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Le libéralisme social demeure-t-il une alternative?

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-03019785

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03019785

Preprint submitted on 23 Nov 2020

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Le libéralisme social demeure-t-il une alternative?

Jean-Luc Gaffard

To cite this version:

Jean-Luc Gaffard. Le libéralisme social demeure-t-il une alternative?. 2020. �halshs-03019785�

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LE LIBÉRALISME SOCIAL DEMEURE-IL UNE ALTERNATIVE ?

Jean-Luc Gaffard

SCIENCES PO OFCE WORKING PAPER n° 24/2020

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EDITORIAL BOARD

Chair: Xavier Ragot (Sciences Po, OFCE)

Members: Jérôme Creel (Sciences Po, OFCE), Eric Heyer (Sciences Po, OFCE), Lionel Nesta (Université Nice Sophia Antipolis), Xavier Timbeau (Sciences Po, OFCE)

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10 place de Catalogne | 75014 Paris | France Tél. +33 1 44 18 54 24

www.ofce.fr

WORKING PAPER CITATION

This Working Paper:

Jean-Luc Gaffard,

Le libéralisme social demeure-il une alternative ? Sciences Po OFCE Working Paper, n° 24/2020.

Downloaded from URL: www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2020-24.pdf DOI - ISSN

© 2020 OFCE

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ABOUT THE AUTHORS

Jean-Luc Gaffard, Sciences Po-OFCE, Université Côte d’Azur, Institut Universitaire de France Email Address: jeanluc.gaffard@sciencespo.fr

RÉSUMÉ

Le néo-libéralisme actuel fait figure de résurgence de l’utopie du marché autorégulé. Ses effets destructeurs, aujourd’hui comme hier, sont à l’origine d’un retour du politique oscillant entre nationalisme et autoritarisme, d’un côté, libéralisme social de l’autre. Ce défi, identifié par Polanyi en son temps, nous rappell e qu’aucune société n’est possible sans pouvoir ni obligation. Suivant les néo-libéraux, pour qui le but souhaitable reste une économie de marché mondialisée qui serait débarrassée de tout pouvoir, il appartient paradoxalement, au pouvoir politique de mettre en œuvre les réformes nécessaires pour que les individus s’adaptent aussi vite que possible à cette donne. Cette recherche de flexibilité et d’adaptabilité tranche avec un libéralisme social qui fait dépendre la viabilité des changements inhérents au ca pitalisme de l’existence de mécanismes de stabilisation rendant les adaptations lentes et progressives : un libéralisme qui n’exclut ni le pouvoir, ni la contrainte. La thèse que nous entendons défendre est que le libéralisme ne pourra survivre que sous sa forme de libéralisme social dont le trait distinctif est certes de faire place à une régulation macroéconomique, mais aussi, et plu s généralement, de faire prévaloir des formes de coopération ou d’interaction sociale conciliant efficacité et équité, stabi lité ou inertie et évolution.

ABSTRACT

Current neo-liberalism is a resurgence of the utopia of the self -regulating market. Its destructive effects, today as yesterday, are at the origin of going back to politics oscillating between nationalism and authoritarianism, on the one hand, social liberalism on the other. This challenge, identified by Polanyi in his time, recalls us that no society is possible in which power and compulsion are absent. According to the neo-liberals, for whom the desirable goal remains a globalized market economy that would be rid of any power, paradoxically it is up to the political power to implement the reforms necessary for individuals to adapt as quickly as possible to this deal. This search for flexibility and adaptability contrasts with a social liberalism according to which the viability of the changes inherent in capitalism depends on the existence of stabilization mechanisms making adaptations slow and progressive: a liberalism that excludes neither power nor constraint. The thesis that we intend to defend is that liberalism can only survive in its form of social liberalism whose distinctive feature is certainly to make room for macroeconomic regulation, but also, and more generally, to ensure that forms of cooperation or social interaction that reconcile efficiency and equity, stability or inertia and evolution prevail.

KEYWORDS

Authoritarianism, community, great transformation; laissez-faire, neo-liberalism, social liberalism, power, market utopia.

JEL

A12, B15, B25, P16.

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Le libéralisme social demeure-il une alternative ?

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Jean-Luc Gaffard Sciences Po-OFCE

Université Côte d’Azur, Institut Universitaire de France

Résumé. Le néo-libéralisme actuel fait figure de résurgence de l’utopie du marché autorégulé. Ses effets destructeurs, aujourd’hui comme hier, sont à l’origine d’un retour du politique oscillant entre nationalisme et autoritarisme, d’un côté, libéralisme social de l’autre. Ce défi, identifié par Polanyi en son temps, nous rappelle qu’aucune société n’est possible sans pouvoir ni obligation. Suivant les néo-libéraux, pour qui le but souhaitable reste une économie de marché mondialisée qui serait débarrassée de tout pouvoir, il appartient paradoxalement, au pouvoir politique de mettre en œuvre les réformes nécessaires pour que les individus s’adaptent aussi vite que possible à cette donne. Cette recherche de flexibilité et d’adaptabilité tranche avec un libéralisme social qui fait dépendre la viabilité des changements inhérents au capitalisme de l’existence de mécanismes de stabilisation rendant les adaptations lentes et progressives : un libéralisme qui n’exclut ni le pouvoir, ni la contrainte. La thèse que nous entendons défendre est que le libéralisme ne pourra survivre que sous sa forme de libéralisme social dont le trait distinctif est certes de faire place à une régulation macroéconomique, mais aussi, et plus généralement, de faire prévaloir des formes de coopération ou d’interaction sociale conciliant efficacité et équité, stabilité ou inertie et évolution.

Codes JEL : A12 ; B15 ; B25 ; P16

Mots clés : Autoritarisme, communauté, grande transformation, laissez-faire, libéralisme social, néo-libéralisme, pouvoir, utopie du marché.

Abstract. Current neo-liberalism is a resurgence of the utopia of the self-regulating market. Its destructive effects, today as yesterday, are at the origin of going back to politics oscillating between nationalism and authoritarianism, on the one hand, social liberalism on the other. This challenge, identified by Polanyi in his time, recalls us that no society is possible in which power and compulsion are absent. According to the neo-liberals, for whom the desirable goal remains a globalized market economy that would be rid of any power, paradoxically it is up to the political power to implement the reforms necessary for individuals to adapt as quickly as possible to this deal. This search for flexibility and adaptability contrasts with a social liberalism according to which the viability of the changes inherent in capitalism depends on the existence of stabilization mechanisms making adaptations slow and progressive: a liberalism that excludes neither power nor constraint. The thesis that we intend to defend is that liberalism can only survive in its form of social liberalism whose distinctive feature is certainly to make room for macroeconomic regulation, but also, and more generally, to ensure that forms of cooperation or social interaction that reconcile efficiency and equity, stability or inertia and evolution prevail.

Key words: Authoritarianism, community, great transformation; laissez-faire, neo-liberalism, social liberalism, power, market utopia.

1Une version très préliminaire de ce texte a été écrite en vue d’une communication pour L’Économie aux Rendez-vous de l’Histoire dans la session organisée par Pierre Dockès « La crise de 2008 et ses prolongements inaugurent-ils une ‘Grande transformation’ ou la revanche de Karl Polanyi ? » Blois 10 octobre 2019. Je remercie Pierre Dockès pour ses commentaires et réflexions sans qu’il ait une quelconque responsabilité dans la manière dont je les ai interprétés. Je remercie également Marion Gaspard dont la communication à la même session m’a permis de mieux appréhender l’œuvre de Polanyi. Je remercie enfin Frédéric Marty qui m’a très utilement conseillé des lectures sur les évolutions des écoles libérales.

