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View of Dessiner la modernité. L’épilogue ‘photographique’ de Magasin Général

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Texte intégral

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Dessiner la modernité: L’épilogue ‘photographique’ de Magasin Général

Entretien avec Régis Loisel et JeanLouis Tripp

17 septembre 2014

Propos recueillis, édités et introduits par Sarah Hurlburt

Abstract

In this interview on the occasion of the release of the ninth and final volume of the series Magasin Général, Régis Loisel and JeanLouis Tripp discuss the role of photography in Notre-Dame-des-Lacs, which concludes with an epilogue album in the form of drawn photos taken by one of the characters beginning in volume six and continuing eight years past the conclusion of volume nine. The interview analyzes the role of the camera and the photos in the series as markers of modernity, and discusses the technical, narrative, and visual tension between the real and the photographic representation of this fabled world. Sarah Hurlburt’s critical introduction to the interview analyzes the time period and setting for the series “1920’s rural Quebec” as the frame for a fable of modernity, a staging of the rapid social change brought forth by the first encounters of a rural, isolated community with the modern world.

Résumé

Dans cet entretien à l’occasion de la sortie du neuvième et dernier tome de la célèbre série bande dessinée Magasin Général, Régis Loisel et JeanLouis Tripp discutent le rôle de la photographie dans Notre-Dame-des-Lacs. Ce dernier tome de la série se termine avec un épilogue photographique composé des photos (dessinées) prises par un des personnages au cours des tomes antérieurs. Le faux album-photo continue après la fin de l’histoire, proposant en plus des images des huit années qui suivent la conclusion. La discussion interroge la tension visuelle, narrative et technique entre les représentations réelle et photographique de ce monde. L’introduction critique de Sarah Hurlburt analyse l’utilisation du cadre du Québec rural des années 1920 pour dramatiser les évolutions personnelles et sociales provoquées par ses premières rencontres avec le monde moderne, et présente le rôle de la caméra et des photos comme des symboles de cette modernité.

Keywords

BD, bande dessinée, nostalgia, Quebec, poetics, interview, photography, collaboration, modernity, decor, composition

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En automne 2014, avec la publication du neuvième et dernier tome, Magasin Général de Régis Loisel et JeanLouis Tripp ferme ses portes. La série raconte l’histoire fictive de Notre-Dame-des-Lacs, village québécois de l’entre-guerre vivant encore comme au XIXe siècle. Sur neuf tomes et un lapse de temps

narratif d’à peu près deux ans et demi, Loisel et Tripp mettent en scène ses premières rencontres avec la modernité. Le neuvième tome, intitulé Notre-Dame-des-Lacs, se termine avec un album photo dessiné de 24 pages, qui sera le sujet de cet entretien.

Les articles de presse publiés à propos de ce dernier volume refondent l’ensemble de la série en un seul et unique roman graphique. Tripp l’y décrit à plus d’une reprise comme le “roman d’émancipation d’une femme dont le destin semblait définitivement tracé.” La critique parle d’une “approche sociologique du monde rural” (du Gouret n.pag.), “une grande œuvre libertaire, politique, qui montre comment les habitants d’un village apprennent à refouler leurs jugements sur les autres pour permettre la vie ensemble et en harmonie” (Kriegk n. pag.). Point de documentaire ici -- malgré un dessin réaliste et un travail de recherche important, Magasin Général est une fable où les structures de l’autorité patriarcale -- représentées par le propriétaire du magasin général, le médecin et le curé, tous décédés dans l’année -- sont reconfigurées dès les premières pages. C’est alors une femme (Marie) qui va gérer le magasin, un vétérinaire gay de Montréal (Serge) qui va s’occuper de soins médicaux et un jeune ingénieur contrarié qui remplira l’office de curé. Ces substitutions, motivées à chaque fois par les besoins immédiats de la communauté, vont profondément transformer le monde de Notre-Dame-des-Lacs, reliant le Québec des colons francophones aux principes et valeurs de la Révolution tranquille quarante ans avant le fait.

