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Echelles : partage des pouvoirs et partage de l'espace

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-01505468

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Submitted on 18 Apr 2017

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Echelles : partage des pouvoirs et partage de l’espace

Sabine Planel, Sylvy Jaglin

To cite this version:

Sabine Planel, Sylvy Jaglin. Echelles : partage des pouvoirs et partage de l’espace. P. Gervais Lam-bony; C. Benit-Gbaffou; A. Musset; J. L. Piermay; S. Planel. La justice spatiale et la ville. Regards du Sud, Karthala, pp.27-39, 2014. �halshs-01505468�

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CHAPITRE 1

Echelle, partage des pouvoirs et partage de l’espace

SABINE PLANEL,SYLVY JAGLIN

Produire une réflexion collective sur la justice spatiale eut constitué pour nous une tâche malaisée à conduire si nous n’avions partagé un vif intérêt pour la géographie du (des) pouvoir(s) et pour les dynamiques scalaires. Ainsi nous avons choisi de traiter d’abord de la justice spatiale à travers la notion d’échelle, dans la mesure où cette notion associe espace et pouvoir(s). D’autres outils de la géographie politique, tels le territoire ou la notion d’encadrement procèdent d’une même association, nous retenons la notion d’échelle, dans ses acceptions les plus contemporaines, car c’est par elle qu’est reformulée la relation classique entre espace et pouvoirs. En effet, l’échelle n’est plus aujourd’hui perçue comme une forme spatiale – un contenant plus ou moins nettement délimité – produite par un ou une catégorie de pouvoirs, mais comme l’expression d’une dynamique d’ensemble de structuration des activités humaines dans l’espace.

Cette dynamique reflète une complexification des relations entre espace et pouvoirs, du fait d’une démultiplication et d’une plus grande « circulation » de ces derniers. La démultiplication des pouvoirs ainsi que la dimension multi-scalaire des faits sociaux, donc des problèmes de justice, constituent deux caractéristiques majeures de ces nouvelles dynamiques d’organisation de l’espace. Elles rendent impossible la résolution d’un problème à un seul échelon de pouvoir et favorisent ainsi la multiplication des échelles d’action, de décision et donc d’analyse. A ces deux caractéristiques intimement liées, nous en ajoutons une troisième : l’opacification des pouvoirs, qui ne facilite pas la visibilité des sphères d’action, de décision ou d’analyse de ces faits sociaux, qu’ils soient ou non présentés comme des questions de justice, et masquent plus encore l’organisation de l’espace en échelles.

Ce qui est en cause et fait l’objet d’analyses renouvelées dans la mobilisation de l’échelle géographique, c’est à la fois le choix sélectif des échelons pertinents, à un moment et dans une société donnés, les jeux de pouvoir qui les sous-tendent, ainsi que l’ensemble des interactions/interrelations qu’entretiennent les échelons de pouvoir qui structurent l’espace. Nous proposons de considérer l’organisation scalaire des faits de société comme le produit de stratégies, individuelles ou collectives, publiques ou privées qui mobilisent une ingénierie scalaire s’exprimant par la création ou la réorganisation d’échelons, donc de pouvoirs, de définition et d’analyse des questions/problèmes (framing), d’affectation des ressources, d’action, de domination, etc.

Si la notion d’échelle nous éclaire sur la justice spatiale, c’est parce qu’elle pose la question du partage ; précisment d’un double partage : de l’espace et des pouvoirs. Or, peu familier de la morale, le géographe s’exprime davantage sur les logiques, les formes et les modalités du partage. Découpage de l’espace, distribution spatiale ou délimitation d’un phénomène, répartition des pouvoirs, aires de compétences… sont autant de thématiques qui relèvent de la justice spatiale. Plus encore si l’on s’interroge sur la cohérence du partage : soit que l’on s’intéresse aux

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processus de découpage et au fonctionnement des niveaux de pouvoir ; soit que l’on observe d’éventuels disfonctionnements que les acteurs expriment souvent en des termes de justice/injustice. Les architectures scalaires, entendues comme des constructions spatiales dynamiques, nous permettent d’analyser les formes, les logiques et la cohérence de ce partage, de cette répartition des pouvoirs dans l’espace. Elles nous parlent d’une justice spatiale entendue comme un partage de l’espace opéré par le biais d’une redistribution des pouvoirs dans l’espace. Considérer que la justice pose la question du partage relève d’une acception traditionnelle du terme qui met notamment l’accent sur la redistribution, corolaire du partage. Les différentes théories de la justice posent la question de l’égalité de la relation, ou plus prosaïquement du partage des biens, des ressources (John Rawls et la question de l’équité). En considérant la justice spatiale, nous nous intéresserons donc au partage de l’espace et aux jeux de pouvoirs qui les sous-tendent. L’échelle se révèle alors être un biais analytique particulièrement riche, puisqu’elle constitue à la fois un outil et une clé de compréhension de ce partage. Outil d’analyse mais également outil d’aménagement de l’espace, l’échelle délimite et, ce faisant, partage l’espace - de façon plus ou moins tangible. En outre, la notion associe intimement une dimension spatiale et une dimension politique et nous permet de penser les deux domaines du partage (de l’espace et des pouvoirs) dans leurs interrelations, comme dans la complexité et l’évolution de ces interrelations.

