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Les Gémissements de l’abbé d’Étemare, ou la poésie des ruines

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Academic year: 2021

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Tony Gheeraert

To cite this version:

Tony Gheeraert. Les Gémissements de l’abbé d’Étemare, ou la poésie des ruines. Chroniques de Port-Royal : bulletin de la Société des amis de Port-Royal, Société des amis de Port-Royal / Vrin, 2005, pp.143-168. �hal-02057763�

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LES GEMISSEMENTS DE LABBE D’ÉTEMARE, OU LA POESIE DES RUINES

Par Tony GHEERAERT. CEREDI. Université de Rouen

Louis XIV, lorsqu’il ordonna la destruction de la maison des Champs, espérait plonger Port-Royal dans les ténèbres de l’oubli1 ; il ignorait qu’il offrait à ses ennemis la palme du martyre et qu’il posait, par ce geste insensé, la première pierre d’un mythe éclatant, puisque la ruine de l’abbaye était nécessaire pour que l’histoire cédât le pas à la légende. Presque aussitôt se multiplient les pèlerinages2, les gravures commémoratives et, aussi, les évocations littéraires célébrant le souvenir du monastère, en particulier à l’époque où naît, au déclin de l’âge des Lumières, le goût des ruines3 : on peut songer aux Ruines de Port-Royal de l’abbé Grégoire4 ou aux pages émouvantes que Sainte-Beuve consacra aux profanations5: dès 1710, bien avant que les Romantiques ne se plaisent à méditer au pied de décombres moussues ou à s’appuyer sur des pierres descellées, un texte pleure les ruines Port-Royal ; s’il ne présage en rien les douces mélancolies chères aux flâneurs du XIXe siècle, il constitue malgré tout, à sa manière, l’une des premières célébrations poétiques de ses restes effondrés : il s’agit des Gémissements d’une âme vivement touchée de la destruction du saint monastère de Port-Royal des Champs. Ce titre recouvre en fait quatre ouvrages distincts dont l’instigateur principal semble avoir été l’abbé Jean-Baptiste Le Sesne d’Étemare, personnalité majeure du jansénisme au XVIIIe siècle6. La publication clandestine de ces quatre Gémissements, de plus en plus longs et de plus en plus violents, s’échelonne sur quatre années, de 1710 à 1714, au rythme des agressions qui ponctuèrent la dernière persécution : la dispersion des moniales, la ruine de

1 Voir Marie-Christine Géraud-Gomez, « ‘Si je t’oublie Jérusalem…’ : pèlerinage aux ruines de Port-Royal et mémoire d’Israël », Chroniques de Port-Royal, n° 53, 2004, p. 199-214. « Livré à une damnatio memoriae radicale, le site aurait dû sombrer dans l’oubli. Telle était d’ailleurs l’intention qui présida à la destruction de l’ensemble conventuel » (p. 209).

2 Voir ibid.

3 Sur le goût des ruines, voir en particulier Roland Mortier, La Poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1974. Voir aussi Sabine Forero-Mendoza, Le Temps des ruines. Le goût des ruines et les formes de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Champ Vallon, « Pays/paysages », 2002. Voir aussi, centré sur le XVIIIe siècle anglais, le bel article de Maurice Lévy, « Les ruines dans l’art et l’écriture : esthétique et idéologie », XVII-XVIII, n° 13, 1981, p. 141-158.

4 Henri Grégoire, Les Ruines de Port-Royal des Champs, éd. Rita Hermont-Belot, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1995, en particulier chap. IV, « Destruction de Port-Royal. État actuel des ruines de ce monastère », p. 52-62.

5 C.-A. Sainte-Beuve, Port-Royal, éd. Maxime Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, t. III, livre VI, chap. XIII, p. 634-672.

6 Bruno Neveu le considère comme un « personnage maintenant tout à fait oublié mais en son temps figure des plus connues de l’univers religieux » (« Port-Royal à l’âge des Lumières. Les Pensées et les Anecdotes de l’abbé d’Étemare, 1682-1770 », LIAS. Sources and Documents Relating to the Modern History of Ideas, vol. IV, 1977, p. 116). Les Gémissements étaient autrefois considérés comme l’œuvre du Père Pierre Boyer de l’Oratoire, appelant et réappelant, mais cette attribution traditionnelle est aujourd’hui généralement abandonnée. Voir Hervé Savon, « Le figurisme et la ‘Tradition des Pères’ », in Le Grand Siècle et la Bible, éd. J.-R. Armogathe, Paris, Beauchesne, « Bible de tous les temps », 1989,

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l’abbaye, l’exhumation des corps et enfin la Constitution Unigenitus, qui, d’après l’auteur, mit le comble à la trahison de l’Évangile par les autorités civiles et religieuses et porta le drame de Port-Royal à la dimension d’un désastre ecclésiologique. Ces opuscules, d’abord publiés de façon séparée, connaissent ensuite plusieurs rééditions et font l’objet de remaniements jusqu’à l’époque des convulsions, de sorte que leur rédaction progressive accompagne le perfectionnement du système figuriste par l’abbé d’Étemare7. Le contenu de ce livre a déjà été étudié avec soin, en particulier par Bruno Neveu8, Hervé Savon9 et Catherine Maire10, mais c’est plutôt à leur forme que je souhaiterais m’intéresser aujourd’hui. On ne peut manquer d’être frappé, à la lecture des Gémissements, par l’étrangeté de leur style. L’auteur n’a pas opté pour le ton habituel du libelle polémique : à la narration historique, à la rhétorique argumentative ou encore au traité théologico-politique qu’on attendrait ici, il a préféré une écriture à mi-chemin entre la prière et la prophétie et dont le fonctionnement s’apparente, au moins dans les pages les plus travaillées, à celui des poèmes vétérotestamentaires11.

J’interrogerai d’abord les motifs qui ont conduit l’abbé Le Sesne d’Étemare à pasticher avec talent le ton des livres poétiques des Écritures et à prendre le masque du prophète, pour montrer que l’imitation de l’Ancien Testament apparaît comme une stratégie de légitimation du figurisme qui sert de socle aux Gémissements ; ces bases théoriques une fois posées, j’essaierai d’analyser le fonctionnement poétique de ce texte où la dimension littéraire est intimement imbriquée à l’intention théologique : poète en prose avant la lettre et comme malgré lui, l’auteur a pressenti les lois du verset biblique et en a tiré un grand parti esthétique dans ses quatre pamphlets ; je m’attacherai enfin au statut de la ruine dans cette poésie qui, bien que nourrie de monuments disloqués et de grandeur déchue, apparaît aussi différente de la « poésie des ruines » des humanistes renaissants que de celle des Romantiques.

p. 757-785.