Situer l’histoire dans les années 1920 a été un ressort narratif essentiel pour les auteurs. D’après Loisel, “[l]e choix des années 1920 s’explique car c’est une période où il n’y avait pas d’électricité, donc pas d’ouverture sur le monde extérieur” (Kriegk n. pag.). Cette isolation du monde extérieure leur permet d’introduire des éléments de modernité par petite dose, comme dans un laboratoire sociologique, pour en étudier les conséquences. Ces éléments peuvent prendre la forme des personnages, comme Marie ou Serge, mais aussi des objets culturels, comme la cuisine française (Serge), la musique (le gramophone du Charleston), ou la mode (les robes et les chaussures dans Les Femmes et Notre-Dame-des-Lacs). L’enrichissement culturel et l’épanouissement personnel de ces découvertes font découvrir le plaisir aux habitants de Notre-Dame-des-Lacs et ouvrent la porte à d’autres émancipations.

L’appareil photo de Jacinthe (jeune femme sans famille qui s’installe chez Marie dans le tome 4) fait partie de ces objets symboliques. Jacinthe reçoit l’appareil photo en cadeau de Philomène, la tante de Serge à Montréal, et le ramène avec elle à Notre-Dame-des-Lacs à son retour dans le sixième tome. A partir de ce moment dans l’histoire, on voit parfois des cases où Jacinthe prend des photos. Mais ce n’est qu’avec le dernier tome que le rôle de cet appareil comme objectif de la modernité s’exposera à nous, sous la forme d’un album photo (dessiné) de 24 pages. Et quoique les co-auteurs maintiennent toujours que l’arc narratif de la série n’a jamais dévié de leur conception de départ, l’idée de terminer sur un “album photo” ne faisait pas partie de cette première vision. Cet appareil photo, qui n’était encore au départ qu’un élément annexe destiné à enrichir les personnages secondaires, devient à la fin la clé narrative qui leur permet de clore la série.

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L’album photo à la fin du neuvième volume peut se diviser en deux moitiés. Dans la première moitié, l’album nous fait revisiter les évènements clés de la deuxième moitié de la série, sans pourtant les reproduire exactement. Par conséquent, cette relecture photographique des tomes 5-9 est à la fois rassurante et bouleversante, car elle complique notre perception de la complétude de nos connaissances. Il n’y a pas de contradiction entre ces photos et ce que nous avons vécu jusqu’alors, mais la documentation fournie par la photo dessinée a un effet antithétique -- au lieu de confirmer l’effet réaliste des planches précédentes, elle induit une distance par rapport à cette réalité.

La deuxième moitié de l’album propose une espèce d’épilogue, avec des photos dessinées de ce qui se serait passé après la dernière planche. On y voit huit ans supplémentaires, avec des photos de mariages, d’enterrements, des premières voitures, etc. Là où les tomes précédents se terminaient souvent en suspense -- le téléphone qui sonnait, la porte qui claquait -- l’épilogue “fausses photos” à la fin du tome 9 nous éloigne doucement de ce monde en proposant un futur pour Notre-Dame-des-Lacs qui serait (par ses tonalités sépia et par les inventions qu’il propose) solidement ancré dans notre passé. La série se termine ainsi en pente douce, les questions sur le destin des personnages en quelque sorte résolues, l’urgence de tout savoir encore de leurs vies se déposant sur un coussin de nostalgie.

(* Cet interview, ayant eu lieu un mois avant la sortie de Notre-Dame-des-Lacs, se base sur une version pré-production de l’album photo à la fin du tome.)

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SH : Alors, cet appareil photo?

JLT : Comme le voyage de Marie à Montréal n’était pas prévu, l’histoire de l’appareil photo de Jacinthe ne l’était pas non plus. C’est une idée de Régis qui a dit : “Ah tiens, elle pourrait ramener un appareil photo.” On ne savait pas à l’époque exactement ce qu’on allait en faire -- l’idée de l’album photo est venue après, alors qu’on arrivait quasiment au tome 8 et qu’on cherchait comment faire la fin. C’est Régis qui aussi a eu l’idée de faire un album. Moi j’avais une autre idée d’annexe pour la fin, je voulais finir comme une sorte de comédie musicale, mais je me suis rangé à son idée parce que je crois que c’était mieux.

RL : Au niveau des idées, je ne sais plus qui a pensé à telle ou telle idée. Je pense qu’on en a parlé tous les deux, mais une idée en amène une autre, puis peu importe celui qui a l’embryon de l’idée de départ. Par contre, je ne pensais pas qu’on ferait autant de photos, moi je voyais dix pages de photos, JeanLouis m’a dit qu’on en aurait besoin de plus, ce qui s’est avéré vrai.

