Identités culturelles
Réflexions sur l'usage des attributions ethniques
L'exemple de la région de la Cross-River
(Nigeria-Cameroun)
Claire B oullier (P ost-d oc, african iste).C 'e st le fleuve Cross, dont le cours est à cheval sur le Nigéria (à l'extrême sud-est) e t le C am eroun (à l'ouest), q u ia p rê té son nom pour désigner la région qu'il traverse, la Cross River. Voisine d e trois com plexes culturels m ajeurs (au nord, celui d e la Bénoué ; à l'ouest, celui des Ibo ; et, à l'est, le Grassland), la région d e la Cross River s'e st distinguée par l'emploi d 'u n e technique artistique, hautem ent originale et unique en Afrique, qui consiste à recouvrir d e p e a u animale, en générale d'antilope, une â m e d e bois. C ette technique fut utilisée pour confectionner des heaum es, d es m asques heaum es mais surtout des cimiers dont d e très nombreux ex em ples figurent aujourd'hui d an s les collections o c c id e n ta le s privées et publiques. Depuis sa d écouverte, c e tt e pratique a captivé spécialistes e t am ateurs qui se sont interrogés sur la nature d e la p e a u em ployée — était-elle humaine ? — e t les raisons profondes du choix d e c e matériau.
La fascination pour les oeuvres couvertes d e p e a u d e la Cross River a eu plusieurs c o n séq u en ces. Elle a tout d 'a b o rd o c c u lté le reste d e la production artistique et notamment la sculpture en bois, mais elle a aussi incité à classer les arts d e la Cross River selon un critère technique plutôt q u e la stylistique habituellement e m p lo y é e pour attribuer les arts d e l'Afrique à une ethnie. Ainsi, les œuvres recouvertes d e p eau sont d o n n é e s soit aux Ejagham soit aux Ekoï, e t plus rarement aux Widekum1 ; les extrémités d e tam bour en bois sont invariablement attribuées aux M b e m b e 2; tandis q u e les cimiers et les m asques en bois, sans couverture d e peau , sont supposés « Boki », d an s la plupart des cas. L'ensemble des arts d e la Cross River se trouve d onc répartie sous cinq appellations ethniques.
La re c h e rc h e q u e nous avons entreprise sur les arts d e c e tte région (Boullier 1995) et, plus particulièrement, sur c e q u e recouvraient les différentes appellations ethniques en usage d a n s la Cross River nous a montré qu'il existait d e nom breuses ambiguïtés. Celles-ci a ffe c te n t tous les niveaux d e l'étu d e des arts d e la région d e la Cross River, spécifiquem ent la géographie ethnique et, par conséquent, la g é o g ra p h ie stylistique.
Si l'on rech erch e, p a r exemple, la logique d'attribution des œ uvres couvertes d e p e a u à l'une ou l'autre d e s appellations ethniques (Ekoï ou Ejagham), on com prend rapidem ent qu'elle n'est ni iconographique (ou stylistique) ni b a s é e sur des donn ées g é o g rap h iq u es ou culturelles c a r i règne la plus g ra n d e confusion sur ces deux term es. Employés dans b e a u c o u p d'ouvrages com m e synonymes, ils recouvrent, selon les auteurs, des e s p a c e s e t d e s populations bien souvent différents. Pour Harter (1994), les Ejagham seraient les Ekoï du nord; alors que, pour Bockiau (Tamisier 1998) e t d e nombreux am ateurs, Ejagham serait l'appellation anglophone du p eu p le nom m é Ekoï par les francophones. Pour Thompson (1974): « Il y a b e a u c o u p d e termes pour d ésigner les Ejagham. Les Efik les appellent Ekoï. Les Efik désignent aussi com m e Q u a les A b a k p a Ejagham d e C a la b a r. Les Banyang d e la région d e Manfe ap p e llen t leurs voisins Ejagham Kéaka » ; alors que, pour C am pbell (1983) : « Les Ejagham se com posent essentiellem ent d e groupes relativem ent petits connus actu ellem en t en tant d'A kparabong, Etung septentrionaux e t méridionaux, Ekwe, Keaka, Kwa et O bang » ; et, enfin, Jones (1984) pen se q u e ie nom d e Ekoï fut d o n n é par leurs voisins à in ensem ble d'ethnies, divisé p a r la frontière Nigéria / Cam eroun, qui s'appellent eux-m êm es Etung et Ejagham du c ô té nigérian e t Ekwe e t Keaka d e l'autre.
'Q uelques m a s q u e s h e a u m e s e t cimiers recouverts d e p e a u , ico n ag rap h iq u em en t e t stylistiquement bien distincts d e s autres productions utilisant la m ê m e tec h n iq u e , sont très justem ent attribués aux Widekum.
