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View of Le narrateur implicite dans la bande dessinée. La transformation du style indirect libre dans deux adaptations en bandes dessinées de Madame Bovary

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 185 Le narrateur implicite dans la bande dessinée. La transformation du style indirect libre dans deux adaptations en bandes dessinées de Madame Bovary

The Implicit Narrator in Comics. The Transformation of Free Indirect Discourse in Two Graphic Adaptations of Madame Bovary

Kai Mikkonen

Abstract (E):

This paper investigates the question of narrative agency in comics by way of analyzing the medium-specific features of speech and thought representation in two vastly different graphic adaptations of Gustave Flaubert’s novel Madame Bovary: Posy Simmonds’s Gemma Bovery (1999) and Daniel Bardet’s and Michel Janvier’s Madame Bovary (2008). The focus of the discussion is on the transformations that the literary style of free indirect discourse, and the accompanying techniques of perspective (or focalization), have undergone in the adaptations, including both limitations in their use and creative reformulations. The analysis of such transformations enables us to pose the question of the so-called implicit narrator, a highly problematic notion in visual narratives, in a new transmedial context. This involves the thorny question to whom attribute textual elements that imply perception or voice when the narrative has no identifiable narrator figure, or when a narrator figure (or character-narrator) is clearly not responsible for showing the images.

Résumé (F) :

Cet article pose la question de « l'agent de la narration » dans la bande dessinée. « L’agent de la narration » est défini ici comme cette personne ou cette chose qui est perçue comme le responsable de la présentation narrative, y compris dans les fonctions du choix, de l'organisation, du commentaire et de la distribution de l’histoire. Plus précisément, cet article se concentre sur les transformation du procédé littéraire du style indirect libre dans le contexte de l’adaptation entre le roman et la bande dessinée, concernant une version « libre », Gemma Bovery, par Posy Simmonds et une version « fidèle », Madame Bovary, par Daniel Bardet et Michel Janvier de chef d’œuvre de Gustave Flaubert. L’analyse des transformations du style indirect libre dans la narration graphique montre la nécessité de réévaluer l’étendue de la notion de narrateur, surtout vis-à.vis du soi-disant narrateur implicite, et la logique de la distinction entre la voix narrative et la focalisation. La question importante est de savoir s’il faut accepter une notion de « narrateur graphique » basé sur les critères fonctionnels et organisationnels plutôt que purement linguistiques ou textuels. Dans la narration visuelle et

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 186 multimodale comme les bandes dessinées, la notion d'un narrateur implicite est beaucoup moins une propriété du texte qu'une fonction, et une option, de la méthode descriptive que le lecteur peut utiliser.

Keywords: narrator, implicit narrator, narrative voice, free indirect discourse, adaptation, Madame Bovary, focalization, represented perception, narratology

narrateur, narrateur implicite, la voix narrative, style indirect libre, adaptation, Madame Bovary, focalisation, perception représentée, narratologie

Article:

Cela demande un effort que de conceptualiser « l'agent de la narration » dans un texte multimodal comme la bande dessinée, qui combine différentes sources sémiotiques pour raconter une histoire. Par « agent de la narration »1 je veux dire cette personne ou cette chose qui est perçue comme le responsable de la présentation narrative, y compris dans les fonctions du choix, de l'organisation, du commentaire et de la distribution de l’histoire ; et dans l'ensemble des techniques expressives, concernant l'utilisation des mots, des images ; et encore dans la mise en page (Chatman 1990, 116 ; Ryan 2002, 364).

Une raison évidente pour laquelle il est difficile de concevoir l'agent de la représentation dans les bandes dessinées est que la notion du narrateur n'est pas très pertinente dans l'analyse des récits graphiques à la troisième personne. Il y a certainement des « voix » narratives au sens concret dans les bandes dessinées traditionnelles à la troisième personne – qu’il s’agisse des bandes que l’on trouve dans les quotidiens ou des albums de Tintin. On y trouve aussi des narrateurs qui sont des personnages intradiégétiques, c'est-à-dire des personnages qui racontent des histoires et qui sont enchâssés à l'intérieur du récit de premier niveau. De plus, la nature typiquement dédoublée des récits graphiques à la première personne est un défi supplémentaire quant au concept de narrateur : tandis que le narrateur raconte l'histoire depuis sa propre perspective subjective, il est habituel de le montrer de l'extérieur dans les vignettes. Ce mélange d’éléments subjectifs et objectifs pose la question de la convergence et de la divergence entre les mots et les images. Au-delà de tels exemples d’un narrateur explicit, la notion plus générale d’un narrateur graphique, qui serait responsable de

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 187 l'organisation entière de l’histoire, de la production des mots et des dessins, et de leur interaction, jusqu’aux paratextes — comme par exemple les titres —, semble encore plus problématique. Le problème est partiellement terminologique - pourquoi étendre le concept de narrateur à l'environnement multimodal où d’autres concepts tels que le présentateur ou graphiateur 2

pourraient être plus appropriés ? - et partiellement pragmatique. Par « problème pragmatique » je veux dire que la question du style graphique s'étend de l'organisation des planches jusqu’aux dessins et à l'écriture. Ainsi, par exemple le traitement des images en bandes dessinées ne peut pas facilement être divisé en fonctions séparées, au contraire du tournage et du montage pour un film.3