7 L’édition de référence utilisée ici est celle de 1734 : Les Gémissements d’une âme vivement touchée de la destruction du saint monastère de Port-Royal des Champs. Troisième édition, plus correcte que les précédentes, s.l., 1734. Cote Bibliothèque municipale de Versailles : Port-Royal in-12° 1675.

8 Bruno Neveu, « Port-Royal à l’âge des Lumières », art. cit.

9 Hervé Savon, « Le figurisme et la ‘tradition des Pères’ », art. cit.

10 Catherine Maire, « Le figurisme : de l’abbé d’Étemare à l’abbé Grégoire », Politica Hermetica, 1996, n° 10, p. 28-51 ; voir aussi De la Cause de Dieu à la cause de la nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1998, en particulier le chapitre VII, « l’emblème de Port-Royal », p. 182-204.

11 Sainte-Beuve, sans avoir été vraiment sensible au lyrisme prophétique des Gémissements, et gêné par la

« vision systématique » de l’ouvrage, le range malgré tout à côté des « chants pieux » parus peu après la destruction de Port-Royal (op. cit., p. 670).

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I.LE FIGURISME, UNE THEOLOGIE POETIQUE

Le lecteur qui ouvrirait les Gémissements sans rien connaître à la tragédie de Port- Royal ne manquerait pas d’être dérouté : le corps de l’ouvrage ne contient aucune date, ni le nom d’aucun des protagonistes du drame, ni rien qui ressemble à une relation des faits.

Les quatre opuscules ne mettent en scène que les héros de la Bible et racontent des péripéties qui tiennent davantage de l’épopée d’Israël que de l’histoire de Port-Royal.

Notre lecteur innocent et bénévole ne manquera pas toutefois de remarquer que ces noms d’origine scripturaire se laissent aisément déchiffrer, l’identification étant d’ailleurs facilitée par l’appareil critique fourni dans les notes, les titres de chapitres et, pour les troisième et quatrième Gémissements, un copieux avertissement précis et factuel12. Le cheminement de notre Candide dans le dédale du texte prend alors l’allure d’un décodage : il découvre le visage de Mère Angélique derrière le masque de Déborah13, reconnaît Louis XIV sous le nom « d’Oint du Seigneur14 » et comprend que cette sainte Sion mentionnée presque à chaque page désigne la Maison des Champs ; quant aux jésuites, ils n’apparaissent que sous des métaphores aussi avenantes les unes que les autres, comme « adorateurs de Bélial15 » ou, tout aussi amène, « nouveaux Saüls16 ».

Pourquoi choisir cette voie du détour et de l’énigme lorsqu’il s’agit de fustiger les erreurs commises par le pape et par le roi ? Pourquoi commenter l’Histoire présente sous des noms d’emprunt, en un temps où l’urgence de la situation ne paraît guère se prêter aux subtilités d’une préciosité alambiquée ? Pour le comprendre, il convient de revenir brièvement sur la conception de l’Histoire professée par le disciple de Duguet. Ce ne sont pas, en effet, des considérations d’ordre littéraire qui peuvent expliquer le style des Gémissements, mais cette théologie figuriste que d’Étemare, en prolongeant les leçons de son maître, porte à un point de systématisation inconnu jusque là dans les milieux gravitant autour de Port-Royal. Certes, Pascal aussi bien que les traducteurs de la Bible connaissaient les « figuratifs » et reprenaient à leur compte les principes de la lecture typologique17, discernant dans l’Ancien Testament l’annonce d’événements futurs qui en révèlent le véritable sens. Mais les port-royalistes établissaient avec soin des garde-fous destinés à éviter tout débordement méthodologique : ils réservaient cette interprétation à

12 Troisième Gémissement, « Avertissement historique », p. 84-109.

13 Troisième Gémissement, chapitre VII, p. 123.

14 Troisième Gémissement, chapitre II, p. 113.

15 Troisième Gémissement, chapitre IX, p. 139.

16 Troisième Gémissement, chapitre X, p. 147.

17 Voir l’article déjà ancien mais insurpassé de Jean Mesnard, « La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal », in La Culture du XVIIe Siècle, Paris, P.U.F., 1992, p. 426-455. Ce texte avait été originalement publié en 1943.

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quelques passages privilégiés du texte sacré18 et admettaient uniquement les figures vétérotestamentaires qui trouvaient leur accomplissement dans la vie de Jésus ; ils posaient encore une condition supplémentaire : de telles associations devaient être garanties par l’autorité des Pères. D’Étemare ne se soucie pas de prendre pareilles précautions. D’abord, il fait sauter le verrou patristique, persuadé d’avoir reçu du Ciel une grâce spéciale qui lui permet de mettre en perspective la Bible et l’Histoire en se passant de toute médiation19 ; fort de cette intuition, il peut scruter le Livre saint afin de percevoir les liaisons secrètes qui unissent des épisodes éloignés de l’Histoire humaine. Libéré de la tutelle des Pères et gratifié de cette illumination surnaturelle, il amplifie et étend considérablement la méthode des figuratifs : sur le plan quantitatif d’abord, ce ne sont plus seulement quelques épisodes choisis de l’Ancien Testament qui sont susceptibles de recevoir un sens spirituel ou prophétique, mais chaque passage et pour ainsi dire chaque verset qui se trouvent gros de significations latentes. Sur le plan qualitatif, surtout, le théologien ne s’arrête pas à chercher les « types » dans l’Ancien Testament, mais prolonge son enquête jusque dans l’Histoire la plus contemporaine. Il estime que Dieu, maître du temps, a multiplié dans la Bible les sens prophétiques et les a ouverts sur un avenir qui n’est toujours pas clos, de sorte qu’il est possible de découvrir dans les Écritures les secrets du présent. Au demeurant, d’Étemare ne nie pas que toutes les figures aient en vue le Christ, et, en cela, il reste fidèle à Port-Royal et à l’École française de spiritualité ; seulement, il ajoute au christocentrisme une dimension historique à laquelle n’auraient pas souscrit ses prédécesseurs : pour lui, le Christ est en effet au centre de l’Histoire humaine ; non seulement l’Ancien Testament prédit le Nouveau à travers les figures et les prophéties, mais l’Histoire de l’Église elle aussi, bien que postérieure aux Évangiles, se compose de figures qui répètent indéfiniment les épisodes de la vie du Christ, les annonçant en quelque sorte après coup. Jésus devient alors le point de symétrie dans lequel se reflètent et s’accomplissent à la fois le temps de la Synagogue et celui de l’Église :

Je parcours ainsi tous les siècles, et je trouve partout votre Fils mon Sauveur ; il était

18 Sacy, dans la préface de la Genèse, limite expressément la place des figures à quelques endroits du Texte sacré : « Comme dans une harpe […] tout sert pour la faire résonner, et tout néanmoins ne résonne pas […]. Ainsi, dans l’histoire sacrée, tout généralement n’est pas une figure ou une prophétie, mais les moindres choses servent comme de jointure et de liaison pour les plus grandes qui sont prophétiques et mystérieuses » (Lemaistre de Sacy, La Genèse traduite en français, Paris, L. Roullant, 1683, préface non paginée).

