mieux s’en distinguer, pour rendre à la connaissance humaine, au cœur des limites qui lui sont assignées par les lois de la sagesse divine, sa nature essentiellement active. Etrangère à l’idéal contemplatif, la pensée est pour Duns Scot essentiellement activité, et l’intelligibilité elle-même se comprend en ce sens –

« actus et intelligibile convertuntur »

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. Transposant la théorie de l’instanciation au cœur

10 Quaest. super Metaph. Arist., VII, q. 15, n. 24 (Ed. Min., I, p. 388).

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même de la structure intellective commune à Dieu et aux hommes, la double structure de la réalité – intellect et objet – apparaît sous une forme radicalement nouvelle : tout intellect, fût- il humain, angélique ou divin, ne se comprend que dans son rapport à un objet. Tandis que la théorie avicennienne de l’indifférence de l’essence soulignait la tension entre la généralité et la particularité, remontant par instanciations successives vers l’universel véritable, la tension se situe chez Scot entre la généralité et la présence. Ainsi la cognitio intuitiva est-elle la connaissance de l’objet en tant qu’il existe, ainsi la puissance naturelle active qu’est l’intellect humain n’a-t-elle plus besoin d’une détermination extérieure pour passer à l’acte : la présence de l’objet lui suffit. L’équation fondamentale entre la pensée, l’être et la détermination ne s’en trouve pas bouleversée, mais reconduite : la connaissance humaine s’ouvre à l’indéterminé.

Seul l’intellect divin peut saisir en un seul acte l’infinité des déterminations possibles, mais la connaissance abstractive, partielle et limitée, peut se fonder sur une unité suffisante, fondement de nos concepts abstraits – la nature commune – ou univocité conceptuelle dans le raisonnement. L’unité conceptuelle autorise une connaissance distincte de concepts néanmoins imparfaits, raisons communes qui peuvent toujours être complétées. Le thème central de l’unité dans la pensée de Scot nous conduit à poser une deuxième hypothèse pour notre étude. L’on peut concevoir distinctement la raison d’étant, bien que l’on doute s’il est fini ou infini : cette affirmation fondamentale pour la connaissance de Dieu du sein même de la métaphysique doit se comprendre comme l’exigence d’une unité concevable qui précède toute connaissance d’une détermination ultérieure. Trois thèmes semblent traverser la théorie de l’indifférence de l’essence, dont la réunion conduit à la définition du réel comme ce qui ne dépend pas de son opération : l’essence ou la nature possède une unité qui suffit (sufficit) à engendrer la connaissance active que l’intellect en a ; elle précède la considération qu’il en a, en ce qu’elle ne dépend pas de son opération ; elle constitue enfin un fondement homogène pour ce que l’intellect en appréhende. Les thèmes de l’unité, de l’antériorité et de l’homogénéité semblent former des notions « ultimes », points de convergence par lesquels se comprend la théorie de l’indifférence de l’essence, que l’on ne peut soustraire à la « pratique » philosophique du Docteur sans en entamer sérieusement le sens

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.

11 Nous reprenons ici avec beaucoup de liberté le concept d’« ultime » développé par A. N. Whitehead. L’ultime d’une philosophie est le point limite duquel dépend la construction du système. Il définit la singularité d’une pensée : indémontrable, mais partout à l’œuvre dans la pratique philosophique de l’auteur au point d’en être constitutif, l’ultime est un point d’orientation de la pensée, et non un principe ou une « thèse » du système. Ainsi, chez Berkeley, l’esse est percipi traverse-t-il lui-même l’ensemble des thèses. Il ne fonde pas le système, mais forme son principe d’organisation. Il ne peut donc être soustrait de la pensée de l’auteur, comme pourraient l’être certaines « parties » du système. A contrario, une thèse du système peut en être soustraite dans la mesure où elle se retrouve chez autres auteurs. A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie (Process and Reality.

An Essay in Cosmology, 1929), traduction française D. Janicaud, Paris, Gallimard, 1995, en particulier p. 51.