Le concept de narrateur dans les bandes dessinées semble, ainsi, induire une mauvaise hypothèse au sujet de l'organisation symétrique entre les récits dans différents moyens de communication, à savoir que tous les récits fictifs auraient des narrateurs. Je suis d’accord avec le théoricien du cinéma David Bordwell quand il soutient que le récit cinématographique, et peut-être toutes les formes de récit, « peut emprunter certains aspects du processus de communication » sans aucune obligation d’utiliser l’ensemble des notions qui décrivent ce processus (2008, 131). Cela veut dire que le schéma conceptuel que nous apportons à l'arrangement de la présentation narrative afin de la comprendre, telle que les notions d'auteur, de narrateur, de narrataire ou de focalisation, dépend à un degré significatif des propriétés du moyen de communication. L'objectif de la recherche que je prévois est ainsi moins la redéfinition des notions narratologiques pour les rendre conformes au moyen singulier de communication que d’étudier les caractéristiques de la narration en bandes dessinées, et les caractéristiques narratives communes du récit visuel, afin de mieux préciser la relation entre les procédés narratifs et le moyen de communication.

Dans ce qui suit, je vais examiner certaines caractéristiques du discours et des pensées rapportés dans les bandes dessinées. En analysant deux adaptations complètement différentes de Madame Bovary de Gustave Flaubert, je me concentrerai surtout sur le procédé littéraire du style indirect libre, et la technique attenante de la focalisation changeante entre les positions internes et externes, pour lesquelles le roman de Flaubert est si bien connu. Je traite

2 Néologisme de Philippe Marion sur le modèle de narrateur. Marion parle aussi d’un « grand imagier

graphique » responsable de la communication graphique (1993, 34).

3 Mais comme dans les films, la notion d’auteur se pose différemment de la littérature. Les bandes dessinées

sont souvent une forme de collaboration, basée sur la combinaison de divers talents d’artistes, en particulier ceux du scénariste et du dessinateur.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 188 l'adaptation ici comme une pratique de remaniement étendue, ou de transcodage d'un texte, et en tant que tel comparable à la traduction dans un sens figuratif. Il est, cependant, important de noter qu'au lieu des transactions interlinguistiques, l'adaptation exige la transmutation du texte source dans un nouvel ensemble de signes et de conventions qui sont pertinents dans le moyen de communication du texte cible.

Le style indirect libre dans la narration visuelle

Avant de passer à une analyse textuelle plus détaillée des exemples, il est utile d’expliquer, en termes plus généraux, la difficulté d’importer le discours indirect libre dans la narration visuelle ou dans des textes multimodaux, où l’usage des mots est limité. Laissez-moi commencer par un contre-exemple : une explication maladroite de cette question épineuse. En analysant quelques versions cinématographiques de Madame Bovary, Mary Donaldson-Evans souligne la difficulté posée par le discours indirect libre dans les films :

Whereas the shifting narrative viewpoint created by Flaubert’s use of this narrative style can be easily transferred to the screen, the camera naturally embracing the perspective of different characters, the simultaneous representation of two viewpoints and the ambiguity and irony that often result are difficult to convey in film, where differing perspectives must be represented sequentially. (2009, 31-32)

La seule exception que Donaldson-Evans imagine à cette règle de la non-simultanéité de différents points de vue au cinéma est « l'utilisation d'un commentaire qui se moque de l'image sur l'écran » (2009, 32n3, traduction de l’auteur). Tandis qu’il peut être difficile de créer dans un film des effets semblables d'ambiguïté ou d'ironie qui résultent du discours indirect libre dans la littérature, la notion de la prise de perspective particulièrement séquentielle des films semble reposer sur des prémisses douteuses. Tout d'abord, il n'est pas clair comment la simultanéité des points de vue, en un sens littéral, pourrait être réalisée dans l'organisation temporelle des récits littéraires. Les changements de focalisation dans Madame Bovary de Flaubert sont présentés en séquences : le récit se déplace entre les points de vue de Charles et d’Emma ou entre d'autres personnages et le narrateur extradiégétique. Le discours indirect libre peut maintenir, par des moyens linguistiques, la référence à la troisième personne tout en reproduisant des aspects de la voix ou la pensée d’un personnage. Cette

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 189 relation peut rester ambiguë quant à la source des mots, ou également constituer une hiérarchie claire où le narrateur cite, sans guillemets, des mots ou la pensée du personnage. Pourtant, comparer une telle relation entre le contexte narratorial et la voix d’un personnage à une « perspective » ou à la « simultanéité » est une tout autre matière. Donaldson-Evans semble ici réduire la voix à la focalisation, ou vice versa. Peut-être est-elle induite en erreur par le fait que dans la littérature notre interprétation des éléments de la voix et de la focalisation est basée sur les mêmes marqueurs linguistiques, comme expressions déictiques. La séparation entre ces deux structures de narration est, cependant, importante dans la lecture d’un tel livre où la perspective, liée aux personnages, se transforme plusieurs fois et où le narrateur est plus ou moins audible.