19 Bien des années plus tard, d’Étemare datera du 8 avril 1712 l’expérience fugitive d’où découlera sa vocation figuriste (voir Bruno Neveu, art. cit., p. 132), mais sa méthode, issue de l’enseignement de Duguet et d’Asfeld, est bien en place dès le premier Gémissement ; Duguet a d’ailleurs prononcé en 1710 une conférence sur la conversion des Juifs devant un petit groupe d’auditeurs (voir Hervé Savon, « Le figurisme et la ‘Tradition des Pères’ », art. cit., p. 779) ; l’ensemble de ses conférences a même pu débuter dès la fin de 1709 (voir Catherine Maire, De la Cause de Dieu à la cause de la nation, op. cit., p. 170).

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hier, il est aujourd’hui, et il sera dans les siècles à venir. Il concentre dans lui tous les temps, et tous le prêchent et l’annoncent, parce qu’il les remplit tous. Mais avant que de paraître, ce sont des images qui nous disent qu’il viendra ; et depuis qu’il a paru, ce sont des images qui nous disent qu’il est venu.20

Tous les événements de l’Histoire se réfléchissent dans l’existence du Messie et ne s’interprètent correctement qu’une fois référés aux étapes du parcours terrestre du Christ.

Alors que l’exégèse traditionnelle voyait en lui un terme, d’Étemare en fait le centre : Ancienne et Nouvelle Alliance deviennent comme deux miroirs posés l’un en face de l’autre et entre lesquels se tiendrait le visage de Jésus. Une telle théorie permet non seulement de voir dans l’action des Macchabées pour libérer Israël une ombre de celle entreprise par la famille Arnauld en faveur de l’augustinisme, mais aussi de considérer que Mère Angélique est une nouvelle Vierge Marie, la persécution de son « fils » Port- Royal étant encore un type, a posteriori, de la Passion du Christ. L’Histoire des hommes n’est ainsi plus qu’un gigantesque balbutiement puisque les individus, à leur insu, rejouent des scènes qui se sont déjà déroulées, une ou plusieurs fois, par le passé. Le temps ne saurait rien apporter de radicalement nouveau, tous les hasards apparents pouvant être ramenés à des figures bibliques dont la vie de Jésus fournit l’explication ultime :

Ainsi, grand Dieu […] la durée des temps se trouve partagée en divers tableaux, qui ne font que se copier les uns les autres, et tout y est rappelé à cette image éternelle de vous- même, qui est votre Fils unique. […] Quarante siècles tout prophétiques l’ont prédit : il a paru plein de toute la Vérité cachée dans ces anciennes ombres. Tous les siècles à venir se formeront sur lui. Dans le cours de sa vie mortelle il va leur tracer tout le plan qu’ils doivent suivre.21

Au demeurant, la clef de cette Histoire répétitive est assez simple, puisque derrière le cours d’allure chaotique du monde, l’abbé d’Étemare lit l’affrontement éternel du mystère d’iniquité et du mystère du salut. Selon l’auteur des Gémissements, qui s’inspire d’un passage de l’Épître de saint Paul aux Thessaloniciens22, le même drame se donne depuis l’origine du monde jusqu’à la consommation des siècles ; il met aux prises, en un conflit inlassablement recommencé, d’une part une injustice perfide et sournoise répandue au sein même du peuple élu, et d’autre part l’opération de la grâce qui se révélera finalement triomphante malgré un déchaînement toujours plus virulent du mal.

Ainsi, d’Étemare referme l’Histoire en un cercle, ou plutôt en une spirale monotone dont la boucle repasse sans cesse par les mêmes étapes. L’Histoire de Port-Royal n’est qu’une manifestation de ce face-à-face millénaire ; l’auteur des Gémissements explique que c’est

20 Quatrième Gémissement, chapitre XI, p. 270.

21 Ibid.

22 II Thessaloniciens, 2, 1-12.

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à ce monastère que le mystère du salut « a été attaché dans ces derniers temps23 » : Port- Royal représente pour lui ce petit reste béni de Dieu au milieu d’une Église visible presque toute entière gagnée par l’iniquité, l’erreur et le mensonge24. D’où l’importance capitale que représentent le sort de l’abbaye et la doctrine défendue par les amis de la Vérité25, derniers remparts contre l’explosion du mal ; d’où aussi la tragédie que constitue leur défaite.

Encore faut-il être capable de reconnaître dans les aléas de l’Histoire l’accomplissement des antiques figures, s’il on veut être en mesure de convoquer à bon escient les versets bibliques et retrouver Déborah et Marie en Mère Angélique et Sion en Port-Royal. L’intelligence des Écritures est une grâce qui a été donnée à d’Étemare et qui lui permet de percevoir les liens obscurs tissés, par delà les siècles, entre des événements lointains26 ; mais un tel don n’est pas accordé à tous, et beaucoup, dans les ténèbres où ils sont plongés, pourraient hésiter : « Seigneur, parlez à vos enfants dans ces jours de nuages : où est votre Sion ? Où est Babylone27 ? » L’on voit ici se dessiner la mission du théologien figuriste et le premier office des Gémissements : révéler les parallèles occultes qui unissent l’autrefois et le maintenant, la geste des Hébreux et l’aventure de Port-Royal, et ainsi faire prendre conscience aux chrétiens des dangereux progrès du mystère de perdition au cœur même de l’Église. Mais comment persuader les esprits forts que les relations ainsi mises au jour ne sont pas arbitraires ? Comment convaincre les incrédules que la figure de Port-Royal n’est pas Babylone, mais bien Sion ? Seul le travail sur l’écriture peut communiquer cette inspiration céleste : il faut à d’Étemare, pour ainsi dire,

« trouver une langue » susceptible de manifester cette corrélation secrète et, par là, de persuader les sceptiques ou les ignorants que Port-Royal est bien, dans la chaîne des dépositaires de la vérité, cet ultime maillon dont le destin a été préfiguré par celui de Jérusalem.