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La théorie de l’indifférence de l’essence et celle des trois états de l’essence (triplex status essentiae), s’appellent et se complètent. L’essence n’est jamais qu’instanciée, que ce soit dans la réalité concrète ou dans l’âme ; elle n’est pourtant en elle-même ni l’une ni l’autre de ces instanciations. Deux couples conceptuels la suivent et l’épuisent, entre lesquelles elle ne peut qu’osciller : l’universalité et la singularité, l’essence et l’existence. A trop privilégier les rapports entre l’essence et l’existence, la question des rapports entre la logique et la métaphysique, amorcée au moyen de la méthode du triplex status essentiae, se perd. A trop insister sur le couple conceptuel universel/singulier, c’est l’originalité de la théorie scotiste de la connaissance qui s’estompe. Plus fondamentalement, si l’on privilégie l’une ou l’autre question – celle du statut ontologique de l’essence ou celle des rapports entre l’universalité et la singularité –, c’est la cohérence de la théorie de l’indifférence de l’essence qui s’estompe ; si l’on s’attache à les concilier, c’est alors qu’en apparaissent les tensions et les failles. En troisième hypothèse de ce travail, voyant où l’enquête nous conduit, nous tenterons de comprendre où la théorie de l’indifférence de l’essence doit résoudre ses propres tensions.

Partant de ces hypothèses, cette étude se donne pour enjeu de relire trois domaines de la pensée scotiste – métaphysique, théorie de la connaissance et logique – au moyen de la théorie de l’indifférence de l’essence. Celle-ci apparaîtra à bien des égards comme un présupposé métaphysique ; la théorie des trois états de l’essence qui lui est attachée jouant davantage le rôle d’une méthode pour scinder l’entité de ses modes. En conduisant l’étude sous forme d’une enquête, nous serons appelés à progresser dans les sous-bassements de la métaphysique scotiste, pour comprendre l’articulation de certains des concepts qui en forment la charpente – univocité conceptuelle, non identité formelle, connaissance abstractive. En ce sens, la théorie de l’indifférence de l’essence ouvre sur les thèmes scotistes fondamentaux, et pourrait même souligner une continuité à l’œuvre dans la progression de sa pensée, si l’on souligne les conséquences auxquelles conduisent l’utilisation de la théorie de l’indifférence de l’essence en fonction des motifs qui animent le Docteur. L’approche méthodologique sera, dès lors, double. Il ne s’agira pas, dans un premier temps, de considérer qu’une seule problématique se répète sous des figures historiques différentes, comme s’il y avait là une

Nous n’entendons pas faire de la pensée de Scot un « système » en ce sens, mais la notion d’ultime caractérise la singularité en un sens proche de l’haeccéité scotiste. Parmi ces trois thèmes, le terme d’ « homogénéité » n’apparaît pas explicitement chez Scot, mais répond à l’idée d’une unité de continuité. Voir R. Cross, The Physics of Duns Scotus. The Scientific Context of a Theological Vision, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 7.

Nous l’entendons au sens d’un principe de continuité dans la connaissance. C’est la réunion des trois thèmes qui forme pour ainsi dire un « ultime » dans la philosophie du Docteur.

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théorie appelant à se développer avec une cohérence de plus en plus nette, jusqu’à son dépassement et son aboutissement chez Duns Scot. Non seulement le Docteur aurait dû explicitement l’assumer, mais il aurait également fallu mener une enquête de type analytique, visant à exposer le modèle de l’indifférence de l’essence. Cela nous aurait conduit à entreprendre un autre type d’étude, rassemblant avec une érudition dont nous nous sommes senti bien incapable, l’ensemble des occurrences de cette théorie au XIIIe siècle – non seulement chez Henri de Gand et Duns Scot, mais aussi chez les modistes, les intentionistae, Richard Rufus de Cornouailles, Godefroid de Fontaines, pour n’en citer que certains parmi tant d’autres. Parmi ces auteurs, nous avons choisi de traiter séparément d’Avicenne, Henri de Gand et Thomas d’Aquin ; les modistes ou certains représentants de l’école anglaise apparaîtront quant à eux au titre d’interlocuteurs de Scot, au fil de l’étude. Il ne s’agit pas d’une optique évaluative privilégiant de « bons » auteurs, mais de la « promotion de quelques pensées choisies », en fonction des interlocuteurs principaux de Duns Scot