Ensuite, il y a d'autres disparités entre les moyens de communication qui sont pertinentes ici. Dans la narration visuelle, et dans l'organisation spatiale des bandes dessinées en particulier, des perspectives peuvent apparaître simultanément. Ceci peut se produire dans un sens littéral à différents points, à l'intérieur et en dehors du cadre d’une case. Par exemple, le champ visuel dans une case peut inclure l’impression d'un poste d’observation subjectif sans être limité à ce poste, violant ainsi des frontières claires entre les perspectives externes et internes. FIGURE 1. Notez dans cette case, dans la version de Daniel Bardet et Michel Janvier de Madame Bovary (2008), comment le très gros plan des yeux de Charles s’approche de la vision de Charles. C’est le moment où Charles attend un signe de Monsieur Rouault pour savoir si Emma veut l'épouser – les deux hommes emploient comme signal un grand auvent poussé contre le mur. Le champ visuel représenté dans la case suivante embrasse alors le point de vue de Charles. L’illusion de la vision subjective dans ces deux cases est donc basée à la fois sur la juxtaposition des perspectives de la première image – la fixation du regard sur les yeux de Charles et le regard de ce dernier dirigé vers quelque chose que nous ne voyons pas – et sur le montage des perspectives entre ces cases.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 190 Figure 1 : Bardet, Daniel & Michel Janvier. Madame Bovary (de Gustave Flaubert). Creteil: Éditions Adonis, 2008. p. 7.

En dehors d’un tel montage, où le lecteur est incité à suivre le regard fixe du personnage afin de voir ce qu’il regarde, beaucoup d'autres procédés peuvent être utilisés pour rendre la perspective subjective sans, pourtant, transformer l'image en un plan subjectif au sens propre. Pour mentionner certains d'entre eux, François Jost a énuméré parmi ces procédés l’exagération du premier plan, l’abaissement du point de prise de vue en dessous du niveau des yeux, la représentation d’une partie d’un corps en premier plan, l’ombre du photographe, et la matérialisation, dans la photo, du viseur de l’appareil (1983, 196). Une autre possibilité des points de vue intégrés est également la vue par-dessus l'épaule d’un personnage, c'est-à-dire, la focalisation externe « avec une personne », mais sans laisser le point de vue entièrement à ce personnage (Bal 1997, 159). FIGURE 2 Cette technique, comme Mieke Bal l’a suggéré, est comparable au discours indirect libre, dans lequel le discours narratif se rapproche de la voix d'un certain personnage sans le laisser parler directement (1997, 159). En outre, une image peut toujours inclure une autre image. Considérez, par exemple, l'utilisation complexe des bulles de pensée dans le Gemma Bovery (1999) de Posy Simmonds où les bulles peuvent aussi enfermer des pensées comme les images ou une série d'images qui dépeignent des mémoires, des rêves et des imaginations d’un personnage.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 191 Figure 2 : Bardet, Daniel & Michel Janvier. Madame Bovary (de Gustave Flaubert). Creteil:

Éditions Adonis, 2008. p. 3.

Tous ces procédés et techniques, ainsi que d’autres, s’adaptent aux fonctions du discours indirect libre au niveau visuel de la narration, en combinant le point de vue d'un personnage avec une perspective plus objective, ou en manifestant les pensées d'un personnage à l'intérieur des pensées d'une autre personne. Les récits visuels ont, en fait, beaucoup de moyens à leur disposition pour créer des perspectives intégrées. Nous pourrions constater que ces procédés forment ensemble un moyen important pour la narration visuelle, dans l'adaptation, afin de compenser les limitations de la représentation des pensées par des images. Pour mieux voir où se trouvent les contraintes spécifiques de la narration visuelle à cet égard, il est utile de distinguer entre la pensée ou le discours indirect libre et la perception indirecte libre. Dans la littérature, la perception indirecte libre, parfois également appelée « perception représentée », indique les perceptions non-verbalisées d’un personnage en train de se produire dans la conscience (voir Prince 2003, 35). Le récit visuel, par contraste, est caractérisé par sa capacité à montrer des champs visuels comme s’ils étaient les perceptions non-verbalisées de quelqu’un. Cependant, c’est aussi un défi que de donner la signification subjective de ces perceptions par des moyens purement visuels. En d'autres termes, quand on transfère des techniques romanesques du discours rapporté dans l’expression graphique, la difficulté n'est pas la simultanéité des points de vue - qui, de toute façon, sont plus probables dans des récits visuels que dans le discours littéraire - mais la manière par laquelle le discours indirect libre dans la littérature peut donner au lecteur accès à une certaine réalité psychique subjective et, en plus, filtrer cet accès par la sympathie narratoriale ou par l’ironie. Dans Madame Bovary de Flaubert, le discours indirect libre reflète souvent un esprit subjectif sur la structure objective de la langue du récit, soulignant ainsi des expressions d'émotion ou

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 192 l'ironie dans l'illusion de l'esprit du personnage ou bien, comme par exemple Georges Poulet l’a montré, créant une confusion cultivée « entre le dehors et le dedans, entre ce qui est chose et ce qui est conscience » (1955, 33). De tels effets doivent être réalisés différemment dans les récits purement ou principalement visuels.