Recompositions scalaires d’un monde en mutation

L’idée de mettre l’accent sur la dimension scalaire des processus politiques et sociaux qui accompagnent les recompositions spatiales d’un monde en mutation n’est pas nouvelle :

“In recent years, the problem of scale has become increasingly important, both academically and politically, as the contemporary whirlpool of social and cultural change and economic transformation is accompanied by a transgression of scale boundaries, the porduction of new scales, and the restructuring of others.” (Swyngedouw, 1997, p.167)

La globalisation, la glocalisation, les régionalisations, les métamorphoses du modèle de l’Etat-nation, les transformations économiques (postfordiennes) et néolibérales sont souvent traitées à travers une analyse du jeu d’échelle, et ont permis, notamment aux auteurs anglo-saxons, le développement d’une réflexion théorique sur la notion d’échelle ou sur la dynamique scalaire de ces nouveaux processus de transformation du monde (Swynguedouw, 2004; Brenner, 2004; Herod et Wright, 2002; Taylor et Flint, 2000). En particulier, les travaux sur la transformation de l’Etat, en relation avec la néolibéralisation et la mondialisation (Brenner, 2004 ; Jessop, 2002), ont souligné la force des analyses en termes de political rescaling (changement d’échelle) pour élucider le lien entre le virage néolibéral et les recompositions spatiales d’un Etat pensé comme un champ de relations sociales organisées à différentes échelles (Boudreau, 2004). Dans ce cadre, le réétalonnage politique (c’est-à-dire l’émergence d’une nouvelle hiérarchie des espaces politiques) est analysé comme un moyen utilisé par les Etats européens pour se transformer en tournant le dos à l’Etat-providence et à un mode de régulation stato-centré, favorisant ainsi le passage d’un système néo-keynésien (redistributif et homogénéisateur) à un système néo-libéral (compétitif et différenciateur) (Brenner, 2004). Dans ce mouvement, et largement à l’initiative des Etats, les niveaux infra-nationaux (régions, métropoles), promus nouvelles échelles de référence et espaces privilégiés de formation d’un nouveau régime d’accumulation, auraient gagné en responsabilités et en capacités régulatrices tandis que l’Etat s’effacerait comme outil exclusif et hégémonique de la régulation politique des sociétés.

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La relecture des activités sociales ou socio-spatiales à travers le prisme scalaire est relativement répandue et ne se cantonne pas au courant de la géographie critique (critical geography) ou à l’analyse des nouvelles spatialités. D’autres corpus, plus sociologiques ou plus politiques, témoignent du même souci de (re)-penser les mouvements sociaux dans leur dimension scalaire. De ce point de vue, les analyses sur les mobilisations collectives sont particulièrement exemplaires (Miller, 1994, ou les structures d’opportunités politiques de Tarrow (1994)). Julie-Anne Boudreau interroge aussi le rôle de la montée en puissance des identités collectives spatialisées et de leur mobilisation dans la territorialisation de nombreux domaines de compétences initiée par l’Etat (Boudreau, 2004). Puisque la « sélectivité spatiale » de l’Etat est le fruit de luttes politiques, pourquoi, depuis les années 1990, les interactions entre acteurs étatiques et société civile conduisent-elles à un retour du territoire local ? Pourquoi les processus de recomposition des identités collectives tendent-ils à s’enfermer sur des territoires et ce mouvement de spatialisation des identités collectives n’est-il pas cause plus que conséquence de la territorialisation initiée par l’Etat ? Pour répondre à ces questions, Julie-Anne Boudreau propose un cadre analytique fondé sur l’hypothèse que les stratégies territoriales « résultent moins de pressions idéologiques ou économiques que d’une volonté de redéfinition de l’identité collective » (Boudreau, 2004, p 111). Face au décalage croissant entre les territoires vécus et les territoires institutionnalisés, des mouvements sociaux se formeraient ainsi pour construire des territoires stratégiques qui suscitent, en réponse, une réorganisation des territoires institutionnalisés « calés » sur les transformations des identités collectives et de leur inscription dans l’espace.

Les questions de justice sont souvent abordées dans ces travaux, ne serait-ce qu’en exposant les principales manifestations d’injustice engendrées par les recompositions socio-spatiales liées aux processus de globalisation/néolibéralisation. Ce chapitre se propose d’appréhender les questions de justice spatiale à travers leur dynamique scalaire. Comment le partage de l’espace en échelles et plus encore les recompositions contemporaines de ce partage peuvent-elles produire des situations socio-spatiales justes, ou injustes ?

« L’échelle tout entière », ou l’échelle comme axe de

structuration verticale de l’espace

Comprendre la dynamique de structuration scalaire impose de se départir d’un mauvais usage de la notion d’échelle qui a longtemps consisté en une approche « fixiste » des échelles tendant, d’une part, à les naturaliser en niant ainsi leur historicité et tendant, d’autre part, à les figer en les considérant comme le produit privilégié et délibéré de logiques institutionnelles et bureaucratiques plutôt que comme le résultat conjoncturel et réversible d’un jeu de pouvoirs pluriels. Cet usage de la notion d’échelle est aujourd’hui largement critiqué, notamment par des travaux qui s’appuient sur penseurs des « nouvelles spatialités » (Foucault, 2004; Lefebvre, 1972 et 1974) et insistent sur la nécessité de penser l’espace dans sa « dimension verticale », c'est-à-dire en considérant l’ensemble des niveaux auxquels se déploient les activités humaines et la complexité des interrelations qu’ils entretiennent. Dans cette perspective, l’échelle n’est plus pensée comme un contenant spatial préexistant mais davantage comme un assemblage hiérarchisé de pratiques socio-spatiales.

