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[Compte rendu de :] Anzilotti et le droit international / D. Alland. 2ème éd. Paris : Pedone, 2013

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[Compte rendu de :] Anzilotti et le droit international / D. Alland. 2ème éd. Paris : Pedone, 2013

KOLB, Robert

KOLB, Robert. [Compte rendu de :] Anzilotti et le droit international / D. Alland. 2ème éd. Paris : Pedone, 2013. Journal du droit international , 2014

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:44830

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VARIÉTÉS

DIONISIO ANZILOTTI

LE CONCEPT MODERNE DE L'ÉTAT ET LE DROIT INTERNATIONAL

Présentation- Le droit international c'est la force?, par Denis Alland et Robert Kolb.

En 1914, quelques semaines après la violation de la neutralité de la Belgique par les troupes prussiennes, Anzilotti prononce la conférence inaugurale (pro- lusione1) qui ouvre l'année universitaire de l'Université de Rome. Les archives de l'époque indiquent que l'on se demande alors si le moment est bien choisi pour parler de droit international; on craint des rires ou un scandale2, mais finalement, faisant brièvement part d'un certain embarras, Anzilotti prononce la leçon dont, grâce à la bienveillance de la revue Droits, nous proposons ci-dessous la première traduction qui en ait été faite en français.

Dès lors que les opinions d' Anzilotti ont évolué par la suite, ainsi que l'a souligné Antonio Cassese -un des rares auteurs à s'être intéressé à ce texte assez fascinant3- on pourrait se demander quel intérêt il y a à l'exhumer pour le traduire en 2013. La première raison est son intérêt intrinsèque, le lecteur en jugera. Une deuxième raison peut-être avancée sous forme de question:. en quoi l'évolution ultérieure de la pensée d'Anzilotti- en gros son ralliement à la Grundnorm kelsenienne -permet-elle de donner une véritable réponse au problème que, selon nous, il ne parvient pas à résoudre ici ? Ce problème peut être formulé ainsi : le recours à la guerre est-il compatible avec l'existence d'un

~ordre juridique des rapports interétatiques »?Le propos ici n'est évidemment pas d'examiner le problème en lui-même mais plutôt de suggérer quelques pistes de réflexion à partir de la réponse qu' Anzilotti lui donne.

1. Sur la pratique des prolusioni, v. P. Alvazzi del Frate & D. Di Cecca, << Droit et méthodologie. Les prolusûmi accademiche en Italie au XIX' siècle •, Revue d'hiJroire des facultés de droit et de la culture juridique, 2011, pp. 117-138.

2. L. Passero, Dionmo Anzilorri e la dotrrina inrernazionaliJrica rra orro e novecento, Giuffrè, 2010, p. 361.

3. A. Cassese, ~ Realism v. Artificial Theoretical Constructs. Remarks on Anzilotti's Theory ofWar >>, European Journal of International Law, 1992, p. 149 ; D. Alland, Anzilorri et le droit international. Un essai, Pedone, 2' édition 2013, n°' 19 sq.

Droits-58,2013

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I

Après avoir rejeté les solutions tirées des doctrines du droit naturel ainsi que la théorie de l'autolimitation de Jellinek telle qu'ilia comprend1, l'idée que développe Anzilotti consiste à étendre au droit international une distinction qu'il tire du droit interne entre la fonction législative qui est libre et la fonction exécutive ou administrative, qui est soumise aux prescriptions de la loi. Pour transposer cela en termes contemporains, il faudrait distinguer un pouvoir constituant, dont l'activité n'est pas soumise à des prescriptions juridiques et les autres activités de l'État censées respecter la constitution. A cet effet Anzilotti présente sa théorie des deux facettes de l'État, tantôt créateur libre (fonction constituante) et tantôt sujet soumis au droit qui l'amène à penser que la question posée a une facile soluzione : la guerre, ses causes et finalités sont en dehors du droit puisqu'il s'agit d'une activité dirigée vers la consti- tution du droit. Lorsqu'ils recourent à la guerre, << les États n'agissent plus comme sujets de l'ordre juridique international, mais comme créateurs, consti- tuants de ce même ordre2 >>.En extrayant la guerre il pense donc sauver l'ordre juridique international. Que la distinction ait des effets ravageurs sur le droit international ne semble pas l'embarrasser outre mesure, puisque -le point ne manquera pas de surprendre - notre positiviste paraît même sur le point de se désintéresser de la question de savoir si le droit international est fait de normes juridiques ou non : « Nous intéressent les véritables normes internationales, celles qui concernent la conduite réciproque des États. Que ces normes soient juridiques ou non est une question d'importance toute relative. Il est certain que, de par leur structure formelle et de par leur technique d'application elles présentent une étroite analogie avec les l)Ormes juridiques internes ; il est cer- tain aussi que ces dernières possèdent des caractéristiques qu'on ne trouve pas dans les premières. Peut-être esf-ce une question de mots plus qu'autre chose, ou pour mieux dire, la mise en jeu du concept du droit en général, dont les caractéristiques formelles peuvent être déterminées d'une façon plus ou moins rigoureuse et inclure ou non les normes dont nous parlons3• •• Mais sur- tout le problème est que tout son raisonnement repose sur une ligne que l'on peut juger assez imaginaire : << L'activité dirigée vers la constitution de telles normes demeure en dehors de la sphère du droit, laquelle commence seule- ment là où s'arrête cette activité4• •• Comment savoir précisément où s'arrêtent et où commencent ces activités respectives et qui le dira ? Comment savoir, à chaque cas particulier, à chaque prétention interprétative, en quelle <• qualité •>

agit l'État et donc comment éviter que tout le droit international s'y dissolve ?

1. O. Jouanjan a en effet montré que Jellinek a été souvent mal compris sur ce point, v. les développements qu'il consacre à cela dans son ouvrage Une histoire de la pensée juri- dique enAUemagne (1800-1918), Paris, Puf, pp. 321 sq.

