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Hermès amoureux ou les métamorphoses de la Chimère. Réflexions sur les carmina 200 et 201 de Baudri de Bourgueil

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Hermès amoureux ou les métamorphoses de la Chimère. Réflexions sur les carmina 200 et 201 de Baudri de Bourgueil

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Hermès amoureux ou les métamorphoses de la Chimère. Réflexions sur les carmina 200 et 201 de Baudri de Bourgueil. Mélanges de l'Ecole Française de Rome - Série Moyen-Age, 1992, vol. 104, p. 121-161

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:80641

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Hermès amoureux, ou les métamorphoses de la Chimère Réflexions sur les carmina 200 et 201 de Baudri de Bourgueil*

Le témoignage que j'invoque ici est celui d'un contemporain, d'un compatriote, d'un ami, dit-on parfois, de Marbode de Rennes et d'Hildebert de Lavardin1 : Baudri, abbé de Bourgueil au diocèse d'Angers (1080-1107), puis archevêque de Dol-de-Bretagne (1107- 1130)2. Les historiens de la littérature ont en effet accoutumé d'associer les trois hommes au sein de ce qu'ils nomment "le cercle d'Angers" ou l’école de la Loire"3. Précurseurs de la renaissance littéraire du XIIe siècle, tributaires de la même formation intellectuelle, Hildebert, Marbode et Baudri ont au moins en commun leur goût pour la poésie latine classique qu'ils se sont efforcé, avec application, avec talent souvent, de pasticher. A chacun cependant est dévolu un rôle spécifique au sein de la prétendue école4; comme les musiciens d'un trio, ils jouent la même partition, mais non du même instrument : Hildebert, c'est le spirituel profond, l'humaniste chrétien dont les lettres enchanteront Pétrarque5 ; Marbode a la gravité un peu lourde du pédagogue et du moraliste, un goût un tantinet pédant pour les figures de rhétorique dont il codifie les règles6; quant à Baudri, c'est le fantaisiste du groupe, un virtuose aussi superficiel que brillant7. Est-il besoin de dire que de telles appréciations, fondées sur la seule lecture psychologisante des textes, n'est pas de plus grand profit pour la recherche que les opinions contradictoires des historiens, épinglées par Jacques Dalarun8, sur la misogynie ou le féminisme de nos prélats-poètes ? Il est donc préférable de commencer par faire un sort à quelques données positives, aussi ténues soient-elles.

Portrait d'un abbé-poète

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La première remarque qui s'impose, c'est que Baudri, à la différence d'Hildebert et de Marbode, est un moine. Ce n'est que sur le tard, passée la soixantaine, qu'il se voit investi d'une charge séculière, l'archiépiscopat de Dol. Et encore, dit Orderic Vital dans un éloge funèbre vibrant d'admiration, "il conservait, dans ces fonctions, pour autant que le sort le lui permettait, un comportement monastique"9. Il ne manque pas d'ailleurs de rendre alors de fréquentes visites aux abbayes normandes voisines (Préaux, Fontenelle, Jumièges, Fécamp...) pour s'y reposer des soucis de sa charge10. C'est dire qu'il est peu doué pour affronter les

"tourmentes du monde" 11, ou, en tous cas, peu enclin à le faire. Le seul combat, si l'on en croit les rares sources, qu'il ait mené avec tant soit peu d'énergie était un combat d'arrière- garde : il s'agissait pour lui de défendre ses prérogatives d'archevêque métropolitain de Petite- Bretagne contre les prétentions du siège de Tours, et donc, notamment, contre Hildebert12.

Ainsi, Baudri est-il un héritier de la grande tradition clunisienne13. Participe-t-il pour autant de l'idéologie monastique du contemptus mundi ? On hésite à l'affirmer, même si l'on en trouve quelques traces dans son oeuvre. Le refus du monde ne s'y exprime guère à la manière âpre, tendue, d'un Pierre Damien ou d'un Geoffroy de Vendôme. Son monachisme se pare plutôt des couleurs aimables que dom Leclercq s'est plu à relever dans nombre de témoignages sur la vie claustrale aux XIe et XIIe siècles14. Quand il arrive à Baudri, et c'est fréquent, de dépeindre l'abbaye Saint Pierre de Bourgueil et ses domaines, il le fait en empruntant à la rhétorique antique tous les éléments de la description topique du Locus amoenus, du lieu bucolique et/ou paradisiaque15. Il y vit une sorte d'otium cum dignitate, sans pour autant négliger les devoirs de sa charge : les débris du cartulaire de Bourgueil relatifs à l'époque de son abbatiat attestent que sa gestion du temporel de l'abbaye fut dans l'ensemble pacifique et efficace16. Cette modération tient-elle au caractère de notre homme, dont, à vrai dire, nous sommes bien incapables de nous faire la moindre idée ? Tient-elle au fait qu'à la différence d'un Geoffroy de Vendôme, d'un Orderic Vital ou d'un Guibert de Nogent, il n'est pas entré au monastère comme oblat, dès sa petite enfance, mais qu'il a eu le temps de connaître le siècle ? Né en 1045-1046 à Meung-sur-Loire, près d'Orléans, Baudri y a étudié la grammaire, sous la férule d'un certain Hubert, peut-être un ancien élève de Fulbert de Chartres17. Qu'il ait

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ensuite suivi, à la cathédrale d'Angers, l'enseignement de Rainaud et de Marbode, c'est fort probable, même si on n'en a aucune preuve positive18. Quand est-il venu à Bourgueil ? On l'ignore. Rangeard, dans son Histoire de l'université d'Angers19, nous décrit le jeune intellectuel touché par la grâce, et abandonnant tout pour le cloître - une légende à remiser au magasin des belles images romantiques, Quoi qu'il en soit, on peut imaginer que cette vie dans le siècle a prémuni Baudri contre les jugements tranchés des ascètes rigoristes. Dans ses

"lettres de direction", il apparaît souvent comme l'adepte d'une morale du "juste milieu", ainsi lorsqu'il s'emploie à réfréner l'enthousiasme d'un jeune candidat à l'érémitisme20.

On ne s'étonnera pas, dans ces conditions - et c'est le second trait qui le différencie de ses confrères de l'"école de la Loire" - que Baudri n'apparaisse nulle part aux avant-postes du mouvement réformateur. On serait bien en peine de trouver dans son oeuvre en prose comme en vers l'expression ferme de jugements clairs sur la simonie ou sur le nicolaïsme21. Il dédie au sévère légat pontifical Hugues de Die une épitaphe chaleureuse, mais semble avoir connu les plus graves difficultés avec l'autre représentant du pape, Amat d'Oloron22. Même, dans un passage il est vrai d'interprétation délicate, il semble maintenir une attitude de stricte neutralité dans la querelle des Investitures23. Mais on peut légitimement penser qu'il n'aurait pas obtenu un siège de l'importance de celui de Dol, et surtout, ne se serait pas fait concéder par Pascal II, à titre personnel, un pallium contesté s'il n'avait pas ajouté aux mérites de sa science et de sa piété une adhésion, fût-elle timide, au point de vue romain. Avant Baudri, la métropole de Dol est, au XIe siècle, une affaire de famille : elle échappe rarement aux membres de la dynastie comtale du lieu, qui se signalent surtout par leurs exactions et leur cruauté24. Par rapport à eux, Baudri est, socialement, comme Hildebert et Marbode, un homo novus. On ignore tout de sa naissance. Phyllis Abrahams, nous révèle que sa famille était d'"aisance moyenne"25. Je ne suis pas sûr que ce critère économique suffise à définir de façon valable la position d'un homme dans la société de ce temps. L'incertitude de la documentation, le silence même des sources nous renseigne sur la modestie des origines de Baudri - modestie qui n'était pas telle, cependant, qu'elle pût interdire à un enfant doué de suivre une formation intellectuelle assez

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poussée en dehors du monastère. Le milieu, donc, où se rectutent en priorité les cadres du clergé grégorien, qui doivent leur ascension à leurs talents plus qu'à leur naissance.

Un épisode fâcheux de la vie de Baudri vient, là encore, brouiller l'esquisse. Nous en devons le récit à Yves de Chartres26 : en 1096, l'évêché d'Orléans se trouve vacant;

l'ambitieux abbé de Bourgueil y voit l'occasion de faire une brillante carrière tout près de son lieu de naissance. Il n'hésite pas à acheter à prix d'or à la reine (Orléans est une capitale capétienne) son consentement à cette nomination. Lorsqu'il arrive à la cour, "le bec grand ouvert" (ore patulo) pour y recueillir le fruit de ses largesses, il a la désagréable surprise de s'entendre dire que, malheureusement pour lui, son concurrent a été encore plus généreux...