C'est à la forme même de l'ouvrage, le pastiche biblique, que sera confiée la tâche de persuader du bien-fondé de ces rapprochements: en imitant la Bible, l’abbé d’Étemare entrelace son texte avec celui des prophètes de façon à les rendre indiscernables entre eux ; l’entrecroisement des deux voix devenues similaires forme un glacis lisse et uniforme composé de la superposition des événements de l’Histoire sainte et de ceux de

23 Quatrième Gémissement, chapitre XI, p. 266.

24 Troisième Gémissement, chapitre VI, p. 121 sqq.

25 C’est d’Étemare qui nous apprend que « MM. de Port-Royal pour se nommer les uns les autres se nommaient amis de la vérité et ne se servaient jamais du nom de jansénistes ou de prétendus jansénistes » (cité par B. Neveu, art. cit., p. 118).

26 « Quel bonheur spécial, écrit d’Étemare, d’être de ce petit nombre de gens privilégiés qui ont aujourd’hui le privilège de connaître la vérité ignorée ou combattue par tant d’autres » (Anecdotes, Troyes, B.M. ms.

2194, f° 66 r., cité par Bruno Neveu, « Port-Royal et l’âge des Lumières », art. cit., p. 115).

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la plus brûlante actualité, la proximité formelle du texte des Gémissements avec celui des livres prophétiques soulignant la coïncidence de circonstances qui semblaient discordantes, et l’identité profonde d’épisodes qui paraissaient hétérogènes. Dans cette expression simultanée de la figure et de son accomplissement, de l’ombre et de la vérité, le lecteur confondra Sion et Port-Royal et comprendra que, puisque c’est toujours la même lutte de la vérité et du mensonge qui se perpétue d’âge en âge, le sort de la ville sainte d’Israël ne se distingue pas, au plan surnaturel, de celui de l’abbaye. L’élaboration littéraire devient donc une clef de voûte de la démonstration : ce qui se joue en effet dans cette volonté de mimer les Écritures, c’est l’annulation du temps. La forme poétique, en mettant au jour ces similitudes enfouies que quête avec tant d’ardeur l’abbé d’Étemare, participe pleinement du projet de l’auteur.

II.UN POEME BIBLIQUE

Conduit par ces principes théologiques, l’auteur des Gémissements a, l’un des premiers, perçu plusieurs des procédés caractéristiques de la poésie hébraïque et a su les a adapter dans son œuvre qui, ainsi, acquiert elle-même une dimension poétique. Ignoré des historiens du goût des ruines aussi bien que de ceux du poème en prose, qui, de plus en plus, tendent pourtant à faire remonter au XVIIIe siècle la date de naissance de ce genre insaisissable, d’Étemare revivifie la prose française en restaurant à son profit le secret perdu de la poésie des prophètes.

« Une théologie du trope28 »

Le premier procédé d’ordre poétique sur lequel sont construits les Gémissements est la métaphore. D’Étemare généralise son emploi en évitant de nommer par leur patronyme habituel les personnages auxquels il fait allusion, et en les remplaçant par la figure qui se réalise en eux ; ce trope devient ainsi au sens plein, conformément à son étymologie, « transport », « transposition » ; c’est à lui qu’il revient de rendre sensible le passage du passé dans le présent et, ainsi, d’abolir le temps en révélant le mystère sacré en train de se réitérer. D’Étemare s’écrie ainsi, au seuil du passage qu’il consacre à Mère Angélique :

Paraissez, Déborah, paraissez, élevez-vous, vous qui devez être mère dans Israël. Le jour où Dieu vous inspire votre grand dessein, est le même auquel il commença autrefois d’écraser la tête du serpent sous les pieds de la plus heureuse des femmes.

27 Quatrième Gémissement, chap. XI, p. 262.

28 Catherine Maire, De la Cause de Dieu à la cause de la nation, op. cit., p. 187.

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Parlez ; le Seigneur qui vient de naître dans elle, est avec vous. Et vous, qui serez les forts et les défenseurs d’Israël, voilà le chef et le guide que le Ciel vous donne.29

L’usage de la métaphore permet à d’Étemare, en quelques lignes, de mêler quatre figures relevant du même mystère : Mère Angélique, Déborah, Ève et Marie. Le texte paraît flotter, mais cette dérive des signifiés tend en fait à révéler la conjonction de ces personnages (« le même auquel »). On perçoit ici que cette substitution des noms est bien davantage qu’un ornement décoratif relevant de ce que l’art oratoire appelle antonomase : Angélique n’est pas semblable à Déborah comme on peut dire d’un grand capitaine qu’il est un Napoléon ; la mère abbesse est réellement une nouvelle Déborah ou, pour être plus exact encore, ces deux figures équivalentes, qui se répondent de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance, se fondent pour finalement être absorbées dans leur vérité, la Vierge Marie.

Celle-ci les accomplit et en dévoile le sens caché : elles sont des moments de la lutte éternelle du bien contre le mal, d’Ève contre le serpent, du mystère de la grâce contre le mystère de perdition. D’Étemare cultive à dessein l’ambiguïté : les mêmes termes évoquent avec autant de justesse des individus différents mais dont le rôle dans l’Histoire est analogue. Ce sont les tropes qui, en stratifiant plusieurs niveaux de sens, contribuent à exhiber la vérité des figures ; la ressemblance mise en lumière par la métaphore fonctionne comme « trace30 » et signature : c’est par elle que se révèle l’identité cachée des événements révolus ou actuels. Puisque, à travers l’espace et le temps, c’est le même drame mystérieux de l’iniquité et du salut qui se déploie, un texte unique et figuré suffit à décrire l’un et l’autre. Cette composition, en créant un système complexe de correspondances, débouche sur une relation de lecture de type poétique. La métaphore est donc ici bien davantage qu’un procédé rhétorique : elle est le socle de toute une théologie, et le principe d’une sanctification des malheurs présents qu’elle relie aux tribulations du peuple juif ; elle tend, pour reprendre la formule de Catherine Maire, à « garder l’histoire profane dans le cadre sacré de l’histoire sainte31. »

Du gémissement à la lamentation

Cette suppression des noms propres est aussi directement liée à l’inscription générique de nos opuscules. En effet, comme l’indique un Avertissement au lecteur au seuil du troisième texte, le gémissement est conçu comme un genre littéraire à part entière, doté de contraintes propres au premier rang desquelles figure la proscription du

29 Troisième Gémissement, chapitre VI, p. 123.

30 La Bible, écrit d’Étemare, est « un vaste recueil d’énigmes » qui portent deux caractères : « l’une de cacher le sens principal, l’autre de laisser des traces pour le reconnaître » (Catherine Maire, De la Cause de Dieu à la cause de la nation, op. cit., p. 188).