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. Pas davantage n’avons-nous l’intention de progresser en vue de déceler un « système » à l’œuvre dans le complexe corpus des textes. A trop assumer l’idée d’une continuité dans l’œuvre, on manque déjà la démarche scotiste, en quête inassouvie de précisions conceptuelles, menées jusqu’à ce que les difficultés soient parfaitement dissoutes. Mais à ne pas assumer une certaine cohérence, nous perdrions l’intention philosophique elle-même – et par voie de conséquence le fil de l’étude. L’approche se devra quelquefois d’être normative, dans la mesure où ce travail se donne pour enjeu de comprendre la théorie de l’indifférence de l’essence dans son fonctionnement conceptuel chez Duns Scot, requérant tour à tour l’approche terminologique la plus fidèle et le déploiement de ce que nous aurons tenté d’en comprendre. Aussi, tout en cédant le pas à une certaine reconstruction conceptuelle, nécessaire au propos, avons-nous tenté d’éviter les points de vue de surplomb.

Enfin, il ne s’agira pas de relire la théorie scotiste de l’indifférence de l’essence, dont Etienne Gilson avait, dans son célèbre article de 1927, souligné le « point de départ historico- doctrinal » avicennien, pour reconduire le débat de l’essentialisme

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. Rappelons que, tandis qu’il opposait deux tendances fondamentales dans la tradition – l’actus essendi thomiste et l’essentialisme – l’historien de la philosophie considérait le primat de l’essence comme la source d’une logicisation de la pensée et de l’être, conduisant inéluctablement au scandale

12 Voir L. Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Figures illustres, Paris, Grasset,

« Le Collège de Philosophie », 1998, p. 11.

13 E. Gilson, « Avicenne et le point de départ de Jean Duns Scot », in Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Age (1927), Paris, Vrin-Reprise, 1986.

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philosophique d’une métaphysique achevée, dont la primauté se traduirait par la possibilité de déduire la possibilité réelle d’une ratio entis définie comme non contradictoire – reproche qu’Immanuel Kant adresse à C. Wolff

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. Semblable à qui cueillerait les fruits sans qu’il y eût jamais d’arbres, la métaphysique essentialiste trouverait l’origine de sa méprise dans la formule avicennienne « l’existence est un accident de l’essence », réduisant le pensable au conceptualisable et trouvant dans un « catalogue d’essences » de quoi « déduire analytiquement le réel »

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. L’œuvre de Jean Duns Scot serait, à ce titre, un tournant décisif en faveur d’une telle histoire, puisqu’il reprend la théorie avicennienne de l’indifférence de l’essence pour la transposer au niveau même du premier sujet de la métaphysique, l’ens inquantum ens. Grâce aux travaux de C. Bérubé et L. Honnefelder, on ne peut plus considérer l’étant comme une nature commune, ni comme un objet contenant virtuellement et causalement l’ensemble de ses déterminations ; on sait également que Scot lui-même stigmatise cette idée qu’il attribue aux philosophi dans le Prologue de l’Ordinatio ; on sait enfin qu’il n’était pas loin de soutenir lui-même ce point de vue dans les Quaest. de anima.

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Il n’en demeure pas moins qu’Etienne Gilson a souligné l’une des tendances fondamentales de la tradition métaphysique, conduisant à privilégier une attitude de substituabilité au détriment de la particularité. On aura sans doute moins insisté sur le fait que certains

14 I. Kant, Kritik der reinen Vernunft A 156/B 195.

15 « Convenons de nommer « essentielle » toute ontologie, ou doctrine de l’être, pour qui la notion de substance et la notion d’être s’équivalent. On dira alors que, dans une « ontologie essentielle », l’élément qui achève la complétion de la substance est l’élément ultime du réel. Il ne peut plus en être ainsi dans une « ontologie existentielle », où l’être se définit en fonction de l’existence. De ce deuxième point de vue, la forme substantielle n’apparaît plus que comme un quo est secondaire, subordonné à ce quo est premier qu’est l’acte même d’exister. » E. Gilson, , Le thomisme (1965), Paris, Vrin, collection « Etudes de philosophie médiévale », 1983 (6e éd. revue), p. 174 ; E. Gilson, L’être et l’essence (1948), Paris, Vrin, 2000, p. 155. Comme le résume clairement Honnefelder à propos de la thèse d’E. Gilson, l’historien de la philosophie soutenait que