L'hagiographe de Baudri, Henri Pasquier, a essayé sans succès de laver son héros de cette vilaine accusation de simonie. Mais rien n'autorise à douter du témoignage d'Yves de Chartres. On peut simplement penser que notre homme a dû donner suffisamment de preuves de sa résipiscence pour obtenir, dix ans plus tard, un autre évêché, cette fois dans des conditions parfaitement canoniques. C'est peut-être de cette période que datent ses difficultés avec Amat d'Oloron, dont il implore humblement le pardon27, que date aussi sa Confession pénitentielle, que j'évoquerai plus loin.

Moine, donc peu exposé aux tentations de la chair, réformateur prudent, donc moins sensible que d'autres aux condamnations grégoriennes du nicolaïsme, Baudri n'apparaît guère comme le témoin idéal de l'évolution des conceptions des clercs sur la femme vers la fin du XIe siècle. Il a encore une troisième faiblesse, par rapport à Hildebert et à Marbode, c'est qu'il est poète, et seulement poète. Sans doute son oeuvre en prose, essentiellement historique et hagiographique, est-elle volumineuse, mais elle relève du pur exercice de style. C'est en effet une oeuvre de commande, constituée pour une bonne part de réécritures : les commanditaires de Baudri, quand on a conservé leur requête, font tous appel à sa réputation de styliste cicéronien pour lui demander de remanier un texte écrit en mauvais latin28. En revanche, si on l'en croit, c'est le pur plaisir de faire oeuvre littéraire qui inspire la muse poétique, on ne peut plus profane, à qui il confie le soin de sa renommée parmi les générations futures29.

Souci peu fréquent, ou en tous cas peu fréquemment explicite, à l'époque, dans les milieux

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monastiques attachés à l'idéal de contemptus mundi. On en a une marque patente dans l'attention sourcilleuse que notre auteur a consacrée à faire copier, dans le scriptorium de Bourgueil, et selon des directives bien précises, le recueil de ses oeuvres poétiques complètes - au moment où ses contemporains abandonnent, eux, la survie de leurs poèmes au hasard des anthologies. Ironie du sort : c'est cet exemplaire d'auteur qui est aujourd’hui pour nous le témoignage unique, ou quasi, de l'activité poétique de Baudri30.

Ici, il convient peut-être d'introduire une réflexion de méthode, sous forme de captatio benevolentiae. L'exercice auquel je vais me livrer maintenant, à savoir essayer de saisir un fait mental - l'image qu'ont de la femme les clercs aux alentours de 1100 - avec le seul recours de sources aussi peu fiables que des poèmes - soit : le croisement d'une sensibilité purement individuelle et de modèles purement rhétoriques - semblera funambulesque aux historiens.

On peut légitimement faire appel aux poèmes de Marbode et d'Hildebert en ce qu'ils viennent corroborer des conclusions déjà induites par l'étude de leurs écrits doctrinaux, lettres, sermons, traités théologiques. Les seuls documents que mette à ma disposition Baudri souffrent d'un triple handicap, puisqu'il s'agit de poésie latine métrique :

- De poésie : non seulement la vieille critique positiviste nous enjoint de considérer avec circonspection de tels textes, suspects d'enjoliver, sinon de travestir la réalité31, mais encore notre auteur prend en personne le soin de souligner leur caractère de purs produits de son imagination : "Quant j'évoque en plaisantant mes amours ou mes haines, crois-moi, je ne dis pas la vérité; au contraire, j'invente tout"32, ou encore : "J'ai composé des écrits pleins de sentiments amoureux (...) Mais c'est que je voulais tester ma capacité à les exprimer plutôt que d'accueillir dans mes vers un désir que j'éprouverais réellement. Car si j'éprouvais désir, si j'éprouvais amour passionné, mes pages alors n'en sauraient rien (...). Je n'ai éprouvé amour ni désir. Il me plaît d'exercer ainsi mon talent"33. Avec insistance, une insistance peut-être un peu curieuse, est ainsi proclamée à de nombreuses reprises l'autonomie de la fiction. Aux éventuels exégètes, Baudri oppose ironiquement le paradoxe du menteur. Cela du moins doit nous prémunir contre toute interprétation par trop littérale.

- De poésie latine: des histoires de la littérature ne sont guère tendres avec nos écrivains ligériens. Prisonnier du carcan d'une rhétorique surannée, Baudri est une version

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édulcorée de Fortunat, qui lui-même était un sous-Ausone, qui lui-même était un sous-Ovide.

Ses poèmes amoureux disent un petit peu, et bien mal, ce qu'expriment haut et fort, et superbement, les premiers troubadours.

- De poésie latine métrique : coulés dans le moule rigide de la versification hexamétrique, les poèmes angevins n'auraient pas la saveur et le naturel que l'on porte au crédit des poèmes latins rythmiques, dont les premières collections (par exemple, les Carmina cantabrigensia) fleurissent dès la fin du XIe siècle. Comme si, abstraction faite de tout jugement esthétique, la nouveauté de la forme était meilleure garante de la qualité des sentiments et de la sincérité de leur expression34.

Face à de si fortes objections (fortes, parce que fondées sur des préjugés), faut-il se résigner à ne conférer à nos textes qu'un strict intérêt documentaire, à ne les considérer que comme des témoignages sur la culture cléricale aux alentours de 1100 ? Faut-il au contraire pour autant, si l'on tient absolument à les sauver, tomber dans l'illusion référentielle (comme ont parfois fait, on le verra, les meilleurs esprits), en s'imaginant que, sous une forme démodée, ils nous disent le vrai des expériences et des sentiments d'un individu ? Parions pour une troisième lecture, qui n'est pas une motion de synthèse, lecture fondée sur le concept aujourd'hui un peu trop galvaudé d'intertextualité. On l'articulera autour d'un double postulat : 1. Il est illusoire de chercher les traces d'une existence individuelle, de reconstruire les éléments d'une psychologie à partir de textes écrits à une époque à laquelle la notion de subjectivité est radicalement étrangère35. Toute exégèse littérale est par principe vouée à l'échec. Dire que Jaufré Rudel a écrit la chanson "Lanquan li jorn..." afin de déclarer son amour pour une noble palestinienne n'est ni vrai ni faux. C'est absurde.

2. Il est manifeste - c'est même la seule certitude que l'on puisse avoir a priori - que ces textes, notamment ceux en latin, ne se comprennent qu'en référence à d'autres textes qu'ils réutilisent et réactualisent sur le mode de la citation, de la paraphrase, du pastiche ou de la parodie36. On suppose ici que, sauf à tomber dans une sorte de nominalisme désespérant, où tout voudrait dire tout et son contraire, de tels procédés ne sont pas gratuits, que c'est le choix des modèles et leur agencement mutuel qui fait sens.

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Reste bien sûr le plus difficile, c'est-à-dire comprendre le sens que cherchaient à émettre des oeuvres qui nous sont si lointaines, dans le temps et dans la pensée. Après cet excursus théorique un peu lourd, je voudrais donc essayer d'expliquer, en fait, à quoi rime le jeu que joue Baudri avec ses modèles - au moins dans le cadre limité du thème qui nous intéresse. A d'innombrables reprises, il définit sa muse comme iocosa37. Muse joyeuse, badine, frivole, amoureuse, peut-être. Mais aussi muse joueuse : Mea musa sonat iocum38,

"ce qu'exprime ma muse, c'est le jeu". Et nul n'ignore qu'au moyen âge, jouer sur l'expression, c'est jouer sur la signification.