JLT : Il fallait vraiment que ça ait du sens, que l’album photo ait un poids critique, qu’on en fasse quelque chose de crédible. Je pensais qu’il fallait quelque chose de vraiment charnu. Il est vrai qu’on a eu un débat à ce sujet.

RL : En fait, je ne me voyais pas dessiner des photos, parce que c’est plus compliqué et c’est plus complet, graphiquement parlant, que de faire une case de BD. Quand tu dessines une photo, il faut que

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tu voies un décor derrière, et quand tu as un décor, tu es obligé de tout montrer, tu ne peux pas tricher. Sur une case de BD, quelquefois tu ne mets pas de décor.

JLT : Et ce n’est pas tricher, c’est même une nécessité narrative, parce que sinon tu te retrouves avec des planches beaucoup trop lourdes. Parfois il suffit d’avoir environ trois cases dans lesquelles il y a un décor, et après on a compris. En jouant sur la focale, tu peux avoir des personnages sans rien derrière, ça rend lisible, ça met l’accent sur le personnage et pas sur le décor. Également, quand tu es trop longtemps dans un décor, tu peux faire un plan de coupe qui allège. Quand tu fais des photos, tu ne peux pas alléger. Il faut aller jusqu’au bout.

RL : La tâche m’a fait un peu peur quand on s’est dit qu’il n’y aurait pas que dix planches mais beaucoup plus, peut être vingt-quatre, et comme ce sont des cahiers d’imprimerie, on est obligé de remplir le cahier. S’il y avait eu six ou sept pages de plus dans un cahier, on en aurait fait autant en plus. SH : En parlant de la vignette, vous dites que vous la rendez plus lisible en simplifiant le décor. Dans les photos que vous avez faites, est-ce que cette obligation de mettre un décor rend le sens plus opaque? RL : Non, pas du tout. À ce moment, tu t’arranges pour organiser ta photo, pour que ce soit lisible, mais par moments, on a volontairement fait des photos où il y a des choses qui interrompent la composition, des gens qui surviennent comme ça, pour que ça donne un côté instantané, authentique, comme une photo souvenir ou une photo de famille.

JLT : Je voudrais rebondir sur ce que disait Régis à propos de ce que dessiner une photo implique. Quand on a introduit les gaufriers au début de la série*, les fameuses planches où il y a six cases et il ne se passe rien, Régis avait beaucoup d’objections. Mais finalement, ces gaufriers, ce sont des photos, c’est comme si tu avais des clichés, sauf qu’ils sont intégrés dans l’histoire. Tu as à peu près l’équivalent au cinéma, tu peux avoir à un moment une série de plans qui montrent le temps qui passe, et pour nous c’est exactement la même chose.

*Loisel et Tripp incluent souvent des gaufriers de six vignettes de taille égale, où chaque vignette résume un aspect différent de la vie quotidienne ou saisonnière du village. Ces planches sont la plupart du temps muettes.

SH : Pourquoi donner l’appareil photo à Jacinthe?

JLT : On a donné l’appareil photo à Jacinthe, ce qui permettait d’insérer une animation, comme une sorte de commentaire qui se met en place. On a deux commentaires: on a le commentaire du mort, Félix*, et après on commence à percevoir ce nouveau commentaire photographique, cette vision de Jacinthe qui va venir à la fin. Elle représente l’avenir, la jeune génération. La mort de Louise [sa grand-mère], c’est une espèce de passation. Louise lui dit qu’elle doit vivre sa vie, elle lui transmet son savoir. Et là où Louise n’a jamais pu partir à la ville, c’est Jacinthe, c’est la nouvelle génération qui part à la ville et revient avec quelque symboles de la modernité.

*Félix, propriétaire du magasin et époux de Marie, meurt à la troisième page de la série. Sa voix off revient de temps en temps pour faire des commentaires.

SH : Donc l’appareil photo et la musique vont ensemble comme symboles de la modernité?

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espèce de folie, où ils ne font plus rien et ils passent leur temps à boire. À un moment il faut revenir à un équilibre. Mais ce n’est pas un hasard que l’album photo continue après la fin de l’histoire et aille jusqu’à l’ampoule électrique, et que cette image, soit une photo, et pas un dessin. L’appareil photo, c’est donc un élément de la modernité, du progrès, qui va rendre compte d’un autre élément de la modernité. SH : Est-ce qu’on peut dire que Félix et Jacinthe fonctionnent en quelque sorte comme le cadre de Magasin Général, Félix étant la première voix qu’on entend, et Jacinthe la dernière?