Pensez, par exemple, aux passages vers la fin de la première partie du roman de Flaubert, quand Emma se montre de plus en plus insatisfaite de son mari et de leur vie à Tostes. Ses pensées et émotions sont données tantôt dans le discours indirect et tantôt dans le discours indirect libre, alors que la perspective est typiquement filtrée par la focalisation interne :

Emma le regardait en haussant les épaules. Que n’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, une brochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! (1993, 72)

Le point de vue est clairement celui d’Emma. À la fin du passage, en plus, le point d'exclamation fonctionne en tant que marqueur d'émotion, suggérant un passage de la pensée rapportée à la pensée indirecte libre. Le dernier chapitre de la première partie du roman, qui contient cette citation, est une des sections du roman qui n'ont aucun dialogue et où le discours indirect et le discours indirect libre ne sont ponctués que quelquefois par les pensées directes et brèves du personnage. L'adaptation de Bardet et Janvier de la même scène produit quelques modifications impressionnantes. FIGURE 3 La phrase « Mais Charles n’avait point d’ambition… », accompagnée par les trois points de suspension, devient une partie du rapport du narrateur. Quelques cases plus tard, un autre passage de la même scène dans le discours indirect libre, cette fois suivant la perspective de Charles, est abrégé et se change en un dialogue court entre Emma et Charles :

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 193 Figure 3 : Bardet, Daniel & Michel Janvier. Madame Bovary (de Gustave Flaubert). Creteil:

Éditions Adonis, 2008. p. 10.

Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes après quatre ans de séjour et au moment où il commençait à s’y poser. S’il le fallait, cependant ! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. C’était une maladie nerveuse : on devait la changer d’air. (1993, 78)

Le mode narratif prédominant du roman de Flaubert est ce que F.K. Stanzel a appelé une situation narrative figurale, qui se focalise sur les personnages-réflecteurs principaux, Emma et Charles. Ce mode permet aux lecteurs d'accéder à leur monde intérieur, même si cet accès est toujours filtré et négocié par le narrateur, comme l’indique le fait que les réflexions d’Emma et de Charles ne sont pas, en grande partie, données dans la langue qu'ils emploieraient. Il y a seulement de courts exemples de pensée directe où les personnages principaux articulent leurs pensées. Nous pourrions préciser l’effet de cette emphase sur le discours indirect par ce qu'Ann Banfield a appelé la conscience non-réflechie concernant un état mental ou une perception sensorielle que le personnage n'a pas exprimé (Banfield 1981, 75 ; 1982, 197-199). Dorrit Cohn décrit la même situation d’une conscience figurale qui est suspendue sur « le seuil de la verbalisation » (Cohn 1978, 103).

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 194 Discours indirect libre dans la narration graphique

Comme les passages d’un domaine artistique à l’autre que je viens de mentionner le suggèrent, il est difficile de trouver des équivalents dans les bandes dessinées pour un récit qui limite sévèrement l'usage du discours direct, tel que le dialogue ou le monologue intérieur, qui se prête plus facilement à l'expression graphique. La version de Bardet et Janvier de Madame Bovary supprime simplement les passages indirects libres même si, à d'autres égards, leur version tâche d'être aussi fidèle à la langue de Flaubert que possible. Le résultat est une distinction très régulière entre, d'un côté, le discours direct des bulles et, d’un autre côté, le discours indirect, enfermé dans les rectangles de narration. Il y a seulement quelques brèves exceptions à cet arrangement. Celles-ci incluent le moment où Emma envisage de sauter par la fenêtre du grenier après avoir reçu la lettre de rupture de Rodolphe. Les deux premières phrases dans la case, « Pourquoi n’en pas finir ? Qui la retenait donc ? », préservent le modèle narratif indirect libre, en plaçant les pensées d'Emma à l’intérieur du discours du narrateur. Un autre exemple, même s’il s’agit seulement d’une ligne courte, est l’instant où Emma voit les murs de son couvent et s'assied sur un banc pour réfléchir à son passé.4 FIGURE 4 Le gros plan sur ses yeux semble accentuer la voix et l'énonciation subjective dans la phrase « quel calme en ce temps-là ! ».

4

Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d’attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle

l’entendait, elle l’entourait de ses deux bras ; et des battements de cœur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s’accéléraient l’un après l’autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d’elle avec l’envie que la terre croulât. Pourquoi n’en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavés en se disant :

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 195 Figure 4 : Bardet, Daniel & Michel Janvier. Madame Bovary (de Gustave Flaubert). Creteil:

Éditions Adonis, 2008. p. 27.