Des aveux ambigus

Il me plaît donc d'évoquer ici celui de tous les poèmes de Baudri dont l'insincérité est la plus manifeste, pour ne pas dire la plus choquante, le seul, sur les 256 que compte le recueil, de sujet exclusivement religieux, le seul aussi où apparaisse la figure de Marie-Madeleine - ce qui justifiera, peut-être la présence, dans ce volume, de cet article. Ce poème de 155 hexamètres39 porte le titre de confessio poenitentialis - ce qui nous relie

aussi aux thèmes développés plus haut par Jacques Dalarun. Quel est donc l'objet de cette confession ? " Je suis larron, sacrilège, parjure, voleur, homicide, - autant que j'ai pu, sans mentir - déicide, menteur, vaniteux, sodomite, débauché, adultère, j'aime l'ivrognerie, abhorre la sobriété, je dilapide mes biens et en suis avare, hypocrite, luxurieux, je suis lent au bien, toujours prêt au mal, trompeur, menteur, proxénète de mes paroles, envieux, obscène, impur, déloyal, odieux, voyou, vaurien, vandale, je viole l'amour de mes frères, toutes les tares qui souillent les misérables, je les porte en moi"40. C'est beaucoup pour un digne abbé bénédictin ! Comment expliquer ce déferlement torrentiel ? Peut-être par le goût de notre auteur pour la figure de rhétorique de la congeries, de l'accumulation, de l'énumération. Il en trouve maint exemple dans la poésie épique de l'Antiquité tardive et de l'époque carolingienne41. En particulier Sedulius, dans son Carmen paschale, enfouit l'un de ses personnages sous une avalanche de qualificatifs malsonnants... mais il s'agit du traître Judas42. Et, il faut bien le dire, autant cette poétique de la liste se comprend, même si elle

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n'est pas du meilleur effet, lorsqu'il s'agit d'exhiber sa science, comme Baudri le fait dans son poème encyclopédique, où il énumère à perte de vue noms de fleuves et de montagnes43, autant elle paraît choquante et déplacée dans un contexte comme celui du c.122. Peut -être alors l'aveu compulsif d'innombrables fautes imaginaires signifie-t-il que Baudri, comme Geoffroy de Vendôme, n'a rien à confesser de précis44. Peut-être enfin suggère-t-il qu'au regard de la perfection divine l'homme ne sera jamais qu'un abominable pêcheur et que, même s'il n'a pas commis tous les crimes dont il s'accuse, il en est du moins coupable en intention.

On discerne d'ailleurs çà et là dans l'oeuvre de Baudri quelques traces annonciatrices du contritionnisme que j'ai analysées ailleurs45.

Le contexte dans lequel s'insère la confession proprement dite corrobore en effet cette interprétation : on a remarqué à juste titre que le genre littéraire de la Confessio qui prenait plutôt, pendant le haut moyen âge, d'après le modèle de saint Augustin, la forme de la Confessio laudis, se transformait, à l'époque qui nous intéresse, en Confessio peccati 46. Pour rester dans le cadre du petit cercle ligérien, le premier chapitre du Liber decem capitulorum de Marbode, ainsi que l'Oratio paenitentis saepe lapsi naguère attribuée, mais sans doute à tort, à cet auteur47, présentent absolument la même structure que notre poème. L'exorde nous montre traditionnellement le pénitent arrivant au bout de sa vie : son corps se délite, se corrompt48. Il est temps - en est-il même encore temps ? - de revenir sur ses fautes passées et d'implorer sur elles la miséricorde divine. Ce qui est surtout détaillé, plutôt que l'aveu, c'est le repentir, abondamment arrosé de larmes, et le pardon, qu'elles doivent immanquablement entraîner. A partir de ce schéma obligé, Baudri brode avec beaucoup d'habileté, en entrelaçant ses supplications de commentaires allégoriques sur trois passages de l'évangile de saint Luc - l'évangile, selon Dante, de la miséricorde divine49 -: l'épisode de la pécheresse pardonnée (Lc 7, 36-50), la parabole du bon Samaritain (Lc 10, 23-37) et celle de l'enfant prodigue (Lc 15, 11-32). Le remords, la pitié, le pardon - trois thèmes cardinaux de la spiritualité de Baudri, pour autant qu'il nous soit donné de l'entrevoir.

L'évocation de la Madeleine pardonnée et repentante, aux v. 22-26, puis 52-56 du poème 50 ne présente pas de nouveauté bouleversante. On notera cependant que la sainte n'est pas invoquée pour son intercession, mais que, par glissement métaphorique et par des

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jeux de langage auxquels la grammaire et la métrique mêmes prêtent la main51, elle est fortement assimilée au pécheur, au "je" qui est le sujet du poème. Le parfum dont elle oint les pieds du seigneur est, selon la lecture allégorique traditionnelle, symbole de miséricorde52 - non celle dont elle est l'objet, mais celle qu' une fois pardonnée, elle dispensera aux pauvres, comme le rappelle Geoffroy de Vendôme. Un parfum, ou plutôt un onguent (v.24 unguentum) qui ne peut pas manquer de nous faire penser à celui que, quelques vers plus loin, le Samaritain passe sur les plaies du malheureux blessé53. De Madeleine pénitente au Samaritain charitable, il y a là un déplacement allégorique qui est bien en accord avec les nouvelles valeurs spirituelles dont s'investit alors la figure de la pécheresse.

Cela toutefois ne nous renseigne guère sur la substance de l'aveu lui-même. La frénésie auto-accusatrice que manifeste son auteur vise-t-elle à dissimuler un crime de nature sexuelle, comme aimerait à le croire le trop naïf John Boswell ? 54. Rien ne l'indique avec certitude. Apportons cependant un peu d'eau à son moulin. On pourrait certes invoquer l'identification très précise du "je" - pécheur avec la Pécheresse de l'évangile; mais, outre que cela ne nous semble pas très original, il faut considérer que le texte présente, de Marie- Madeleine, la pénitente plus que la prostituée. De façon plus significative peut-être, le poète se compare, un peu plus loin, à l'enfant prodigue : "je suis ce fils, le tien, qui nourris des porcs dans un pays lointain. Tout l'héritage paternel qui m'avait été remis (...) disparut en fumée dans des tavernes prostibulaires (meretricales tabernas)55". Ce dernier détail n’apparaît que furtivement dans l'évangile de Luc, où il figure, non dans le récit même de l'exil du fils prodigue, mais dans les imputations haineuses proférées par son frère aîné après son retour.

La facilité de Baudri à admettre cette possible calomnie est-elle révélatrice ? J'hésiterais à l'affirmer : la tradition médiévale, au prix d'une interprétation peut-être abusive du texte évangélique, admet assez volontiers que le fils prodigue ait gaspillé son héritage au lupanar56.

Ce thème revient pourtant dans un texte que son auteur destinait sans doute à une moindre publicité que ses poèmes, plus "sincère" si on peut oser le mot sans anachronisme, et moins chargé d'exagération oratoire. Il s'agit d'une lettre à Pierre, prieur de Jumièges, où Baudri s'accuse avec constance de ses penchants à la voluptas, voire à l'obscenitas57. Il y compare même son attirance pour le péché au mouvement du "boeuf qui va à la boucherie" (tamquam

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bos raptus ad victimam). La comparaison sonne étrangement dans son contexte, si l'on ne s'avise pas qu'il s'agit de la citation littérale d'un verset du livre des Proverbes (7,22), où elle s'applique précisément à un jeune homme qui se laisse circonvenir par une prostituée. Enfin, toujours dans le même ordre d'idées on remarquera un parallèle textuel intéressant : un poème de Marbode (Dissuasio intempestivi amoris sub assumpta persona), que le prude dom Beaugendre a exclu de son édition, commence de la même façon notre Confessio poenitentialis, et d'ailleurs que toutes les confessions poétiques, jusques et y compris à la Repentance Rutebeuf : un vieillard se lamente sur sa décrépitude et se livre au remords58.

Seulement, ce que le personnage de Marbode déplore, ce n'est pas les débordements amoureux, homosexuels et hétérosexuels, de sa jeunesse59, c'est que sa déchéance physique lui interdise désormais de s'y livrer60 ! Baudri, qui connaissait bien l'oeuvre de Marbode, a-t-il lu ce poème ? Le sien est-il une manière de réponse ? Il est naturellement impossible de le savoir.

On a donc rassemblé là tout un faisceau d'indices, évidemment bien trop fragiles pour prouver quoi que ce soit quant à la biographie de Baudri. Ce que l'on peut dire, du moins, c'est que le thème de la culpabilité sexuelle, sans doute plus imaginaire que vécue, n'est pas absent de son oeuvre. On s'explique mieux, dans ces conditions, l'acharnement qu'il emploie à réfuter les critiques qui l'accusent d'avoir, dans des vers licencieux, transcrit une expérience personnelle de débauché : "Ma muse est joyeuse, mais, si je suis joyeux, ma vie est pudique;

et pourtant la haine accable un innocent"61. Il y a là un topos62, emprunté à Ovide, Ovide condamné à l'exil pour, paraît-il, avoir diffusé un poème érotique dans la Rome puritaine d'Auguste. Mais les topoï ne traversent pas le temps hautains et indifférents à la réalité historique. S'ils sont lieux communs, c'est bien justement qu'ils sont fonctionnels à une situation donnée. C'est à ce niveau de signification, répétons-le, et non du point de vue de son rapport à la réalité, qu'il faut déjouer les ruses de l'écriture de Baudri.

Un "cas Abélard-Héloïse" en réduction ?

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Faute d'avoir observé ce principe élémentaire, la critique moderne s'est souvent trouvée bien désarmée pour analyser les réponses de Baudri à ses hypothétiques détracteurs.