2. D. Anzilotti, «Le concept moderne de l'État et le droit international~, infra p. 211.

3. D. Anzilotti, ''Le concept moderne de l'État et le droit international~, infra p. 210.

4. D. Anzilotti, (( Le concept moderne de l'État et le droit international •• , infra p. 206.

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Le droit international, c'est la force ? 1 99

La meiUeure preuve en est donnée par l'auteur lui-même puisque • la volonté d'un ou plusieurs États de modifier le droit en vigueur a la même valeur que la volonté d'un ou plusieurs États de ne pas le modifier; l'une er l'autre sont également en dehors du droit, elles peuvent être appréciées d'un point de vue éthique ou politique, mais non juridique » et dès lors il << est inévitable et éga- lement éthiquement juste que la volonté normative soit, de fait, le produit de ces groupes qui, ayant la capacité de s'imposer, montrent, par là même, leur supériorité par rapport aux groupes auxquels ils s'imposent >>1Certes, on ima- gine mal pareille affirmation dans la doctrine contemporaine, mais -hormis le surprenant « éthiquement juste » -s'interdire de dire que la substance du droit a quelque rapport avec l'état des puissances effectivement en mesure de le produire et d'en assurer l'interprétation modifie-t-ille caractère <<inévitable>>

de cet état de fait ?

Depuis lors, on se demande toujours si le droit peut réellement domes- tiquer la force en la soumettant à son empire. Chez les juristes internationalis- tes, cette antinomie entre le droit et la force a pris, tout au long du vingtième siècle, des formes diverses. L'une de celles qui a eu le plus de crédit consiste à relier l'efficacité des règles de droit international moderne sur le non-recours à la force à l'effectivité matérielle des systèmes de sécurité collective déve- loppés depuis 1920. L'argument repose sur l'idée qu'il ne sera possible de réprimer des utilisations anarchiques de la force entre États que dans la stricte mesure où il sera possible d'assurer un système de règlement des différends efficace, et surtout un système de sécurité collective opérationnel. Dans la mesure même où ces systèmes juridiques comJ?lémentaires présenteraient au contraire des lacunes ou des défecruosités, l'Etat retournerait fatalement à la justice privée, ou, dans une formule plus élégante, reprendrait la garantie de sa sécurité entre ses propres mains. La différence essentielle de ces orien- tations avec les raisonnements d' Aozilotti est que ce dernier écrivait en 1914, avant l'établissement des systèmes de sécurité collective, centrés d'abord sur la Société des Nations et ensuite sur les Nations Unies. Le droit positif ayant dès ce moment développé des règles contre l'utilisation de la force, il n'était plus possible de les ignorer. Chez un nombre significatif de positivistes, l'argument s'est alors transformé en se focalisant sur cette espèce de condi- tion préalable de << l'efficacité >> du système. De tels raisonnements sont pré- sentés de manière exemplaire chez des auteurs tels que Schwarzenberger ou MorellP.

1. D. Anzilotti, « Le concept moderne de l'État et le droit international •, infra p. 212- 213.

2. G. Schwarzenberger, ''The fundamental principles of international law •>, RCADI, 1955-1 (87), p. 338.

3. G. Morelli, Nozioni di diricto incernazionale, 7' éd., Padoue, Cedam, 1967, pp. 50-52:

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II

Un autre grand sujet que le texte traduit ci-dessous met en plein jour touche au positivisme juridique. Ce n'est pas le lieu de retracer les origines et les carac- téristiques de ce courant doctrinal, en voie de devenir dominant à l'époque à laquelle écrivait Anzilotti. Il est toutefois permis de souligner quelques caracté- ristiques qui ressortent de sa conférence, pure expression du positivisme juri- dique dans la mouture qu'il présentait à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle.

En premier lieu, on observera la distinction nette- presque découpée au scal- pel- entre la sphère du droit et la sphère de l'extra-juridique, entre les normes de droit et les normes d'une autre nature (politique, éthique, morale, etc.). Dans plusieurs passages Anzilotti met en garde contre les confusions courantes à cet égard, notamment chez les non initiés. Ce faisant, il défend le domaine du droit contre les empiétements subreptices et les prétentions illégitimes d'autres disci- plines sociales. Cette limitation de l'optique à ce qui relève du droit, étroitement défini de surcroît, est censée opérer un progrès de l'ordre juridique international vers une discipline juridique à part entière, alors que le droit international des décennies antérieures lui paraît marqué par un syncrétisme le rendant suspect.

Le droit international est ainsi <• réinventé » comme discipline de juristes, et non plus seulement relevant du domaine des moralistes, des politistes et autres.

En deuxième lieu, il sied de souligner l'attention extrême portée à la méthode.

Par elle, Anzilotti rapproche le droit des procédés << scientifiques » modernes qui lui faisaient tellement défaut dans sa phase jusnaturaliste, où le juriste se faisait philosophe et le philosophe juriste, et où l'on prétendait faire émerger un ordre juridique «positif>) de postulats métaphy~iques. Curieuse ruse de l'histoire si l'on se souvient que c'est à peu près en ces termes que Grotius- constamment critiqué par Anzilotti par ailleurs' -,pourtant plus jusnaturaliste que père du droit interna- tional public, débutait en 1625 son Droil de la guerre el de la paix. TI faut, disait ce dernier, suivre une méthode pour distinguer le droit volontaire (dont relève le droit des gens) du droit naturel. En ce début de xx• siècle, se concentrant désormais sur la volonté des États, fait observable en cela qu'il est exprimé, la science juri- dique moderne construit un système de droit empiriquement fondé. Elle s'appuie dès lors sur les concepts juridiques, sur leur définition, sur leurs relations, sur les normes et leurs conflits, sur l'argumentation et l'interprétation du droit, en un mot sur la technique juridique, sur l'instrumentaire juridique. La méthode (re)devient la marque distinctive du droit : le droit a sa méthode propre, qui le constitue comme science positive. Cette méthode est le plus souvent fondée sur des distinc- tions nettes et tranchées, quand il ne s'agit pas franchement de dichotomies. Ainsi s'opposent sans cesse des concepts, des normes et des sphères :ici le juridique, là l'extra-juridique; ici la fonction constituante, là la fonction d'application du droit;

ici l'État comme réalité sociologique, là l'État comme personne juridique, etc.