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La mesure n’est pas la résolution désinvolte des contraires. Elle n’est rien d’autre que l’affirmation de la contradiction, et la décision ferme de s’y tenir pour survivre.

Albert Camus, Défense de L’Homme révolté

1. Introduction

La crise sociale et politique née de la crise financière de 2008-9 et, plus encore peut-être, la crise sanitaire de 2020 ont fait resurgir la question du devenir du libéralisme.

Autoritarisme et populisme reviennent sur le devant d’une scène dont l’on pensait qu’ils en avaient disparu. Alors que l’économie de marché semblait l’avoir emporté partout, les désordres rencontrés suscitent des revendications de protection en contravention avec les règles établies sous l’influence d’une doctrine qui avait fait et continue très largement de faire consensus dans les cercles de pouvoir, politiques comme académiques.

La situation créée fait penser à celle qui s’était développée dans les années 1920 et 1930 quand l’idéologie libérale a reculé pour laisser la place à des idées dirigistes quand ce n’était pas à des pouvoirs dictatoriaux redonnant à l’État une position de force face au marché. À cette époque, il était question de ‘Grande Transformation’ (Polanyi 1944), de

‘Fin du laissez-faire’ (Keynes 1926), de ‘Route de la Servitude’ (Hayek 1944), de nouveau libéralisme (Dewey 1935, Lippmann 1937). Le libéralisme l’a certes emporté dans les années 1950 et 1960, mais il s’est agi d’un libéralisme interventionniste (ou social), avant que ne réinstalle une idéologie néo-libérale dont la victoire pourrait n’être qu’éphémère sans que l’on sache bien de quoi le futur sera fait.

Polanyi (1944) dénonçait le caractère destructeur de l’utopie d’un marché autorégulé et annonçait un retour inévitable du politique oscillant entre un nationalisme autoritaire antilibéral et un libéralisme social. Hayek (1944) réduisait l’une et l’autre alternative à ce qu’il dénommait la route de la servitude pour assumer une défense sans concession d’une économie de marché qu’il entendait débarrasser de toute intervention publique intempestive. Keynes (1926, 1936, 1939) dénonçait le laissez-faire et annonçait que s’ouvrait une ère de socialisation que nous qualifierons plutôt de libéralisme social.

Dewey (1935) et Lippmann (1937) prenaient acte de la disqualification du libéralisme classique, partageaient le point de vue selon lequel le marché n’est pas régi par des mécanismes naturels, mais ils s’opposaient sur ce que devrait être le nouveau libéralisme basé, pour l’un sur l’intelligence des individus socialement organisés en différentes communautés, pour l’autre sur le primat reconnu de la connaissance détenue exclusivement par les experts de la ‘bonne société’.

Le chemin suivi par les économies de marché semble avoir donné raison à Keynes pendant quelques trente décennies, puis à Hayek au cours des trente décennies suivantes, avant que ne se repose, au cours de la dernière décennie, le dilemme énoncé par Polanyi et que ne resurgissent les questions posées par ce dernier concernant les statuts de la monnaie, du travail, de la nature et de la nation. Le débat opposant, dans les années 1930, Dewey à Lippmann sur le nouveau libéralisme retrouve une réelle actualité dès lors qu’il faut répondre à la tension qui existe entre le besoin de stabilité et la nécessité du changement, dès lors qu’un gouvernement par les experts est mis en balance avec la médiation et l’intelligence collective des différentes communautés constitutives de la société libérale (Collier 2018, Stiegler 2019).

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La thèse que nous entendons défendre est que le libéralisme ne pourra survivre que sous sa forme de libéralisme social2 dont le trait distinctif est certes de faire place à une régulation macroéconomique, mais aussi, et plus généralement, de faire prévaloir des formes de coopération ou d’interaction sociale conciliant efficacité et équité, stabilité ou inertie et évolution.3

La dénonciation de la dangerosité de l’utopie du marché autorégulé n’emporte pas annonce d’une chute inéluctable de l’économie de marché (du capitalisme), mais reconnaissance de la nécessité de sa régulation. Dans cette perspective, l’État n’est pas un substitut du marché. Il en devient le complément en tant qu’il lui permet de bien fonctionner.

Renouer ainsi avec l’argumentation développée par Keynes concernant la socialisation de l’économie vise à lui donner une plus large ampleur. D’abord en s’intéressant au fonctionnement de l’État mais aussi des différentes communautés auxquelles l’individu appartient, à commencer par l’entreprise envisagée, non comme la propriété de ses seuls actionnaires, mais comme une coalition politique entre ses différentes parties prenantes.

Ensuite en envisageant l’interaction entre toutes ses communautés et leur inscription chacune dans une temporalité qui lui est propre. Le libéralisme social tel qu’il devrait être conçu, non seulement, rétablit le lien perdu entre libéralisme économique et libéralisme politique, mais l’inscrit dans le temps long dès lors qu’il s’agit d’assurer la viabilité d’une évolution rythmée par des ruptures récurrentes. Le problème n’est pas seulement de faire prévaloir les choix discrétionnaires sur des règles énoncées par des experts, mais de faire en sorte que ces choix reposent sur des formes et mécanismes d’adaptation qui garantissent de maîtriser la succession des déséquilibres.

Comme le soulignait Polanyi (1944), l’existence de médiations institutionnelles fait que la liberté individuelle est inévitablement limitée par le pouvoir, un pouvoir que les néo- libéraux entendent ignorer en théorie alors qu’ils n’écartent pas de devoir y recourir pour imposer leur vision téléologique du monde, un pouvoir qui peut relever de l’interventionnisme libéral, mais qui pourrait tout autant basculer vers l’autoritarisme ou le césarisme dans le contexte actuel de mondialisation où se lèvent des vents contraires annonciateurs de morcellement des communautés et de conflits entre elles.

Se référer à la multiplicité des médiations et des pouvoirs que celles-ci véhiculent conduit à s’interroger sur une complexité trop souvent oubliée de l’analyse, celle liée à la multiplicité des temps associés à la multiplicité des phénomènes et des acteurs (Gaffard, Amendola et Saraceno 2020). Le défi dépasse le cadre stict de l’économie car ce dont il est

2Il y a sans doute une ambiguïté à utiliser ce vocable qui a pu signifier que l’on accepte les règles du marché en veillant simplement à en amortir le coût social. Le qualificatif de social a, toutefois, une portée plus large dès lors que l’on rompt avec l’atomisme individualiste, que l’on reconnaît la primauté du fait social. Sans doute aurait-on pu aussi utiliser le vocable de socialisme libéral pour désigner une forme de socialisation (non autoritaire) de l’économie. Non pour associer à un socialisme scientifique une défense de la liberté individuelle à la façon dont l’envisage Walras (Dockès 1996 pp. 71-74), mais pour souligner la dépendance des choix individuels à l’égard du fait social et voir dans le socialisme l’accomplissement du libéralisme (Canto-Sperber 2003). De fait, la réflexion présente porte autant sur le devenir du capitalisme que sur celui du libéralisme, l’alternative étant, vraisemblablement, entre un capitalisme autoritaire et un capitalisme libéral au sens américain de ce dernier terme. « Au fond, le capitalisme n’est que l’autre nom de la modernité elle-même, dans ce qu’elle a de socialement problématique (…) Le capitalisme (envisagé) comme une forme sociale éminemment paradoxale (…) une forme où la société se défait par la dynamique même qui est supposée garantir son effectuation et sa consolidation » (Karsenti 2013 p. 267-68).