La littérature anglo-saxonne qui se reconnait dans la Theory of Scale, ou dans les courants des New Politic of Scale (NPS) ou de la New Political Economy of Scale se nourrit largement d’une lecture foucaldienne renouvelant l’analyse les relations entre espace et pouvoirs. Elle suppose que l’espace est organisé par un processus de hiérarchisation des activités sociales, qu’il est donc une

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« production » sociale et qu’en conséquence il se structure sur un mode vertical, hiérarchisé. L’échelle ou plus précisément le ‘process of scaling’ correspond à l’ordonnancement vertical (‘vertical ordering’) des réalités sociales (Collinge, 1999). Michel Foucault (2004) distingue ainsi de façon très parlante « l’échelle toute entière » d’un « secteur de l’échelle » pour parler de la structuration verticale d’un phénomène. L’exemple des City Improvement District, tel celui développé ici dans le cas du Cap, permet de comprendre comment cette définition de l’échelle peut être appliquée à des questions de “gouvernance”.

La production scalaire comme outil de régulation de la gouvernance horizontale : City Improvement

District et médiation politique au Cap

Au Cap, un City Improvement District (CID) d’affaires est une construction institutionnelle et un outil d’ingénierie spatiale destiné à promouvoir la compétitivité économique dans un périmètre intra-urbain au sein duquel des externalités sont améliorées. Son intérêt pour les entrepreneurs privés revêt également une dimension politique. L’échelle du CID permet en effet de construire des rapports spécifiques avec l’administration municipale dans un contexte où l’action de celle-ci est jugée peu efficace par le monde des affaires. Au-delà des relations personnelles tissées entre des élus, des membres de l’administration municipale et des entrepreneurs à différentes échelles - wards, subcouncils, territoire métropolitain - les rapports entre organisations patronales et municipalité sont ténus, ce qui entrave la formation, plus encore la construction, d’une véritable coalition de croissance métropolitaine.

La base productive privée est hétérogène : 93% des entreprises sont de taille modeste mais elles fournissent 50% de la valeur ajoutée totale et 40% des emplois formels. Or, peu de petits ou moyens entrepreneurs sont en relation avec les structures municipales en charge du développement économique local. La plupart d’entre eux ignore, ou juge peu utile, les documents élaborés par la municipalité, et les organisations patronales sont peu concernées par les politiques publiques de planification spatiale et d’intégration urbaine. Côté municipalité, le cloisonnement de la pensée, de l’organisation et de l’action planificatrice locale n’a pas favorisé une prise de conscience des nouvelles logiques entrepreneuriales par les urbanistes et les planificateurs.

Les divers forums annuels organisés par, ou avec le soutien de, la municipalité sont certes de bons instruments de promotion commerciale mais ils n’ont pas de fonction d’intermédiation. Le 24 avril 2007, lors d’un Symposium au titre évocateur, « Business meets the City », organisé par la Cape Town Regional Chamber of Commerce and Industry, Helen Zille, Maire du Cap, déclarait ainsi : « Nous manquons d’un interface entre la municipalité et le monde des affaires qui rendrait les choses plus faciles pour les entrepreneurs et les investisseurs. Je veux introduire une tel service au sein de la municipalité ». Aujourd’hui, à l’échelle métropolitaine, les relations entre la municipalité et le monde des affaires sont favorisées par l’existence d’un forum néo-libéral de grandes firmes, Accelerate Cape Town, et la création en 2011 de la Western Cape Economic Development Agency, et finalement seul le Cape Town Partnership Business Forum, fondé en 2001, a eu un rôle efficace mais restreint au seul CBD.

Dans ces conditions, le CID, en tant que partenariat public-privé localisé, ouvre pour les entreprises une opportunité de négociation directe avec le pouvoir métropolitain. C’est une arène politique qui associe un collectif d’entreprises situées et la municipalité. Cette solution hybride permet, en optant pour une nouvelle échelle d’intermédiation, d’impliquer dans la négociation tous les types d’entreprises d’un périmètre dont les limites peuvent différer de celles des wards électoraux ou des subcouncils, l’échelle du CID étant considérée comme pertinente pour identifier et résoudre des problèmes communs aux entreprises mobilisées. Le recours au CID permet aussi aux entrepreneurs d’adopter une posture politiquement correcte vis-à-vis des injonctions participatives, l’engagement dans le partenariat CID valant, par confusion consciente ou non des genres, brevet de participation active aux affaires de la cité. À cet intérêt de négociation directe s’ajoute la gestion de l’incertitude ayant caractérisé la donne politique au Cap depuis 2000. Le CID est appréhendé, au moins durant sa période d’existence légale et renouvelable, 4 ans, comme un outil de stabilisation des rapports avec l’administration municipale, quelle que soit la coalition politique dominante. Or, l’incertitude a été grande jusqu’en 2006, notamment du fait

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d’une circulation rapide des élites administratives et techniques favorisée par l’affirmative action. Légitimé par un accord contractualisé engageant les protagonistes sur une durée déterminée, le CID a ainsi permis de stabiliser les relations entre les entrepreneurs d’un périmètre intra-urbain et la sphère municipale. En ce sens, le changement d’échelle apparaît comme l’une des solutions mobilisables pour construire et réguler la gouvernance horizontale au sein du territoire métropolitain.