JLT : Félix, c’est le contraire de Jacinthe. Lui, c’est la résistance, il ne veut absolument pas que ça change, sa femme est veuve, elle reste veuve et terminé. C’est déjà compliqué qu’elle conduise le camion. Il va finir par faire son chemin et par accepter les choses, mais au départ, Félix est quelqu’un qui est complètement crispé sur le passé, qui ne veut rien entendre de la modernité.

SH : Mais vous avez aussi commencé avec une photo. On voit le portrait de mariage de Félix et Marie sur le bureau par le point de vue du chat qui passe devant. Il y a donc plusieurs photographies avant l’appareil de Jacinthe.

JLT : Oui, mais c’est une photo en quelque sorte traditionnelle. La photo de mariage, c’est la photo posée, figée, alors que quand Jacinthe se met à faire des photos sur des événements précis, par exemple, lorsque le frère Latulippe est blessé, elle introduit le reportage, il y a une action et elle suit et raconte l’événement. De même à la fin, quand il y a l’incendie du bateau. Elle se pose en témoin. Ce n’est pas comme Félix, qui commente d’un point de vue moral ce qui est en train de se passer. Jacinthe fait une chronique beaucoup plus réaliste, factuelle, objective, elle fait des photos, elle ne fait pas de commentaire moral.

SH : Comment avez-vous pensé le décalage esthétique entre les photos et les vignettes?

RL : Justement, il fallait trouver un décalage pour qu’on fasse bien le distinguo entre la narration et les photos, au même titre qu’il y a malgré tout un décalage entre les images de gaufrier dans l’albumet la photo, même si c’est un peu la même chose, c’est traité différemment.

JLT : D’ailleurs, j’avais commencé à traiter les photos dans un style qui était extrêmement proche du style de la narration. J’avais l’impression de faire un décalage mais ce n’était pas suffisant. Je ne l’ai pas vu tout de suite, c’est Régis qui m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas assez de différence. Alors ça m’a fait réfléchir, j’ai travaillé dessus et j’en suis arrivé à ce traitement au lavis. Je savais que de toute façon, il y aurait la sépia qui permettrait de distinguer entre les photos et les images, mais avec le lavis en plus, le décalage est devenu beaucoup plus net. Et l’intérêt, c’est de préciser cette rupture stylistique entre le compte-rendu graphique de la réalité, c’est-à-dire le code graphique qui est le dessin commun de Régis et moi et qui rend compte de la réalité de Notre-Dame-des-Lacs tout au long de la série, et le code graphique des photos à la fin.

SH : Ce contraste entre les photos et les images m’a beaucoup frappé dans la scène de l’incendie du bateau.

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Fig. 1: Notre-Dame-des-Lacs 77

JLT : Oui, c’est que les photos ne sont pas comme des cases, elles sont posées en travers, comme si elles étaient jetées sur la planche. Il est intéressant de voir toute cette tragédie du bateau qui est un peu mise à distance par l’arrivée des photos en même temps.

RL : Oui, si on a l’impression que les photos ont été jetées sur la planche, c’est parce qu’on ne pouvait pas les mettre côte à côte, ça n’aurait pas été très beau, ça aurait fait faux gaufrier.

JLT : Il fallait les différencier du reste. Et ça a amorcé l’album photo à la fin.

RL : Au fur et à mesure, notre idée était de dire que la photo commence à prendre le pas sur la bande dessinée, sur le récit. On commence avec une, puis deux, trois, quatre, etc.

SH : Il y a un autre effet intéressant de ce contraste, parce que quand vous interposez les photos dans la dernière scène, les images en couleur sont rendues beaucoup plus cinématographiques, plus réelles en quelque sorte.

JLT : Et ça accentue cet effet que l’histoire, c’est l’histoire, et les photos, c’est autre chose.

SH : Mais ce n’est pas seulement une distinction esthétique. Si on regarde de près, on se rend compte qu’il y a des photos des choses que Jacinthe a vécues mais que nous n’avons pas vues. Et puis même dans les photos qu’on la voit prendre, elles ne sont jamais identiques à la vignette. Il y a le chat qui se déplace, l’angle qui change un peu, et on se rend compte que finalement l’album photo ne correspond jamais exactement à ce qui était dans le livre.