Rien, dans les poèmes qui nous sont parvenus, n'est particulièrement scandaleux. Notre auteur aurait-il, comme on l'a paresseusement supposé, détruit ses compositions les plus hardies ? La question est évidemment sans objet. Raisonnons donc à partir des documents que nous possédons, des poèmes qu' "on lui a reproché d'avoir écrits, sur le ton d'un jeune homme (un de ces juvenes chers à Georges Duby), à des jeunes filles63".

Dans le recueil des poésies de Baudri, on trouve onze lettres en vers, sur 256 textes, adressées à des femmes (la proportion en nombre de vers -1856/8731, soit pas loin du quart de l'ensemble - est beaucoup moins négligeable). Qui sont-elles ? D'abord, une femme de la très haute aristocratie, Adèle, comtesse de Blois, fille de Guillaume le Conquérant, assurément une protectrice des lettres et des arts, mais aussi la fille spirituelle d'Hildebert de Lavardin, qui lui adresse sept "lettres de direction" 64. Des moniales, ensuite : Cécile, soeur d'Adèle, abbesse de la Trinité de Caen65; Muriel, religieuse au couvent de Wilton, en Angleterre, et poétesse réputée - inclyta versificatrix, lisait-on au début du XIIe siècle sur son épitaphe66. Quatre autres femmes, enfin, dont on ne connaît que le nom : Agnès, Béatrice, Constance et Emma67. Il y a cependant de fortes présomptions pour que les deux dernières au moins aient appartenu au couvent de Notre-Dame du Ronceray, à Angers. D'Emma, la plus âgée, à qui Baudri adresse deux lettres, dont l'épître dédicatoire qui clôt le recueil, le poète sollicite humblement un jugement littéraire sur son oeuvre68; il apparaît en outre qu'elle exerçait au sein d'un établissement religieux les fonctions de maîtresse d'école69 : n'est-on donc pas fondé à l'identifier avec Emma grammatica, dont la souscription se lit au bas de plusieurs chartes du Ronceray entre 1100 et 1120 ? 70. Une des deux lettres adressées à Constance nous apprend qu'elle séjournait dans la même maison qu'Emma, l'épître de Constance à Baudri (sur laquelle je reviendrai) que cet établissement se situait dans une capitale comtale, siège d'un évêché71.

Une "Constantia" - mais le prénom n'est pas rare, à l'époque - souscrit deux chartes du Ronceray, l'une de 1110 environ, l'autre de 112972.

Une telle hypothèse a d'autant plus le mérite de la vraisemblance que l'on a maintes fois souligné le rôle tenu par le cloître du Ronceray dans les jeux poétiques des membres de

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l'"école de la Loire" : Marbode, un peu plus tard le poète Hilaire d'Angers adressent l'un et l'autre aux jeunes pensionnaires du couvent une série d'épigrammes plutôt lestes73. De là à faire de ce monastère féminin une pépinière de poétesses74, il y a un pas que nous hésitons à franchir. Même les rouleaux des morts ne nous ont pas conservé la moindre trace de quelque production poétique émanant du couvent d'Angers. Ou plutôt, si, il en subsiste une : c'est la longue lettre en vers (89 distiques) que Constance adresse à Baudri, le c.201 de l'édition Hilbert (p.271-276).

Cette lettre est en fait une réponse à une autre lettre, exactement de même dimension, et qui la précède immédiatement dans le manuscrit, adressée par Baudri à Constance (Hilbert, c.200, p.266-271). Il est donc hors de question d'étudier séparément ces deux textes, qui constituent un ensemble cohérent. Donnons-en, pour commencer, un rapide sommaire : dans la lettre qu'il adresse "à dame Constance" (ad dominam Constantiam), Baudri affirme dès l'abord à sa correspondante, et avec beaucoup d'insistance, qu'elle ne court aucun danger à lire sa lettre (v.1-14). Bien sûr, il l'aime de toute ses forces, autant et plus que les plus célèbres amoureux de la mythologie, Pâris, Mars, Jupiter (v.15-26), mais c'est d'un amour chaste, qu'il lui demande de partager (v.27-50). Ce qui lui a plu en elle, c'est sa culture littéraire, beaucoup plus encore sa beauté physique, décrite alors en détail (v.51-70). Baudri n'en renouvelle pas moins ses protestations d'innocence (v.71-88). Suit alors une longue digression sur le bon usage de l'exégèse allégorique de la mythologie grecque : dans les mésaventures amoureuses, chastes ou lascives, des dieux et déesses de l'Olympe, il ne faut voir qu'un symbole des passions et des comportements humains universels; c'est pourquoi Baudri s'estime tout à fait fondé à lui faire une place dans sa poésie (v.89-134). Assurément, des censeurs hypocrites, qui dissimulent leurs débauches sous un air grave, ne vont pas manquer d'attaquer le poète, en assimilant perversement ce qui est gaîté simple et honnête à l'expression de désirs interdits.

Baudri n'en a cure, assuré qu'il est, et que doit être Constance, de la pureté de ses moeurs (v.135-156). il attend la réponse de son amie et lui adresse son salut (v.157-178).

La réponse de Constance est moins labyrinthique. Toute à la joie d'avoir reçu une lettre de son bien-aimé, elle n'a pu fermer l'oeil de la nuit (v.1-18). Elle porte aux nues ses innombrables qualités (v.19-58), et tout particulièrement son talent d'exégète des mythes

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(v.33-48). Mais la visite qu'elle espère ne vient pas : son ami se serait-il moqué d'elle ? aurait- il succombé aux charmes d'une autre ? Et Constance laisse alors éclater son angoisse et sa jalousie (v.49-134). Peut-être est-il écrasé pas les obligations liées à sa charge. Et elle est alors toute sollicitude à son égard (v.135-152). Quoi qu'il advienne, elle attend impatiemment, désespérément son arrivée : s'il l'aime, il doit venir bientôt (v.153-178).

Voilà donc le seul témoignage que nous ayons de la participation d'une femme aux jeux poétiques de l'école de la Loire. C'est peu, et c'est beaucoup. Pour la première fois, au milieu du choeur masculin de jugements sur l'autre sexe qui résonne dans le présent volume, on entend le son d'une voix féminine, même s'il est un peu brouillé par les contraintes formelles du genre littéraire pratiqué.

Encore faudrait-il être bien sûr que c'est réellement une femme qui s'exprime ici.

Quelques voix (celle d'Otto Schumann, plus récemment celle de Christine Ratkowitsch 75) se sont élevées en faveur du caractère fictif de cette correspondance. Mais la majorité des commentateurs, sans même se poser la question, acceptent sans sourciller l'authenticité de la lettre de Constance. Ils ont trouvé un champion de valeur en la personne de Peter Dronke, qui, lui, prend le soin d'argumenter soigneusement sa position. Il faut donc, au risque de la caricaturer, la résumer en quelques mots : oui, il s'agit bien d'un jeu littéraire, jeu dont les règles sont imposées par l'homme, détenteur naturel du savoir et du pouvoir; mais à l'intérieur de ce cadre (trop) rigide, auquel la femme est contrainte de se plier, la lettre de Constance parvient à rendre de tels échos de sincérité passionnée que l'attribution à Baudri est psychologiquement inacceptable. La femme aurait, en quelque sorte, retourné contre l'homme le piège qu'on lui tendait 76.

Les contraintes herméneutiques que je me suis fixées plus haut m'interdisent de juger, et d'utiliser dans un sens ou dans l'autre, l'argument de vraisemblance psychologique. C'est donc en me fondant sur la stricte analyse philologique que je voudrais proposer une hypothèse inverse de celle de Peter Dronke. Voici les indices sur lesquels elle s'appuie, en allant du plus faible au plus fort :

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- la présence de notre texte dans un manuscrit qui ne contient, à une exception près, que les poèmes de Baudri, et qui les contient tous, un recueil d'oeuvres poétiques complètes vraisemblablement réalisé, comme je l'ai dit, à son initiative et sous son contrôle. On m'objectera peut-être qu'il ne répugnait pas à sa vanité d'insérer dans ce recueil un poème aussi flatteur pour lui. Mais alors pourquoi n'y trouve-t-on pas d'autres lettres apparemment tout aussi élogieuses ? 77

- la parfaite symétrie des c.200 et 201, du point de vue du nombre de vers, mais aussi des étapes et des structures de l'argumentation (notamment les passages, de part et d'autre, sur la lecture chrétienne des mythes grecs78). Toutefois, on peut admettre que, s'il s'agit bien d'un jeu dont les règles sont édictées par Baudri, Constance les ait, en élève douée, fidèlement respectées.