1. D. Alland, Anzilotti et le droit international, précité, 0°' 9 sq.

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Le droit international, c'est la force ? 201

En troisième lieu, la prolusione d'Anzilotti est un bon exemple d'une autre caractéristique du positivisme de l'époque, à savoir une confiance extrême dans les raisonnements formels et logiques, censés aboutir à des résultats clairs et certains. La <<solution facile» du problème posé, qu'Anzilotti évoque dans le dernier paragraphe, en est un exemple presque caricatural et l'ensemble de son texte en est imprégné. Concomitamment à cette confiance presque aveugle dans les facultés mirifiques de la forme et de la logique, la méfiance est prononcée vis-à-vis de tout recours à des considérations axiologiques. Elles risqueraient de ramener le droit vers cette gangue du droit naturel et du syncrétisme métho- dique, dont il venait de s'échapper. Ainsi pour Anzilotti le droit naturel n'est pas à même d'assumer les fonctions les plus élémentaires que l'on attend de la règle juridique parce que son contenu n'est pas connaissable et surtout pas objectivement déterminable, bref que de séculaires désaccords subsistent à son propos. Comme on l'a remarqué, il est frappant de constater « combien la vue positiviste est regardante et soupçonneuse, s'agissant du droit naturel et des conséquences qu'il faut tirer des divergences d'interprétation quant au contenu de ce dernier, cependant que, par une curieuse et disymétrique légèreté, elle attache si peu d'importance aux divergences d'interprétation quant au contenu du droit positif, alors même qu'il est bien souvent dans une situation qui n'est guère plus favorable que celle du droit naturel de ce point de vue1 >>. Résultat, chez Anzilotti le problème de la guerre en tant que problème de valeurs et de politiques inextricablement liées au droit disparaît complètement de l'horizon du droit. Au contraire, dans les systèmes de sécurité collective modernes, centrés sur le maintien de la paix, la valeur de la« paix>> réapparaît et dirige l'ensemble des considérations normatives.

En quatrième lieu, il est facile de percevoir dans l'ensemble de ce texte la limitation rigoureuse de la sphère du droit. Elle se manifeste, entre autres, dans la concentration de la pensée juridique sur l'application du droit (la fonction exécutive), alors que la sphère de la création du droit est complètement expulsée du giron juridique (la fonction législative). Comme on l'a dit plus haut, le légis- lateur est complètement affranchi de toute limite juridique ; il peut légiférer comme il le souhaite ; tout contenu quelconque peut donner sa substance à une règle de droit. On remarquera bien sûr que les systèmes constitutionnels modernes ont instillé les considérations juridiques dans le processus législatif, et on se demandera si, en ajoutant un étage (constitutionnel) à la construction, on a réellement résolu la question, désormais devenue celle de la liberté du consti- tuant. Il suffit de penser à cet égard à des systèmes de contrôle constitutionnel du processus législatif, tels qu'ils existent par exemple en France (Conseil cons- titutionnel) ou en Allemagne (Cour constitutionnelle fédérale). Chez Anzilotti, la fonctioa constitutive du droit et la fonction applicative du droit demeurent au contraire dans une séparation nette et étanche, dans une opposition presque menaçante. Si aucune étoile polaire juridique, fût-elle menue, n'éclaire l'action du législateur, en est-il une qui guide le constituant?

1. D. Alland, Anzilotti et le droit international, précité, n ° 11.

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En cinquième lieu, ce texte est un très bon exemple d'une orientation clas- sique du positivisme : celui d'une certaine déférence vis-à-vis du pouvoir, et donc du pouvoir du plus fort. Si le droit ne découle que de la volonté et n'existe pas en dehors d'accords mouvants, frêles et momentanés, si la fonction consti- tutive du droit désigne à l'action unilatérale éventuellement violente toute la vie internationale, alors le droit international peut certes être une technique juridique perfectionnée pour administrer certaines expressions normatives à certains moments donnés, mais finalement il ne contraint pas les États au sens profond du terme ; il reste en permanence sous le sceau supérieur d'une clause rebus sic stantibus généralisée qui n'est pas sans faire songer à la vue spinoziste du droit des gens. Dans ce contexte, cette prolusione est le fidèle reflet d'une cer- taine manière de penser répandue en Allemagne et en Italie en 1914. La Grande Guerre demandait à changer les assises de la pensée juridique, en même temps que la Société des Nations appelait de ses vœux un nouvel ordre juridique.

Le discours d'Anzilotti, dont l'histoire ne dit pas l'effet qu'il produisit, s'achève sur une ambiguïté pascalienne : mettre ensemble la force et la justice et puisqu'on n'a pas pu faire en sorte que ce qui est juste soit fort, il faut faire que ce qui est fort soit juste. Il n'est pas sûr que le maître italien ait beaucoup déformé la réalité internationale du temps où il prononçait ce discours. En réa- lité, ce texte pose la question de savoir si, comme l'a dit Jean-Jacques Rousseau au début de son Contrat social, il y a une antinomie entre le droit et le recours à la force, et si elle est autre chose que verbale.

LE CONCEPT MODERNE DE L'ÉTAT ET LE DROIT INTERNATIONAL1

Singulière et peu enviable est la position de celui qui par d'austères paroles doit aujourd'hui, par stricte obligation académique, inaugurer devant Vous la nouvelle année d'études!

Jamais il n'a senti autour de lui un aussi profond scepticisme quant à la légiti- mité et l'utilité de la discipline qu'il enseigne. L'épouvantable conflit qui se déroule sous nos yeux n'a-t-il pas démontré avec une affreuse éloquence la vanité ou du moins l'extrême fragilité d'un prétendu ordre juridique dans les rapports entre États, au moment précis où son développement était annoncé comme certain et complet? N'est-ce pas, de ce fait, une erreur et un péril très graves que d'accou- tumer les peuples à faire confiance à la rationalité du droit dans un domaine où le dernier mot revient à la force ? Remplacez la forme interrogative de mes propos par des affirmations nettes et tranchées, et vous aurez le résumé d'innombrables

1. D. Anzilotti, « Il concetto moderno dello Stato e il diritto internazionale •, cette leçon a été initialement publiée dans l'Annuario dell'Università di Roma per l'anno accade- mico 1914-1915, Pallota, 1915 ; après la mort d' Anzilotti, elle a été reproduite (en italien) dans les Opere di Dionisio Anzilotti, Cedam, 1956, vol. Il, 1, Scritti di diritto internazionale publico, pp. 615 sq.; trad. D. Alland & R. Kolb. Les notes sont des traducteurs.

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Le droit international, c'est la force? 203

articles de journaux - surtout italiens - et de conversations de tous les jours ; en un mot, vous aurez -inutile de le dissimuler -l'expression d'un état d'esprit si répandu qu'on peut le considérer aujourd'hui comme général.