3Cette thèse s’inscrit dans les réflexions et analyses conduites dans Amendola et Gaffard (2012, 2018, 2019), et Gaffard, Amendola et Saraceno (2020).

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question c’est de savoir si l’esprit de mesure qualifiant le libéralisme social permettra de se garder de la démesure qu’incarne aussi bien la dictature du marché total que celle de l’État omnipotent qui ont en commun de se rapporter à un temps unique en même temps qu’à une fin de l’histoire, et d’en tirer une même prescription consistant à enjoindre de s’adapter aussi vite que possible à des changements présumés exogènes.

Des contradictions sont au cœur de la gestion de la monnaie et de la finance, du travail et de l’emploi, de l’entreprise, de l’État et de la nation. Monnaie et finance sont à la fois des instruments indispensables de coordination et le lieu de dérives spéculatives. Travail et emploi obéissent à une exigence contradictoire de mobilité et de rigidité. L’activité de l’entreprise oscille entre création et détournement de valeur, celle de l’État entre régulation et prédation. Quant à la nation, elle est confrontée au partage entre ouverture et protection, entre coopération et concurrence. La thèse proposée est que le libéralisme social est incarné dans des institutions qui règlent ces contradictions. La mesure n’est pas ici l’équilibre confondu avec l’harmonie des intérêts. Elle s’identifie à la reconnaissance des contradictions et à une lutte permanente pour y survivre.

Dans ce qui suit, nous rappellerons, dans un premier temps, le caractère destructeur de l’utopie d’un marché autorégulé, tel qu’il s’est manifesté au tournant des XIXe et XXe siècle, ainsi que les termes du débat engagé, dans les années 1930, sur ce que pourrait être l’alternative au mythe du marché parfait (sections 2 et 3). Dans un deuxième temps, nous ferons état des caractéristiques du libéralisme social tel qu’il s’est imposé après la Deuxième Guerre mondiale avant de céder devant la résurgence de l’utopie du marché autorégulé sous l’appellation de néo-libéralisme (section 4). Dans un troisième temps, nous reviendrons sur ce qui nous paraît être les racines de ce libéralisme social avant d’en établir l’actualité (sections 5 et 6) et de traiter des réponses à donner, d’un point de vue de théorie et de politique économiques, aux questions relatives au statut de la monnaie, du travail, de l’entreprise, de l’État et de la nation (sections 7, 8, 9, 10 et 11). Nous conclurons en évoquant le défi politique qui se dessine qui met aux prises un libéralisme social et un capitalisme autoritaire lequel a, en commun avec le néo-libéralisme de reposer sur l’illusion d’une thérapie de choc, autrement dit sur la négation de la complexité et de l’irréversibilité du temps (section 12)

2. Le laissez-faire : une utopie de marché destructrice.

Polanyi (1944) n’est ni le premier, ni le seul à expliquer qu’une économie de marché conçue comme système autorégulé est éloignée de la réalité sociale. Des penseurs libéraux font, à la même époque, le même diagnostic. Ainsi Dewey (1935) ou Lippmann (1937) vont, l’un et l’autre, mettre en cause les croyances et les méthodes du premier libéralisme. Mais Polanyi, en anthropologue et en historien, élargit le débat et nous rappelle que l’économie a, de tout temps, été subordonnée à l’environnement politique et social. Il nous avertit que le projet, un moment et en partie exécuté, de subordonner la société tout entière à la logique du marché est aussi dangereux qu’utopique.

D’un point de vue théorique, cette utopie pourrait sembler correspondre à la société idéale en forme d’équilibre général des marchés théorisée par Walras (1874) : un monde sans monnaie autre que neutre, sans gouvernement, atemporel, apolitique, dénué de toute forme de relations contractuelles à moyen ou long terme, sans pouvoirs ni contraintes. Walras entend, non pas concevoir une théorie du fonctionnement du système capitaliste réel, mais analyser un système idéal, expression de lois naturelles,

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indépendant du temps et du lieu, que l’on ne trouve nulle part dans le monde réel.4 Non sans envisager la possibilité de sa réalisation qui passe par des mesures telles que la nationalisation et l’affermage des terres ou encore la création de coopératives, qui relèvent d’une forme de socialisme libéral (Dockès 1996).5

Le propos de Polanyi est bien différent. Niant l’existence d’un ordre naturel, son propos est de décrire cette première grande transformation que constitue l’avènement d’une société qui procède de l’unification et de l’extension d’un marché qui la domine dans toutes ses dimensions. Il entend analyser les conséquences de la mise en œuvre concrète de ce qu’il considère comme une utopie à travers la marchandisation effective du travail, de la nature (la terre) et de la monnaie en lesquels il voit la réponse aux exigences de la production capitaliste. L’utopie dont Polanyi dénonce la dangerosité est devenue une réalité quand Walras cherche, de son côté, les moyens de parvenir à la société idéale non sans s’inquiéter des effets destructeurs de mesures qui semblent en relever tel que le traité de libre-échange franco-britannique Cobden-Chevalier.

La marchandisation du travail, telle que Polanyi la décrit, s’entend comme une situation dans laquelle il existe une totale mobilité du travail assortie d’une non moins totale élasticité des salaires. De fait, le marché dont il est question est dénué de toute relation contractuelle autre qu’un contrat précaire de louage, impliquant, en principe, que la flexibilité des salaires garantisse le plein emploi. La marchandisation de la monnaie procède essentiellement du jeu de l’étalon-or placé au cœur de l’autorégulation impliquant un prix constant de l’or, une circulation monétaire fondée sur la variation des réserves d’or et la liberté des transactions internationales. La règle est qu’une sortie d’or entraîne une hausse du taux d’intérêt, la baisse des prix et des salaires, le déclin des importations et la stimulation des exportations (et vice-versa). Il existerait ainsi un seul marché mondial sans besoin d’un gouvernement mondial ni d’autorité financière globale.

« La tâche aveugle de l’esprit marchand était insensible au phénomène de la nation et, aussi bien, à celui de la monnaie. Le libre-échangisme était nominaliste à l’égard de l’un comme de l’autre » (Polanyi p. 266).

L’économie du laissez-faire qui a semblé ainsi triompher au milieu du XIXe siècle s’est heurtée aux désordres que la mise en œuvre de ses principes a provoqués.

Ainsi, l’étalon-or a-t-il produit des résultats opposés à ceux attendus. Il a imposé des coûts insupportables en termes de revenus et d’emploi. L’ampleur de ces coûts a appelé l’intervention de l’État qui a introduit des tarifs protectionnistes et eu recours à la colonisation pour se constituer un vaste marché protégé. Il s’en est suivi une consolidation des nations à l’abri de leurs frontières, bien plutôt soucieuses de bâtir des empires que de coopérer entre elles.

Les écarts de performance et les différences de statut entre les pays se sont approfondis.