AD

Pour les « scalists », l’échelle est donc un « construit social », ou socio-spatial (Marston, 2000; Brenner, 2001). Elle est davantage une dynamique de structuration des activités humaines dans l’espace qu’une portion du substrat spatial (neutral metric or physical space) ou qu’une ‘technology of bounding’ (Herod et Wright, 2002). Le vocabulaire employé ne trompe d’ailleurs guère sur ce renouveau de la notion scalaire, où l’on parle de moins en moins d’échelle mais de plus en plus de structuration ou de dynamique scalaire. Neil Brenner est sans doute l’auteur qui développe le plus la réflexion sur la dynamique scalaire et sur sa capacité à organiser l’espace contemporain à travers la notion de « scalar structuration process » : « Scalar structuration is not a property of social spatiality ‘as such’ but is best understood, rather, as a dimension of particular sociospatial processes – such as capitalist production, social reproduction, state regulation, consumption and so forth » (2001, p.604). Toute activité sociale construit et véhicule ses propres hiérarchies. Transposées dans l’espace, ces hiérarchies constituent des territoires qui sont autant d’instruments de structuration de l’espace et de perspectives fournies à l’analyse. De fait, réétalonnages et redéfinitions des hiérarchies scalaires sont à la fois cause et conséquence d’une requalification des problèmes collectifs, d’une tentative pour redéfinir les outils d’action appropriés. En ce sens, l’ingénierie scalaire est un outil « spatial » en réponse à un problème qui ne l’est pas ou pas nécessairement, le changement d’échelle constituant le moyen privilégié pour renouveler, par un changement de perspective, les données et les ressources prises en compte, et ce faisant les enjeux et la nature du problème (Bickerstaff et Agyeman, 2009). Nous admettons ainsi, à la suite de nombreux travaux (Delaney & Leitner, 1997 ; Marston, 2000), que toute échelle spatiale ou changement d’échelle spatiale, est le résultat de luttes d’influence et de pouvoir entre individus et entre groupes sociaux. Elle n’a donc pas de valeur ontologique et il convient dès lors de ne pas naturaliser les échelles privilégiées par les processus sociaux: leur signification autant que leur efficacité supposée sont socialement construites, en relation avec le projet politique que leur assignent les acteurs concernés. Ce faisant, la définition d’une échelle n’entraîne pas seulement une modification des rapports de force entre les acteurs ou groupes sociaux impliqués, elle les sélectionne par l’entremise d’un redécoupage des périmètres de compétence.

La réforme de la distribution électrique en Afrique du Sud : solidarités régionales versus solidarités métropolitaines ? Une clef de lecture

Mi-2000, l'industrie de la distribution d'électricité en Afrique du Sud se compose principalement de l’entreprise nationale verticalement intégrée Eskom et de centaines de services publics municipaux: plus de 400 distributeurs en 1998, progressivement regroupés et fusionnés en 187 en 2005. Eskom est une entreprise publique, entièrement détenue par l'Etat, avec des objectifs étroitement alignés sur celui du gouvernement central. Les Entreprises d'électricité municipales sont détenues par les conseils municipaux et sont responsables devant leurs habitants, clients et électeurs. Cette organisation nationale très fragmentée est réputée être à l’origine de grandes inefficacités et de fortes disparités dans les tarifs comme dans la qualité du service : elle serait donc à l’origine d’inégalités et d’injustices de traitement entre consommateurs d’électricité.

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années 1990 jusqu’à la fin 2010. Ils proposaient de rationnaliser l’industrie de la distribution en fusionnant les activités d’Eskom et des services municipaux d'électricité au sein d’entités régionales. Un projet d’organisation institutionnelle, présenté en 2001, proposait ainsi de consolider la distribution de l'électricité dans tout le pays par la création de six nouveaux distributeurs d'électricité régionaux (REDs) offrant des services et des tarifs à peu près équivalents.

Pour les municipalités, les impacts techniques et financiers de cette réforme auraient été considérables. Ainsi, tout en reconnaissant la nécessité d’une réforme, le Réseau des métropoles sud-africaines (SACN) suggère de chercher des solutions qui préservent les services électriques municipaux. Il fait valoir que les services municipaux des métropoles sont suffisamment grands pour développer des économies d’échelle et que les gains éventuels attendus des RED seraient contrebalancés par des pertes d'efficacité, Les municipalités font également valoir que la distribution d'électricité, qui est une de leurs fonctions clés au terme de la Constitution de 1996, doit être placée sous le contrôle direct des électeurs locaux. Elles soulignent également que la question énergétique est étroitement liée à la planification urbaine et qu'un contrôle des villes sur les entreprises d'électricité peut faciliter l’émergence d’un traitement innovant et plus respectueux de l'environnement de leurs enjeux croisés. Elles s’inquiètent aussi de l’éventuel désintérêt d’organismes spécialisés régionaux vis-à-vis des consommateurs résidentiels et des pauvres des villes. Enfin, les métropoles perçoivent ce modèle de restructuration comme imposant un fardeau particulier aux grandes villes, en leur imposant de subventionner les petites municipalités comprises dans le périmètre de chacun des six RED, dont les régies électriques sont déficitaires. Dans ce schéma, moins de ressources issues des excédents de revenus de l'électricité auraient été disponibles pour les subventions croisées au sein des municipalités et c’est, notamment, cette capacité à financer leurs politiques sociales que les villes ont cherché à préserver.