Dans l'ensemble, l'adaptation de Bardet et Janvier réduit radicalement la variété de techniques de représentation de la pensée de Madame Bovary. Ceci concerne non seulement le discours indirect libre, mais les cas plus complexes du discours direct ou des changements multipliés entre différents modes du discours rapporté. Pour prendre un autre exemple, nous pouvons penser à la scène où Rodolphe écrit sa lettre de rupture à Emma. Dans le roman, la scène est structurée autour d’une alternance complexe entre le discours indirect du narrateur, le discours indirect libre de la conscience réfléchissante de Rodolphe, et le discours direct, y compris des pensées intérieures de Rodolphe et des citations de la lettre qu'il est en train d’écrire. Dans la version graphique du même passage, nous trouvons des citations de la lettre dans les cases et quelques brèves pensées qui sont données dans le discours direct ou le discours rapporté du narrateur. FIGURE 5 Le récit devient ainsi beaucoup plus direct et simple comme s’il soulignait l'importance de l'histoire (l’ordre des événements) au-dessus du récit ou du discours (l’ordre de présentation) dans l'adaptation. Certains éléments visuels dans cette scène, néanmoins, manœuvrent la distinction entre les perspectives internes et externes d'une manière qui peut nous rappeler certains effets du discours indirect libre. Notamment, l’incorporation de l'écriture de Rodolphe et de ses mains au premier plan dans les images rend la perspective fortement subjective même si le plan ne devient pas entièrement subjectif.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 196 Figure 5 : Bardet, Daniel & Michel Janvier. Madame Bovary (de Gustave Flaubert). Creteil:

Éditions Adonis, 2008. p. 26.

En revanche, l'adaptation ou plutôt la réécriture de Madame Bovary en Gemma Bovery par Posy Simmonds utilise une grande variété de styles du discours rapporté. Un élément structural crucial qui rend cette variété possible est l'emploi d'un narrateur constant à la première personne, qui fonctionne en tant que témoin des événements principaux de l'histoire tandis que ses perceptions personnelles restent au cœur du récit. Il faut noter, cependant, que sous beaucoup d’aspects il n'y a aucun sens à comparer l’œuvre de Simmonds à celle de Bardet et Janvier. Gemma Bovery est une réécriture autoréférentielle du roman, situé dans notre monde contemporain, et elle ne suit l'histoire de Flaubert qu’en partie. L'adaptation de Bardet et Janvier, en revanche, cite fidèlement la langue de Flaubert et suit de près l'ordre des événements du roman. D'ailleurs, la version de Bardet et Janvier appartient à la série Romans

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 197 de Toujours qui est consacrée à la diffusion des « trésors de la littérature romanesque mondiale» en bande dessinée afin d’augmenter l’intérêt pour l’œuvre originale intégrale, en particulier pour les jeunes lecteurs, qui sont peut-être plus habitués à lire des bandes dessinées que des romans du dix-neuvième-siècle. Pour faire avancer cet objectif, leur Madame Bovary inclut également une version CD du roman, un dossier qui fournit de l'information pertinente sur l'auteur et son œuvre, et la vie politique, économique et sociale en France entre 1815-1848, et un lexique. Le livre, ainsi, n’est pas simplement une bande dessinée mais une présentation multimédiale du roman de Flaubert.

En ce qui concerne la technique du discours indirect libre, cependant, les deux versions graphiques l'évitent. Dans Gemma Bovery de Simmonds, le mode verbal prédominant pour représenter la pensée est le discours indirect du rapport du narrateur basé sur le journal intime de Gemma, mais fréquemment intercepté par des citations directes dudit journal ou des réflexions et des observations directes du narrateur. En même temps, et ce qui est tout à fait différent du Madame Bovary de Bardet et Janvier, l’emploi d'un narrateur-témoin homodiégétique, accompagné de la focalisation « objective » des images, permet des changements aisés de perspective, et des degrés variables d'ironie entre le narrateur et les autres personnages. En plus, ce qui contribue à l'ironie est que le narrateur Raymond Joubert est hanté par les coïncidences qu’il croit exister entre la vie de Gemma Bovery, sa voisine britannique, et celle de sa (presque) homonyme Emma Bovary. Par contraste avec le roman de Flaubert, ainsi, l’ironie s’étend au narrateur lui-même, en particulier en ce qui concerne son espionnage amoureux et son comportement importun, par exemple quand il envoie, par pure jalousie ou en raison de ses illusions de coïncidence entre la vie d'Emma et celle de Gemma, des lettres anonymes à Gemma et à ses amis afin d'influencer leur conduite.5

Dans le récit du cadre de Gemma Bovery, qui a lieu de nos jours (« present day ») en Normandie, le narrateur rapporte des événements à partir de sa propre perspective, récapitulant dans l'épilogue certains événements situés après la mort de Gemma. Le récit

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La question sur les restrictions plus générales dans l’emploi du discours indirect libre dans les bandes dessinées est importante mais bien complexe, et il n'est pas possible de la développer ici. Nous pourrions, pourtant, évoquer le problème de la conscience non-réfléchie, c’est-a-dire, que le discours indirect libre exprime souvent des pensées qui ne sont pas vraiment formulées avec des mots, et que la narration graphique peut trouver des moyens visuels pour montrer une telle perception sensorielle sans mots. De plus, la reprise d’un discours cité par un discours citant, qui caractérise discours indirect libre, nécessite un contexte plus large permettant une distinction entre les rôles énonciatifs du narrateur (responsable du discours citant) et

l’énonciateur cité (le personnage). Le premier rôle énonciatif, comme nous venons de montrer, est loin d’être évident même dans les bandes dessinées à la première personne.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 198 encadré suit les dernières années de la vie de Gemma à Londres et en Normandie comme ils sont décrits dans le journal intime que Joubert a pris chez elle. En dépit de l’attention sur les aventures de Gemma, son mariage, l’exil et l’adultère, les perceptions et les jugements personnels du narrateur sur le comportement de Gemma restent au cœur de l'histoire, créant ainsi une « voix » continuelle qui encadre l'histoire et les citations du journal.