Ainsi, « il était oiseux d’attendre qu’à tout coup le pays dont la monnaie s’effondrerait augmentât automatiquement ses exportations et rétablît ainsi sa balance des paiements, ou que son besoin de capitaux étrangers l’obligeât à indemniser l’étranger et à reprendre

4« Les Éléments devaient être et sont, en tout sauf le nom, une utopie réaliste, c'est-à-dire la description d'un état de choses que l'on ne trouve nulle part dans le monde réel, indépendant du temps et du lieu, idéalement parfait à certains égards, et pourtant composé d'ingrédients psychologiques et matériels réalistes» (Jaffé 1980 p. 530).

5 Cette position est bien différente de celle développée dans la macroéconomie de la nouvelle école classique qui pose en principe que la réalisation de l’équilibre général walrasien repose sur l’adoption de règles visant à rendre immédiatement les marchés flexibles (Gaffard, Amendola et Saraceno 2020).

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le service de sa dette. » (Polanyi 1944 p. 272). Faute d’un tel mécanisme, la répudiation de la dette pouvait sembler une possibilité mais elle menaçait l’ordre du marché mondial de sorte que « le gouvernement en faillite, frauduleuse ou non, était placé devant l’alternative d’être bombardé ou de régler ses dettes » (ibid.).

L’État s’est trouvé être au centre des régulations exigées s’agissant du travail, de la terre et de la monnaie qui, pour Polanyi, sont des marchandises fictives au sens où elles ne sont pas (ou ne devraient pas être) produites pour être vendues sur un marché. Des classes et des groupes sociaux, heurtés par les désordres nés de la marchandisation de la monnaie, de la terre et du travail, ont demandé à être protégés (Polanyi p. 218). Le protectionnisme n’a pas été le résultat d’une conspiration des intérêts, mais bien des perturbations qui ont affecté l’homme, la nature et l’organisation de la production, autrement dit d’une rupture des relations sociales. Dans le monde étudié par Polanyi, celui de la fin du XIXe siècle, un lien étroit est établi entre la première législation sociale pour protéger les travailleurs, les tarifs douaniers pour protéger les agriculteurs, les mesures monétaires pour protéger la nation, conçus pour faire face aux désordres observés (Polanyi 1944 pp. 267-8).

La ‘Grande Transformation’ dont parle, alors, Polanyi (1944), n’est autre que la fin d’un libéralisme économique vu comme une tentative de concrétiser l’utopie du marché autorégulé, la fin d’une économie de marché que l’on voulait débarrassée de toute influence politique ou sociale, d’une économie dont on imaginait qu’elle pouvait être

‘désencastrée’ du social pour la première fois dans l’histoire de l’humanité.

Les désordres créés ont suscité retour des forces politiques et sociales sur le devant de la scène dont le but a été contrarier les forces du marché. « En réalité, s’attendre à ce qu’une collectivité restât indifférente au fléau du chômage, aux mutations de ses industries et de ses métiers avec leur cortège de tortures morales et psychologiques simplement parce qu’à long terme, les effets économiques seraient négligeables, c’était supposer une absurdité » (Polanyi 1944 p. 280).

La crise générale du libéralisme classique à partir des années 1880 s’est traduite par un retournement touchant au comportement sinon à la nature des grands États européens qui se sont préoccupés de répondre aux difficultés rencontrées en développant des formes nouvelles de colonisation et d’impérialisme. « L’ouverture mondiale suscitée par le dynamisme occidental change de signe. Elle était d’abord civile et marchande, elle paraissait en passe de créer un ‘état économique’ planétaire, elle prend un tour militaire et politique. Elle relance l’expansion coloniale. Elle se traduit par une course à la domination entre les nations européennes. Elle ressuscite des empires » (Gauchet 2007 p. 208).

3. Le libéralisme en question : le débat des années 1930

Le débat qui s’est, alors, engagé pose la question de l’alternative au marché généralisé et tout puissant, une question à laquelle vont répondre les défenseurs du libéralisme comme ceux qui s’y opposent, les tenants du libéralisme des origines et ceux qui tentent de concevoir un nouveau libéralisme, une question qui relève du politique et de l’économique, des relations entre les deux.

Avant d’y venir, il n’est pas inutile de se remémorer la façon dont Walras (1898) envisageait la possible marche vers la société de marché idéale et se faisait le chantre d’un socialisme libéral. Walras croît, certes, en l’existence de cet idéal qu’il entend comme une vérité économique pure et il préconise de réformer la société pour y parvenir (Dockès, 1996, 2006). Mais il prend soin d’alerter sur la confusion entre la science sociale et la

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pratique politique. Pour Walras, « cette confusion, la croyance dans la possibilité de plier immédiatement, autoritairement les ‘faits têtus’ à une volonté idéaliste, conduit fatalement à la révolution, cette funeste maladie sociale que les peuples contractent fatalement lorsqu’ils ne sont pas guidés vers un idéal scientifiquement élaboré, par un réformisme rationnel, mais soucieux de laisser les mentalités s’adapter librement et tenant compte des résistances du milieu, en donnant ‘le temps au temps’, en acceptant la diversité des solutions » (Dockès 1996 pp. 162-3). Ainsi sont posées, au moins implicitement, à la fois la question du pouvoir, celle des conditions de son exercice et celle du temps requis pour qu’il s’exerce efficacement. Le laissez-faire n’est pas de mise, la réforme sociale est l’alternative. « Walras est un réformiste. Son libéralisme récuse l’évolution spontanée dans la mesure où les actions collectives, les réformes, s’inscrivent elles-mêmes dans la marche vers l’idéal. Une politique « rationnelle », c’est-à-dire fondée scientifiquement, permettra cet aboutissement » (Dockès 2006 p. 1778). À sa façon toute singulière, Walras se fait le défenseur d’un socialisme libéral. On peut comprendre qu’à sa suite ait pu se développer un courant de pensée qui, tout en défendant le marché comme lieu efficace d’allocation des ressources, reconnaît à l’État de pouvoir se substituer au marché quand celui-ci est défaillant, mais c’est, le plus souvent, pour concevoir les règles permettant de reproduire autant qu’il est possible, un état de concurrence parfaite.6 Ce n’est, toutefois, pas en ces termes que le débat a pris forme dans les années 1930.

Polanyi (1944), qui récuse un idéal qu’il assimile à une utopie, pense ‘l’encastrement’ de l’économie dans les faits politiques et sociaux comme la réponse incontournable aux effets destructeurs de l’utopie mise en pratique. Si alternative il y a, c’est entre deux formes d’intervention du politique et du social dans l’économie: l’autoritarisme voire la dictature ou le libéralisme social en quoi Polanyi voit « un socialisme associationiste ». Ce socialisme est « la tendance inhérente d’une civilisation industrielle à transcender le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une société démocratique » (Polanyi 1944 p. 302).

Reconnaissant dans la liberté une valeur première, il conteste qu’elle puisse être une valeur unique, considérant que l’économie ne se guérit pas d’elle même. « Inévitablement, nous arrivons à la conclusion que la possibilité même de la liberté est en question. Si la réglementation est le seul moyen de répandre et de renforcer la liberté dans une société complexe, et que pourtant faire usage de ce moyen est contraire à la liberté en soi, alors une telle société ne peut pas être libre » (Polanyi 1944 p. 330-1). Le constat fait par Polanyi est qu’ « aucune société n’est possible, dont le pouvoir et la contrainte soient absents, ni un monde où la force n’ait pas de fonction » (Polanyi 1944 p. 271).