Dans cette controverse, deux conceptions de la justice sociale s’opposent et mobilisent des schémas territoriaux et des échelles de régulation différents : le gouvernement national, qui appréhende d’abord les inégalités entre consommateurs urbains et ruraux, tente de reconfigurer les périmètres de solidarité en mutualisant les régies électriques métropolitaines profitables et les autres par une régionalisation des distributeurs. Les grandes villes tentent au contraire de protéger leurs propres capacités de redistribution et de financement des politiques sociales en préservant leurs ressources financières issues de la vente d’électricité : elles ont une approche strictement métropolitaine de la justice sociale, ce qui correspond de fait à leur mandat politique. Elles ont, pour le moment, obtenu gain de cause, le gouvernement ayant renoncé à son plan controversé et décidé, le 8 décembre 2010, d'interrompre le processus de création des REDs.

SJ

Ainsi envisagés comme des construits sociaux, les jeux d’échelle et leurs produits se prêtent davantage à des analyses orientées par des préoccupations de justice mais perdent en lisibilité dans l’espace. Les mouvements de rescaling liés à la décentralisation, à la globalisation des échanges et à la glocalisation des phénomènes brouillent la visibilité géographique des nouvelles aires de compétences, de ces nouveaux échelons dont le périmètre spatial n’est plus toujours aisément délimitable. Souvent conduites par des sociologues, ces analyses déplacent la notion d’échelle d’une réalité strictement spatiale vers une réalité socio-spatiale. Focalisées sur les changements d’échelle, ces analyses ignorent la dimension matérielle et physique de l’espace et seule compte l’inscription d’un niveau dans une hiérarchie donnée ou en construction. Le déplacement est parfois radical et la capacité de l’échelle à s’inscrire dans l’espace n’est plus évidente. Neil Brenner considère ainsi la structuration scalaire comme une dimension parmi d’autres de certains processus socio-spatiaux (2001, 2004), et non comme une caractéristique de l’espace social. La reconnaissance et partant, l’existence d’une échelle est donc exclusivement liée à un phénomène social, économique ou politique.

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Que la spatialité de l’échelle soit négligée dans certaines approches contemporaines ne signifie pas qu’elle a disparu ou perdu de son importance. Quand bien même on se place dans une perspective constructiviste, les organisations scalaires, une fois créées, s’enracinent dans des espaces dont les caractéristiques matérielles, géographiques et socio-économiques pèsent sur leur destin, et qu’il convient de prendre en compte dans l’analyse. Hilda E. Kurtz (2002, p. 250) propose ainsi une approche politique de la notion qui prend en compte la spatialité de l’échelle : « Scale as a territorial framework for power within the various level of the nation-state (or beyond) ». L’idée est ainsi intéressante de penser la dynamique scalaire comme un encadrement spatial à plusieurs niveaux. De même, la définition qu’en donne John Agnew (1997, p. 100) nous semble également riche de spatialisation potentielle « the level of geographical resolution at which a given phenomenon is thought of, acted on or studied. »

Quelles que soient les limites de cette approche, l’accent mis sur les dynamiques sociales de l’espace permet de renouveler l’analyse des processus de spatialisation contemporains, en soulignant les rapports de pouvoir et de domination qui les sous-tendent et en donnant à voir un état temporaire des tensions et recompositions permanentes qui les travaillent (Swyngedouw, 1997). Ce faisant, l’explicitation des emboîtements et désemboîtements territoriaux, des complémentarités et concurrences entre projections spatiales des structures de pouvoir permet aussi de renouveler l’analyse des relations, désormais classique en géographie, entre espaces et pouvoirs.

En tant que construit social, l’échelle est donc une réalité historique en perpétuelle recomposition, elle n’est ni donnée une fois pour toute, ni univoque. L’analyse du jeu d’échelle peut donc donner à voir l’état d’une interaction politique ou socio-spatiale à un moment donné, en restreignant le champ spatial des enjeux pour les besoins de l’analyse : « scales and their nested articulations become produced as temporary standoffs in a perpetual transformative sociospatial power struggle» (Swyngedouw, 1997 : 141). Si l’analyse doit éviter la naturalisation des échelles, elle doit pareillement se garder de les personnifier au point de les confondre avec le pouvoir qui les produit, les maintient ou les conteste. C’est bien au contraire la structuration scalaire comme enjeu de et des pouvoir(s) qu’il s’agit d’analyser. Particulièrement adaptée au jeu politique contemporain, l’échelle permet alors d’envisager dans leur simultanéité comme dans leurs interrelations la question de la démultiplication des pouvoirs et celle de leur circulation. Une et multiple à la fois, elle met l’accent sur les interrelations de pouvoirs, et leurs constructions spatiales.