2 Certaines sculptures attrib u ée s aux M b em b e sont p ro b a b le m e n t Ibo.
Identités culturelles
Dans le c a s présent, une situation com plexe fut simplifiée, en occultant tous les particularismes propres à c h a q u e sous g ro u p e , en désignant par Ekoï ou Ejagham un ensem ble d e groupes mitoyens parlant d e s langues ou des dialectes différents mais a p p a rten a n t à un ensem Ple culturel proche. Mais « Ekoï » serait un sobriquet utilisé, à l'origine, par leurs voisins e t repris ensuite par les occidentaux alors q u e « Ejagham » désignerait l'un d e ces sous-groupes. Il serait do n c plus juste.
D'un point d e vue historique, c'est le sobriquet Ekoï qui apparaîtrait en premier, c o m m e en tém oigne, p ar exem ple, la c a rte d e Partridge (1905). La région, longtemps considérée com m e hostile, n 'a é té p é n é tré e q u e tardivem ent par les O ccidentaux; les premières informations ont é té obtenues, sur la cô te, auprès d e s Efik. Ces derniers entretenaient des relations com m erciales av ec les Occidentaux, e t désignaient les gens d e l'intérieur des terres par le sobriquet Ekoï. En revanche, l'association d es oeuvres recouvertes d e p e a u au term e Ekoï est plus récen te e t n'intervient pas, semble-t-il, avant les a n n é es 1930ou 1940 (C atalo g u e d e vente public 1930)3. Le processus d'attribution et son évolution reste toutefois à étudier.
Les ambiguités co n statées dans les attributions ethniques se sont rép e rc u té e s sur la g é o g ra p h ie ethnique e t stylistique. D'un auteur e t d'une c a rte d l'autre (Nicklin 1984 ; Wrffner, Amett 1978; Blier 1980), les populations ne sont pas toujours situées aux mêmes endroits, e t l'absence d'informations sur la collecte d e toutes les oeuvres conservées en O ccident ne perm et p as d e croiser les données disponibles e t d'établir l'é b a u c h e d'une géograp h iq u e ethnique plus convaincante. En effet, sur un corpus d e plus d e cinq cents œ uvres attribuées à la Cross River, seule une vingtaine sont précisém ent localisées. M alheureusement, c e s dernières ne s'a p p are n te n t ni au style ni à l'iconographie des œ uvres considérées co m m e caractéristiques d e la région.
Loin d 'ê tre abouties, les recherches q u e nous avons m en ées n'ont fait q u e m ettre en é v id e n c e quelques-uns d e s écueils m éthodologiques, révélateurs des problèm es posés par l'histoire des arts africains. L'histoire d e l'art et, notamment, l'ap p ro c h e typologique du corpus contribueront p e u t-ê tre à une meilleure com préhension d es arts d e la région d e la Cross River, véritable charnière entre l'Afrique d e l'Ouest e t l'Afrique centrale.
Éléments bibliographiques
Blier S.P. 1980. Africa's Cross River. Art of the Nigeria Cameroon border redefined. New-York : L Kahan Gallery.
Boullier C. 1995. Approche des arts de la Cross-River. Mémoire de maîtrise d'histoire des arts africains. Paris : Université d e Paris I (P anthéon - Sorbonne).
C am pbell K.F. 1983. Nsibidi actualisé : une étu d e récente sur l'ancien système de co m m u n ica tio n des peuples Ejagham de la région d e b Cross River du Nigéria oriental et du Cameroun o c cid e nta l. Arts d'Afrique Noire, autom ne, 47. p. 33- 45.
C atalogue d e vente publique. 1930. Arts primitifs. Paris : Hôtel Drouot. Collection de M.R.T. Harter P. 1994. Keaka. Kaka e t « Kaka ». Le m onde de l'art tribal, septembre, p. 45-48. Jones G.I. 1984. The a t o f Eastern Nigeria. C am bridge: C am bridge University Press. Nicklin K. 1984. Cross-River studies. African Arts. XVIII, 1, p. 24-27.
Partridge C. et ai. 1905. Cross River Natives. Londres.
Tamisier J.-C. (sous la direction de). 1998. Dictionnaire des Peuples. Paris : Larousse e t Bordas.
Thompson R.F. 1974. African art in motion. Icon a nd a c t in the collection o f Katerine Coryton White. Los Angles: University of California Press.
WittnerM.K.. A m e tt W. 1978. Three rivers o f Nigeria. A tlanta : High Museum of Art. Georgia.
3C e c a ta lo g u e (qui publie a i d e s premiers cimiers recouverts d e pedu. sous le num éro 126) le d é crit c o m m e « T ête d e guerrier, en bois scu lp té e t te n d u d e parchem in, m o n tée sur a i so cle cylindrique, les dents e t les yeux sont e n m étal. C am ero u n ». m ais elle n 'est attrib u ée à a u c u n e ethnie en particulier.