En d’autres termes, ce dont Polanyi fait ainsi état c’est de l’existence d’un besoin de coordination et par suite de la nécessité et de l’inévitabilité d’un pouvoir de coordination.

Les groupes d’individus ou les organisations qui détiennent ce pouvoir s’approprient une part du revenu social en rémunération des services qu’ils rendent. Ils participent de l’activité productive quoiqu’il soit impossible d’en mesurer la contribution.7 Leur

6Cette approche, d’inspiration walrasienne, ne prendra véritablement forme qu’à partir des années 1980 en réponse à la fois au keynésianisme et au néo-libéralisme. L’ouvrage de Tirole (2016) en fournit une excellente synthèse.

7« La production sociale et son corollaire l’organisation sociale requièrent une catégorie spécifique de services sans lesquels elles ne pourraient pas fonctionner. Cette catégorie comprend les services des superviseurs, coordinateurs, dirigeants, législateurs, prêtres, professeurs, journalistes etc.. Ce qui distingue ces services de ceux d’un maçon, tisserand ou postier est qu’il ne possède pas de mesure objective comme ces derniers l’ont. Étiqueter les premiers comme improductifs et les seconds comme productifs – comme

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reconnaître d’avoir pour fonction éminente et nécessaire de coordonner l’activité économique n’implique pas, pour autant, qu’ils l’exercent au mieux des intérêts de la société. Ils peuvent, non seulement, capter une fraction excessive du revenu global, mais ils peuvent aussi utiliser les revenus captés pour se livrer à des activités improductives qui sont un obstacle à la croissance. Ils forment, alors, ce que Veblen désignait comme une classe de loisirs.8 Sont en jeu, certes, le pouvoir de l’État, mais aussi celui des entreprises et des intermédiaires financiers, la façon dont ils s’exercent, qui détermine le type dominant de société, donc ce que peut être ce « socialisme associationniste » qu’il est absurde de vouloir envisager comme le résultat de l’abolition de la finance et du salariat.

Pour Hayek (1944), au contraire de Polanyi, non seulement le marché de libre concurrence est immunisé contre toute forme de pouvoir économique (de marché), mais il n’y a pas d’alternative au marché autre que la servitude, celle imposée par la planification centralisée et à laquelle conduit un socialisme dit libéral incarné dans le dirigisme.

Hayek dénonce, ainsi, cette autre grande utopie que constituerait le socialisme y compris dans sa version qualifiée de sociale, une utopie imposée par un État qui ne se contente pas de veiller au bon fonctionnement du marché, essentiellement au respect des droits de propriété. La liberté est menacée par cette utopie au contraire de ce que prédisent les tenants de la doctrine socialiste. Le libéralisme que défend Hayek n’est pourtant pas le laissez-faire. L’intervention de l’État n’est pas exclue. La concurrence n’est pas jugée incompatible avec des mesures de contrôle des méthodes de production ou de limitation du nombre des heures de travail y compris quand elles augmentent les prix. « La préservation de la concurrence n’est pas davantage incompatible avec un vaste système de services sociaux tant que l’organisation de ces services n’est pas conçue pour rendre la concurrence inopérante » (1944 / 2007 p. 34). L’efficacité du mécanisme du marché repose, non sur l’existence de prix optimaux obtenus instantanément (le tâtonnement walrasien), mais sur une capacité sans égale d’acquisition de l’information grâce à des ajustements lents et graduels qui relèvent de la nature du marché (Hayek 1948)9. Il n’en demeure pas moins que la coordination recherchée est assurée par le système des prix.

« (Celui-ci) permet aux chefs d’entreprise, en surveillant le mouvement de quelques prix comme le pilote surveille quelques cadrans, d’ajuster leurs activités à celles de leurs

dans la tradition d’Adam Smith – est, cependant, une manière erronée de les distinguer les uns des autres : la production a besoin des deux » (Georgescu-Roegen, 1971, p. 309).

8 Pour Veblen (1899), si les classes inférieures vivent dans le labeur et la frugalité, il n’en est pas de même de la classe pécuniairement supérieure chez qui diligence et parcimonie sont contrecarrées sinon annihilées par le développement du loisir et de la consommation ostentatoire au détriment du travail productif. Dans la même veine, Georgescu-Roegen nous rappelle que « seulement ce qui n’a pas de mesure intangible peut facilement être exagéré en importance. C’est la raison de base pour laquelle l’élite privilégiée dans chaque société a toujours été composée - et je suppose sera toujours composée – de membres qui rendent des services improductifs sous une forme ou sous une autre. Quel que soit le titre auquel cette élite reçoit sa part du revenu, celle-ci ne sera jamais assimilable au salaire d’un travailleur, - même, comme c’est possible, elle peut être ainsi désignée » (Georgescu-Roegen 1971 p. 310). Et d’ajouter plus loin. « Le fait que chaque élite rende des services qui ne produisent pas de résultat palpable, mesurable, conduit non seulement à bénéficier de privilèges économiques mais aussi à des abus de toutes sortes » (ibid. p. 311). Il n’en demeure pas moins que ces élites doivent leur existence à la division du travail, ne disparaissent donc pas mais circulent au sens où une élite remplace l’autre. « Naturellement, leur noms et les rationalisations de leur privilèges changent. Mais il est important de noter que chaque élite inspire une nouvelle mythologie socio- politique au moyen de laquelle la nouvelle situation est interprétée. Toutefois, le même leitmotiv parcourt toutes ces auto glorifications : ‘que deviendraient les gens sans nos services ‘ » (ibid. p. 310)

9Pour Hayek le marché est, par nature, imparfait, mais pour paraphraser ce que disait Churchill de la démocratie, c’est le pire des systèmes (de création d’information) à l’exception de tous les autres.

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confrères » (Hayek 1944 / 2007 p. 42). Si la flexibilité des prix est ainsi requise, elle est jugée limitée, non pas par coercition, mais du seul fait des comportements d’individus rationnels, libres de leurs mouvements. Ce qui explique, d’ailleurs, que Hayek attribue les désordres de l’économie de marché à une organisation inappropriée du système bancaire qui autorise des variations fortes et inconsidérées des taux d’intérêt (Hayek 1933).

La question demeure pourtant de savoir à quelles conditions une telle société de marché prend place et dans quelles conditions elle cède la place. A la seconde question, Hayek (1944) semble répondre en insistant sur la bataille engagée entre les idées libérales et les idées socialistes. Comme si l’histoire était accomplie et que l’on était en présence de la tentative d’en remettre en cause l’issue au prix de la servitude, sorte de retour en arrière à des sociétés archaïques. À la première question, Hayek, répond en faisant valoir que l’institution du marché est faite de règles générales issues d’un processus de sélection culturelle qu’il dénomme l’ordre spontané. Sa vision de l’État apparaît alors comme

« purement fonctionnelle, instrumentale et épiphénoménale » (Égé 1992, p. 1027-8). Or, les dispositifs juridiques qui assurent l’émergence du marché libre en même temps que de l’État de droit ne peuvent être que le fruit d’une rupture. « La liberté au sens juridique et politique du terme, n’est ni un attribut humain universel, ni une propriété substantielle, mais une disposition formelle qui est proprement inventée dans un contexte social particulier » (Égé 1992 p. 1024). Une médiation née de cette invention est nécessaire qui empêche de s’en tenir au seul jeu des essais et erreurs d’individus libres, indépendants les uns des autres et de toute structure sociale préétablie.