Cette attention aux jeux de pouvoirs dans l’analyse scalaire s’exprime tout particulièrement dans l’approche des nouvelles spatialités par la question du renouveau de la spatialité de l’Etat (Mac Leavy, Harrison, 2010). Le décentrement et la fragmentation des pouvoirs de l’Etat-nation, permettent d’y envisager d’autres formes de pouvoirs, notamment celui des acteurs et des structures institutionnelles non étatiques dont cette littérature étudie particulièrement les interrelations et le fonctionnement en réseau. Les analyses des mouvements de mobilisation collectives abordent ainsi les échelles comme des « collective action frames » (Snow et Benford, 1992), comme des « espaces de référence » plus ou moins matérialisés (espace culturel, symbolique, politique, administratif). Elles présentent différents types d’échelle, parmi lesquels Towers (2000) distingue particulièrement celles de l’identification et de la régulation (scale of meaning et scale of regulation).

La structuration scalaire est ainsi souvent un processus mixte associant, par exemple, une structuration descendante venant imposer un cadre administratif et des actions locales réclamant, ou favorisant une refonte de ce cadre scalaire : une nouvelle répartition des ressources, une redistribution des pouvoirs…plus de justice. Toutefois, le rapport de force peut être très inégal

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entre l’ingénierie scalaire descendante et les « petits mouvements » quotidiens portés par des acteurs locaux, avec ou sans reconnaissance institutionnelle. Dans des sociétés non démocratiques, il s’agit pour ces derniers (les victimes) de prendre position à l’intérieur d’un cadre imposé, souvent considéré comme injuste.

Décentrement et dédoublement des pouvoirs de l’Etat : les nouvelles règles du jeu d’échelle dans l’arrière-pays de Tanger-Med

Dans l’arrière port de Tanger-Med, les habitants se perçoivent comme les victimes de la mise en œuvre d’un projet de grande envergure qui les dépossède de leurs ressources et les tient à l’écart des opportunités d’emplois promises par les décideurs et maîtres d’œuvre du projet. L’injustice du projet ne vient pas tant de l’importance des bouleversements locaux qui sont opérés dans l’arrière-pays portuaire que de l’impossibilité des acteurs locaux à réagir à cette situation. En l’occurrence, cette impossibilité est davantage un empêchement de fait que de droit, résultant de la refonte locale de l’organisation scalaire dans un périmètre ad hoc. Dans le cadre de cette administration nouvelle, les structures gestionnaires du port (Tanger-Med Special Agency, TMSA, et la Fondation Tanger-Med) ont pensé en amont les cadres de la mobilisation des acteurs locaux - mobilisations visant à saisir de nouvelles opportunités ou à obtenir réparations d’injustices. Pensés par la puissance publique, les vecteurs de cette mobilisation sont extrêmement légitimistes et consistent principalement en des recours administratifs à des échelons supérieurs ; les réactions locales spontanées ne sont pas prévues, fortement découragées voire brisées (Planel, 2011).

La capacité des acteurs locaux à produire une architecture scalaire est ainsi réduite à un simple recours à des administrations de niveaux supérieurs, elles-mêmes parfois dépourvues des compétences requises du fait de la mise en place d’un pouvoir dérogatoire pour la gestion du niveau local. TMSA décide ainsi des expropriations mais délègue les recours et autres contestations à des administrations plus régulières, extrêmement procédurières, éloignées (physiquement et symboliquement) et ne bénéficiant ni d’extension de compétence ni de budget supplémentaire pour arbitrer les problèmes créés localement par TMSA. Dans un contexte, social, économique, politique et culturel où la réactivité des populations locales est faible, leurs contestations sont prises en charge par une structure scalaire parallèle : l’administration régulière du royaume marocain. La capacité des acteurs locaux à co-produire localement le cadre scalaire qui leur est imposé est d’autant plus restreinte que leurs actions sont réorientées vers un cadre scalaire parallèle. C’est là, toute l’injustice de la dualité des structures de pouvoir, une dualité qui fonde les structures dérogatoires.

Cette dualité des pouvoirs est renforcée par un phénomène de compétition qui apparait entre les administrations naissantes issues de la réforme de l’Etat inspirées par de nouvelles normes de gestion des territoires (le nouveau concept d’autorité au Maroc) et l’administration régulière du royaume. Les Agences constituent au Maroc des structures de gestions semi-publiques émergentes. Pensées comme des structures d’appui à une nouvelle gestion territoriale, leurs membres les envisagent plutôt comme des structures en compétition avec les administrations centralisées ou décentralisées. Les ambitions du personnel administratif de TMSA sont de ce point de vue très claires : il s’agit de prouver l’efficacité de leur structure gestionnaire dont le personnel (jeune, formé à l’étranger), les techniques de management, et bien sûr les financements les distinguent très nettement des autres administrations.

SP

L’échelle possède aussi une dimension politique, voire politicienne (politics of scale), soit que la définition/délimitation de l’échelle soit en elle-même un enjeu politique, comme dans les mécanismes de gerrymandering (Jonas, 1994), soit que le résultat de ce processus de définition/délimitation soit utilisé à des fins politiques et serve à légitimer des arbitrages qui sont sans lien avec les raisons de son apparition (Herod, 1997). Ces jeux politiques sont particulièrement visibles dans la manipulation des échelles à visée politico-administrative (les

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regroupements de communes, les découpages régionaux… ou tout autre acte de création/suppression d’entités territoriales) ou électoraliste (découpages des circonscriptions), mais ils existent, sous des formes moins institutionnalisées ou plus diffuses, chaque fois que le contrôle de l’espace, donc sa territorialisation, est, pour un acteur ou un groupe d’acteurs, à la fois un instrument et une source de pouvoir et d’action. Entrant en concurrence avec d’autres sources de légitimité mais aussi d’autres processus de territorialisation, la dimension conflictuelle et politique d’une structuration spatiale donnée met en exergue celle de l’organisation scalaire dont elle procède.