Quant aux techniques narratives dans ce roman graphique, les commentaires et les interprétations du narrateur, au sujet du contenu du journal de Gemma, ils forment une modification dans la distinction générale entre le discours direct et indirect au niveau verbal de la narration. Ces commentaires sont séparés du corps principal du récit en italique ou par une taille de police moindre. FIGURE 6 Encore d’autres procédés pour marquer le discours plus direct sont l’écriture de Gemma dans son journal, rendu visible dans la narration de Raymond, et l'inclusion du français dans le dialogue cité dans les images, accompagné d’une traduction en anglais. FIGURE 7 La question de la communication translinguistique devient également évidente dans les difficultés occasionnelles de Joubert liées aux expressions anglaises familières de Gemma qu'il ne trouve pas dans son dictionnaire. Cependant, la façon la plus importante de manipuler la relation entre le discours direct et indirect dans ce récit est le point de vue visuel qui fournit aux lecteurs de l’information au-delà de ce qui pourrait être inclus dans un journal intime écrit, en termes de détails visuels mais aussi des pensées des personnes, de leurs paroles et de leurs rêves. Les images, également, commentent fréquemment les actions des personnages ou leur état d'esprit. FIGURE 8 Cela se passe, par exemple, quand Joubert entend parler des factures impayées de Gemma, crie son nom dans la forêt et pense encore au rapport mortel qu'il croit exister entre Gemma et Emma. La scène illustre un mélange typique entre la voix verbale à la première personne et le récit visuel à la troisième personne qui, dans ce cas, traite le narrateur ironiquement.6

6 À d'autres moments, nous pouvons trouver dans le récit de Joubert des pensées d'autres personnes ou des

extraits de dialogue que ni Gemma ni le narrateur n’auraient pu entendre, par exemple pendant la conversation entre Hervé et sa mère après qu'il ait rompu avec Gemma. De plus, les émotions de Gemma sont de temps en temps représentées par des moyens purement visuels comme, par exemple, quand elle a peur d'être seule dehors dans la campagne normande. Pour expliquer de tels exemples paradoxaux, nous pourrions dire que ces images font partie de l'imagination du narrateur déclenchée par le journal de Gemma. En vérité, le narrateur se réfère au fait qu’il essaie d’imaginer Gemma dans son esprit. Pourtant, même s’il était responsable de certaines de ces images, comment expliquer que le narrateur soit également montré de l'extérieur dans les dessins ?

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 199 Figure 6 : Simmonds, Posy. Gemma Bovery. New York : Pantheon Books, 1999. p. 69.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 200 Figure 8 : Simmonds, Posy. Gemma Bovery. New York : Pantheon Books, 1999. p. 72.

En ce qui concerne le récit à la première personne dans la fiction écrite, les rôles du narrateur et du personnage peuvent parfois diverger, par exemple quand le personnage narrateur parle des choses dont il n'a pas été témoin. Gérard Genette a nommé « paralepse » cette situation homodiégétique, où le narrateur donne aux lecteurs plus d'information que cela n’est autorisé par la forme prédominante de la focalisation (1980, 195). De même, dans un récit à la troisième personne, comme cela se produit avec les questions rhétoriques du narrateur dans Madame Bovary de Flaubert, ou dans quelques passages descriptifs de ce roman, le récit peut dévier des perceptions représentées des personnages principaux vers une perspective narratoriale clairement externe et presque omnisciente. La fiction ne doit pas être logique ou suivre un critère étroit de mimesis dans ce sens, même lorsqu'elle tâche d'être réaliste (voir Phelan 1996, 107-110).

La narration graphique des bandes dessinées, qu’elle soit ou non de fiction, peut tirer profit d'une disparité semblable du mode narratif, alors qu'il peut se fonder sur cette divergence d'une manière beaucoup plus systématique : la voix est subjective, mais les prises de vue dans les dessins se situent entre diverses positions plus ou moins objectives ou subjectives. La