Pour une large part, pareille opinion repose sans doute sur des concep- tions erronées autour de la nature du droit en général et du droit international en particulier. Quand, par exemple, on tire argument du manque de réali- sation des idéaux pacifistes ou de la méconnaissance de certaines exigences humanitaires, on confond manifestement le droit positif- qui n'exclut pas la guerre mais la prévoit et l'encadre et ne subordonne sa conduite à des intérêts humains supérieurs que de façon étroitement limitée - avec une représen- tation idéale du monde et de la vie qui, même si elle aspire à devenir réalité, contraste avec elle.

Quand de la violation réelle ou supposée des normes positives on conclut sic et simpliciter à l'inexistence de ces normes, on oublie que le droit n'appartient pas au monde des faits mais à celui des valeurs, non à l'être mais au devoir-être, qu'il n'est pas une loi physique, mais une exigence idéale dont les violations - comme cela a été dit très justement - le font briller d'une lumière plus vive.

Et finalement quand on lui reproche de favoriser de dangereuses illusions en faisant oublier aux peuples que la sauvegarde et la garantie suprême de leurs intérêts dépendent de la force qu'ils ont à leur disposition, on confond encore une fois le droit international avec la propagande pacifiste et on passe sous silence le premier postulat d'un sain enseignement de cette discipline qui n'est autre que l'affirmation de la nécessité que l'État sache et puisse, le cas échéant, faire valoir ses droits propres par la force.

Mais la question peut être examinée d'un autre point de vue, qui mérite bien davantage considération. Les faits ont encore une fois démontré que l'État recourt à la force non pas pour faire valoir son droit contre d'autres États qui le méconnaîtraient, mais pour réaliser un ordre de choses plus conforme à ses propres intérêts. Que ces intérêts soient revêtus du nom de droits se comprend facilement ; parce que le langage commun use du mot droit1 pour exprimer tant les prétentions et garanties reconnues par la loi positive que, plus généralement, les exigences qui sont ou que l'on croit conformes à la justice; il en est ainsi parce que chaque État cherche à justifier sa conduite en magnifiant l'impor- tance et la sainteté des raisons qui le poussent à la guerre, et celles-ci sont bien servies aussi par l'élévation de simples intérêts au rang de droits.

Mais à la vérité les guerres entreprises pour des motifs juridiques sont excep- tionnelles, si ce n'est inexistantes; le motif juridique ou manque en fait ou alors n'est qu'un prétexte cachant une autre raison plus profonde. Si nous passons en revue toutes les grandes guerres du dernier siècle2 et du siècle présent3, nous n'en trouverons peut-être pas une seule qui ait été déclenchée pour faire valoir un véritable droit propre, si l'on donne à ce terme le sens technique de revendi- cation garantie par une norme juridique.

1. Dirino souligné dans le texte.

2. XIX' siècle.

3. XX" siècle.

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Donc : le fait incontestable que les États recourent aux armes pour la réalisation non d'un droit mais d'un ordre de choses plus conforme à leurs intérêts est-il compatible, et dans quelle mesure, avec l'existence d'un ordre juridique des rapports interétatiques ? Cela peut-il se justifier rationnelle- ment au regard de ce dernier ?

***

Aussi étrange que cela puisse sembler, il est indéniable que la doctrine contem- poraine est bien loin d'avoir exapliné cette question avec la largeur et la profon- deur d'analyse que son importance et sa gravité requièrent. Cela vient pour partie de raisons historiques et pour partie des caractéristiques éminemment compl~"<es

du phénomène de la guerre, lesquelles se sont combinées avec nne certaine ten- dance et avec certains lieu.x comrnnns dominant notre discipline, qui ont fait que l'attention des auteurs s'est tournée vers l'aspect éthique et social de la guerre plus que vers le problème strictement juridique formulé ci-après.

La conception jusnaruraliste - qui a si longtemps dominé ce domaine sans être contestée - faisant dériver les normes de conduite des États d'une loi de narure préexistant à toute ordonnance positive et portant en elle-même sa propre valeur et sa vertu obligatoire, permettait aisément de poser nne capacité propre à déterminer juridiquement les causes de la guerre.

Elle distinguait en effet les guerres justes et injustes en fonction de la cause et du but qu'elles poursuivent. C'est ainsi que nous voyons comptés parmi les justes causes de guerre la nécessité d'empêcher l'accroissement excessif de la puissance d'autrui, la conservation de l'équilibre politique, la volonté d'imposer la tolérance pour nne religion donnéé ou de faire cesser une tyrannie manifeste, etc., jusqu'à ce qu'on arrive au concept de guerre punitive - encore évoqué récemment - laquelle entend punir nn peuple des violations du droit des gens dont il s'est rendu coupable. De la sorte, la guerre se trouvait toujours dans un rapport déterminé avec l'ordre juridique : moyen de réalisation du droit si elle est juste, violation du droit, acte illicite, si elle est injuste.

Ces concepts - auxquels on ne saurait ôter le mérite d'nne rigoureuse cohérence - ne manquèrent pas de soulever des difficultés au sein même de cette école. Si la guerre est nécessairement juste ou injuste, la raison veut que si elle est juste pour une des parties, elle ne le soit pas pour l'autre ; une guerre juste pour les deux belligérants est une contradiction dans les termes.

On a essayé de contourner la difficulté en recourant au concept de bonne foi : chacun des belligérants croit de bonne foi être du côté du juste ; cela suffirait à rendre applicable les règles du droit de la guerre à l'un comme à l'autre.

Mais de cette manière le jugement porté sur les causes de la guerre n'avait plus aucune importance ; en effet au sein même de cette doctrine tradition- nelle l'idée finit par faire son chemin que les guerres ne sont pas conformes ou contraires au droit à raison de leur cause, mais seulement à raison de la manière dont elles sont conduites.

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Le droit international, c'est la force ? 205

Il est toutefois singulier que, après être parvenu à ce résultat, on ait conti- nué à considérer la guerre comme un moyen juridique, c'est-à-dire comme un moyen de défense et de réalisation du droit. Et on n'est peut-être pas si loin de la vérité en affirmant que cette conception, en contradiction absolue avec la réalité des choses et l'incapacité bien connue du droit international à régir les causes de guerre, est encore la plus diffuse dans la doctrine et surtout dans l'opinion commune.