Ce qui est vrai de l’État de droit en général l’est aussi des dispositifs juridiques constitutifs de l’État social tel qu’ils vont émerger de la Grande Dépression. Il est intéressant, à ce propos, de noter l’appréciation formulée par Keynes sur l’essai de Hayek (1944) ‘La route de la servitude’. Il en partage explicitement la position philosophique et morale. En revanche, il plaide en faveur d’une intervention publique jugée nécessaire pour faire face à l’incertitude radicale. « Keynes ne croyait certainement pas que le gouvernement savait ou pouvait savoir, plus que la ‘société’. Mais il pensait qu'il était en mesure de prendre des mesures contre les conséquences d'une incertitude que des particuliers ou même des arrangements sociaux informels ne pourraient pas prendre. Les ‘conventions’ qu’une société érige pour se garder des effets de l’incertitude se brisent dans les moments de grande tension. Par suite une politique de plein emploi n’était pas la porte ouverte à la servitude, mais une mesure de prudence face à une situation dont le développement détruirait les valeurs qu’il (Keynes) partage avec Hayek » (Skidelsky 2009 p. 160). Keynes n’était pas aveugle quant aux possibles dérives totalitaires, mais entendait y faire face en développant l’État social devenu l’utile complément du marché et non son substitut.

À cette même période, Lippmann (1937) constate ce qu’il dénomme la débâcle du laissez- faire, n’adhère plus à l’idée que le marché obéirait à un ordre naturel et lui substitue un ordre légal qui suppose une intervention juridique de l’État. Ce faisant, il dénonce les règles édictées par le premier libéralisme qui ont, selon lui, préservé les avantages des classes dominantes et plaide en faveur de nouvelles règles conçues pour libérer le marché des monopoles afin de restaurer l’atomisme libéral curieusement entendu comme la concurrence entre les individus les plus doués. La concurrence n’est plus un fait de nature et devient une norme dont la mise en œuvre exige des règles qui en garantisse la loyauté.

Ainsi que le souligne Stiegler (2019), Lippmann attribue à l’État une mission essentiellement politique et sociale, qu’il assimile à un pouvoir central confié à des experts en charge d’une véritable réforme de la société pour faire pièce à l’ignorance supposée des masses. Cette mission est destinée non seulement à perfectionner les règles de droit,

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mais aussi à améliorer l’éducation et les capacités cognitives des individus. L’objectif demeure, fondamentalement, de parvenir à l’établissement d’une économie de marché mondialisée procédant de la division sans cesse plus étendue du travail, mais sous l’égide de que nous appellerions aujourd’hui une technocratie éclairée.

Ce nouveau libéralisme recèle un paradoxe sur lequel il faudra revenir : l’avènement du marché global est subordonné à la verticalité d’un pouvoir essentiellement public, un travers, si l’on s’en rapporte à l’étude qu’en fait Stiegler (2019), dans lequel ne tombe pas Dewey (1937) qui, tout en partageant le même diagnostic sur les effets pervers du laissez- faire, se démarque de Lippmann en reconnaissant un rôle éminent aux différentes associations ou communautés qui structurent la société en même temps qu’elles font exister l’individu comme être social. Sur ce même point Dewey se sépare aussi de Hayek pour qui tout groupe défend ses intérêts propres et devient l’ennemi de la liberté économique. Se trouve ainsi posée, en filigrane, la question du pouvoir, de sa nature, des conditions de son exercice, du rapport entre l’économique et le politique, entre la liberté économique et la liberté politique.

Keynes (1926, 1933) fait un constat en bien des points similaire à celui fait par Polanyi (1944). Dans des termes extrêmement clairs, il dénonce le laissez-faire, met en cause les comportements dictés par des critères exclusivement financiers, s’interroge sur la réalité des avantages de la division internationale du travail, reconnaît la nécessité d’un certain protectionnisme, plaidant en faveur d’une plus grande autonomie des économies nationales que celle prévalant avant 1914.

La position de Keynes est qu’il convient d’opérer une nouvelle expérimentation qui sans remettre en cause l’économie de marché en transforme le mode de fonctionnement. Il plaide pour des ajustements qui doivent être graduels et consistent, en tout premier lieu, à faire une place au rôle régulateur de l’État. L’une des dimensions importantes de l’action de l’État est, en outre, de préserver les intérêts de la nation. « Les sacrifices et les pertes liées à une transition seront considérablement plus importants si l’on force l’allure. Je ne crois pas en l'inévitabilité de la gradualité, mais je crois en la gradualité. C’est avant tout le cas d’une transition vers une plus grande autosuffisance nationale ou une économie nationale planifiée. Car il est de la nature des processus économiques de s’enraciner dans le temps. Une transition rapide impliquera une destruction si drastique de la richesse que le nouvel état de choses sera, au début, bien pire que l’ancien et l’expérience sera discréditée. Car les hommes, jugent impitoyablement les résultats, les premiers résultats aussi » (Keynes 1933 p. 769, italiques ajoutées).

Du débat noué dans les année trente, mais surtout des conditions politiques et sociales nées de la Grande Dépression et de la Deuxième Guerre mondiale, résultera une renaissance du libéralisme sous la forme pour partie initiée par Keynes: le libéralisme social dont les principes et les pratiques sont largement partagées par les forces en présence, démocrates chrétiens et sociaux démocrates en Europe, républicains et démocrates aux États-Unis. Pourtant se développe simultanément, en opposition au keynésianisme devenu, un temps, pensée dominante, une controffensive alimentée par un courant de pensée qui se veut authentiquement libéral, initié par Hayek et organisé en lobby intellectuel, qui se traduit, dès 1948, par la création de la Société du Mont Pèlerin dont les thèses vont irriguer le néo-libéralisme qui va l’emporter à partir des années 1980.

4. Du libéralisme keynésien à la résurrection de l’utopie du marché.

L’économie libérale a repris le dessus au cours des trois décennies qui suivent la Deuxième Guerre mondiale sous la forme de ce libéralisme social inspiré des thèses

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défendues par Keynes.10 Ce serait une erreur que d’attribuer son succès dans cette période au seul activisme budgétaire des gouvernements sans se soucier de la réalité des changements structurels profonds intervenus dans l’organisation des marchés et des entreprises. De même que ce serait une erreur que d’attribuer son échec ultérieur au seul fait que la politique économique aurait introduit un biais inflationniste systématique dans le fonctionnement de l’économie sans prendre en considération, pour en expliquer la survenue tardive, les ruptures politiques et sociales intervenues aux Etats-Unis à partir du milieu des années soixante, puis dans l’ordre international au début des année soixante dix.