- la similitude frappante des techniques de le versification, jusque dans leurs aspects aberrants par rapport à la norme classique. Baudri est un métricien habile, généralement fidèle à la pratique de ses modèles antiques, sauf sur un point : les fins de vers. La bonne règle veut que les clausules d'hexamètres ou de pentamètres soient constituées de mot di- ou trisyllabes; notre auteur emploie à cette place dans le vers une quantité anormalement abondante de mots de quatre, cinq, voire six et même sept syllabes. On a remarqué que cette particularité, qui le distingue aussi des poètes de son temps, constituait en quelque sorte sa

"signature" 79. Or, Constance emploie un nombre considérable de mots longs en fin de vers80. Il est vrai que 178 vers seulement constituent une base statistique trop faible pour établir une comparaison probante. Mais, de façon plus générale, est-il pensable qu'un enseignement poussé de la métrique ait été alors dispensé dans les couvents de femmes ? Les quelques petits poèmes féminins que nous ayons conservés de l'époque (inscriptiones sur les rouleaux des morts, Carmina ratisponensia) 81, bien médiocres de ce point de vue, nous suggèrent de penser le contraire.

- les citations surabondantes que Constance fait dans son poème des oeuvres de Baudri. Sur 178 vers, je ne relève pas moins de 34 emprunts littéraux82. De ces 34, neuf viennent du c.200 Ad dominam Constanciam et ne prouvent donc rien, puisqu'elle avoue avoir lu, relu et médité la lettre qui lui était adressée. Mais les 25 autres sont à chercher dans les

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passages les plus divers de l'oeuvre de Baudri, où ils sont employés dans des contextes différents. Peut-on raisonnablement penser que Constance ait eu une connaissance parfaite et intégrale de l'oeuvre poétique de Baudri ? Je me permets d'en douter, considérant comme plus économique et plus vraisemblable que notre auteur n'ait pas jugé utile d'éliminer de son pastiche des tics de style, des formules toutes faites qui lui reviennent volontiers sous la plume.

- les citations faites par Constance d'auteurs antiques : elles sont 13, empruntées à Virgile, à Juvénal et surtout à Ovide83. On revient ici à la question de l'éducation littéraire dans les couvents féminins autour de 1100. L'absence totale de documentation à ce sujet, au moins pour ce qui concerne le royaume de France84, me paraît hélas révélatrice. Rien ne prouve que l'on pratiquait au Ronceray une lecture assez approfondie des auctores pour qu'il soit possible à une élève même douée d'en insérer des hémistiches dans un poème de son cru aussi habilement que le fait Constance. En particulier, je doute que, même si le monastère angevin était ce pensionnat chic pour jeunes filles de bonne famille que l'on décrit parfois, on y ait lu et commenté le scandaleux Ovide. Comme l'ont montré de façon décisive les travaux de Birger Munk Olsen, Ovide est encore un auteur rare à l'époque; il commence tout juste à être bien connu de quelques amateurs éclairés, mais n'est en aucune façon intégré au canon scolaire85. Conrad de Hirsau, qui compose son Dialogus super auctores à peu près à l'époque qui nous intéresse proscrit formellement la lecture des Métamorphoses et des Carmina amatoria86. D'où Constance aurait-elle tiré la connaissance parfaite qu'elle manifeste des Amours et surtout des Héroïdes ?

Baudri, en revanche, est l'un de ces rares amateurs éclairés dont je parlais à l'instant87.

L'admiration fanatique qu'il éprouve pour le poète de Sulmone, dont il possède un exemplaire dans sa bibliothèque88, éclate dans chacun, ou presque, de ses poèmes. Bien plus : il a rédigé un long pastiche, assez réussi, des Héroïdes XVI et XVII, Paris Helenae et Helena Paridi 89, de même qu'un échange de correspondance fictive entre Ovide exilé au bord de la Mer noire et un de ses amis resté à Rome, librement inspiré des Tristes et des Pontiques - ces deux dernières lettres étant en outre un plaidoyer voilé en faveur de sa propre poétique90. Il n'y

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aurait donc rien d'étonnant à ce que le troisième couple de lettres que contient le recueil du Vatican soit tout entier de la main de notre auteur.

Aucun des indices énumérés ci-dessus, pris isolément, ne suffit à dénier à Constance la paternité du c.201. Mais leur accumulation ressemble fort à une preuve. Nous devons donc nous résigner, une fois encore, à laisser la parole aux hommes. On le regrettera sans doute.

Mait l'analyse du texte où l'un d'entre eux prête sa voix et son talent à une femme devrait se révéler riche d'enseignements, dans le cadre de l'enquête collective menée dans ce volume.

Analyse biaisée sans doute par le caractère unique de ce document et la complexité de son élaboration formelle. On peut ne voir dans ces poèmes qu'un curieux exercice de pure virtuosité littéraire. On peut n'y voir que l'expression des fantasmes personnels d'un "Don Juan de sacristie" (J.Fontaine). Je continue à parier sur la fécondité d'un déchiffrement intertextuel.

La vierge, la Dame, l'amante

Trois systèmes de représentations s'entrecroisent dans ces textes, actualisés formellement à travers trois registres91 : le registre de l'ascétisme, celui de la courtoisie, et celui de l'humanisme classique. Il faut, pour la commodité de l'exposé, les décrire séparément, sans perdre de vue que c'est leur interaction qui fait sens.

Le registre de l'ascétisme se développe, comme il se doit, autour du motif de la virginité. Dans le c.200, l'auteur y revient avec une insistance lancinante, au début, au milieu et à la fin de son poème : "Je ne veux pas que ta pudeur soit violée" (v.40), "je suis à jamais amoureux de ta virginité" (v.81), "vierge, vis en vierge agréable à Dieu" (v.136) 92. On souligne, avant d'y revenir plus loin, que "Constance", pour sa part, ne reprend dans sa réponse, ce thème que furtivement, en quelques vers (109-114), sur le mode de l'optatif (v.114: volo vivere casta) et comme pour faire plaisir à son correspondant. Cela ne semble pas être un problème crucial pour elle...

La fidélité à leur "profession de sainte virginité" (propositum sanctae virginitatis 93), telle est pourtant l'injonction majeure que Baudri adresse à ses jeunes correspondantes dans

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des lettres de direction empreintes d'une sollicitude paternelle qui confine parfois à la condescendance. Ainsi, dans le c.137 à la savante Muriel : "Ton coeur vaillant a méprisé la souillure de la chair, et tu t'attaches à la profession de sainte virginité" 94; dans le c.138, adressé à Agnès, "pour qu'elle conserve sa virginité" (Agne ut virginitatem suam conservet), un poème paraphrasant librement le chapitre sur la virginité de la fameuse lettre 22 de saint Jérôme à Eustochium - le texte qui est le fondement même des conceptions que les moines du moyen âge ont de la femme95 - : "Conserve la pureté du corps, réjouis-toi de ne point connaître la souillure de la chair" 96; ou encore, dans le c.142, la première épître à Constance : "offre en paiement à Dieu la virginité que tu lui as consacrée, une chair (caro) intacte est chère (cara) au Christ" 97.

Contrairement à ce que ces citations extraites de leur contexte pourraient laisser à entendre, l'éloge de la virginité consacrée n'est cependant pas énoncé sur le mode de l'interdit, de l'impératif catégorique. La chasteté doit être conçue par celles qui en ont fait voeu moins comme une obligation pesante que comme un acte d'amour, un sacrifice joyeusement consenti : amor virginitatis, expression un peu paradoxale, est une formule qui revient de façon récurrente dans les textes évoqués98. Avec pour corollaire le thème de la double virginité (c.142, v.42 : gemina virginitas) : l'intégrité physique ne vaut rien si elle ne s'accompagne pas de l'intégrité morale. Integritas corporis sine pectoris integritate non est omnino victima grata Deo, écrit Baudri dans sa première lettre à Constance99. Autrement dit, la virginité n'est pas seulement l'oblation que l'on fait à Dieu pour obtenir en retour, selon les termes d'un commerce presque magique, le salut éternel, mais aussi l'allégorie de la pureté du coeur. Ce point de vue est loin d'être neuf puisqu'on en trouve la source dans l'Epitre aux Romains100.

Il était utile toutefois de souligner la clarté avec laquelle il s'exprime à une époque où les conduites spirituelles tendent à s'intérioriser.