JLT : Oui, il y a des photos qu’on ne l’a pas vue prendre.

SH : On ne l’a pas vue les prendre, et parfois on n’a même pas vu l’événement. Ça fait que l’album photo déstabilise en quelque sorte notre lecture du texte.

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JLT : Oui, c’est ça qui est intéressant. Une perception très forte que j’ai eue pendant ces neuf ans, c’est que le matin, quand je commençais à dessiner, c’était comme si j’ouvrais un album et que je rentrais dans un autre monde, dans le monde de Magasin Général, et que j’y étais avec ces personnages. Mais tu vois, pendant que je dessine ce qui se passe à la ferme-auberge, il se passe quelque chose à la ferme Ouellette et il se passe quelque chose d’autre au magasin général, etc. Nous, on fait une sélection, on oriente le récit, on manipule le lecteur, on montre une trajectoire particulière, mais il se passe plein d’autres choses dans les intervalles.

SH : Ca me rappelle encore les gaufriers dont vous avez parlé tout à l’heure, où chaque scène est représentée par une seule image, comme une espèce de montage alterné.

JLT : Sauf qu’on en montre six, mais on aurait pu en montrer quatre-vingts. Et c’est en partie pour ça que la gestion de la numérotation des photos a été un tel casse-tête. Derrière certaines photos, j’ai mis six ou sept numéros différents avant de trouver à quel endroit elles devaient venir dans l’album. Parce que ce qu’il fallait qu’on gère, c’étaient les photos que Jacinthe avait faites en premier dès qu’elle avait eu l’appareil photo.

RL : Et qu’on n’a jamais vues. Mais avant d’amener l’appareil photo dans le village, elle était à Montréal, donc on suppose qu’à Montréal, elle a pris des photos dont on n’a pas été témoins.

SH : Vous avez dû faire des listes, j’imagine.

JLT : Oui, exactement. Il a fallu lister des photos, il a fallu qu’on dise: “Elle a pris une photo de ceci, de cela, etc.” Et puis il y a des étapes, des catégories différentes. Donc la première étape, ce sont ces photos dont on n’a pas été témoin, on ne sait même pas qu’elles ont été prises. Et c’est là que commence l’album photo. Ensuite, il y a les photos qu’elle commence à prendre dans le village, et qu’on la voit prendre. La première de celles-là, c’est la photo de l’ourson avec le curé. Alors il a fallu retrouver toutes les fois où on la voyait prendre une photo.

RL : Puis regarder les décors, revoir un peu comment ça se goupillait.

JLT : Ensuite il y avait une troisième série, avec l’incendie du bateau, les photos qu’on la voit faire et qu’on voit tout de suite apparaître posées en travers sur les planches.

SH : Et ces photos-là apparaissent deux fois, dans les planches vers la fin de l’histoire, et puis encore dans l’album.

JLT : Oui, c’est ça. Et puis la quatrième catégorie, ce sont les photos qui sont faites après la fin de l’histoire et qui font une espèce de lien qui suggère que, en ce qui concerne Notre-Dame-des-Lacs, même si nous avons terminé de raconter cette histoire, la vie continue.

SH : Pour moi, je vois cette deuxième moitié de l’album photo comme un épilogue.

RL : La vie continue et à travers les photos des événements importants du village, c’est-à-dire les naissances, les mariages, les enterrements, ou d’autres petites anecdotes comme des photos de famille… JLT : Les enfants qui grandissent, les anniversaires, et puis à la fin l’arrivée de l’électricité. C’est un

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événement important, c’est l’arrivée de la modernité et le village n’y échappera pas, il y a déjà les voitures qui ont commencé à apparaître. Et avec l’électricité, il y aura forcément aussi la radio, et ce ne sera plus pareil.

Fig. 2: Notre-Dame-des-Lacs n. pag.

SH : Ce qui m’intéresse dans la première moitié de l’album photo, c’est le fait de dédoubler la série en reprenant ce que nous avons déjà lu par un point de vue beaucoup plus restreint, même presque muet. Je regarde l’album photo et je me rends compte que ce monde a toujours été plus grand que ce que j’ai vraiment vu. Par le décalage dans le temps, par les photos que nous n’avons pas vu prendre, mais aussi par ces personnages qui dépassent le cadre d’une manière qui n’apparaît pas dans les vignettes.