C’est donc sans grande surprise que la littérature scientifique associe les questions d’échelle et de justice, plus particulièrement dans ses dimensions environnementales et sociales (notamment communautariste) aux « politics of scale » (Swyngedouw, Heynen, 2003; Bickerstaff, Agyeman, 2009; Silvern, 1999). La recherche de justice est appréhendée à plusieurs niveaux et l’action qui soutient ou poursuit cette quête de justice se déploie à différents échelons, notamment dans les actions de recours. La nécessité d’analyser le jeu d’échelle est alors commune au chercheur et aux populations concernées « the need to assemble more diverse (and multi-scale) networks and frame of justice » (Bickerstaff, Agyeman, 2009, p. 785).

La justice spatiale comme partage de l’espace et

redistribution des pouvoirs

Si l’on considère que l’espace politique contemporain est parcouru par des relations de pouvoirs en circulation, son partage pose problème et pose des questions que l’on peut considérer comme des questions relevant proprement de la justice spatiale. L’activité humaine, la gestion de la cité notamment, construit un partage de l’espace – une production dirait Henri Lefebvre - dont les formes sont plus ou moins affirmées spatialement allant de la simple hiérarchisation des lieux à de la ségrégation. Parfois, les formes spatiales de ce partage, nouveaux territoires, nouveaux périmètres d’action, peuvent être difficiles à lire et ce manque de visibilité pose rapidement, pour les populations qui y vivent, la question de leur légitimité. Une question qui n’est pas sans lien avec la justice spatiale.

Cette opacité relève de plusieurs phénomènes concomitants. D’un côté, certains pouvoirs perdent en visibilité (l’Etat), sans nécessairement perdre en capacité parce que leur action est « médiatisée » et en partie déléguée à d’autres acteurs partenaires. D’un autre côté, cependant, d’autres pouvoirs ont une visibilité accrue, laquelle peut dépendre de la « nature » socio-économique des territoires concernés : acteurs privés de la fabrique territoriale dans les espaces du capitalisme urbain ; ONG dans les espaces de la pauvreté ; autorités religieuses un peu partout (voir les néo-pentecôtistes dans certaines villes africaines ou brésiliennes). Par ailleurs, la fragmentation grandissante de l’espace en lien avec la démultiplication des logiques d’action, des rationalités à l’œuvre, fait écran aux formes réelles du partage, floute les aires de compétences et complique la reconnaissance d’une responsabilité, d’une autorité ou d’un recours politique possible sur un espace donné. Responsabilités multiples et irresponsabilité des différentes sphères politiques ou économiques dans les scandales environnementaux (Bickerstaff et Agyeman, 2009) ; recouvrements des territoires de juridiction, notamment dans des architectures fédérales récentes… Là, se posent très précisément des questions de justice spatiale.

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Ces processus différenciés de partage et d’occupation de l’espace s’expliquent par les différentes rationalités substantielles qui motivent les stratégies scalaires et connaissent, comme ces dernières, des dynamismes évolutifs dans le temps et l’espace. Si elles ne disparaissent jamais, certaines sont plus mobilisées que d’autres ; certaines ont une plus grande permanence que d’autres. Alors que la gestion des biens publics par des entités publiques a semblé sur le déclin ces dernières décennies, avec l’apparente rétraction de la sphère publique et le démantèlement de nombreux organismes publics, ce mouvement a surtout concerné les États centraux, tandis que les diverses réformes de décentralisation/régionalisation contribuaient au contraire à la multiplication et la complexification des modalités de la gestion publique à l’échelle de territoires institutionnels souvent pré-existants mais considérablement renforcés (les municipalités par exemple) ou à l’échelle de territoires de projets contractualisés. Les théoriciens d’une économie politique des échelles en lien avec les transformations de l’Etat ont ainsi montré que « la consécration des régions urbaines en tant qu’éco-systèmes du capitalisme avancé » était une des stratégies adoptées par les Etats pour s’adapter au monde globalisé « post-national » (Jouve, 2007).

Disjonction entre échelles de gouvernance et de régulation au Cap

La politique nationale de création des gouvernements métropolitains en Afrique du Sud a fait le pari de concilier deux objectifs. D’un côté, elle épouse les thèses d’un « métropolitanisme » néo-progressiste soucieux d’une répartition plus équitable des ressources. Combinant une réflexion sur la forme urbaine, la fragmentation politique et les politiques de redistribution, ce courant de pensée a contribué à la résurgence, par exemple en Amérique du Nord, d’un discours sur une gouvernance métropolitaine porteuse d’intégration fiscale, d’unification des services et de planification spatiale. D’un autre côté, elle adhère aux thèses du régionalisme compétitif, pour lequel la consolidation d’institutions régionales est une nécessaire adaptation des structures territoriales de l’Etat à la mondialisation néo-libérale. Dans ce mouvement de political rescaling, les métropoles deviennent une échelle de référence : territoires privilégiés du nouveau régime d’accumulation, elles gagnent en responsabilités et en capacités régulatrices. Cette ingénierie spatiale a été accompagnée d’un triple objectif en termes d’intégration : territoriale, fonctionnelle et socio-économique. Mais, en termes de justice sociale, ce triple enjeu métropolitain connaît des résultats très inégaux comme le montre l’exemple du Cap.