Toutefois, les tentatives pour déterminer autrement les rapports entre la guerre et le droit international n'ont pas manqué. D'aucuns ont affirmé que la guerre constitue simplement un état ou un mode d'être contraire à la paix ; et à dire vrai, il serait difficile de le nier, mais il serait également difficile d'esti- mer que l'on a fait par là un pas quelconque vers la solution du problème, qui est celui de la compatibilité de la guerre avec l'ordre juridique interétatique. Il n'est pas non plus utile de dire que la guerre est une forme de relations1 entre les peuples, destinée à satisfaire certaines exigences, comme toute autre forme de relation. Rettich, l'auteur de cette théorie, était avant tout préoccupé de déta- cher la guerre de la catégorie des moyens juridiques en la faisant entrer dans celle des moyens relationnels : de ce point de vue son enseignement représente indubitablement un progrès ; mais, en dehors de ce résultat purement négatif, cela laisse les choses en l'état puisque rien n'est dit sur la possibilité qu'une relation violente puisse trouver place dans le droit.

L'opinion qui tend à prévaloir dans la littérature plus récente et plus rigou- reuse est que la guerre est un moyen de satisfaire indifféremment des intérêts juridiques et non juridiques ; dès lors ni ses causes ni ses finalités ne peuvent être régies par le droit, lequel peut seulement établir quelques règles relatives aux formes suivant lesquelles elle doit être conduite. Ainsi la guerre n'est plus un moyen juridique mais simplement un moyen de sauvegarde d'intérêts. Que cette conception contienne une bonne part de vérité me paraît indubitable, comme on va le voir plus loin; mais tout aussi indubitable me semble le fait qu'elle ne parvient pas à résoudre le problème. En effet, puisque la guerre s'accomplit dans une action préjudiciable aux droits d'autrui, il faut soit démontrer que l'ordre juridique admet qu'un sujet puisse violer les droits d'un autre sujet pour satisfaire ses propres intérêts, soit expliquer de quelle manière le fait de la guerre peut rester en dehors de l'ordre jurictique.l..a première thèse est manifestement inadmissible : ce serait comme si l'État elisait aux citoyens ~· ne tuez pas, ne volez pas, ne falsifiez pas des documents, etc. sauf si vous avez intérêt à le faire ». La seconde thèse, selon laquelle la guerre est hors du droit, peut être vraie mais il reste à démontrer comment et pourquoi ; et la question est encore plus délicate si l'on songe que dans tout ordre juridique, donc aussi dans l'ordre juridique international, s'applique la règle selon laquelle est juridiquement permis tout ce qui n'est pas juridiquement interdit.

1. Forma di relazione souligné dans le texte.

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***

Pour résoudre le problème, il est nécessaire de déterminer le rapport qui s'établit entre l'État et ce complexe de normes que l'on appelle le droit interna- tional. Toute la question est là : la conception de la guerre au regard de l'ordre juridique international doit logiquement se fonder sur la nature et les caractères propres de ce même ordre juridique.

Le problème des rapports entre les États et le droit international n'est qu'une partie ou un aspect du problème plus large et considérable des rapports entre l'Etat et le droit en général.

n

est bien connu que la doctrine récente du droit public a cherché à expli- quer le fait de la soumission de l'État à des normes juridiques en recourant au concept d'autolimitation. Puisqu'.il est affirmé que le droit émane de l'État et que la volonté manifestée dans la norme juridique est toujours la volonté de l'État, l'obligation qui en découle quant aux activités de l'État est une obligation que l'État s'impose à lui-même : l'État devient un sujet de droits et de devoirs juridiques - que ce soit vis-à-vis des autres États ou vis-à-vis de ceux qui sont soumis à son pouvoir- par la force d'un commandement qu'il s'impose à lui- même.

Mais le principe de l'autolimitation, si juste et fécond dans le domaine de la morale autonome s'avère autrement arbitraire et délétère dans le domaine du droit, qui est essentiellement hétéronome. Aussi, si l'on pouvait admettre - mais c'est là une concession anthropomorphique sujene aux plus graves objections - que l'État puisse se soumettre à ses propres lois de la même manière que l'homme se soumet à une règle qu'il se donne à lui-même, cela ne démontrerait pas pour autant qu'il en découle une obligation juridique au lieu d'un pur devoir moral. Au contraire, P.uisque le procédé relève de la morale, ce serait une raison de conclure que l'Etat a des devoirs moraux mais non des devoirs juridiques. En effet, les partisans de cette théorie ne mettent pas et ne pourraient pas mettre en doute Je fait que l'État pourrait se dégager des obligations qu'il s'est imposées quand ille souhaite ; or la caractéristique du devoir juridique est l'impossibilité pour le sujet de s'en dégager quand et comme il lui plaît. Mais cette caractéristique· ne s'explique que sur le terrain de l'hétéronomie ; un devoir juridique autonome est une contradiction dans les termes. De surcroît cette théorie revient à un cercle vicieux : tout acte de volonté produit des effets juridiques en fonction d'un ordre juridique pré- existant ; l'auto-obligation présuppose le droit alors qu'elle est conçue comme point de départ de la formation du droit.

Si nous voulons comprendre comment l'État peut exercer une activité régie par le droit, devenir un sujet de l'ordre juridique, la première condition est de ne pas nier mais de respecter et d'appliquer rigoureusement les exigences de la méthode juridique. Et avant tout en €onsêquence partir de la conception fondamentale selon laquelle une activité ne peut être juridique qu'en fonction de normes juridiques préexistantes, et donc que toute l'activité dirigée vers la constitution de telles normes demeure

en

dehors de la sphère du droit, laquelle

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Le droit international, c'est la force ? 207

commence seulement là où s'arrête cette activité. La fonction constituante de l'ordre juridique n'est donc pas une fonction juridique mais simplement un présupposé du droit.