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 201 divergence entre la narration verbale de la conscience de Joubert et les perspectives des dessins qui sont plus ou moins objectives suggère des degrés variables de distance entre le dit et le montré, entre la voix du narrateur et son existence incarnée dans le monde fictif. Seymour Chatman s’est référé à ce désaccord entre le dit et le montré dans les moyens de communication à deux voies, par exemple le mot et l’image, comme à « la non-fiabilité partielle » (1990, 136) sans, cependant, analyser les effets rhétoriques d'un tel narrateur scindé. Un autre exemple, qui manifeste bien la difficulté d’indiquer exactement le degré de subjectivité dans une image, concerne les documents qui sont inclus dans Gemma Bovery de Simmonds, tels que des menus, des critiques des restaurants, des lettres, des notes, des annonces, ou des dessins des objets mentionnés dans le journal intime de Gemma. FIGURE 9 À qui pouvons-nous attribuer ces images ? Font-elles partie du discours direct du narrateur ou sont-elles un genre de paratextes qui n’est ni discours direct ni discours indirect ? Ou est-ce que la question concernant un agent responsable d'imaginer ou de montrer ces images a vraiment de l’importance ? Finalement, il se peut que cela n’ait aucune importance pour le lecteur. Il ne semble pas nécessaire, afin de comprendre cette histoire, de supposer que le narrateur verbal contrôle entièrement la voie des images.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 202 L'effet de l’alternance systématique entre le discours indirect et le discours direct du narrateur homodiégétique dans Gemma Bovery est les citations fréquentes de l’écriture de l’héroïne – une situation narrative complexe qui est assez rare dans les bandes dessinées – s’approche des fonctions de la technique du discours indirect libre de Madame Bovary au sens où cette technique rend la question sur le rôle et la position de « l'agent de la narration » importante pour la compréhension du texte. Quelle présence a le narrateur hétérodiégétique de Flaubert, surtout après la disparition soudaine du narrateur « communautaire » à la première personne du pluriel qui est bien présent au commencement du roman ? Quelle est la position morale du narrateur (ou de l'auteur) au regard des actions et des désirs des personnages ? Quand prend-il une distance ironique avec ses caractères et pour quel but ultime ? Est-il possible de concevoir ce roman dans les termes d’un acte continu de communication entre un narrateur et son public narratif virtuel, le narrataire ? Pour ces questions, il y a des réponses possibles mais pas de réponses exactes. Dans Gemma Bovery, la question du rôle de narrateur est également importante mais, en outre, mise en relief d’une manière beaucoup plus explicite à cause de la voix et conscience continuelle du narrateur-personnage.

La question du narrateur implicite

Nous pourrions finalement poser la question du narrateur implicite, c'est-à-dire du narrateur à qui attribuer les éléments textuels qui impliquent la perception ou la voix, quand le récit n'a aucun narrateur identifiable. Dans la narratologie classique portant sur les récits écrits, on a donné beaucoup de noms au narrateur extradiégétique, qui n'est pas une figure identifiable, comme ceux de narrateur implicite, narrateur absent, narrateur impersonnel, narrateur caché et narrateur anonyme. Ces notions peuvent être contestées dans les romans ainsi que dans les bandes dessinées, mais pour des raisons quelque peu différentes. La théorie dite non-communicationnelle du récit est un cadre théorique dans lequel l’idée du narrateur implicite est rejetée. Poursuivant les propos de Käte Hamburger et d’Ann Banfield, Sylvie Patron, par exemple, a ruiné la prétention selon laquelle attribuer les traits stylistiques du discours littéraire à un narrateur hypothétique serait une réponse normale des lecteurs aux récits à la troisième personne sans un narrateur identifiable (Fludernik 2001, 622 ; Patron 2009). Au lieu de la présupposition (de Genette) selon laquelle tous les récits littéraires doivent avoir des narrateurs, Patron, comme Banfield, fait remarquer que le concept de narrateur n’est qu’une option des récits de fiction, soulignant la différence entre des récits à la première ou à la troisième personne.

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 203 Une autre analyse plus traditionnelle, qui réduit la valeur du discours indirect libre dans Madame Bovary, mais souligne la question du style littéraire de Flaubert d'autres manières, est le commentaire célèbre d'Erich Auerbach sur le passage vers la fin de la première partie du roman qu'Auerbach voit comme « le sommet de la description » du désespoir d'Emma à Tostes (1968, 483). L'analyse concerne la scène suivante :

Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides ; toute l’amertume de l’existence lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était long à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée. (1993, 76)

Auerbach constate que cette situation ne revient à aucune reproduction simple des pensées d'Emma, ou de sa façon de penser, puisque, même si la situation est clairement donnée à travers sa perception, Emma fait pourtant elle-même partie du tableau de cette scène (1968, 484). De plus, Auerbach précise que les mots de la description n'appartiennent pas à Emma : elle « ne pourrait pas les récapituler tous par cette manière […] elle n'a ni l'intelligence ni la franchise froide d’auto-évaluation nécessaire pour une telle formulation » (1968, 484). C'est également pourquoi Auerbach voit que le passage en question ne représente pas un discours indirect libre (ou erlebte Rede, comme Auerbach préfère le dire). Auerbach voit qu’Emma ressent beaucoup plus, et que ses sentiments sont beaucoup plus confus que ce que nous lisons ici. Les mots traduisent ces émotions appartiennent à l'auteur, même s'il n'y a rien de la vie ou des opinions de Flaubert dans ces mots.