Le modèle que Baudri propose à ses dirigées n'est pas celui de l' "inaccessible Marie", pour reprendre la formule de Jacques Dalarun, peut-être en outre difficile à invoquer dans le contexte trop profane de poésies imitées de l'antiquité païenne, mais la sponsa Dei, ou sponsa Christ 101. Compte tenu du contexte où elles sont employées, ces expressions se réfèrent, selon nous, non à la Mère du Seigneur102, mais à la fiancée du Cantique des Cantiques - et

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l'on sait la popularité considérable dont jouit ce texte dans les milieux monastiques du temps103. Dans sa première lettre à Constance, Baudri prête à sa fille spirituelle les paroles suivantes : "Filles de Jérusalem, cessez de vous étonner que j'aie le teint sombre; ce qui rend ma peau noire, c'est un coeur contrit, une chair meurtrie" 104. Exégèse originale de Cantique I, 5 (Nolite me considerare quod fusca sim), qui fait de la couleur de la peau de la Fiancée la marque des pénitences et des macérations de la vierge consacrée. Une telle association entre noirceur du teint, pénitence et ascèse nous ramène aux saintes pécheresses si vénérées dans le milieu ligérien des années 1100 105. Comment ne pas penser, en lisant le texte que je viens de citer, à la rencontre au désert entre le moine Zosime et Marie l'Egyptienne, ermite et repentie, son corps nu brûlé par le soleil, toute noire, nigerrima, nous dit l'auteur des Vitae patrum ? Et l'anxieuse attente des nuits sans sommeil, où se consume Constance dans le c.201, n'évoque-t-elle pas celle de l'épouse du Cantique des Cantiques ? Vierge épouse du Christ, mais aussi humble pénitente, voilà la première image de la femme que nous livrent ces textes.

A ce registre se superpose, plus discrètement sans doute, celui de la courtoisie.

Rappelons d'un mot la thèse qui fait du v.45 du c.200 de Baudri à Constance : "que nos coeurs soient unis, mais nos corps séparés" (Pectora jungantur, sed corpora removeantur) une préfiguration de la fin'amors 106. Il est hors de propos d'entrer ici en matière sur l'érotique troubadouresque. Les travaux récents des spécialistes de la question nous invitent à considérer avec prudence une telle interprétation107. Il nous paraît de toutes façons bien aventureux de penser que le vers de Baudri se réfère à une espèce d'assag, rituel amoureux de nature fort incertaine et qui est peut-être le pur produit des fantasmes des modernes108. Cela est au demeurant un point de détail. On ne niera pas, en revanche, que chez notre auteur comme chez les clercs contemporains, saint Bernard compris, le lien courtois se trouve puissamment métaphorisé, en particulier par le recours à un vocabulaire précis. Constance est la seule de ses correspondantes, si l'on excepte la vénérable Emma, que Baudri pare du titre de

"Dame", domina. Le foedus amicitiae qu'il se propose de contracter avec elle (c.142, v.44) est sans doute une expression ovidienne, mais c'est aussi, dans le formulaire juridique de

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l'époque, une façon de désigner le lien féodal. Et lorsque sa corespondante lui déclare, avec une rouerie charmante, que sans doute, elle est l'épouse du seigneur, mais qu'une bonne épouse a le devoir d'aimer les amis de son seigneur109, le mot amicos s'entend aussi, en cette fin du XIe siècle, avec le sens de "vassal" 110. Si, donc, Baudri appelle Constance "dame", c'est parce qu'elle est "l'épouse de (son) seigneur" 111. De la même façon, il déclare ailleurs à Cécile, fille de Guillaume le Conquérant : "tu as été choisie par un époux plus noble encore que ton père" 112 - métaphore qu'explicite Hildebert, dans une lettre qu'il écrit à Adèle de Blois après le veuvage de celle-ci : "l'épouse de mon seigneur est ma Dame; or tu es l'épouse de mon Seigneur Jésus Christ".113.

L'emploi d'une telle terminologie situe nos auteurs dans un système de pseudo-parenté spirituelle; il les ancre également dans un jeu de rapports sociaux réglés par un échange de services, ces derniers fussent-ils symboliques. Dira-t-on alors, pour en revenir à Baudri et à Constance, qu'est reproduit ici le triangle courtois Seigneur - dame - fin'amant, le rôle de l'époux étant en l'occurrence tenu par Dieu lui-même ? On se hasarderait d'autant moins à l'affirmer que l'on possède la réponse de la dame. Et qu'il s'agit d'une réponse non pas hautaine, mais humble, suppliante, où sont clairement inversés les rapports imaginaires de domination mis en scène par la lyrique courtoise. Mais si l'on considère, avec certains auteurs récents, la courtoisie comme un leurre, la dame n'étant en réalité qu'un instrument du pouvoir de son époux sur ses dépendants 114, nos poèmes gagnent alors en profondeur et en richesse de sens. Baudri y dévoilerait, avec une ironie subtile, les coulisses de ce qui deviendra le mythe courtois, et son inconsistance dans la réalité sociale. Il y assigne à la femme, qu'elle soit ou non domina, sa place réelle de subordonnée au bon vouloir du maître.

Le registre de l'humanisme classique se déploie avec bien plus d'évidence dans nos deux textes. Ils sont tellement surchargés, comme on l'a déjà dit, de citations littérales de poètes classiques qu'ils prennent parfois l'apparence de purs centons. Le procédé reléverait de la simple pédanterie, s'il n'était pas mis en oeuvre avec beaucoup de raffinement. Le choix des auctores pillés n'est en effet nullement laissé au hasard, le contexte d'origine des citations de contrebande est fonctionnel à leur contexte d'arrivée115. De tels textes présupposent

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l'existence d'un lecteur habile, apte à en décrypter les intentions116. Essayons donc d'être ce lecteur habile. A vrai dire, nous n'aurons pas beaucoup de mal à nous donner. Nous avons affaire à des poèmes d'amour; la référence intertextuelle est bien entendu à Ovide, le Poète de l'amour.

Si l'on se limite, pour faire bref, à un échantillon, certes particulièrement dense en allusions de ce genre, on constate que les 34 premiers vers du c.200 ne comportent pas moins de dix citations des Héroïdes, des Amours, des Métamorphoses et des Pontiques117. Ces emprunts n'ont pas tous le même statut : certains, strictement formulaires, témoignent simplement de l'imprégnation de notre auteur par son modèle favori, peut-être de la coloration proprement ovidienne qu'il a voulu donne à sa lettre. D'autres, en revanche, orientent le sens118 , sur la base desquels s'échafaude une topique commune à toute la lyrique amoureuse latine des siècles qui vont suivre. Par exemple, la comparaison en forme de surenchère : "tu vaux plus à mes yeux que, pour Pâris, la fille de Léda" 119; le topos de l' "hypothèse mythologique" : (si Jupiter était le séducteur impénitent que décrit la fable) "tu pourrais le faire descendre de son ciel" 120; surtout, la descriptio amicae, dont Mathieu de Vendôme ne tardera pas à codifier les règles dans son Ars versificatoria121 : la femme aimée a nécessairement, et dans cet ordre, des cheveux d'or, des yeux semblables à des étoiles, un teint de lys, une bouche de rose, des dents d'ivoire... On pourrait énumérer à perte de vue les poèmes latins, métriques ou rythmiques, et les poèmes en langues vulgaires qui brodent sur ce genre de thématique122. Ce serait fastidieux et inutile à notre propos.

Sur le plan de l'imitation d'Ovide dans la formulation et la description du désir amoureux, le poème de "Constance" est encore bien plus convaincant, même si les parallèles textuels y sont un peu moins nombreux. La trame et la tonalité de cette lettre sont en effet un calque fidèle de celle des Héroïdes, comme d'ailleurs, le remarquait déjà F.J.E. Raby123. Le recueil d'Ovide, on le sait, rassemble les épîtres d'héroïnes mythologiques en proie aux tourments et aux délices de la passion pour un homme qui les a délaissées; elles adressent à l'amant lointain ou infidèle l'expression de leur souffrance, de leur plainte, de leur espoir. La Constance de Baudri est une véritable mosaïque des héroïnes ovidiennes. Elle a la patience de Pénélope, la jalousie de Médée, la tendresse inquiète de Laodamie. Pour étayer cette

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impression d'ensemble, on peut alléguer quelques exemples précis : l'horreur des nuits d'insomnie, ou peuplées de rêves brûlants, constitue un des leit-motive du c.201 (v.7-18, 77- 80, 99-102; cf. par exemple les v.17-18 : "je rêvais sans trouver le sommeil car ta lettre posée sur mon sein me brûlait les entrailles" 124); de telles évocations occupent aussi un important passage de l'Héroïde XV de Sapho à Phaon125. Tourmentée par les angoisses de la jalousie, Constance s'exclame : Quid non timeam ? Numquam secura quiescam (v.87); de même Hero, dans l'Héroïde XIX à Léandre : Omnia sed vereor. Quis enim securus amavit ? (v.109). Et lorsque notre amoureuse supplie Baudri de ne pas briguer de charges plus honorifiques, mais plus aventureuses (v.137-150), on croirait entendre Didon s'efforçant de dissuader Enée de partir pour Rome (Héroïde VII, v.9-20)126. Je n'abuserai pas de ces parallèles que l'on pourrait multiplier, mais dont l'énumération finirait pas lasser.