De ce fait il résulte que, dans la mesure où l'État apparaît à la fois comme un constituant des normes juridiques et comme un sujet soumis à l'autorité de ces normes, il doit s'agir de deux manifestations, lesquelles, quoi qu'il en soit des autres ordres de la connaissance, sont pour le juriste absolument différentes et ne sauraient en aucune manière être unies sous le même concept. En d'autres ter- mes, l'État-personne n'est pas, juridiquement parlant, la même chose que l'État législateur ou constituant du droit : celui-ci est au-dessus et en dehors du droit, il est une prémisse, un prius par rapport au droit ; au contraire la personnalité de l'État, c'est-à-dire, la qualité de sujet de droits et de devoirs juridiques n'existe que dans et par l'ordre juridique, c'est un posterius par rapport au droit. De la même manière qu'en dei?-ors de l'ordre juridique il n'y a pas la perso~e mais l'homme, il y a ici non l'Etat-personne mais l'Etat phénomène social, l'Etat or- ganisme éthique, tout, en somme, excepté une conception juridique de l'État.

L'État-personne est tenu par le droit, l'État-créateur du droit est affranchi de toute limitation juridique.

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En droit interne, cette distinction - et dès lors la soumission de l'État au droit pour certaines activités déterminées - a pu être mise en application grâce à la théorie de la séparation des pouyoirs. Il a été dit non sans raison, même par ceux qui soutiennent que pour un Etat moderne le droit surplombe toutes ses activités, q_ue la doctrine de la séparation des pouvoirs ,est un présupposé néces- saire de l'Etat comme État de droit, c'est-à-dire de l'Etat subordonnant toutes ses activités au droit. La fonction législative étant attribuée à un organe distinct de ceux auxquels sont attribuées les autres fonctions de l'État, la norme édictée par le législateur, qui est le seul à pouvoir l'abroger ou la modifier tant qu'elle est en vi~eur, s'impose à tous les autres organes et réglemente les autres activités de l'Etat. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans les difficultés et les multiples aspects d'une construction qui affirme en même temps l'unité de l'État et l'opposition de la fonction législative par rapport aux autres fonctions de l'État, encore moins de s'arrêter sur la question de savoir de quelle manière cette théorie devrait être corrigée ou complétée. Il est certain que la séparation des pouvoirs, de par son origine historique et de par la, manière dont elle fut conçue, d'un côté a rendu possible la distinction entre l'Etat législateur et l'Etat exécutant (administration ou juge) et de cette manière la soumission de l'État au droit et d'un autre côté a implicitement réaffirmé l'unité sociale et téléologique de ce même État, et a favorisé le concept d'une personnalité attribuée aussi à l'État législateur, avec comme conséquence la théorie de l'autolimitation, qui signifie dès lors que le même sujet crée le droit comme législateur et lui est soumis comme juge ou administrateur.

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Mais si de cette manière et par cette voie la doctrine a incontestablement retardé l'exacte conceptualisation du phénomène, cela ne doit pas faire oublier qu'en elle et par elle s'est manifestée et a été trouvée une application pratique possible de la nécessité impérieuse de distinguer, pour ce qui est de l'État, entre l'activité de formation du droit et l'activité juridique proprement dite, laquelle est postérieure et subordonnée à la norme. Il n'est pas difficile de voir que la théorie de la séparation des pouvoirs a été développée et appliquée d'une manière qui correspond essentiellement à cette conception. Le point fixe et ferme de ce développement réside dans la distinction entre le pouvoir législatif et l'exécutif au sens large, comprenant toutes les activités de l'Eta.t autres que législative. Les sous-distinctions dans le domaine de la fonction exécutive, en particulier celle entre administration et juridiction, ont toujours présenté un caractère secondaire et peut-être plus politique que juridique ; dès lors, l'accord sur ces dernières est beaucoup moins complet que celui sur la distinction entre la fonction législa- tive et les autres fonctions, considérées dans leur ensemble. Selon la doctrine dominante, la distinction entre le législatif et l'exécutif est quelque chose de plus qu'une distinction de fonctions et d'organes : c'est une distinction entre deux aspects de l'État totalement différents pour le juriste ; la pénétration d'éléme.nts de sociologie et de politique - dont le droit public ne se libère que mal et bien lentement malgré d'insignes efforts -explique pourquoi on a cherché à affirmer dans le domaine juridique une unité qui contraste avec les principes les mieux établis de notre discipline. Or la position toute particulière du pouvoir légis- latif qui exerce son activité en pleine indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs juridiques constitue seulement un présupposé de l'expression de la volonté de l'État, alors que le pouvoir exécutif exerce son activité en fonction et en appli- cation de la loi, ce qui montre la différence profonde qui les sépare et justifie la thèse selon laquelle l'État législateur réste nettement distinct de l'État exécutif, le seul à qui il est possible d'attribut!r des droits et des devoirs, puisque les droits et les devoirs n'existent que de lege lata.

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La question est plus délicate dans les rapports intemationamc. Là aussi les États apparaissent comme constituants et sujets de l'ordre juridique. Pour les raisons déjà discutées, les deux aspects doivent être absolument séparés ; mais les distinguer n'est pas facile, parce que la conception unitaire de l'État s'impose subrepticement dans les rapports internationaux davantage que dans les rapports internes, et qu'il n'y a pas de forme propre de la fonction consti- tuante internationale.

Les anciens auteurs et des légions d'auteurs modernes ou très modernes qui en perpétuent la tradition ne voient pas le problème puisqu'ils font dériver les normes internationales d'une source à laquelle la volonté de l'État demeure étrangère, que ce soit la nature des choses ou la raison humaine, ou encore

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la volonté de la communauté internationale prise comme une chose en soi - la magna civitas - au sein de laquelle les États occupent la même position que celle des individus dans les civitates singulières. Selon cette conception, l'État se trouve face à des normes toutes faites s'imposant dans ses rapports avec d'autres États : la constitution de l'ordre juridique, du moins dans ses moments fonda- mentaux, précède l'État, qui en est simplement sujet et membre.

Il n'est pas possible de refaire ici la critique d'une conception reposant sur tout un système de philosophie juridique, qui a par ailleurs été entreprise tant de fois. Je ne dirai que ceci : s'il est vrai que le droit suppose une plura- lité de sujets dont les actions se rencontrent et interagissent dans un domaine commun, et si par conséquent la possibilité d'un droit entre États dérive de l'établissement d'une coordination entre ces mêmes États du fait de besoins et d'aspirations réciproques, il est tout aussi vrai que le droit consiste en un système d'obligations et de facultés réciproques, qui ne peut résulter que d'une volonté concrète. Essentielle à l'existence du droit est une volonté qui l'affirme ; les motifs et conditions qui déterminent cette volonté sont indif- férents. Une volonté concrète, capable d'établir des normes de conduite des États ne saurait être recherchée en dehors des États eux-mêmes ; et en parti- culier pas dans la soi-disant communauté internationale, qui n'est qu'une expression pour désigner l'ensemble des États entre lesquels subsiste ce mini- mum de coordination éthique rendant possible l'établissement de rapports juridiques.