« L’identification initiale, platonicienne et néoplatonicienne, de l’être avec l’Un, est suivie par l’interprétation aristotélicienne de l’être comme substance, jusqu’à ce que Thomas d’Aquin cherche le sens de l’être dans la relation de l’être et de l’essence, et le trouve dans la priorité de l’existence comme acte de l’être. C’est avec la priorité de l’essence sur l’existence – idée remontant à Avicenne et formulée par Scot – que commence la riposte problématique qui mène, dans l’histoire de la métaphysique – de Suarez, Wolff et Kant – à la neutralisation de l’être et à la déduction de l’être à partir de l’essence, en fonction de l’opposition de l’existence et de l’essence.

Cette priorité de l’essence par rapport à l’existence mène enfin au développement moderne, avec la dissolution du rapport entre la connaissance, le langage et l’être. » L. Honnefelder, « Etienne Gilson et Jean Duns Scot », in Duns Scot à Paris. 1302-2002. Actes du colloque de Paris, 2-4 septembre 2002, éd. par O. Boulnois, E. Karger, J.-L. Solère, G. Sondag, Turnhout, Brepols, 2004, p. 181.

16 Voir, respectivement, C. Bérubé, « Interprétations virtualisantes de la thèse scotiste de l’objet de l’intellect », in Laurentianum, 1967, 8, pp. 234-250 et 380-401 ; « Jean Duns Scot. Critique de l’‘avicennisme augustinisant’ », in De doctrina Ioannis Duns Scoti. Acta IV Congressus Scotistici Internationalis Oxonii et Edimburgi (11-17 sept. 1966) celebrati, Rome, 1968, vol. I, pp. 207-243 ; L. Honnefelder, Ens inquantum ens.

Der Begriff des Seienden als solchen als Gegenstand der Metaphysik nach der Lehre des Johannes Duns Scotus, Münster, Aschendorff , 1979 ; Scientia transcendens. Die formale Bestimmung der Seiendheit und Realität in der Metaphyisk des Mittelalters und der Neuzeit (Duns Scotus - Suarez - Wolff - Kant - Peirce), Hamburg, Meiner (Paradeigmata), 1990 ; L. Honnefelder, « Etienne Gilson et Jean Duns Scot », in op. cit., p. 181 ; D.

Demange, Jean Duns Scot. La théorie du savoir, Paris, Vrin, « Sic et Non », 2007

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questionnements de Gilson quant aux rapports entre logique et métaphysique, formulés avec plus de vigueur dans L’Etre et l’essence et plus de prudence dans son Introduction aux positions fondamentales de Duns Scot, demeurent toujours questions ouvertes

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. Si Gilson prend manifestement un « mauvais point de départ », comme le souligne I. Angelelli, en privilégiant les rapports entre l’essence et l’existence au détriment de la dimension universel/singulier présente dans la théorie de l’indifférence de l’essence, l’illusion rétrospective veut pourtant qu’on en vienne aujourd’hui à déceler dans la tradition les points aveugles d’une autre histoire, justifiant les sources loitaines du Zweiter Anfang de l’ontologie

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. Les études sur la tradition ne peuvent échapper à déceler des tendances générales, afin de marquer les moments où la métaphysique s’institue ou se délite, comme si les approfondissements conceptuels étaient autant de signes des mutations ou des ruptures conceptuelles en vue d’un telos oublié

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. Prisonnier du couple conceptuel du primat et de l’oubli, l’historien de la philosophie est pourtant forcé de s’en remettre à lui : la prétention à lire un auteur du passé selon « son propre point de vue » n’est pas plus sensée que souhaitable, et c’est en dégageant les contextes historique que doit s’opérer la lecture. Libérée des bornes du temps et de son contexte d’origine, l’œuvre se donne dans un contexte déjà différent, qui pourrait la livrer à un « anhistoricisme conscient » ou à une histoire des