31 Ibid., p. 164.

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récit32. C’est pourquoi la préface, aux dires de l’imprimeur, « contribue beaucoup à éclaircir tout ce qu’il dit dans cet écrit, dont le genre n’a pu souffrir qu’on insérât dans le texte le détail de quantité de faits purement historiques ». S’il ne s’apparente pas aux genres historiques, le genre du gémissement est en revanche un creuset où viennent se fondre diverses influences poétiques et prophétiques. Pour déplorer la destruction de Port- Royal, l’abbé d’Étemare prend d’abord la succession d’Amos33 ou Michée34 qui

« gémissent » sur le sort d’Israël, et surtout de Jérémie dont les « Lamentations » récitées, dans la liturgie catholique, aux jours de douleur et de grand deuil, sont un genre proche de celui du « gémissement ». Comme le prophète d’Anathoth dont il retrouve les accents, le théologien évoque la ruine du Temple, la désolation de Jérusalem et l’Exil d’Israël au pays des Chaldéens : « Relégués dans cette misérable Babylone, plus de commerce avec notre chère Sion35. » L’abbé d’Étemare emprunte aussi au prophète du malheur le motif du « petit reste » qui, dans la dévastation universelle, subsiste afin que soient gardées les promesses de Dieu malgré la victoire presque complète de l’iniquité36 : de Noé aux adversaires de la bulle, toujours la vraie foi a été sauvée grâce à une poignée d’hommes de bonne volonté en butte à la persécution et aux railleries37. De la voix de Jérémie, le théologien normand retient non seulement des thèmes, mais aussi des tonalités : la plainte élégiaque ou véhémente (qîna), les imprécations contre les faux prophètes (qelala), les oracles comminatoires (massa’), les avertissements adressés aux tribus de Juda38 ou aux filles de Jérusalem39, ou même les malédictions scandées par le retour en anaphore de la formule « malheur à vous40. » Enfin, Jérémie est présent jusque dans le détail du style à travers certaines de ses expressions comme celle de la « caverne de voleurs » qui sert ici à évoquer Port-Royal de Paris passée aux mains des traîtres41, ou à travers l’emploi d’épithètes bibliques figées, souvent guerrières : « Dieu des vengeances42 », « Dieu des armées43 », « Dieu fort et jaloux44 » ou encore « Seigneur des armées45. »

32 On trouve à Port-Royal d’autres textes relevant du genre du gémissement, en particulier l’ouvrage de Jean Hamon intitulé Les Gémissements d'un cœur chrétien exprimés dans les paroles du psaume CXVIII. Beati immaculati, etc., nouvelle édition [1684], traduction Sébastien-Joseph du Cambout de Pontchâteau revue par l'abbé Claude-Pierre Goujet, Paris, Buttard, 1731.

33 Amos, 5.

34 Michée, 1, 8.

35 Par exemple Quatrième Gémissement, chapitre VI, p. 227.

36 Par exemple Troisième Gémissement, chapitre X, p. 149 ; Quatrième Gémissement, chapitre XX, p. 331, etc.

37 Ibid., chapitres XXIII et XXIV en entier.

38 Quatrième Gémissement, chapitre XXVI, p. 368.

39 Quatrième Gémissement, chapitre XVIII, p. 308 ; cf. Isaïe, 32, 9.

40 Quatrième Gémissement, chapitre VI, p. 236-239.

41 Jérémie fustige Jérusalem corrompue et transformée en « caverne de voleurs » (7, 1-11). L’image est reprise par d’Étemare dans le Quatrième Gémissement, chapitre XIV.

42 Quatrième Gémissement, chapitre VII, p. 244.

43 Troisième Gémissement, chapitre XI, p. 155.

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La dette de l’abbé d’Étemare est peut-être plus grande encore à l’égard du disciple de Jérémie, Ézéchiel, dont un verset mis en épigraphe a fourni le titre de sa série d’ouvrages : « Marquez un thau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur46. » Le théologien figuriste, qui s’est souvenu des « plaintes lugubres47 » du Juif déporté, puise chez lui sa puissance visionnaire qui convient si bien à la description des atrocités dont il porte témoignage ; pour évoquer le sinistre spectacle des cadavres exhumés, il paraphrase à plusieurs reprises la vision des « os desséchés48 », en y mêlant au besoin quelques teintes macabres issues d’un récit des Juges, l’assassinat de la femme du Lévite49 :

Mais ô mon Dieu, pourquoi, au lieu de pousser de loin des soupirs, ne m’est-il pas plutôt permis d’imiter le zèle du Lévite ; de me transporter dans cette vallée de carnage et de sang ; et là, après avoir ramassé dans mes mains ces os épars, ces membres déchirés et encore tout couverts de leur sang, de les porter par toute la terre sous tous les yeux d’Israël ?50

Confronté aux calamités dont est victime l’Église, d’Étemare passe insensiblement du figurisme au prophétisme et voit dans la catastrophe présente non seulement l’accomplissement d’une figure, mais bien la réalisation des oracles scripturaires :

« N’est-ce pas pour nous que votre prophète a écrit cette triste prophétie, et ne vient-elle pas de s’accomplir51 ? » L’auteur des Gémissements ne doute pas, d’ailleurs, qu’il est lui- même un prophète, commis par Dieu pour déplorer la désolation ; sa prière est parole inspirée, comme le montre le recours aux procédés caractéristiques de l’écriture prophétique vétérotestamentaire, ainsi les formules messagères attestant l’origine divine de son message (« voici encore ce que dit le Seigneur votre Dieu52 ») ou les adresses exhortant le peuple à écouter sa voix, l’apostrophe « écoutez, Nations53 » se substituant au traditionnel « Écoute Israël ». Dans la conception circulaire de l’Histoire qui est la sienne, d’Étemare est le second Ézéchiel, choisi par Dieu pour adresser aux hommes sa Parole tout à la fois consternante et consolante. Il est en effet non seulement le chantre de la détresse, mais aussi, selon l’étymologie du nom d’Ézéchiel, « celui qui réconforte » et rappelle les promesses du Seigneur : après avoir gémi sur le sort de l’abbaye en ruine, il

44 Quatrième Gémissement, chapitre V, p. 224.

45 Quatrième Gémissement, chapitre IX, p. 258.

46 Ézéchiel, 9, 4. La traduction de d’Étemare est ici celle de la Bible de Port-Royal.

47 Ézéchiel, 2, 9.

48 Troisième Gémissement, chapitre VIII, p. 142.

49 Juges, 19, 20-30.

50 Troisième Gémissement, chapitre IX, p. 139.

51 Quatrième Gémissement, chapitre VI, p. 227.

52 Quatrième Gémissement, chapitre XXV, p. 362.

53 Quatrième Gémissement, chapitre XVIII, p. 316. Voir aussi Quatrième Gémissement, chapitre VI, p. 235 : « écoutez encore ceci ».