Pour de tout autres raisons et d'un tout autre point de vue, le problème est également éludé dans une théorie qui, partie d'un lien étroit avec les nouvelles idées autour de la nature de l'État et du droit, représente d'une certaine manière la réaction la plus virulente contre la manière traditionnelle de comprendre le droit international.

Il est profondément significatif que Hegel, pour qui l'État est << la réalité de l'idée éthique>>, ait été le premier.à réduire explicitement le droit international à un droit étatique externe, c'est-à-dire à un ensemble de nonnes créées par les États individuellement et relatives à leurs rapports avec d'autres États. Dans ce système, même combiné, comme cela a été fait plus récemment, avec la théorie de l'autolimitation, il n'y a pas de véritable ordre juridique international : le problème de la distinction entre l'activité de l'État dirigée vers la constitution de l'ordre juridique et son activité dépendante de ce dernier est le même que celui que l'on a pu analyser s'agissant du droit interne.

Mais cette théorie est en contradiction avec les faits et ne rend pas raison de ce qu'elle est censée expliquer. S'il était vrai que les normes relatives aux rap- PC?rts entre États étaient des normes de droit interne? leur violation de la part de l'Etat dont elles émanent serait un fait que les autres Etats ne sauraient contester, de la même manière que pour la violation d'une loi interne quelconque ; l'effi- cacité de telles normes dépendrait exclusivement de la volonté de l'État dont elles émanent ; celui-ci pourrait toujours les abroger ou les modifier, et son acte, quelle que soit l'appréciation morale qu'il pourrait appeler, devrait être regardé comme juridiquement indifférent. Cependant, s'il est une conviction qui résulte de façon claire et indiscutable de toute l'histoire des relations internationales,

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qui s'est manifestée de mille manières, à chaque occasion, à chaque moment, c'est certainement celle selon laquelle un État ne saurait se soustraire selon son bon plaisir à certaines des obligations qu'il a envers d'autres États. Par ailleurs, les normes de droit étatique externe, auxquelles on voudrait réduire le droit international, existent vraiment, et leur analyse indique qu'elles sont tout autre chose que des normes relatives à la conduite réciproque des États. Précisément parce qu'elles émanent de la volonté étatique elles contiennent des dispositions contraignantes pour les sujets dépendants de l'autorité de l'État; la conduite qu'appréhendent les normes relève d'une activité de l'État ou d'une personne qui lui est soumise, elle peut intéresser un État étranger mais ne concerne jamais, parce qu'elle ne le peut pas, un rapport entre deux États. Dès lors, ces normes n'excluent nullement ni ne se substituent aux autres normes régulatrices des rapports interétatiques, mais elles n'en sont souvent même qu'une conséquence directe ou indirecte.

Ainsi, si l'art. 246 du code de la marine marchande dispose que, en cas de guerre entre des Puissances vis-à-vis desquelles l'État reste neutre, ce dernier ne recevra pas dans ses ports, ses rades ou plages des navires corsaires ou des navires de guerre avec leurs prises, sauf en cas de force majeure; si l'art. 129 du code pénal punit l'insulte à l'emblème d'un État étranger; si l'article unique de la loi du 28 décembre 1902 dispose que les membres étrangers des tribunaux arbitraux constitués sur la base de la convention de La Haye pour le règlement pacifique des différends internationaux jouiront, dans l'exercice de leurs fonctions, des privilèges et immunités reconnus aux agents diplo- matiques ; il est évident que ces dispositions, lesquelles sont vraiment du droit étatique externe, sont bien distinctes des normes qui prévoient : un État neutre ne doit pas recevoir dans ses ports des navires corsaires ou de guerre belligérants avec leurs prises à moins d'un cas de fore~ majeure ; un État ne doit pas tolérer sur son territoire que les t:mblèmes d'un Etat étranger soient impu- nément insultés ; les États liés par la convention de La Haye pour le règlement pacifique des différends doivent accorder les privilèges et immunités diplo- matiques aux membres étrangers des tribunaux arbitraux dans l'exercice de leurs fonctions. Ces dernières règles concernent réellement le comportement réciproque des États et établissent des facultés et des obligations respectives, alors que l'art. 246 du code de la marine marchande ordonne aux agents por- tuaires de ne pas admettre des navires de guerre ou corsaires avec leurs prises, l'art. 129 du code pénal prohibe l'insulte aux emblèmes des États étrangers et prévoit une peine contre le contrevenant, la loi du 28 décembre 1902 accorde certains droits à des individus déterminés.

Seules nous intéressent les véritables normes internationales, celles qui concernent la conduite réciproque des États. Que ces normes soient juridiques ou non est une question d'importance toute relative. Il est certain que, de par leur structure formelle et de par leur technique d'application elles présentent une étroite analogie avec les normes juridiques internes ; il est certain aussi que ces dernières possèdent des caractéristiques qu'on ne trouve pas dans les premières.

Peut-être est-ce une question de mots plus qu'autre chose, ou pour mieux dire, la mise en jeu du concept du droit en général~ dont les caractéristiques formelles

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peuvent être déterminées d'une façon plus ou moins rigoureuse et inclure ou non les normes dont nous parlons. De quelque façon que l'on envisage cela, le fait est que ces normes existent et que c'est par rapport à elles que l'on entend régler et déterminer le problème qui nous intéresse.