La question du style littéraire, ou de l'idiome narratif, en tant qu'agent d’organisation dans le récit, est un argument contraire important à la théorie non-communicationnelle du récit. Auerbach doit postuler à la place d’un narrateur une figure d'auteur, qui est à la fois présent et absent de son œuvre, responsable des choix stylistiques et de l'articulation des pensées d'Emma. Cela nous offre aussi une option : reléguer les fonctions anonymes de choix des techniques expressives, d’organisation et de distribution, et des intrusions ou des commentaires non-personnifiés à une figure d’auteur construite ou « implicite », et s’abstenir

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 204 de parler d'un narrateur sauf, peut-être, pour le début du roman avec son narrateur personnifié à la première personne du pluriel. Même si le passage ci-dessus n'inclut aucun signe linguistique qui se rapporte à ce qui parle, il suggère un sens de la subjectivité et l'attitude narratoriale par le potentiel expressif de la langue, y compris la tonalité, l'idiome, la diction, le registre ou le lexique et la syntaxe. Comme Richard Aczel l’a suggéré, le style littéraire n'évoque pas nécessairement la présence d’un centre subjectif, « mais quand le style a une fonction expressive, il produira un effet de voix » (Aczel 1998, 472). Attribuer des choix stylistiques directement aux techniques de l'écriture de l’auteur évite, ainsi, la possibilité que quelques fictions puissent avoir des voix reconnaissables qui, sans être des individus personnifiés engagés dans un acte de communication, sont les éléments essentiels de la fiction et de la lecture.

Au cinéma et dans les bandes dessinées, la situation semble être tout à fait différente, cependant. Berys Gaut a par exemple constaté qu’en raison des limitations de l'utilisation des mots dans les films, il y a plus de raison de croire en des narrateurs implicites dans les romans que dans les films (Gaut 2004, 246-248). De la même manière, pour un récit graphique, il semble difficile de créer, et pour leurs lecteurs peut-être difficile de postuler, des narrateurs qui ne soient ni les personnages concrets ni des voix clairement externes, mais quelque chose entre les deux, situé de façon ambivalente entre le discours direct et indirect, ou entre une personnalité et l'impersonnalité, capable de considérations générales, d’explications, de commentaires, de style émotif et d’ironie mais sans une véritable personnalité. Dans la narration visuelle et multimodale comme les bandes dessinées, donc, la notion d'un narrateur implicite est beaucoup moins une propriété du texte qu'une fonction, et une option, de la méthode descriptive que le spectateur et le lecteur peuvent utiliser. La question du style graphique adresse les fonctions vastes de l'organisation narrative, le choix et l'arrangement des mots et des images, et les techniques de dessin et d'écriture, dans ce moyen de communication à deux voies, et peut potentiellement attirer l’attention sur la disparité entre la perspective objective des images le style graphique personnel. Mais attribuer ces techniques et leurs effets à un « narrateur graphique » implicite et virtuel reste problématique pour les raisons que j'ai indiquées précédemment.

En guise de conclusion, mon analyse des adaptations en bandes dessinées de Madame Bovary a montré la nécessité de réévaluer l’étendue de la notion de narrateur, et la logique de la distinction entre la voix narrative et la focalisation. La question importante est de savoir s’il

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Image & Narrative, Vol 11, No 4 (2010) 205 faut accepter une notion de « narrateur graphique » basé sur les critères fonctionnels et organisationnels plutôt que purement linguistiques ou textuels. On peut dire que la théorie de la narration graphique peut choisir de n’utiliser aucun des concepts comme le narrateur implicite, l’énonciateur, le présentateur, le compositeur, le graphiateur ou d’autres concepts semblables. En pratique, cela veut dire qu’on se réfère à la « narration » au sens abstrait de l’organisation du discours narratif, ou en tant qu’une autre activité impersonnelle, telle que la « monstration graphique » ou « graphiation » (néologismes de Philippe Marion), qui peut comprendre la totalité des dispositifs narratifs et des techniques expressives constitutives de la bande dessinée. Une analogie dans des études du cinéma pour cette position pourrait être la théorie de David Bordwell qui rejette l'idée d’agents externes personnifiés comme le narrateur cinématographique. Ceci impliquerait, en d'autres termes, de ne pas adhérer aux modèles de communication verbale qui voient tous les récits comme les messages d'un certain destinateur (auteur, narrateur) à un destinataire (lecteur, spectateur, narrataire). Au lieu de cela, la théorie poétique de la narration souligne le rôle des stratégies narratives, comme des moyens par lesquels les récits peuvent avoir un certain effet sur les spectateurs, aussi bien que l’importance des processus actifs d’interprétation des lecteurs, en tant qu'activité constructive en réponse aux vides et aux signes textuels.

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Kai Mikkonen is Associate Professor of Comparative Literature at the University of Helsinki, Finland. kai.mikkonen@helsinki.fi

Figure

Figure 7 : Simmonds, Posy. Gemma Bovery. New York : Pantheon Books, 1999. p. 56.
Figure 9: Simmonds, Posy. Gemma Bovery. New York : Pantheon Books, 1999. p. 22.

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