RL : Oui, c’est sûr, parce qu’une vignette, tu la composes pour que ce soit très lisible narrativement, pour qu’il y ait des lignes de force qui traversent la planche entre l’image du dessus et celle du dessous. La photo est un instantané, et ce qui est instantané n’est pas posé. Il y a des photos posées, comme les photos de famille, et parfois il y a des photos qui sont impulsives, tu les prends et ça fait ce que ça fait. En fait, j’aurais même aimé qu’on fasse des flous de temps en temps, mais techniquement ce n’était pas évident.

SH : Tu voulais qu’il y ait des ratés.

RL : J’étais soucieux de la véracité d’une photo qu’on pouvait faire à l’époque. Avec les appareils photos de l’époque, il ne fallait pas bouger, parce que sinon on avait des flous, alors on a triché complètement, parce qu’en général à l’époque, tu posais, et la photo étais prise. Mais il y a quand même des instantanés…

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JLT : C’est pour ça que je dis que de fait, Jacinthe invente le reportage photographique, c’est comme si elle avait un matériel qui n’est pas celui de l’époque, mais ce n’est pas grave ça, on pourrait même dire que ça rentre dans la ligne du discours sur la modernité. Je trouve intéressant le fait qu’elle amène cette vision de reporter, de quelqu’un qui rend compte de tout, qui ne va pas trier.

SH : Pour moi, il y a comme un effet de surprise quand on lit l’album photo. C’est une relecture des tomes, mais une relecture qui crée aussi une certaine distance.

JLT : Bien sûr, c’est exactement ça, l’album photo nous fait sortir en douceur, puisqu’on va jusqu’à dix ans après que l’histoire elle-même ait commencé, et puis on sort. C’est une fin extrêmement en pente douce, il y a quelque chose qui est presque de l’ordre du travelling arrière, la caméra sur une grue qui filme la scène de très près, puis qui à un moment va commencer à s’éloigner et ça va finir par un immense plan d’ensemble, puis ça va basculer sur le ciel, et c’est fini.

SH : Ce mouvement de recul me fait penser à un autre. En lisant la première moitié de l’album photo, celle qui raconte les événements depuis le tome 5, il y a d’abord un effet de compression de notre savoir, car on pense à quel point l’histoire est plus détaillée ou plus riche que les photos. Mais quand on lit la deuxième moitié de l’album, c’est l’inverse, parce que nous n’avons pas d’album, derrière, nous avons juste la photo, alors c’est le lecteur qui doit écrire les tomes suivants à partir des seules photos.

RL : Voilà, c’est exactement ça, mais au niveau des tomes suivants, rien d’extraordinaire ne se serait passé, à part la vie qui continue. Nous, ce qui nous intéressait avec JeanLouis, c’était de raconter la mécanique du changement, la révolution qui a eu lieu à partir de l’arrivée de Serge. Ça, c’est l’histoire de Magasin Général, après, le reste est plus anecdotique.

JLT : Avec Magasin Général, on part d’une réalité ancrée dans une époque précise qui était quand même la Grande Noirceur, et on met là-dedans le germe de la révolution tranquille, 30 ans avant. SH : Dans un certain sens, est-ce qu’on ne pourrait pas comparer toute cette exploration à l’effet papillon? RL : Oui, ou la théorie des dominos, tout est en interaction.

SH : Comment avez-vous pensé la transition entre, si je puis dire, la vie réelle des livres et l’album photo?

JLT : Le fait de finir par un album photo venant après la fin de l’histoire, c’est un peu une manière de sortir à reculons, en travelling arrière, de manière à ce que ça ne soit pas trop abrupt. Quand on finit une histoire, surtout une histoire aussi longue que ça, par exemple quand je finis un gros roman, ou une série télé, et que ça se termine, c’est comme une espèce de vide, tu sais que tu ne vas plus retrouver tes personnages le soir avant de t’endormir.

SH : Un deuil?

JLT : Oui, un deuil, et je trouve que l’album photo adoucit ça, il fait comme une espèce d’étape, un petit matelas qui te permet de partir en douceur.