De nouvelles institutions et formes d’organisation ont vu le jour au sortir de la Grande Dépression dont le principal atout est d’avoir favorisé la maîtrise du temps long par les acteurs publics et privés (Gaffard, Amendola et Saraceno 2020). Il en est ainsi des stabilisateurs automatiques systématisés grâce aux régimes d’assurance chômage, santé et retraite. Il en est ainsi de la gouvernance des entreprises devenues de véritables coalitions politiques (March 1962), impliquant, aux États-Unis comme en Europe occidentale, une indexation des salaires sur les gains de productivité, la distribution régulière de montants limités de dividendes, le développement de la planification dans les entreprises, la fixation de prix à long terme (Shonfield 1965).11 Il en est ainsi des institutions porteuses du Droit du travail et de la sécurité sociale qui reposent sur le principe de justice sociale (Supiot 2010).12 Il en est ainsi des institutions internationales nées des accords de Bretton Woods dont l’objectif est de concourir à la stabilité des économies nationales (Rodrik 2011). Dans ce contexte, les crises financières ont disparu, les tensions inflationnistes ont longtemps été contenues. Le nouvel environnement institutionnel a permis une meilleure coordination entre l’offre et la demande sur le long terme, soit bien plus qu’une simple stimulation de la demande globale.13

Fondamentalement, dans cette période, la réciprocité et la coopération propres aux relations sociales a pris le pas sur un strict individualisme. Non seulement « les avantages de la réciprocité au sein d'une communauté ont été amplifiés à mesure que la

10Keynes (1939) a même utilisé l’expression socialisme libéral.

11Il est intéressant de rapporter ici l’analyse que Shonfield (1965) fait des capitalismes de l’Allemagne et des Etats-Unis présumés restés en dehors du principal courant organisationnel de la période, la planification. En Allemagne, la pratique des prévisions à long terme portant sur les investissements s’est répandue en même temps que la possibilité pour chaque entreprise d’insérer son plan dans le cadre de sa branche, de pouvoir utiliser pour ces prévisions « un jeu d’hypothèses communes et un cadre intellectuel commun, qui constituent le minimum indispensable pour formuler une stratégie collective de l’investissement à long terme » (ibid. p. 268-69). Aux Etats-Unis, la pratique de la planification d’entreprise s’est développée, impliquant notamment la communication progressivement étendue d’informations sur les investissement futurs (ibid. p. 359) et le fait qu’ « il existe un langage commun entre grandes entreprises et une utilisation commune de techniques complexes » (ibid. p. 374-75).

12 « Généralisant la politique du New Deal, la Déclaration de Philadelphie ne promouvait nullement la destruction du capitalisme. Elle visait au contraire à assurer sa pérennité en insérant les marchés dans un cadre normatif propre à assurer leur fonctionnement sur le temps long de la succession des générations » (Supiot 2010 p. 46).

13Cette vision de ce ‘nouveau’ monde peut sembler idyllique et ne pas rendre compte de l’importance, à l’époque, de conflits sociaux ‘traditionnels’ dans les pays européens ou aux Etats-Unis, de ce que Krugman (2007) appelle une prospérité agitée. Elle est, cependant, fidèle à l’évolution observée qui s’est traduite par de nouveaux compromis sociaux, un recul des inégalités et l’émergence d’une classe moyenne très large, notamment aux États-Unis (Krugman 2007). Cette évolution ne s’est pas faite sans que le ‘nouveau’ monde ne se heurte à ‘l’ancien’, que de vieux antagonismes persistent et qu’une bataille idéologique ne se développe (Mallet 1969). Nous verrons plus loin que cet ‘ancien’ monde a pris sa revanche à partir des années 1980 et que les vieux conflits entre salariés et capitalistes sont de retour.

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communauté devenait la nation» (Collier 2019 p. 8), mais ces autres importantes communautés que sont les entreprises ont participé d’arrangements institutionnels qui ont garanti salaires et avantages sociaux en matière de santé et de retraite.14

La dérive inflationniste est intervenue tardivement quand un surcroît massif de dépenses publiques a été décidé aux États-Unis : des dépenses sociales voulues pour éradiquer la pauvreté des populations discriminées et des dépenses militaires destinées au financement de la guerre du Vietnam. La rupture avec les accords de Bretton Woods est la conséquence de ces choix politiques et militaires et du refus de États-Unis de contrôler l’émission de dollars qui s’en est suivi, gonflant les réserves des banques centrales en Europe et au Japon (Skidelski 2009).

L’échec des tentatives de réglage conjoncturel, auquel est abusivement réduite la pensée de Keynes, devenue une politique sans théorie et, en contrepoint, les performances réalisées par certaines économies, sur fond de révolution néo-libérale, dans les années 1990 ont suscité une nouvelle croyance qui devait faire consensus parmi les décideurs : il suffirait de contrôler l’inflation par le moyen d’une politique monétaire entièrement dédiée à cet objectif, de rechercher l’équilibre des comptes publics et de procéder à une libéralisation des marchés pour retrouver une croissance un temps perturbée du fait de l’impéritie des gouvernements. L’utopie du marché autorégulé revient ainsi en force.

L’individualisme prend de nouveau le pas sur les communautés qui se délitent en partie (Collier 2019).

La vieille théorie, celle d’avant Keynes, reprend le dessus avec des habits neufs, ceux fournis par de nouveaux outils mathématiques.15 Le paradoxe apparent est que l’on prête au consommateur des anticipations rationnelles confinant à la connaissance justement déniée au planificateur. Les méthodes mathématiques de planification deviennent l’outil pour analyser et comprendre les interactions décentralisées entre la multitude des agents individuels. Les marchés ne jouent pas de rôle essentiel dans l’allocation des ressources dès lors que celle-ci procède du calcul d’optimisation de leur utilité inter-temporelle opéré par les consommateurs. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir cette vision du marché être en totale contradiction avec celle développée par Hayek (1948) pour qui les individus étaient imparfaitement et différemment informés.16

Privatisations, libéralisations, stabilisations macroéconomiques sont jugées à l’aune de critères (de nombres) qui reflètent le respect de règles intangibles sans que soient jamais considérées la montée de la pauvreté, la destruction des relations sociales et celle de la

14Il est important de noter ici que ces arrangements ont été de nature différente de part et d’autre de l’Atlantique tout en concourant au même objectif. Il en est ainsi des caractères propres de ce que Levy et Temin (2007) appelle le Traité de Detroit pour désigner la généralisation d’un accord passé entre patronat et syndicat de l’automobile aux Etats-Unis (Krugman 2007).

15« Jusqu’à la fin des années soixante dans l’ordre de la théorie appliquée, comme dans celui de la recherche empirique, le keynésianisme régnait sans partage. Mais il s’agissait d’un règne ambigu, non pas vraiment celui d’une théorie, mais d’une pratique politique » (Fitoussi 2004 p.93).

16« Les économistes croyaient que leur hypothèse d’uniformité de pensée dans un monde d’anticipations rationnelles leur permettait de modéliser les résultats de marché qui découlent des décisions d’un grand nombre d’individus en étudiant les comportements d’un seul individu représentatif. Une fois qu’ils avaient confondu ce monde et le monde réel, il n’y avait qu’un pas pour qu’ils se persuadent que les objectifs fictifs de leur individu type – intérêt personnel ou optimisation de leur bien-être – pouvaient être projetés sur le marché et la société tout entière » (Frydman et Goldberg 2011/2013 p. 85-86).

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nature.17 Le renoncement à la démocratie au bénéfice des règles, en fait des lois d’airain du marché, va de pair avec l’obéissance aux injonctions de la finance. Les défaillances du marché sont attribuées à un manque de volonté politique de respecter les règles de pleine concurrence, à la défiance dans les institutions et à une régulation porteuse de corruption.