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termine le quatrième Gémissement sur l’annonce du prochain rappel des Juifs54. Mais l’abbé d’Étemare est aussi le nouveau Daniel, dont il réalise la figure en faisant justice à Port-Royal, nouvelle Suzanne persécutée à tort : « Mon Dieu, un pécheur osera-t-il faire la fonction d’un prophète ? N’entrez pas en fureur contre moi, Seigneur, si j’élève ma voix pour le sang innocent55. »

La souffrance du juste

Pour éviter d’invalider son parallèle figuratif et, par là, de saper sa propre méthode, l’abbé d’Étemare se garde toutefois de reprendre l’un des axes centraux de la prédication prophétique : celui du juste châtiment du peuple infidèle. Pour lui, Dieu n’a pas foudroyé Port-Royal comme il a jadis laissé détruire une Jérusalem abandonnée à la corruption, à la fornication et à l’idolâtrie ; bien au contraire, les Solitaires et les religieuses du monastère étaient des saints, et la répression qu’ils ont subie ne saurait être assimilée à une légitime sanction divine comme le fut l’Exil pour la tribu de Juda : « Jamais foi ne fut plus pure que celle de ces saintes Vierges56 », proclame l’auteur avec force. Aussi n’invite-t-il jamais au repentir les amis du monastère ; il n’envisage pas non plus qu’ils aient pu se rendre coupables de quelque péché. L’acharnement de plus en plus sauvage déployé par les autorités civiles et ecclésiastiques contre les prétendus jansénistes apparaît, à ses yeux, relever d’un mystère métaphysique insondable, celui de la souffrance des justes et de la présence incompréhensible du mal. Aussi le souvenir des prophètes du malheur cède-t-il souvent la place à une méditation inspirée par les épreuves de Job dont on retrouve souvent le nom dans les marges du livre ; la question du châtiment immérité supporté par les saints apparaît dès l’ouverture du premier Gémissement et ne cessera, avec l’accroissement de plus en plus insupportable des maux endurés par les défenseurs de l’orthodoxie, de constituer l’un des leitmotive de l’ouvrage : « Pourquoi, Ô Dieu, qui aimez la justice, et qui haïssez l’iniquité, vos Vierges sont-elles persécutées, et couvertes d’opprobre57 ? » Comme Job, le narrateur, dans sa prière, s’en prend à Dieu lui-même et se hasarde à lui exprimer des reproches : « Pourquoi donc, Dieu des vengeances, avez- vous mis en oubli votre héritage ? Pourquoi avez-vous permis que l’on exterminât vos saints et vos amis58 ? » L’impatience de l’abbé d’Étemare est exacerbée au moment de l’exhumation : « Oserai-je me plaindre à vous-même, mon Dieu ? Où sont vos anges ? Où

54 Sur le rôle et le statut des Juifs dans le figurisme, voir Catherine Maire, « La date du ‘retour’ d’Israël : un enjeu polémique pour les figuristes au XVIIIe siècle », Chroniques de Port-Royal, n° 53, 2004, p. 215- 238.

55 Troisième Gémissement, chapitre VIII, p. 135.

56 Premier Gémissement, chapitre V, p. 20.

57 Premier Gémissement, chapitre I, p. 4.

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est votre colère59 ? » La publication de la bulle renforce encore le sentiment d’abandon et d’iniquité éprouvé par les derniers amis de la vérité : pourquoi Dieu a-t-il permis la dispersion des ultimes garants de sa Parole, le triomphe du mensonge et l’apostasie de toute l’Église ? D’Étemare doit se résoudre à admettre sans comprendre une punition si peu fondée. Au terme du cheminement des Gémissements, qui est celui d’une incompréhension toujours plus grande, il ne reste à d’Étemare qu’à se réfugier dans la folle espérance d’un prompt retour des Juifs dans le giron de l’Église afin de la régénérer.

La poétique du psaume

Si les Gémissements doivent beaucoup à Job et aux prophètes, le lecteur y retrouve aussi le souvenir des psaumes. L’organisation générale du livre n’est pas, d’ailleurs, sans faire songer aux chants de David puisque il se présente d’abord sous la forme d’une prière fervente dont Dieu est à la fois l’origine et le destinataire : instance inspiratrice, la divinité insuffle à l’auteur une douleur qui ne trouve à s’épancher que dans le cadre d’un texte adressé au Ciel. Ce sont en particulier les psaumes de supplication et de pénitence, définis par le psalmiste comme des « gémissements60 », qui donnent le ton de l’ouvrage : on retrouve par exemple, au début du deuxième Gémissement, des invocations angoissées inspirées par le De profundis : « J’ai pleuré dans votre sein, ô mon Dieu, pressé par le sentiment d’une affliction extrême ; j’ai élevé ma voix vers vous dans l’excès de ma douleur, et mes ennemis en ont été irrités61 ». L’omniprésence de la première personne et l’aveu partout répété de la douleur permettent à l’écrivain de laisser s’exprimer sa subjectivité ; sans aller jusqu’à la confidence intime, le gémissement tient malgré tout de l’effusion du cœur et, à ce titre, ressortit bien au lyrisme : « Maison, hélas ! qui n’est plus ! que ces ruines nous touchent en notre faveur62. » L’abbé d’Étemare laisse souvent affleurer dans son texte des métaphores et des comparaisons issues des psaumes : ainsi, si l’auteur du premier Gémissement n’a pu être découvert par ses « ennemis », c’est que Dieu l’avait caché dans « le secret de [s]a face63 », formulation dont l’intertexte, non signalé, est un verset du psaume 3164 ; pour exprimer le silence auquel le réduit la répulsion qu’il éprouve en face du saccage de Port-Royal, c’est encore une image davidique à laquelle il recourt, celle de la langue collée au palais65.

58 Ibid.

59 Troisième Gémissement, chapitre II, p. 115 ; cf. Psaumes 77 ; Deutéronome, 4, 23.

60 Psaumes, 101, 22.

61 Second Gémissement, chapitre I, p. 48 ; cf. psaume 129.

62 Troisième Gémissement, chapitre XI p. 158.

63 Second Gémissement, chapitre I, p. 48.

64 Psaumes, 31, 26.

65 Psaumes, 136, 7 ; second Gémissement, chapitre I, p. 49.

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L’emploi des expressions, des tournures, des registres et des images des grands prophètes et du psalmiste ne suffit pourtant pas à expliquer la qualité du pastiche de l’abbé d’Étemare. Si son imitation est aussi parfaite, c’est parce qu’il a pressenti, plusieurs décennies avant qu’elle ne soit énoncée de façon théorique, la loi du