RL : Quand tu regardes les albums photo de ta propre famille, de tes propres amis, tu as toujours une petite nostalgie, parce que tu as aimé des gens qui ne sont plus là, ou des enfants qui sont devenus grands,

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aventure extraordinaire qu’on a vécue, en matière d’émotions, et qui se termine tout en douceur. Quand tu refermes le bouquin, tu repenses à tout ça. C’est ce climat de nostalgie qu’on voulait retranscrire. SH : Est-ce que vous avez des photos préférées?

RL : Ma photo préférée, c’est quand ils jouent aux cartes. C’est le moment où ils jouent à la belote avec Serge.

Fig. 3: Notre-Dame-des-Lacs n. pag. SH : C’est Serge et Philomène qui apprennent à Régent à jouer à la belote. JLT : Et c’est Jacinthe qui fait la photo.

SH : En plus il y a la chaise de Jacinthe et son jeu de carte dans la photo, ce qui fait que sa présence y est inscrite beaucoup plus explicitement que dans les autres. Mais il y a des traces de sa présence ailleurs, comme par exemple quand il y a quelqu’un qui regarde l’appareil, alors que les autres personnes dans la photo ne le remarquent pas.

JLT : Oui, ça arrive plusieurs fois, comme par exemple pendant la fête après l’incendie du bateau. Il y en a une autre photo qui est l’une de mes préférées, c’est la photo où on voit le bateau sous la neige, et on voit Serge, Réjean et Noël en train de pêcher derrière. J’aime beaucoup cette photo, je trouve que dans l’ambiance, il se passe quelque chose. Et puis j’aime beaucoup celle où Réjean est en train de se recueillir sur la tombe de Noël. C’est une photo volée mais il y a les arbres au premier plan, on sent que Jacinthe ne s’est pas approchée trop, on peut imaginer qu’elle passait par hasard et qu’elle est tombée sur cette scène.

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Fig. 4: Notre-Dame-des-Lacs n. pag. SH : Ce sont des photos assez intimes, elle espionne gentiment…

RL : Elle vole des moments heureux, elle ne vole pas des moments qui pourraient être gênants.

JLT : On s’est posé la question d’ailleurs. C’est une réflexion qu’on a eue, est-ce que la photo de Marie qui est en train d’allaiter ses enfants n’est pas trop intime?

RL : On l’a recommencée. Et on se rend compte qu’à l’époque, ils étaient très prudes, ils n’auraient pas fait une photo de Marie en train d’allaiter ses deux enfants, du coup on s’est éloignés, on l’a faite de plus loin.

JLT : Et on s’est posé la question par exemple quand Ti-Guy et Ginette s’embrassent. On s’est demandé, est-ce qu’on le fait de plus loin ? Ce sont des images dont les gens n’auraient pas à rougir.

RL : Et puis on n’a pas fait de photos explicites qui montraient Serge et Réjean, ce côté un peu trop démonstratif dans leur homosexualité par rapport aux normes de l’époque, on a simplement fait une photo où ils sont tous les deux, comme ça.

JLT : Ça reste une photo où le témoin qui n’est pas au courant peut voir une amitié.

SH : C’est le même genre de photo, des moments où l’on passe d’une documentation plus publique à une documentation de quelque chose qui serait partagé uniquement avec les proches.

JLT : On ne voulait pas que les photos de Jacinthe soient des photos de paparazzi. SH : Est-ce que tu as d’autres photos préférées, Régis?

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bien celle-là où Serge emmène les enfants à l’école sur un traineau, avec l’ours qui a grandi au fond. Ce n’est plus un ourson, il porte les enfants sur le dos. Celle-là me touche toujours.

JLT : Noël sur son lit de mort.

RL : Oui, face à l’appareil photo, comme si c’était un petit geste, pas forcément d’adieu, mais qui dit “Je suis là.” Il y en a plein que j’aime bien. Au début j’ai rechigné pour faire ces photos, mais quand j’ai trouvé le truc, j’ai pris beaucoup du plaisir à les faire.

JLT : Dans l’ensemble, j’ai aussi eu beaucoup de plaisir à les faire, ces photos. Regarde, là, on aime bien celle où il y a Serge, Gaëtan et Isaac.

Fig. 5: Notre-Dame-des-Lacs n. pag. SH : Tu m’as dit que c’est le premier dessin que tu as fait au lavis.

JLT : C’est le premier que j’ai traité au lavis, oui, je l’aime bien celle-là, il y a une joie, vraiment. RL : Et elle fait vraiment photo.