Depuis 2000 et l’unification territoriale de l’espace métropolitain, la fragmentation politico-administrative n’est plus le problème : le cadre territorial correspond, pour l’essentiel, au bassin d’emploi, d’importantes réserves foncières existent à l’intérieur du périmètre (soit environ 2500 km2) pour la croissance urbaine et un pouvoir exécutif fort pilote le tout. L’intégration fonctionnelle, via un puissant appareil municipal et des services techniques de qualité a également été réalisée. Ces deux premiers piliers de l’intégration métropolitaine ont été accompagnés de politiques sociales ambitieuses via une solidarité de complément à destination de ménages disposant de revenus modestes, ce qui a renforcé les objectifs de justice sociale. La performance gestionnaire et les politiques sociales de la municipalité ne parviennent pas à traiter la grande pauvreté, issue d’un chômage massif, et l’informalisation du marché du travail, qui engendre une multitude de pauvres invisibles, non recensés et qui ne peuvent donc accéder aux aides.

Cette situation est d’autant plus problématique que la croissance économique ne résorbe pas la pauvreté et le chômage et produit des effets matériels principalement concentrés dans les aires urbaines déjà riches, plutôt que dans les quartiers pauvres. En dépit de belles réussites, le projet métropolitain d’intégration est impuissant face aux transformations du marché du travail depuis la fin de l’apartheid et à certaines de ses conséquences socio-économiques

Le problème essentiel ici ne provient pas des dysfonctionnements de la gouvernance horizontale et verticale, qui subsistent naturellement surtout dans ce système complexe de gouvernement multi-niveaux ; il provient des désajustements entre échelle métropolitaine et niveaux de régulation. En effet, la formation des dynamiques économiques et leur régulation sont réalisées à des niveaux supra métropolitains, hors de contrôle du gouvernement métropolitain ; or, la pauvreté locale en dépend. Il provient aussi, aux échelles

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infra métropolitaines, des préférences résidentielles qui reproduisent la ségrégation dans une société hétérogène. Il résulte enfin de l’économie internationalisée des gangs (narco-trafics), puissante dans les Cape Flats, et de ses modes de régulation, qui échappent à la gouverne politique municipale.

Tout ceci explique l’émergence d’un discours sur le nécessaire ré-emboîtement des échelles de gouvernement et de gestion des métropoles, ici sous la forme d’un discours réaffirmant la nécessité d’un État « développementiste », perçu comme l’acteur principal de l’équité sociale et spatiale.

AD et SJ

Cette transformation interne de la sphère publique, par redistribution des pouvoirs d’initiative, de décision et de régulation vers des échelles spatiales inférieures ou des combinaisons complexes d’échelles emboîtées et articulées (gouvernance multi-niveaux) est une des formes majeures de la réorganisation spatiale des sociétés contemporaines, dont la vitalité et la relative nouveauté s’expriment dans l’ampleur de la littérature qui lui est consacrée . Il faut toutefois souligner que

cette logique spécifique de réétalonnage, propre à la sphère publique et désormais bien identifiée, n’en a nullement évincé d’autres, avec lesquelles elle se combine. Ainsi, les échelles locales ont aussi été renforcées dans le contexte néo-libéral, particulièrement dans les espaces urbains de la déréliction, du Sud et du Nord, où le retrait de l’appareil de l’Etat central s’accompagne d’un transfert des charges financières et organisationnelles du développement local sur les communautés de « base » et leurs principales institutions supports (ONGs et associations). La littérature sur le rôle des échelles dans le formatage des problèmes sociaux révèle donc que l’échelle retenue modifie la manière d’envisager un objet et la nature des questions qu’il suscite, détermine en partie la définition stratégique des problèmes et l’éventail des solutions disponibles. Elle renseigne aussi sur la capacité de certains groupes d’intérêts à utiliser le jeu des échelles pour empêcher la formulation publique de certaines questions controversées en des termes contraires à leurs propres intérêts, notamment dans les champs de la protection environnementale (Harrison, 2006) ou de l’aménagement urbain (Cowell, 2003). Elle souligne enfin que se démarquer des analyses en termes de jeu à somme nulle n’implique pas de considérer que les changements d’échelle n’ont que des avantages pour tout le monde : ils valorisent certaines dimensions des problèmes et en masquent d’autres, privilégient certaines ressources et en disqualifient d’autres, créent des gagnants et des perdants. En d’autres termes, « il n’y a pas de neutralité dans les jeux de focale » et « le pilotage par projet de territoire est une stratégie politique à part entière » (Jouve, 2007, p. 25), une façon de codifier les problèmes et d’encadrer les dispositifs de gouvernance et de gestion pour les résoudre. Il en va de même avec la territorialisation d’échelle locale. C’est en ce sens que les approches scalaires entretiennent des liens directs avec les réflexions sur la justice spatiale.

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