Que l'on me permette d'en citer un dernier, plus incertain, plus subtil, dans le registre du

"private joke" : Constance, à la fin de sa lettre, proclame qu'elle a le plus ardent désir d'aller "à pied ou à cheval" (v.155 : pedes aut eques) rendre visite à son ami; hélas, elle est retenue prisonnière par "une cruelle marâtre" (v.158 : seva noverca). Les tenants d'une exégèse littérale ont imaginé que ce qualificatif peu aimable s'appliquait à l'abbesse du Ronceray, voire à la maîtresse d'école Emma127. En réalité, saeva noverca est une formule ovidienne qui, notamment, désigne Médée dans l'Héroïde VI (v.126); en outre, cette même expression revient sous la plume de Baudri dans de tout autres contextes, comme métaphore de la calomnie - en partie de la calomnie répandue par ces critiques haineux qui lui reprochent d'écrire des vers libertins plutôt que de prier128. On peut se demander si notre auteur n'a pas dissimulé là une fine allusion à l'intention du lecteur avisé, pour souligner le fait que la lettre de "Constance" ne se déchiffre clairement qu'à travers la grille de lecture offerte par la poésie amoureuse d'Ovide...

On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que la critique ait parfois perçu de tels accents de sincérité dans un poème où se reflète, au contraire, l'image la plus artificielle, la plus convenue de la psychologie amoureuse féminine. C'est que le pastiche est parfaitement réussi.

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Serions-nous donc ramenés à considérer que nous sommes en présence d'un pur exercice de style ? Selon Guibert de Nogent, les jeunes écoliers étaient entraînés, à la date même où écrit Baudri, à composer bucoliques et héroïdes : "je plongeai mon esprit, écrit-il, relatant son enfance, sans aucune retenue, dans l'étude de la versification (...). Ma légéreté aidant, j'en étais venu à rivaliser avec Ovide et les poètes bucoliques, et je cherchais ardemment les grâces amoureuses dans des distributions d'images et des épîtres habilement nouées (epistolis nexilibus) "129. Peut-être doit-on comprendre le bizarre adjectif nexilis comme "qui noue des liens" ou encore "nouées entre elles (i.e.: une lettre et sa réponse)".

Quoi qu'il en soit, la mention d'Ovide, l'emploi du terme epistulae qui désigne dans les manuscrits médiévaux le recueil des Héroïdes ne laissent planer aucune ambiguïté sur l'interprétation précise, technique, du passage. On sait ce qu'il en advint pour Guibert, troublé dans son esprit et dans sa chair par ces divertissements périlleux... Baudri, tout au contraire, qui se plaît à reprendre si fréquemment (ici, par exemple, dans les v.143-148 du c.200) les termes mêmes de la grande élégie auto-justificatrice d'Ovide (Tristes, livre 2), se fait fort de réconcilier musa iocosa et vita pudica. Ce qui est en jeu ici, c'est donc la question, infiniment rebattue, indéfiniment débattue par les clercs médiévaux, de l'usage légitime ou non de la littérature païenne130, pour laquelle ils éprouvent simultanément fascination et répulsion. Je voudrais tenter de montrer, pour finir, que dans les textes analysés, cette question ne sert qu'à en surdéterminer une autre, plus profonde, plus essentielle.

"Carmen amoris"

Fascination et répulsion, tels sont aussi les termes qui dénotent l'attitude de notre abbé à l'égard de la femme et de l'amour. On admettra volontiers que l'association entre le genre érotiquement très convoité de l'élégie ovidienne et le personnage d'une vierge consacrée, d'une épouse du Christ, n'aille pas vraiment de soi. Les prédicateurs du temps s'efforcent de surmonter la contradiction entre la terreur et l'attirance qu'ils éprouvent pour la femme, l'opposition entre Eve et Marie, en exaltant la figure paradoxale de la Madeleine. Les images

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de la sponsa Dei, de la dame courtoise et de l'amante ovidienne, que j'ai juxtaposées, s'organisent-elles aussi en système cohérent ?

A y regarder de près, on s'aperçoit très vite que le dispositif mis en place par Baudri ne fonctionne pas bien. Sa lettre, déclare-t-il d'emblée, est un "chant d'amour" (c.200, v.7:

carmen amoris) . Cet amour est aussitôt défini comme comparable à ceux de Pâris pour Hélène, de Mars pour Vénus, de Jupiter pour Junon, Io et Danaé (v.17-22)... moins leurs aspects charnels (v.37-43) ! Là, on ne comprend plus du tout; on comprend d'autant moins qu'un peu plus loin encore (v.97-103), Mars et Jupiter sont présentés comme les figures emblématiques de l'amour purement charnel. Et ce que "Constance", maligne - c'est vraiment la "lectrice modèle" des sémioticiens131 ! - exalte par-dessus tout dans la personne de Baudri, c'est son talent incomparable à pratiquer l'exégèse allégorique des mythes grecs (c.201, v.33- 46) : "Ce que Mars, ce que Junon... signifiait, il le sait, il le sait et l'a expliqué"132 (notons au passage l'insistance marquée par l'emploi de la figure de rhétorique de la repetitio). Devant tant de ruse, on est contraint de penser que le dysfonctionnement signalé ci-dessus est volontaire, que l'auteur, pervers, nous invite à une lecture retorse. Elle utilisera, bien entendu, les instruments de la

rhétorique.

Le début du c.200 est un véritable chef d'oeuvre d'ambiguïté hypocrite. Baudri, dans les premiers vers (v.1-14) avertit avec une extrême solennité sa correspondante qu'elle n'a rien à craindre de la lecture de son poème133, chose qu'il ne fait jamais dans aucune autre de ses lettres. Il n'est pas utile d'avoir lu de très près Cicéron et Quintilien pour comprendre que l'on est là en présence d'un magnifique exemple de dénégation - figure qui cherche à persuader le destinataire du discours alors que ce dernier affirme le dissuader. Quel est donc le danger (réel, mais nié par Baudri) auquel Constance s'expose en lisant cette lettre ? On lit aux vers 11-12 la phrase bizarre : "ne redoute pas la Chimère lorsque ta main nue touchera ma page nue"134.

La Chimère : ce monstre à tête de lion, corps de chèvre et queue de serpent n'appartient pas au bestiaire ovidien. Elle est pourtant très présente dans les textes médiévaux

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d'inspiration misogyne, où elle prend une signification symbolique bien précise. Dans le poème de Marbode sur le mulier mala, par exemple, c'est une des figures de la meretrix135.

Pourquoi cela ? C'est que, pour Fulgence le Mythographe, la Chimère incarne la passion luxurieuse. S'appuyant sur une de ces étymologies fantaisistes dont il a le secret, Fulgence écrit : Chimaera, c'est ... , les fluctuations du désir. Ce dernier, poursuit notre auteur, comprend en effet trois phases : le début, l'accomplissement et la fin. Le début, c'est la tête de lion de la Chimère, car le désir fond sur sa proie comme un fauve; l'accomplissement, c'est le corps de chèvre, car la lubricité de cet animal est notoire; la fin, la queue de serpent, c'est le venin du remords qui vous point une fois la passion assouvie136. Cette métaphore splendide et baroque, qui ne déparerait pas le "moyen âge fantastique" de Jurgis Baltrusaïtis, est répétée textuellement dans l'un des Carmina ratisponentia, ce recueil d'épigrammes amoureuses composées en 1106 autour du monastère féminin de Regensburg137. Baudri lui- même a rédigé une très longue paraphrase en distiques élégiaques des Métologiae de Fulgence (c'est le c.154 de l'édition Hilbert). Or, tandis qu'il y est dans l'ensemble scrupuleusement fidèle à la lettre de son modèle, il amplifie dans des proportions considérables l'épisode de la Chimère, qu'il enrichit de notations inédites. Il écrit par exemple : "La Chimère prend naissance dans l'infect marécage de Lerne (détail étranger, semble-t-il, à la tradition mythographique)... Nous vivons tous, je n'exagère pas, avec notre Chimère; nous sommes le marécage et nous sommes la chimère" 138. On doit résister bien vigoureusement à la tentation de l'anarchisme pour ne pas donner à ce marécage de Lerne un nom beaucoup plus moderne ... Une fois élucidée l'allusion à la chimère, la formulation étrange du v.12 (Dum tangat nudum nuda manus folium) prend tout son sens. On comprend sans mal que Constance ne mette pas de gants (nuda manus) pour lire la lettre de Baudri, encore que le détail semble superflu. Mais qu'est-ce qu'un "parchemin nu", un folium nudum ? Ce qui retient bien sûr l'attention du lecteur, ce n'est pas le sens littéral, c'est la figure de rhétorique intitulée polyptotone qui met en relief, de part et d'autre de la césure médiane du vers, les deux mots contigus nudum (masculin) et nuda (féminin), avec en plus un chiasme dont une critique subtile tirerait sans doute les plus beaux effets. Contentons-nous de dire que, ce qui se lit ici,

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c'est l'expression nu à nue qui, dans la littérature en langue vulgaire, dénote presque à tout coup les scènes d'amour physique.