SH : Il y a une vignette que j’aime beaucoup à la fin, où l’on voit le petit chien qui regarde un couple qui regarde brûler le bateau, qui sont-ils?

RL : Ce sont juste des amoureux. Ça pourrait être la sœur Archambaud, la grosse (enfin pas si grosse que ça). Comment elle s’appelle, Solange?

SH : Ce n’est pas Clara, parce que Clara a les cheveux foncés. Mais j’aime bien cette photo, Régis, elle incorpore un point de vue animalier et le point de vue de l’appareil, deux points de vue muets.

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RL : Mais tu sais, quand je monte quelque chose, je ne me pose pas toutes ces questions, je suis un instinctif, parfois je me dis que la première idée est souvent la bonne, et qu’il ne faut pas trop creuser. JLT : C’est vrai que nous n’avons pas la même approche, on se complète très bien.

SH : J’entends un équilibre intéressant entre l’intention et l’inconscient chez vous. JeanLouis, tu dis que tu voulais faire telle ou telle chose, puis Régis dit qu’il ne voulait pas, qu’il ne faut pas chercher… JLT : C’est exactement ça, notre complémentarité. Tout notre dialogue dans Magasin Général, ça a été ça. Régis, il sait, c’est quelqu’un de profondément instinctif, avec un instinct très sûr auquel moi je fais extrêmement confiance. Et moi, je ne suis pas quelqu’un qui sait, je suis quelqu’un qui m’interroge tout le temps sur tout. Je pense que ce qui fait la richesse de Magasin Général, c’est ce dialogue constant qu’il y a eu entre son instinct et mon questionnement. S’il n’y avait eu que l’un ou l’autre, je pense que ça aurait été différent, moins riche.

RL : Oui, c’est sûr que ça aurait été différent, c’est vraiment l’association des deux.

RL : Comme JeanLouis, par rapport à Magasin Général, il a une facilité pour le dialogue, beaucoup plus que moi. Il trouve tout de suite le truc, on fait ensuite quelques réajustements, mais en général, c’est tout de suite assez bien.

JLT : C’est le côté très complémentaire qu’on a eu et qu’on ne savait d’ailleurs pas qu’on aurait. C’est ça qui est formidable.

RL : J’avais une question à te poser, toi qui es une lectrice assidue, honnêtement, comment as-tu ressenti cet album, en général ? On ne parle plus des photos seulement, mais je parle de l’album et des photos. SH : Le tome 9 et l’épilogue? Une chose qui m’a frappée, c’est que l’élément utopique ressort. Si on feuillette les pages comme ça, tout le monde sourit, c’est le bonheur à chaque page. Il y a beaucoup d’histoires qui se nouent ici dans le dernier tome, et toujours pour le meilleur.

JLT : Oui, et c’est exactement ce qu’on voulait faire. Par contre, rappelle-toi qu’au début, dans les premiers tomes, Marie pleurait tout le temps. Je ne sais pas si tu te souviens de ça. Je me rappelle bien de la première fois où on a dessiné Marie en train de sourire. Avant, dans les premiers tomes, elle avait tout le temps la larme à l’œil.

Œuvres citées

Toutes les images utilisées dans cet article sont © Loisel - Tripp / Casterman, reproduites ici avec l’aimable autorisation des auteurs.

Du Gouret, Mickael. “Entretien avec Régis Loisel et Jean-Louis Tripp.” Auracan.com. Graphic Strip a.s.b.l., 29 Oct. 2014. Web. 6 Nov. 2014. <http://www.auracan.com/Interviews/281-interview-entretien-avec-regis-loisel-et-jean-louis-tripp.html>.

Kriegk, Jean-Samuel. “BD: Fermeture du ‘magasin général’ de Loisel et Tripp.” Le Huffington Post. Le Huffington Post SAS, 27 Oct. 2014. Web. 6 Nov. 2014. <http://www.huffingtonpost.fr/

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Tripp, JeanLouis, et Régis Loisel. Notre-Dame-des-Lacs. Magasin Général 9. Casterman, 2014.

Sarah Hurlburt est professeure associée en lettres françaises à Whitman College, dans l’état de

Washington aux États-Unis. Elle tient son doctorat de l’Université de Chicago (2003). Ses diverses recherches incluent la bande dessinée, l’immigration francophone du Québec aux États-Unis, et la littérature française du 19e siècle.

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Fig. 1: Notre-Dame-des-Lacs 77
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Références

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