« parallélisme des membres ». En effet, les règles de la poésie hébraïque étaient mal connues à l’époque ; on y cherchait vainement des rimes ou des schémas rythmiques comparables à ceux de la poésie latine ou grecque66. C’est l’évêque Robert Lowth, en 1753, qui découvrira le principe clef du parallelismus membrorum dans lequel Robert Alter, auteur d’un Art de la poésie biblique récemment traduit en français, continue de voir le « trait déterminant du discours poétique de l’hébreu ancien67 » ; ce caractère, qu’on appelle parfois « rime de pensée68 », consiste à « dire la même chose à deux reprises en ayant recours à des variations subtilement modulées69 » ; dans sa composante sémantique, il possède la faculté d’être traduisible, fait rare en poésie. À la suite des travaux de Lowth, les chercheurs se sont aperçu que le parallélisme était fondé sur une constante anthropologique : la compulsion de répétition liée au retour des cycles cosmiques, sentiment archaïque qui plonge ses racines au plus profond du cœur humain ; ils ont en outre remarqué que ce parallélisme était un principe structurant dans bon nombre de systèmes poétiques mais qu’il était resté ignoré de la rhétorique classique70 : Michel Jeanneret a ainsi montré que les nombreux paraphrastes des psaumes, au XVIe siècle, ne

66 Bernard Lamy écrit ainsi : « Pour les Hébreux, on ne sait pas très bien en quoi consistait leur poésie, quelles en étaient leurs règles. Il y en a qui pensent que leurs cantiques ne consistaient que dans des expressions nobles, et extraordinaires ; néanmoins ce style des cantiques si différents de la prose, ces manières contraintes et obscures furent assujettis à garder des mesures, que nous ne pouvons pas distinguer. On y trouve bien des spondées, des ïambes, des dactyles ; mais ce n’est pas assez, il faudrait que ces pieds fussent liés ensemble comme dans la poésie latine, ce qu’on aperçoit pas. Les Hébreux ne coupaient pas non plus leurs discours en certaines parties qui eussent un certain nombre de voyelles et qui finissent par une même rime, ce qui fait aujourd’hui la poésie de tous les Orientaux et de tous les Européens » (La Rhétorique ou l'art de parler [1675], éd. Christine Noille-Clauzade, Paris, Champion,

« Sources classiques », 1998, chapitre XXI, p. 313).

67 Robert Alter, L’Art de la poésie biblique, Bruxelles, Éditions Lessius, « Le livre et le rouleau », 2003, p. 14. Sur la poétique des psaumes en particulier, voir Jean-Noël Aletti ; Jacques Trublet, Approche poétique et théologique des psaumes. Analyses et méthodes, Paris, Les Éditions du Cerf, 1983 ; et R.

Meynet, L’Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre la Bible, Paris, Initiations, 1989 (ce dernier ouvrage comporte une longue première partie historique).

68 Sur ce point controversé, voir ibid., p. 19 et 23. Voir aussi Ruth ApRoberts, « Old Testament Poetry : the Translatable Structure », PMLA, n° 92/5, oct. 1977, p. 987-1004.

69 Robert Alter, L’Art de la poésie biblique, op. cit., p. 22. Lowth en donnait une définition plus précise :

« La disposition poétique des phrases, consiste principalement dans l’égalité des membres de chaque période, et dans une sorte de similitude ou de parallélisme, qui existe entre eux ; de telle manière que le plus souvent dans deux de ces membres, les objets répondent aux objets, les expressions aux expressions, avec la plus exacte symétrie. Cette correspondance admet divers degrés et une grande variété ; elle est tantôt plus rigoureuse et plus marquée, tantôt plus libre et moins frappante » (Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux, traduites pour la première fois du latin en français, Lyon, De Ballanche, 1812, tome II, leçon XIX, p. 29-30).

70 Voir sur ce point l’ouvrage de J. Molino et de J. Tamine, Introduction à l’analyse linguistique de la poésie, Paris, P.U.F., 1982, p. 226. Voir aussi, de Jean Molino, « Sur le parallélisme morpho- syntaxique », Langue française, 49, février 1981, p. 77 à 91.

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paraissent pas conscients de ce procédé et ne cherchent pas à la reproduire71 ; sur ce point, l’on pourrait étendre ses conclusions au siècle suivant. On considère en général que c’est seulement au XIXe siècle, lorsque se desserreront les contraintes de la poétique traditionnelle, que le parallélisme deviendra en France, par exemple dans certains poèmes en prose ou en vers libres de Rimbaud ou de Gustave Kahn, « matrice de production du poème72 » et qu’il se substituera au mètre et à la rime.

Or, il est frappant de constater que, en lecteur assidu des Écritures, l’abbé d’Étemare a soupçonné l’existence de cette règle de composition éminemment poétique, et qu’il en use avec une grande systématicité. C’est de cet emploi intuitif des diverses formes du parallélisme recensées quarante ans plus tard par Lowth que proviennent à la fois l’impression d’authenticité de son imitation et sa qualité esthétique. On trouve en effet chez lui les trois grandes catégories de ce procédé : synonymique, antithétique et synthétique ; si certains emplois sont directement démarqués de la Bible, d’autres sont simplement construits à la manière biblique et apparaissent comme plus personnels. La synonymie, d’abord, confère, par la répétition qu’elle implique, un effet d’insistance et de gradation ; d’Étemare utilise cette technique de renforcement aux endroits les plus pathétiques, ainsi, par exemple, pour accabler de reproches les jésuites : « Vous avez porté l’effroi jusque dans les tombeaux, troublé la mort jusque dans ses plus noires ombres73 » ; ou pour regretter la solitude où se trouvent désormais tombés les amis de la Vérité : « Hélas ! de tous les enfants que Jérusalem a engendrés, il ne s’en trouve aucun qui la soutienne, et nul de ceux qu’elle a nourris, ne lui prend la main pour la secourir74 ».

Il arrive à d’Étemare de disposer en série ces binômes contigus : « ils ont jeté de nouvelles alarmes parmi les vainqueurs, et troublé la joie de leur triomphe ; les corps à demi consumés les ont irrités, quelques cendres éparses ont rallumé leur fureur75 ». Dans l’exemple suivant, où le parallélisme sert à prendre la mesure des atrocités commises, l’effet de surprise et de saisissement est provoqué par le passage, d’un membre à l’autre, du figuré au littéral : « C’est ici le Seigneur lui-même qu’on va attaquer sur son trône ; c’est la force de la grâce que l’Ennemi a résolu d’anéantir76 » ; le phénomène inverse se rencontre aussi : « L’homme n’est rien, grand Dieu, et son bras se sèchera comme l’herbe77 ». Robert Alter a repéré dans la Bible un grand nombre de versets poétiques

71 Michel Jeanneret, Poésie et tradition biblique au XVIe siècle : recherches stylistiques sur les paragraphes des psaumes de Marot à Malherbe, Paris, J. Corti, 1969.