Sautons maintenant quelques vers pour arriver au v.38 : In te me numquam foedus adegit amor ("jamais je n'ai été poussé vers toi par un amour infâme"). C'est l'expression foedus amor qui retient ici mon attention. Elle répond à une expression presque similaire phonétiquement et graphiquement employée quatre vers plus haut, foedus amoris139. La différence minime, quasi-insignifiante, au niveau de la lettre (mais on sait bien grâce à Roger Dragonetti que les jeux de la lettre au moyen âge ne sont jamais insignifiants140) se double d'une opposition forte, au niveau du sens : foedus amoris, c'est le pacte d'amour chaste, que l'on peut rapprocher du foedus amicitiae des chartes médiévales, évoqué plus haut; la junctura foedus amor provient de l'oeuvre d'Ovide, où elle apparaît une fois, et une fois seulement : c'est au livre X des Métamorphoses141, au moment où l'auteur s'apprête à relater (ce qu'il fait avec beaucoup de précautions oratoires) de très scabreux épisode de Myrrha - Myrrha "la plus noire figure des Métamorphoses", selon Paule Demats142 - et de ses amours incestueuses avec son père143. Si l'on se rappelle que, dans sa première lettre à Constance, Baudri s'est présenté avec beaucoup d'insistance comme le père spirituel de la jeune religieuse144, le jeu de mots prend tout son sens et toute son ambiguïté. Il faut ajouter enfin que le distique constitué par les vers 33-34 du c.200 : "crois-mois, crois-moi, je le veux, et le croient mes lecteurs : jamais je n'ai été poussé vers toi par un amour infâme" 145 est repris mot pour mot quelques vers plus loin (v.47-48), phénomène tout à fait inhabituel dans la poésie de Baudri.

A moins de supposer une improbable faute de copie, ne verra-t-on pas dans cette insistance pesante à marteler injonction et affirmation la trace d'une volonté, pour une fois maladroite, de dissimuler quelque secret ? Surtout si l'on rapproche les mots credant legentes de la phrase omnia fingo dont Baudri fait, on l'a vu, la clé de son art poétique.

Encore un exemple, bien plus bref, des ressources que Baudri sait tirer de la rhétorique. Soit le vers 41 : "Tu es une jeune fille (virgo), moi un homme (vir ego); je suis jeune, tu es plus jeune encore...". La conclusion logique qu'induisent de telle prémisses vient naturellement à l'esprit du lecteur. Eh bien, non ! Avec une pirouette verbale, le pentamètre déjoue malicieusement notre attente : "je le jure par tout ce qui est, je ne veux pas (nolo147)

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être ton homme148". Les protestations d'innoncence ne parviennent pas, et ne tendent d'ailleurs pas, à masquer la possibilité d'un désir moins chaste, pas plus que la justification par l'allégorie. Quand notre auteur dépeint la beauté de son amie, il fait, dans la plus stricte fidélité à ses modèles scolaires, le portrait de Vénus ou d'Hélène, ces parangons de luxure. Il y a donc une ironie manifeste à conclure cette description de par les mots : "j'ai décrit ta beauté physique afin qu'elle symbolise ta beauté morale" 149.

La lecture que je propose ici du c.200 de Baudri de Bourgueil ne doit pas se comparer à celle, plutôt convaincante, qui a été faite récemment du De amore d'André le Chapelain : sous couvert d'être une apologie de l'amour courtois, ce texte serait en réalité un tissu d'obscénités150. Notre poème vient un siècle trop tôt pour justifier une telle interprétation.

Imaginer que ce texte mime les manoeuvres grivoises d'un séducteur peu scrupuleux serait commettre un contre-sens et sur l'époque où il a été écrit, et sur le public auquel il était destiné. Bien sûr, il y a une part de jeu, dans tout cela; la muse joueuse, si j'ose dire, s'en donne à coeur joie. Mais ce dont parle ce poème, si je le comprends bien, ce n'est pas de la pratique de la sexualité, mais de la tension, dans l'imaginaire de son auteur, entre amour licite et amour illicite, entre le désir nié (numquam foedus amor) et la loi proclamée151, entre les brûlures de la chair et l'idéal spirituel.

L'image qui est dessinée de "Constance" assume et résume ces contradictions. Les deux sources auxquelles Baudri a puisé sa description de la passion féminine, le Cantique des Cantiques et les Héroïdes, ne sont pas sans présenter quelques ressemblances formelles. La

"Nuit des nuits sans amour", pour reprendre le titre du beau poème de Robert Desnos, est décrite aussi bien par Ovide que par Salomon. La synthèse entre ces deux influences avait déjà été réalisée par un écrivain que nos "poètes de la Loire" ont aimé et imité, Venance Fortunat. Le c.8,3 de Fortunat, intitulé De virginitate, contient la prière, "écrite avec des larmes", qu'une vierge adresse au céleste époux dont elle attend éperdument la venue : "Où es- tu, toi que j'attends en gémissant, dans quelle ville te chercherai-je, dans quelle ville te trouverai-je ?" 152. On trouve là un écho frappant des premiers versets du chapitre 3 du Cantique. Mais la suite du texte exprime l'attente anxieuse en des formules toutes classiques,

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empruntées à Virgile et à Ovide : "Sans toi la nuit appesantit sur le monde ses ailes noires;

dans mon impatience j'interrogerai les tempêtes; quelles nouvelles le vent m'apportera-t-il de mon seigneur ?" 153. On a pu parler à propos de ce texte de "première héroïde chrétienne"

154. C'est peut-être aller un peu vite en besogne. Car le poème se poursuit par les mots suivants : "devant tes pieds, je désire laver le sol de mes larmes et j'ai plaisir à essuyer de mes cheveux (tergere crine) ton temple" 155. Tergere crine c'est Luc 7, 38, l'épisode de l'onction de Marie-Madeleine, troisième image qui se fond alors avec les deux précédentes,

Il faudrait beaucoup d'imagination pour déceler la trace même discrète, même implicite, de Madeleine dans le poème de Constance. La seule chose que notre délaissée ait en commun avec la pécheresse de l'Evangile, c'est les pleurs156. N'est-il pas d'ailleurs significatif que la vierge solitaire qui attend fidèlement un signe de son bien-aimé se nomme justement... Constantia ?

L'image féminine construite par Baudri est finalement bien rassurante pour des hommes à qui la femme est interdite. Il leur est loisible, en revanche, de déployer leurs fantasmes, de compenser leurs frustrations en convoquant sur la scène de leur imagination nourrie de lectures antiques des femmes parées de la même séduction dangereuse que la poésie classique elle-même et, donc, objets de méfiance (voir l'expérience de Guibert de Nogent, mais aussi celles d'Odon de Cluny, d'Otloh de Saint-Emmeran, contraints de diaboliser l'un Virgile, l'autre Lucain, pour combattre la fascination qu'exercent sur eux ces auteurs). Le parallèle que j'esquissais un peu plus haut entre les réactions des moines face, respectivement, aux belles-lettres et aux femmes me semble avoir trouvé ici sa pleine justification. Dans un passage fort célèbre d'une de ses lettres, saint Jérôme expliquait que la littérature païenne est comme la belle captive Dentéronome (21, 11-13) à qui l'on doit couper ongles et cheveux avant de l'admettre dans son lit157; ce texte est explicitement paraphrasé dans le c.200 de Baudri158. Symétriquement, même si, suivant la rude sentence ascétique d'Odon de Cluny, la femme "n'est qu'un beau sac gonflé d'ordure" 159 - pulcher saccus distentus stercore multo, écrit l'abbé de Bourgueil lui-même, dans un contexte bien différent

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