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En laissant de côté la conception d'un droit venant de la nature, qui existe et oblige du seul fait que les choses sont constituées d'une certaine manière, la doctrine la plus récente, se conformant à des exigences inévitables de la pen- sée pleinement reconnues dans d'autres domaines du droit, a placé la source formelle des normes internationales dans la volonté collective des États. Cette dernière n'est pas la volonté d'un sujet distinct des États, elle est simplement le résultat de l'union de plusieurs volontés de contenu identique, qui s'objectivent dans une norme qui existe en elle-même et par elle-même. La norme internatio- nale est donc une déclaration de volonté distincte de celle de l'État; d'où il suit -de manière cohérente avec l'opinion commune- que l'État ne dispose pas de la faculté de se soustraire à l'obligation de s'y conformer: produit d'une volonté qui n'est pas celle de l'État mais de plusieurs, la norme ne saurait être abrogée ou modifiée sans le concours de tous les États qui l'ont constituée. De cette manière sont affirmés la soumission de l'État à la norme et le caractère clai- rement hétéronome de celle-ci, tout en conservant fermement le principe selon lequel l'État ne peut pas être engagé sans sa volonté, étant donné que la norme ne lui est opposable que dans la mesure où il a concouru à former la volonté col- lective objectivée en elle. À partir de cette base, selon laquelle la norme-volonté des États est dans les rapports internationaux ce qu'est la norme-volonté de l'État dans les rapports internes, la doctrine a construit un système complet où rentrent toutes les relations interétatiques par la force de normes dépendant de leur volonté collective :l'ensemble de ces normes constitue ce que l'on appelle

<• ordre juridique international».

Or : si la norme internationale est le produit de l'accord des volontés éta- tiques, l'État présente également ici Je double aspect de constituant de l'ordre juridique et de sujet des droits et des devoirs qui en résultent. La création de normes est la manifestation d'une nouvelle volonté, alors que l'activité juridi- que est la réalisation d'une volonté préexistante à la norme. Les États agissent comme sujets de l'ordre juridique international quand ils mettent en œuvre la volonté portée par les normes, exerçant une faculté ou exécutant les devoirs qu'elles prévoient: ainsi, par exemple, l'État qui demande que soient accor- dés certains privilèges aux agents diplomatiques qu'il envoie auprès d'autres États et accorde ces privilèges aux agents envoyés auprès de lui ; l'État qui, sur la base d'un traité antérieur, demande à un autre État l'exécution d'une commission rogatoire ou fait droit à une telle demande de la part d'un autre État; l'État qui, dans la même hypothèse, demande ou accorde l'extradition d'un individu, et ainsi de suite. Au contraire quand il s'agit de constituer une

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volonté nouvelle ou de modifier de quelque façon les normes existantes, que ce soit en général ou dans un cas déterminé, les États n'agissent plus comme sujets de l'ordre juridique international, mais comme créateurs, constituants de ce même ordre. Alors que dans la première activité, et uniquement dans celle-là, ils apparaissent investis de droits et de devoirs juridiques, c'est-à-dire rencontrent des limites juridiques à leur volonté, aucune limite n'est conce- vable quant aux actes de volonté des États en tant que créateurs de normes, en tant que constituants de l'ordre juridique international, précisément parce qu'il s'agit là d'une activité préjuridique, qui ne peut ni ne doit être qualifiée par le juriste, pas plus que n'est juridiquement qualifiable le contenu de la volonté se manifestant au travers de la fonction législative. Dans ce domaine, les États peuvent vouloir n'importe quoi, et tout ce qu'ils veulent peut devenir, comme pour les lois internes, objet de normes juridiques internationales.

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Si cela est vrai, le problème que nous avons posé ici trouve désormais une solution facile : la guerre, dans ses causes et dans sa finalité, se trouve hors du droit parce que c'est une activité dirigée vers la constitution du droit. Alors que l'ordre juridique interne est le produit de la volonté d'un État seul, lequel peut donc toujours le modifier et le modeler à sa guise, l'ordre juridique interna- tional est le produit de la volonté de plusieurs États et seule cette volonté peut le modifier. L'État qui pour satisfaire ses intérêts propres entend modifier l'ordre juridique en vigueur ne peut faire autrement que de provoquer la formation de la volonté collective apte à réaliser fa modification désirée. Pareille volonté peut se former spontanément, quand la modification répond à un intérêt commun, et elle peut cependant être le résultat d'actions coercitives de diverses sortes exercées de la part d'un ou plusieurs États sur d'autres États. La volonté d'un ou plusieurs États de modifier le droit en vigueur a la mênie valeur que la volonté d'un ou plusieurs États de ne pas le modifier; l'une et l'autre sont également en dehors du droit, elles peuvent être appréciées d'un point de vue éthique ou politique, mais non juridique. Là où serait impossible, par la voie de trans- actions et de renonciations réciproques, une entente qui satisfasse les différents intérêts en conflit, seule la force morale ou matérielle des États qui la possèdent effectivement à un moment donné, décidera si et quelles modifications doivent être apportées à l'ordre existant : il ne serait pas concevable que la volonté d'un État, ou même de plusieurs, arrête le perpétuel devenir de l'humanité. De ce point de vue, il est très vrai que l'ordre juridique international est le produit de la volonté des plus forts, comme l'est du reste, quoique d'une manière moins visible, l'ordre juridique interne : non parce qu'il existerait un droit de la force1,

1. Dirriuo dElla forza, souligné dans le texte.

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Le droit international, c'est la force ? 213

mais parce que dans les conflits entre groupes sociaux - qui constituent par eux-mêmes le droit régulateur de leurs rapports et sont par conséquent à la fois législatèurs et sujets1 - il est inéVitable et également éthiquement juste que la volonté normative soit, de fait, le produit de ces groupes qui, ayant la capacité de s'imposer, montrent, par là même, leur supériorité par rapport aux groupes auxquels ils s'imposent.

La tâche de la civilisation n'est pas d'empêcher la domination des forts mais de faire en sorte que la forée soi~ déterminée par des considérations intel- lectuelles et morales et que l'ordre juridique s'approche progressivement de l'idéal éthique, avec lequel il ne pourra par ailleurs jamais se confondre ni être

échangé. ·

1. La formule d'Anzilotti n'est pas parfaitement claire en ce qu'elle suggère que ce sont les cotlflits qui seraient législateurs .et sujet.

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DROITS

nEVUE FRAf\IÇAISF DE THÉORIE, DE PHILOSOPHIE ET DE CULTURE JURIDIQUES

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1

2o 14

sécularisation[s] 1 1

monod : sécularisation

basdevant-gaudemet : lexique ecclésial renoux-zagamé : théologie et propriété garrigues : joachimisme

fou reade :jacques maritain bourdin : carl schmitt widmaier : leo strauss

..,....,ira · n:~llir:anisme

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Références

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