72 J. Molino et de J. Tamine, Introduction à l’analyse linguistique de la poésie, op. cit., p. 226.

73 Troisième Gémissement, chapitre IX, p. 141.

74 Troisième Gémissement, chapitre XII, p. 159.

75 Troisième Gémissement, chapitre II, p. 113.

76 Troisième Gémissement, chapitre VI, p. 122.

77 Premier Gémissement, chapitre III, p. 13.

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conçus sur ce modèle78. Enfin, on trouve également des parallélismes chiasmatiques qui, par leur circularité, produisent un effet de clôture du sens : « Il est donc vrai que vous les brisez après qu’ils se sont élevés ; et que le plus haut point de leur gloire met souvent le comble à leur confusion79 ».

La deuxième catégorie de parallélisme, dite antithétique, consiste à répéter deux fois la même idée sous une forme opposée ; elle est également fréquente chez les prophètes et dans les psaumes, et tend à accuser le contraste entre les deux membres qui composent cette figure. L’auteur des Gémissements ne se fait pas faute de recourir à ce procédé pour dramatiser son texte : « L’innocence est opprimée et l’iniquité triomphe80 » reformule la même idée en deux propositions opposées ; le procédé peut être plus étendu :

« Je ne veux donc plus verser des pleurs sur cette maison bâtie par la main des hommes, et que la main des hommes a détruite, mais je veux pleurer en me souvenant de vous, ô sainte Sion, demeure éternelle de mon Dieu81 ». Le parallélisme antithétique, en autorisant des effets d’intensification, permet ici à l’écrivain de comparer la destinée des murailles brisées de Port-Royal et celles de l’Église invisible. Le plus souvent, nous nous trouvons en présence non d’antithèses intellectuelles propres au mode de pensée occidental, mais bien de ces « antithèses affectives », peu analytiques, presque sans particules adversatives, qui relèvent de la poésie hébraïque : « Mais n’avez-vous pas déjà tonné, grand Dieu, contre les ennemis de votre nom, et ne vous êtes-vous pas déclaré le vengeur de vos serviteurs et de vos servantes82 ? » ; ou encore : « Ah ! Seigneur, pourquoi nous avez-vous refusé un secours si puissant et si nécessaire à notre faiblesse ? Pourquoi avez- vous souffert qu’on dissipât ceux que vous aviez si heureusement assemblés ?83 ».

La troisième forme de parallélisme, qualifiée par Lowth de synthétique, recouvre les cas plus complexes, lorsque la pensée se nuance ou se complète d’un membre à l’autre, sans qu’il y ait répétition au sens strict. Ainsi dans cette invective aux jésuites :

« Vous vous glissez avec adresse comme le serpent, pendant que vous frémissez avec fureur comme le dragon84. » Les deux propositions se complètent, l’antithèse de structure étant ici corrigée par la similitude du serpent et du dragon, toutes deux créatures chthoniennes associées au mal.

Dans les Gémissements, le procédé du parallélisme est d’autant plus sensible que d’Étemare le souligne par un rythme étudié, privilégiant la phrase brève, souvent

78 Robert Alter, L’Art de la poésie biblique, op. cit., p. 33.

79 Premier Gémissement, chapitre IV, p. 19.

80 Premier Gémissement, chapitre IV, p. 19.

81 Second Gémissement, chapitre II, p. 54.

82 Troisième Gémissement, chapitre X, p. 154.

83 Premier Gémissement, chapitre III, p. 12.

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paratactique ; il prend aussi soin, parfois, de séparer les membres parallèles par la ponctuation et la typographie, n’hésitant pas à utiliser le retour à la ligne pour manifester l’existence de courtes unités étroitement liées sur le plan formel. Le parallélisme se combine alors avec un effet de refrain qui est l’un des éléments les plus importants pour la rhétorique hébraïque85 :

Ô moment, qui serez un jour pour les nations un moment de pleurs et de larmes, où leurs conducteurs et leurs chefs en traitant avec outrage la grâce qui les avait d’abord sauvés, ont commencé de rejeter le salut et de se juger indignes de la vie éternelle ! Ô moment, où le dragon et ses anges, fiers d’un premier succès, ont commencé contre les saints la cruelle guerre qui dure encore !

Ô moment de la puissance des ténèbres, où l’abîme s’étant ouvert, a mis au jour tant de monstres d’orgueil et d’impiété !86

Le procédé contribue à la dynamique du passage et crée un effet de relance, mais la disposition en alinéas de ces paragraphes les apparente aussi à des versets ; l’abbé d’Étemare recourt à cette composition aux endroits les plus poignants et construit ainsi de véritables psaumes, tantôt sur le mode de la déploration, de la prophétie ou de la malédiction. Même lorsque la typographie ne laisse apparaître qu’une prose lisse, il est parfois possible de reconstituer les versets sous-jacents, dont on perçoit aisément les limites grâce aux anaphores, aux mises en parallèle, au rythme ou même, comme dans cette relation des expulsions de 1664, aux échos intérieurs :

Je vois ensuite les nations profanes dans le lieu saint, /87 duquel vous leur aviez interdit l'entrée.

Je vois vos épouses captives dans leur propre demeure, / et abandonnées entre les mains d'une troupe armée.

Je vois l'horreur et le trouble dans ce séjour, / où régnaient auparavant l'ordre et la paix.

Hélas! Combien l'ennemi a-t-il commis d'injustices / et de profanations dans le sanctuaire!

Il a osé prendre dans ses mains votre propre foudre, / ces armes que vous avez données à votre Église / et il l'a prise pour frapper des têtes innocentes.

Il a arraché de la bouche de vos enfants, / le pain qui n'était destiné que pour eux.

Le juste a été confondu avec le pécheur, / et le saint avec l'infidèle.88

On trouve de plus dans les Gémissements la trace d’un autre aspect très marqué de la poésie sémitique ancienne, et dans lequel on peut voir une variante microstructurelle du parallélisme : la paire conventionnelle de mots. Plus fruste ici qu’elle ne l’est dans la Bible89, elle se réduit à la seule paire synonymique, mais elle est présente presque à

84 Second Gémissement, chapitre III, p. 71.

85 Voir par exemple le psaume 135, dont le début est construit sur la reprise de « Louez le Seigneur », et la suite sur le retour de propositions relatives introduites par « qui ».

86 Troisième Gémissement, chapitre V, p. 119-120.

87 Nous soulignons la césure du verset.

88 Premier Gémissement, chapitre III, p. 14.

89 Sur ce procédé connu aussi bien de la poésie hébraïque que de l’ougaritique, voir R. Alter, L’Art de la poésie biblique, op. cit., p. 27.

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