232 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 29 janvier 2014 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 29 janvier 2014 0 présentation clinique
Un patient de 40 ans présente, à la suite d’un accident de moto, de multiples frac
tures (fémur gauche, fracture bifocale du tibia D, fracture ouverte du plateau tibial G avec plaie étendue de la face externe de la jambe) qui ont nécessité de nombreu
ses interventions chirurgicales. Deux ans après l’accident, malgré l’augmentation progressive du tramadol (400 mg/jour), il décrit la persistance de douleurs au ni
veau des membres inférieurs (MI) d’une intensité variable (EVA : 10/10 le matin à la marche et 23/10 en position assise/
couchée). Les douleurs l’empêchent de s’endormir, mais ne le réveillent que très rarement. Par ailleurs, il signale l’aggra
vation de lombalgies présentes antérieu
rement qui sont devenues constantes de
puis l’accident, limitant également ses activités quotidiennes. Depuis l’accident, il est en arrêt de travail ; il a stoppé les nombreux sports qu’il pratiquait réguliè
rement et diminué ses activités sociales et familiales.
Peuton lui prescrire un opioïde fort ? si oui lequel ?
commentaire
Le choix et la prescription comprennent plusieurs étapes.
1. Mécanismes physiopathologiques sous
tendant les douleurs : en particulier, recher
cher une composante neurogène ou des facteurs psychosociaux susceptibles de li
miter l’efficacité des opioïdes.
2.Mécanisme d’action des opioïdes : si les opioïdes partagent le même mécanis me d’action, à savoir une liaison sur les récep
teurs opioïdergiques mu, delta et kappa, leur profil de fixation sur ces récepteurs et leur activité intrinsèque diffèrent.1 Certains opioïdes possèdent, en plus de l’action opioï
dergi que, une action monoaminergique : sé
rotoninergique et noradrénergique pour le
tramadol et préférentiellement noradréner
gique pour le tapentadol, ou un effet inhibi
teur des récepteurs NméthylDaspartate (NMDA) pour la méthadone.1
3.Cinétique : le métabolisme hépatique de la morphine, de l’hydromorphone et du tapentadol implique principalement une glu
curonoconjugaison, limitant ainsi le risque d’interaction médicamenteuse. Par contre, ce risque existe pour les autres opioïdes dont le métabolisme implique des cytochro
mes P450, principalement 2D6 et 3A4. De plus, il existe une variabilité génétique mo
difiant l’activité de ces enzymes, conduisant à une diminution de leur effet ou à une toxi
cité.2
4.Comédications : la présence conco
mitante d’un médicament inhibiteur des CYP2D6 3 limite l’efficacité de la codéine et du tramadol qui doivent être transformés en métabolites actifs. Les médicaments inhi
biteurs ou inducteurs 3 des CYP3A4 sont également susceptibles de modifier l’effica
cité et la toxicité de l’oxycodone, du fentanyl et de la méthadone.2
Il existe également un risque d’augmen
tation des effets indésirables centraux, en particulier de la somnolence lors de pres
cription concomitante de benzodiazépines ou d’antidépresseurs. Par ailleurs, l’action sérotoninergique de la molécule mère du tramadol peut s’additionner à celle d’un in
hibiteur sélectif de la recapture de la séro
tonine, d’autant plus si ce dernier est un in
hibiteur du CYP2D6. Cette interaction peut conduire alors à un syndrome sérotoniner
gique.4
5.Comorbidités : lors d’insuffisance hépa
tique, l’activité des enzymes des cytochro
mes P450 est plus rapidement réduite que celle des glucuronyltransférases. Ainsi, l’éli
mi nation du fentanyl et de l’oxycodone va être ralentie, alors que celle de la morphine ou de l’hydromorphone ne sera ralentie qu’en cas d’atteinte sévère du foie. Cependant, un shunt portosystémique, observé lors de cir
rhose par exemple, va diminuer l’effet de pre
mier passage hépatique de certains opioïdes telle la morphine et augmenter leur biodis
ponibilité orale, nécessitant l’adaptation de leur posologie.5
Lors d’insuffisance rénale, la morphine peut provoquer une toxicité par l’accumula
tion de son métabolite actif (morphine6
glucuronide) excrété par le rein. Le métabo
lite de l’hydromorphone (hydromorphone
3glucuronide) s’accumule aussi, mais les conséquences cliniques sont moins claires.
En effet, certains auteurs ne décrivent pas de toxicité, alors que d’autres observent l’ap
parition d’une neurotoxicité (myoclonies, convulsions, troubles cognitifs) en fonction de la dose et de la durée de l’administra
tion. La buprénor phine est l’opioïde de choix
Opioïdes : comment les choisir, comment les prescrire ?
Quadrimed 2014
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Figure 1. Evaluation de l’efficacité en fonction de trois critères (Traduite de réf.7).
V. Piguet
Dr Valérie Piguet
Service de pharmacologie et toxicologie cliniques
Centre multidisciplinaire d’évaluation et de traitement de la douleur HUG, 1211 Genève 14 valerie.piguet@hcuge.ch
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Bibliographie
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2 Samer CF, Piguet V, Dayer P, Desmeules JA. Genetic polymorphism and drug interactions : Their importance in the treatment of pain. Can J Anaesth 2005;52:806-21.
3 Tableau des interactions médicamenteuses sur le site internet du Service de pharmacologie et toxicologie cli- niques des HUG : www.pharmacoclin.ch/_library/pdf/
cytp450pgp.pdf (accès le 20 novembre 2013).
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7 Krebs EE, Lorenz KA, Bair MJ, et al. Development and initial validation of the PEG, a three-item scale asses- sing pain intensity and interference. J Gen Intern Med 2009;24:733-8.
lors d’insuffisan ce rénale. Les études ont montré qu’elle ne s’accumulait pas et, même lorsque les taux de son métabolite (norbu
prénorphine) faible ment actif étaient aug
mentés, les patients ne présentaient pas de toxicité. Le fentanyl métabolisé au niveau du foie en métabolites inactifs peut être uti
lisé lors d’insuffisance rénale sous réserve d’adapter la posologie puisque la variabilité de la clairance est plus élevée chez ces pa
tients.6
Les comorbidités psychiatriques ou de troubles cognitifs peuvent augmenter le ris
que de surdosages intentionnels ou non et les risque d’abus.
6.Galénique : il faut privilégier l’administra
tion orale des opioïdes, y compris lors de douleurs aiguës, en débutant par une faible dose qui sera adaptée individuellement. Lors de douleurs chroniques, la voie souscuta
née ou intraveineuse au long cours est réservée à certaines situations très com
plexes.
7. Suivi : une évaluation périodique de l’ef
ficacité est nécessaire, non seulement sur l’intensité des douleurs mais aussi sur les
activités quotidiennes, les relations familia
les, sociales, professionnelles et sur l’hu
meur. La poursuite de l’opioïde se justifie devant une évolution positive de ces para
mètres, objectivée par exemple à l’aide des trois questions (figure 1) d’un questionnai
re 7 validé en médecine générale auprès de patients ambulatoires souffrant de douleurs musculosquelettiques chroniques.
pointcontroversé
Les métaanalyses soulèvent des ques
tions quant à l’efficacité et la sécurité d’em
ploi des opioïdes au long cours chez cer
tains patients souffrant de douleurs chroni
ques non cancéreuses. Un choix raisonné lors de la prescription d’un opioïde peutil contribuer à améliorer leur efficacité ?
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