« systèmes » philosophiques, si l’on acceptait respectivement le thème de la reprise ou de la

« philosophie de l’histoire de la philosophie »

20

. Le médiéviste est sans doute prisonnier, plus que tout autre, des multiples figures qui l’assaillent. Or paradoxalement et contre toute attente, il nous a semblé, au fil de l’élaboration de ce travail, qu’en reprenant à nouveaux frais l’étude

17 E. Gilson, L’être et l’essence, op. cit. ; Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, Paris, Vrin, 1952.

18 I. Angelelli souligne l’importance du couple conceptuel universel/singulier aux côtés de l’essence et de l’existence, privilégiés dans l’étude d’Etienne Gilson : « Ce que veut dire Gilson est correctement rendu, selon moi, si l’on pose que ce dualisme correspond (est corrélatif) au fait que pour lui les données (ici prises en considération) sont deux : essence et existence. Mais c’est certainement un mauvais point de départ, car on peut se demander où trouver la dimension singularité-universalité dans cette paire de concepts (essence et existence). » L’étude de Angelelli se concentre sur la dimension universel/singulier pour souligner les problèmes à l’œuvre dans la tradition concernant la place exacte des prédicats d’ordre supérieur. En dépit d’une interprétation remarquable et très prudente, reconnaissant que la tradition s’est engagée dans une autre histoire, celle du primat de l’essence, la lecture pointe le défaut de la théorie du triplex status essentiae au sein de la théorie de l’instanciation – la séparation entre logique et métaphysique s’expliquant ultimement par ce qui est dans l’âme et hors de l’âme. Or, à n’avoir pas approfondi la théorie de l’instanciation, puisque tel n’était pas l’enjeu de son ouvrage, l’auteur se voit conduit à interpréter l’accidentalité de l’existence par rapport à l’essence comme une intention seconde. Nous aurons amplement l’occasion de revenir, dans ce travail, sur cette question.

I. Angelelli, Etudes sur Frege et la philosophie traditionnelle, Paris, Vrin, trad. par J.-F. Courtine, A. de Libera, J.-B. Rauzy et J. Schmutz, « Problèmes et controverses », 2007, p. 289.

19 Pour ces mutations et contre l’idée d’une finalité de l’histoire de la métaphysique, voir P. Aubenque « Y a-t-il une histoire spécifique de la métaphysique ? », in Y a-t-il une histoire de la métaphysique ?, sous la direction de Y. C. Zarka et B. Pinchard, Paris, P.U.F., « Quadrige », 2005, pp. 15-26.

20 J. Bouveresse, Essais V. Descartes, Leibniz, Kant, op. cit., pp. 1-40 ; M. Gueroult, Philosophie de l’Histoire de la Philosophie, Paris, Aubier Montaigne, « Analyse et raisons », 1979, livre II, pp. 13-42.

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de l’indifférence de l’essence, réduisant quelquefois la complexité des questions à un fil conducteur traversant la métaphysique scotiste, ce n’est pas un modèle programmatique qui apparaît, mais une pensée intégrant le lointain héritage du néoplatonisme pour lui conférer un rôle tout à fait nouveau.

Nous avons articulé ce travail selon une double structure. Les trois parties qui en forment l’épine dorsale se présentent sous forme d’une enquête, partant du problème des universaux, pour conduire à la théorie de la connaissance et aboutir aux rapports entre logique et métaphysique. En ce sens, elles déploient les trois dimensions présentes dans le problème des universaux – la question du réalisme, celle de l’abstraction, et celle de la théorie de la prédication. Les trois thèmes de l’antériorité, de l’unité et de l’homogénéité en forment la structure sous-jacente, reconduisant la progression de l’étude à chacune de ses articulations.

Ces deux structures se complètent l’une l’autre dans la mesure où elles répondent

respectivement au traitement du triplex status essentiae et à la théorie de l’indifférence de

l’essence.

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