Le développement est devenu une affaire d’experts. Le coût des transformations sociales est ignoré parce que celles-ci sont jugées naturelles et parce qu’il est supposé temporaire.

Préserver la cohésion sociale n’est pas à l’ordre du jour. Pas plus que de se préoccuper d’une éventuelle instabilité financière désormais jugée appartenir à un passé révolu.

Les réformes structurelles relatives au fonctionnement des marchés de biens et du travail ou, très simplement les contraintes imposées par une finance libéralisée, brisent les coalitions politiques que constituent les entreprises, lesquelles sont, de plus en plus, conçues comme des collections d’actifs négociables. Elles remettent à l’ordre du jour mobilité du travail et flexibilité des salaires.18 La discipline imposée par les marchés financiers singe les mécanismes de l’étalon-or tels qu’ils fonctionnaient au XIXe siècle. Les relations internationales imposent au plus faible (la Grèce pour prendre cet exemple emblématique) d’appliquer les règles comme les grandes puissances ont imposé, au XIXe siècle, aux pays colonisés de se plier à leurs exigences. L’austérité imposée par le Fonds Monétaire International oublieux de sa fonction stabilisatrice remplace, sans en changer l’objectif, la diplomatie de la canonnière. L’étalon-or a disparu, des institutions monétaires internationales ont été mises en place, mais la liberté des mouvements de capitaux vaut acceptation de la discipline imposée par les marchés financiers aux entreprises et aux États. Avec le refus de la répudiation des dettes il s’agit d’écarter toute violation des contrats privés, mais en acceptant la violation du contrat social. « La faillite est une dimension centrale du capitalisme moderne. Mais le FMI ne le reconnaît pas : cette faillite serait une violation du caractère sacré des contrats. Mais il n’a aucun scrupule à violer un contrat encore plus important, le contrat social. Il préfère fournir des fonds aux gouvernements pour renflouer les créanciers étrangers, qui n'avaient pas fait preuve d’une diligence raisonnable dans l'octroi de prêts. Dans le même temps, il a imposé des politiques faisant peser des coûts élevés sur d’innocents spectateurs, les travailleurs et les petites entreprises, qui n’ont joué aucun rôle dans l’avènement de la crise » (Stiglitz 2001 p. xii).

Les réformes en question se heurtent à l’incompréhension des individus et des groupes sociaux (que certains attribuent au défaut de perception de leur justesse), d’autant plus marquée que ces réformes ont un coût social élevé quoique présumé temporaire par leurs thuriféraires. Dans ces conditions, l’injonction de s’adapter, de combler tout ce qui s’apparente à un retard, est au cœur de ce paradoxe apparent de la démarche néo-libérale qui implique de recourir à la parole des experts dûment mandatés par l’État par l’intermédiaire d’autorités présumées indépendantes pour établir et imposer les règles

17 La gouvernance par les nombres conduit à confondre les objectifs sociaux fondamentaux avec des indicateurs chiffrés retenus sur la base de théories économiques improbables. « Les indicateurs conçus par l’Union européenne ou la Banque mondiale pour mesurer les performances des droits nationaux sont ainsi l’image caricaturale d’une normativité qui s’ignore. Non seulement ils échappent à toutes les exigences du débat démocratique qui continuent d’entourer la délibération des lois, mais encore l’image quantifiée qu’ils donnent à voir n’est pas celle de la réalité, mais celle des croyances qui ont présidé à leur élaboration » (Supiot 2010 p. 85). Des concepts de gestion des entreprises ou de politique économique sont ainsi transposés dans le Droit (Supiot 2015 p. 215 et sq.).

18Ce qui est vrai des pays engagés dans ce type de réformes l’est aussi des pays comme les Etats-Unis dans lesquels les marchés étaient déjà formellement flexibles mais les relations de travail échappaient pourtant aux lois du marché pendant les années d’âge d’or.

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répondant aux exigences d’adaptabilité et de flexibilité, qui sont ainsi soustraites à tout débat démocratique.

Ce paradoxe était déjà présent au cœur de la pensée de Lippmann. « Refusant à la fois la Providence de la nature et le contrôle de l’avenir par l’intelligence collective des publics, le nouveau libéralisme théorisé par Lippmann décidera de s’en remettre, d’une part, aux artifices du droit et, d’autre part, à la réadaptation des populations aux exigences de la mondialisation, passant par une politique publique invasive, chargée de transformer activement les dispositions et comportements de l’espèce humaine » (Stiegler 2019 p.

187). A ceci près, cependant, que Lippmann entendait confier aux experts le soin de piloter la mise en œuvre d’importantes dépenses sociales alors que les néo-libéraux actuels attendent d’eux qu’ils convainquent les politiques des bienfaits de la neutralité de l’action publique et de la dérégulation. Les uns et les autres ont, toutefois, le même objectif qui est de réformer l’ordre social et de rendre effective une adaptation rapide des individus à une économie de marché mondialisée.19

Les conséquences de la mise en pratique de l’utopie ainsi réhabilitée, sous couvert de règles énoncées par les experts et imposées par les marchés, ont été un creusement des inégalités et la montée du dualisme, une demande de protection des oubliés de la mondialisation, le développement des tensions protectionnistes et, finalement, des réactions populistes mettant en cause moins le libéralisme économique que la démocratie libérale. De fait, l’on assiste à un morcellement des communautés existantes, à une rupture des appartenances et à des pertes d’identité que l’on considère les nations confrontées à la fragmentation de leurs territoires respectifs, les entreprises ramenées à des collection d’actifs négociables et fragmentées internationalement, ou encore les individus qui de salariés protégés deviennent des auto-entrepreneurs livrés aux forces du marché total.

5. Les racines du libéralisme social

La difficulté sur le terrain des idées vient de ce que le libéralisme social, décrié ou ignoré, n’est pas clairement défini notamment parce qu’il est souvent réduit par les économistes qui en sont les partisans à une redistribution des revenus pour corriger les abus du capitalisme néo-libéral.

Face à la crise, le libéralisme social demeure, pour certains, le suspect usuel. C’est ainsi que Phelps (2013) dénonce un nouveau corporatisme qu’il accuse d’être à l’origine du déclin de la créativité et de l’innovation depuis le milieu du XXe siècle : un corporatisme qu’il définit précisément par ses objectifs que sont « l’intervention de l’État plutôt que le désordre, la solidarité plutôt que l’individualisme, la responsabilité sociale plutôt que les comportements antisociaux (…), la codétermination plutôt que le contrôle exclusif des actionnaires » (Phelps 2013/2017 p. 203). On ne saurait mieux mettre en cause le libéralisme social d’inspiration keynésienne.

Aghion, Algan, Cahuc et Sheifer (2010), de manière tout aussi claire, mettent en cause le libéralisme social en dénonçant ce qui leur apparaît comme un cercle infernal entre régulation et défiance : la régulation minerait la confiance des individus, au détriment de l’innovation et de la croissance, lesquels, en retour, exigeraient encore davantage de régulation. C’est, pour le moins, aller à l’encontre de l’idée que la régulation procède de la démocratie et que démocratie et le marché sont davantage complémentaires que

19De quelque manière, l’on retrouve ici l’ambiguïté de la position de Walras qui entend la possibilité d’une marche à ce même idéal mais en proposant des réformes sociales qui ne lui corresponde pas.

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